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Lecture de la Lettre sur l´humanisme de Martin Heidegger

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par Olivier-Paul Nirlo
Université de Bourgogne, Dijon - Maîtrise 2006
  

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6. L'essence: ce qu'il y a à-dire

L'explication d'un concept, le sens d'une chose, passent chez Heidegger par son essence. Si l'on veut comprendre l'agir, il faut apprendre à dire quelle est son essence, puis comprendre le sens de cette essence, enfin ramener ces deux éclaircissements l'un à l'autre pour finalement dire l'agir. Pourquoi comprendre par l'essence? Pourquoi penser l'agir est-ce découvrir son essence? Pourquoi penser est-

1 e

Cf. § 15 : « cette appellation surgie du XVIIIsiècle pour le mot «objet» doit exprimer le concept métaphysique de la réalité du réel. » Nous aurons l'occasion de revenir sur cette question de l'existentia plus tard dans notre commentaire.

2 Cette note de 1949 n'est pas donnée dans Q. III. Elle est pourtant essentielle, car elle est une manière pour Heidegger de dater pour la première fois le Tournant dont on ne sait jamais au juste quand il a commencé. Il donne une date bien plus tardive que ce que les commentateurs situent généralement au début des années 30. Une autre note du §3 dit ceci au sujet du verbe ereignen : « Nur ein Wink in der Sprache der Metaphyisk. Denn «Ereignis» seit 1936 das Leitwort meines Denkens.»

3 Dans la conférence Qu'est-ce que la métaphysique?, Heidegger part depuis l'intérieur même de la métaphysique pour en découvrir finalement les limites. Ce point de départ n'est pas répréhensible, car « pour toute compréhension de l'étant dans son être, l'Etre lui -même est déjà éclairci et advient en sa vérité. »

ce déployer une chose en son essence? Heidegger ne sÕadonne-t-il pas sans justification à une tradition, à des préjugés justement métaphysiques, qui depuis la nuit des temps attribuent à chaque chose son essence? Heidegger entend-il le mot « essence » de la façon habituelle, essentia, ou bien le Wesen a-t-il pris un sens nouveau?

Ce qui intéresse Heidegger n'est pas l'agir en tant que tel, mais son essence (l'accomplir, p. 67), ou bien un agir en particulier, le plus haut, le plus simple (la pensée, p. 68). Lorsqu'il écrit «l'agir est probablement... » la thématisation de l'agir reste vague. Ce ne peut être le sujet d'une proposition que dans une mesure spécifiquement liée à l'enquête menée. «La pensée n'est pas d'abord promue au rang d'action...» laisse également entendre que ce qui importe encore, c'est ce cas particulier d'agir. Heidegger ne cherche pas à déterminer l'action ou bien l'agir, mais la pensée comme un cas d'agir.

Pourquoi expliquer une chose par son essence? n'est pas une question pertinente. Mieux vaudrait demander pourquoi s'intéresser à la chose dont l'essence est essence? Pourquoi s'intéresser à l'agir dont l'accomplir est essence? Pourquoi s'intéresser à l'agir dont la pensée est le plus simple et le plus haut?

Une chose n'est pas expliquée par son essence, elle est son essence. On ne peut dire d'elle que son essence. C'est à cause de l'essence du langage que l'essence est en la chose ce qui est essentiel. Heidegger ne remonte pas à l'essence pour comprendre la chose, mais part de cette essence pour la nommer. Le rapport entre chose et essence se trouve comme renversé par rapport à ce que nous connaissions de lÕessentia. L'essence donne lieu au nom qui ouvre à la chose son être. Le dernier vers du poème de Stephan George1, que nous aurons souvent l'occasion de rappeler, dit ceci :

« Aucune chose ne soit, là où le mot faillit. »

Si lÕon veut, l'essence est le contenu du langage, elle est ce que le mot dit. La différence entre essentia, d'une part, et le Wesen qu'indique le déploiement chez Heidegger, d'autre part, est la même que celle qui sépare lÕexistentia de lÕek-sistence. Ainsi le pendant de l'essence chez Heidegger n'est pas l'existence, où sont opposées la réalité et l'idéalité d'une chose. Le déploiement d'une essence ne suppose pas l'élévation dÕun plan à un autre, de l'étant à lÕEtre par exemple ; «lÕEtre et le plan sont la même chose.» L'essence nÕa pas de «contraire» logique et lÕek-sistence n'entretient pas avec elle la même relation que lÕexistentia à lÕessentia. Elles ne sont pas deux pôles alternatifs mais «vont dans le même sens », c'est-à-dire que, du fait que la pensée soit remise dans son élément, lÕEtre, elles profitent ensemble de ce que le langage soit la maison de lÕEtre. Elles ne sont ensemble que lorsqu'il s'agit de l'homme, car « l'homme seul ek -siste ». C'est pourquoi l'essence de l'homme importe plus que les autres : l'essence de l'homme est lÕek -sistence. Dans l'engagement de lÕEtre qu'est cette ek-sistence, la vérité de lÕEtre est portée au langage. Ce dire est remis à la garde (Halten : garder) de lÕhomme qui est le Berger de lÕEtre : Der Mensch ist der Hirt des Seins.2 Son essence est portée au langage, est déployée dans lÕeksistence : portée au langage, la chose est. L'homme est pour autant qu'il est à l'écoute

1Le Mot, cité dans Acheminement vers la parole, p. 146. 2Lettre sur l'humanisme, §21.

destin 1

du de la vérité de l'Etre. Son essence est d'être (dans le sens très particulier que

nous venons de décrire). Elle se distingue radicalement des autres essences dont Heidegger parle finalement assez peu, au point qu'on puisse demander si les autres objets du monde, manufacturés ou naturels, ont même une essence. S'ils n'ont évidemment pas l'ek-sistence, que leur reste-t-il d'insaisissable et qui mérite un déploiement? Ne sont-ils pas bornés à l'être que leur conserve le langage? Heidegger va plus loin encore en disant au §30 : «Peut-être le «est» ne peut-il se dire en rigueur que de l'Etre, de sorte que tout étant n'«est» pas, ne peut jamais proprement «être». » Nous n'irons pas trop loin sur cette piste, respectant en cela la distance que le «peut- être » nous invite à conserver. L'absence de monde permet-elle encore une essence, ou bien fait-elle basculer ces objets dans les rapports traditionnels d'essentia et d'existentia, d'actus et de potentia, donnant ainsi en partie raison à la métaphysique? Parler « d'objets environnants» c'est déjà les priver de toute essentialité, c'est les placer sur un plan qui n'est pas celui de l'Etre - qui n' est pas. C'est en fait ne pas les situer du tout, une sorte d'abandon indifférent qui vagabonde à la lisière du nihilisme, et contre lequel il faudra se prémunir à l'avenir.

Si nous voulons penser l'agir, ce n'est pas l'agir que nous devons penser, mais son cas le plus haut et le plus simple (c'est quasiment la décomposition méthodique cartésienne) et son essence. Décrire une chose telle que l'agir, c'est parler. Or, « le langage est la maison de l 'Etre ». Dire quelque chose, c'est dire son essence; cela relève de l'essence du langage plutôt que de ce celle de ce « quelque chose ». Nous n'allons pas rentrer immédiatement dans le vif de ce sujet, mais simplement conclure que ce n'est pas un préjugé métaphysique que d'expliquer par l'essence une chose qui ne se laisse dire qu'ainsi. A moins de bavarder, l'on ne dit que l'essence.

7. L'histoire de l'Etre n'est jamais révolue (1)

L'histoire de l'Etre «n'est jamais révolue, mais toujours en attente. » Un léger paradoxe entache cette proposition car l'attente est attente de quelque chose d'autre

2

qu'elle -même , quelque chose de non historique: l'histoire attend de n'être plus historique, mais elle ne sera jamais révolue. C'est une attente vaine, et ne peut à ce titre être une véritable attente. L'histoire n'attend rien puisqu'elle n'est jamais révolue, rien ne peut advenir à l'existence proprement dite d'une histoire de l'Etre. Elle n'attend rien mais elle est attente au sens où la vérité de l'Etre attend son déploiement, sa venue à la parole. L'histoire de l'Etre n'est pas événementielle, jonchée d'auteurs, de dates et de lieux3 ; le dire de la vérité de l'Etre peut, en revanche, être sujet à l'impatience dont une histoire pourrait rappeler les signes. Ce serait une histoire de la pensée.

Pourquoi une histoire de l'Etre n'est-elle jamais révolue? Parce qu'Il ne se laisse pas dire. Il y aura toujours l'Etre à penser, la pensée aura toujours une chose à dire. Jamais l'histoire ne touchera à sa fin, comme Hegel a pu le dire, bien que dans un

1 Le mot Geschick: destin, comporte l'idée d'un envoi (Schicken : envoyer). Le jeu sur les mots donne ainsi « Das Sein als Geschick das Wahrheit schicktÉ », traduit par « ce qui destine », ce qui envoie, ce qui donne.

2 Par exemple, on attend un train, on attend une action de soi-même ou d'un autre, un mot, etc. On ne s'attend pas soi-même sans que cette attente ne soit en fait un agir sur soi-même. L'attente n'est alors plus attente.

3 «Il n'y a pas une pensée «systématique» à laquelle s'adjoindrait, à titre d'illustration, une historiographie des opinions passées. » (Lettre sur l'humanisme, §3 1).

sens fort différent. L'histoire de lÕEtre attend d'être plus historique qu'elle ne l'est, c'est-à-dire n'être plus celle de son oubli. Car son historialité est histoire de sa venue avant que d'être celle de son oubli. La venue au langage de lÕEtre n'est pas un terme. Une telle histoire serait aussi difficile à dire que lÕEtre lui-même et c'est pourquoi Heidegger fait une histoire de la pensée en ce qu'elle est déterminée par cette histoire de lÕEtre. Suivant le même mouvement, elle y adhère, en quelque sorte, et parler d'elle, c'est esquisser l'histoire de lÕEtre. On ne peut pas faire l'histoire de lÕEtre, mais celle de son engagement (c'est-à-dire la pensée).

Une histoire sans fin, dirons-nous, dont un bilan peut être événementiel, mais dont le contenu ne se laisse jamais ramener à quoique ce soit - pas même à lÕEtre.

Parler de « fin de la philosophie » comme Heidegger le fait dans une conférence prononcée à Paris en 19641 ne signifie en aucun cas que tout a été dit, ou bien que la philosophie est une science qui nÕa rien à dire, mais que la pensée est enfin préparée à revêtire sa forme nue, transformée et non terminée.

8. La pensée est historique (31, 32 et 39)

LÕhistoire (Geschichte) de lÕEtre vient au langage. «C'est pourquoi la pensée qui pense en direction de la vérité de lÕEtre est, en tant que pensée, historique (geschichtlich). »2 Nous l'avons déjà vu, la métaphysique participe aussi de l'histoire de la vérité lÕEtre. Lorsqu'elle se qualifie elle-même, depuis l'intérieur de son système, comme historique, avec notamment «la détermination de l'histoire comme développement de lÕÒEsprit» » chez Hegel (§31), elle n'est pas dans l'erreur (pas plus qu'elle ne sÕen défait, d'ailleurs). Il nÕen reste pas moins que l'histoire dont il s'agit n'est pas celle qu'appréhende la métaphysique. Demander en quel sens la pensée est historique, c'est interroger l'essence de l'histoire, essence que ne pense pas la métaphysique.

Heidegger établit un parallèle entre l'histoire pour le Dasein en tant qu'il eksiste (§32) et l'histoire de la vérité de lÕEtre (§31) : ce n'est pas au cours du temps temporel que survient ce qui en l'être-là est historique, dans ses affaires quotidiennes que se succèdent les événements de son histoire, mais c'est l'être-là qui s'expérimente purement comme historique. L'historicité de l'homme et celle de lÕEtre occupent un même lieu dans ce que nomme le mot « destin ». L'histoire n'est jamais celle de l'étant. Aussi, la pensée n'est historique que lorsqu'elle porte au langage la vérité de lÕEtre, ou bien qu'elle indique quelque chose de cette vérité (son cèlement). La pensée est le mémorial-pensé-dans-l'Etre. N'est proprement historique que ce qui, dans lÕEtre, a été porté au langage et conservé par lui.3 Ce qui est dit et ce qu'il y a à dire, voilà le lieu où a lieu l'histoire, c'est-à-dire en fait l'éclaircie de la vérité de lÕEtre en tant que la pensée pense vers son dire. Ce site porte et supporte un nom: la Mémoire. Or la pensée est toujours en approche de ce lieu qu'elle n'atteint jamais - c'est la première condition de cette histoire (si nous pouvons user du terme « condition » sans y voir une cause, mais plutôt ce de et dans quoi l'histoire est histoire). La seconde serait que lÕEtre destine.

1La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, Q.IV.

2Lettre sur l'humanisme, §31.

3 On dit par exemple «une date historique » pour signifier l'importance de cette date. De même, n'est historique que ce qui est en vue de la vérité de lÕEtre.

La pensée est historique car un penseur ne sera jamais qu'en chemin vers le dire du cèlement de la vérité. Elle est historique en tant qu'elle est dans le destin de la vérité de l'Etre. Elle l'est autant que lorsqu'il est dit que l'homme, dans son eksistence historique, est enjoint par l'Etre à son destin. Le revendiquer est l'histoire même. Doit-on conclure à un certain relativisme de la part de Heidegger ? Non, car le relativisme s'en tient aux dissensions philosophiques et dresse le bilan de leur succession: rien de définitif n'en sort clairement, donc les opinions ne valent qu'à hauteur de ce que le penseur lui-même leur confère. Nulle vérité générale ne peut être concédée, et si les systèmes se suivent sans se ressembler, leur histoire ne s'inscrit pas dans la pensée d'un Transcendant. «Qui considère une pareille multiplicité se voit menacé - nécessairement - par le spectre affreux du relativisme. Pourquoi? Parce que faire «historiquement» le compte et la balance des interprétations, c'est avoir déjà abandonné le dialogue par questions avec le penseur, et vraisemblablement ne s'y être jamais engagé. »1 Au contraire, Heidegger ramène l'histoire de la pensée à autre chose que d'in-(dé)-terminables disputes. «Dans le champ de la pensée essentielle toute réfutation est un non -sens. La lutte entre les penseurs est la «lutte amoureuse» qui est celle de la chose même. Elle les aide à atteindre l'appartenance simple au même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans le destin de l'Etre. »2 La conservation de ces efforts n'est pas une histoire de la pensée, mais la pensée même qui révèle et conserve le pensé comme ce-qui-est-à-penser (en tant qu'elle conserve dans sa maison l'Etre). La maison de l'Etre conse rve cette histoire, son dire est le mémorial -pensé - le mot la mémoire de l'Etre. Dire quelque chose, c'est la conserver. C'est d'ailleurs pourquoi notre travail est un «mémoire» que nous avons intitulé «Mémoire de la Lettre sur l'humanisme ». Le dire est dans l'histoire de son destin. L'histoire de l'Etre, de la pensée et de l'homme sont une seule et même chose : la venue d'un destin.

9. La simplicité de ce qui est à-dire (1, 94 et 98)

Revenons un moment sur ce qui peut encore paraître confus dans le tout début de notre Lettre, et qui mérite un éclaircissement. «L'essence de l'agir, c'est l'accomplir ». L'accomplir n'a pas d'essence, c'est une essence. Quel statut pour une essence : on peut la dire, mais peut-on la penser dans la mesure où la pensée accomplit une chose dans la plénitude de son essence? Peut -on accomplir l'accomplir? Non il ne peut être étant accomplir. 3

accompli. L'agir peut être accompli en On ne peut

déployer en son essence le déploiement d'une essence. L'accomplir est accomplir ou bien ne l'est pas. De même la pensée peut-elle être pensée ? Déployer l'essence de la pensée, c'est avoir déjà pensé: on ne pense pas la pensée, on pense et la pensée se révèle dans son essence.

Le déploiement de l'essence est l'essence de quelque chose : l'agir. Laissons- nous étonner par cette proposition. L'essence d'une chose est le déploiement d'une chose en son essence. Accomplir une chose, l'agir. Accomplir serait «déployer l'agir (l'essence) dans la plénitude de l'accomplir (son essence) ». Est-ce que l'agir peut ne pas être accompli? L'agir peut-il n'être pas déployé dans son essence? Oui si l'on ne

1 Essais et Conférences, Alèthéia, p. 316.

2Lettre sur l'humanisme, §31.

3 L'infinitif est le temps de ce qui n'a pas encore été déployé. Une exception: l'Etre qui ne se décline pas. «Il est », mais le sujet de la copule est Etre. L'Etre est.

pense pas l'agir de façon assez décisive. Pour que l'agir soit déployé dans son essence, il faut que la pensée accomplisse cet accomplir.

Il y a un bond à sauter, ce que Heidegger fait immédiatement, et pas seulement à titre d'exemple. C'est un tour de force que l'auteur nous fait faire avec lui tout de go. Ce n'est pas un sophisme ni un truisme, mais une manière de retomber sur ses pieds quelques mètres plus avant. Nous ne parlons pour l'instant que des six premières lignes. Nous comprenons ce que peut être le déploiement d'une essence précisément en prenant l'essence de l'agir comme accomplir. C'est pourquoi Heidegger commence sa Lettre par cet exemple crucial qui présente l'accomplir comme lui-même accompli. Déployer l'agir dans la plénitude de l'accomplir, c'est avoir déjà accompli, pensé. Cet exemple prodigieux est choisi à bon escient puisqu'il indique en même temps ce qu'est la simplicité et comment l'on s'y place.

Nous sommes mis devant la simplicité même. Elle est certainement ce qu'il y a de plus difficile à expliquer dans cette pensée parce qu'elle ne se pense pas vraiment: la simplicité est le «mode» sur lequel la pensée pense. La pensée ne pense que lorsqu'elle est simple. L'anecdote relatée plus tard au sujet de Héraclite raconte le choc entre la simplicité de la pensée et ce que l'on s'attend habituellement lorsqu'on parle de « philosophie» - «l'inhabituel, accessible aux seuls initiés. » 1 Nous verrons d'ailleurs, dans le paragraphe sur « la diffusion de la pensée », que le rapport entre, d'une part, ce qui est public et, d'autre part, les moyens de la propagation de la pensée, s'est inversé depuis que le travail des copistes scolastiques s'est isolé de la place publique à tous. C'est cela qui rend inaccessible la pensée et voile sa simplicité.

La langue de Heidegger peut être parfois redondante, mais cela s'explique toujours par la simplicité de ce qui est à-penser. « Les penseurs essentiels disent constamment le même. Ce qui ne veut pas dire: l'identique. (É) Se réfugier dans l'identique n'est pas dangereux. Mais se risquer dans la dissension pour dire le même, voilà le danger. »2 Ne pas s'entendre sur ce qui est simple, c'est annihiler cette simplicité - la pensée se disperse et ne pense plus. « Dans le champ de la pensée essentielle toute réfutation est un non-sens. La lutte entre les penseurs est la «lutte amoureuse» qui est celle de la chose même. Elle les aide à atteindre l'appartenance simple au même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans le destin de l'Etre. »3

Bergson dit d'ailleurs quelque chose qui va dans ce sens: « Un philosophe digne de ce nom n'a jamais dit qu'une seule chose. »4

Heidegger met ici le doigt sur ce qu'il sait être le plus dur à penser, la simplicité du déploiement d'une chose en son essence. Il est vrai que si la simplicité est plénitude, la plénitude simple, elles supposent déjà un long parcours depuis le « chaos » 5 jusqu'au terme de ce déploiement. Le non-déploiement est compliqué dans le sens où il ne se pense pas. Il n'a pas pour élément l'Etre, et le préalable au dire de l'agir est le bond de la pensée dans son élément. La question est bien de savoir comment passer de la non-pensée à la pensée ? Du complexe à la simplicité ?

1Lettre sur l'humanisme, §94.
2Lettre sur l'humanisme, §98.
3Lettre sur l'humanisme, §31.

4 Bergson, L'intuition philosophique, 1911, OEuvres, p.1 350.

5 Le mot est impropre, mais c'est à défaut d'indication de Heidegger que nous l'insérons ici avec la plus grande prudence. Le « conflit » pourra plus tard éclairer le sens de ce mot.

C'est le travail sur la langue qui donne sens à ce qui est dit, ce qui est ainsi révélé et conservé. La simplicité tient évidemment à la sobriété de la langue, mais surtout à la richesse des mots que leur économie prodigue. Heidegger cite avec joie cette sentence de Parménide : «Il est en effet être. » 1 Cette parole recèle de mystères et, si elle est une pensée, elle demeure encore à-penser. La simplicité est ce qui reste à penser. Elle également la manière do nt la pensée pense. 2

est Le déploiement de

l'essence ne compose pas, mais s'effectue dans la simplicité. Autrement dit, le langage n'est langage que lorsqu'il est simple.

«C'est parce qu'en cette pensée il s'agit de penser quelque chose de simple, que la pensée par représentation reçue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de difficulté. Seulement le difficile n'est pas de s'attacher à un sens particulièrement profond ni de former des concepts compliqués. Il se cache bien plutôt dans la démarche de recul qui fait accéder la pensée à une expérience qui rende vaine l'opinion habituelle de la philosophie. »3

L'accomplir est déjà accompli. Il ne se décline pas au fil d'une longue argumentation, il est le dire simple de ce qu'il est. Désormais, nous savons ce qu'est l'accomplir, mais ne saisissons pas au juste ce qui vient de se passer, sinon que nous avons atteint un degré de simplicité qui restera présent dans toute la suite du texte.

Nous pourrions parler d'un humaniste notoire et de son rapport au simple qui est ce sur quoi se fonde son dire: François Pétrarque (1304-1374) apporte en le dépassant une solution au problème séculaire de la conciliation du monde antique et de la culture païenne avec le monde chrétien et la foi ; l'identité fondamentale des âmes humaines - découverte qu'il proclame avec force - lui est occasion constante à des retours au passé, à des rencontres, à des rapprochements, à des affirmations de vérités semblables, à des époques et sous des cieux divers. La simplicité de ce qu'il y a à dire est ici au service de l'humanisme car c'est elle qui permet les recoupements d'enseignements différents, ce sur quoi se fonde en fait l'éducation.

Ce qui est différent peut être au fond le Même; l'acharnement à toujours distinguer ce que des mots différents désignent est la marque traditionnelle de l'inauthenticité. Il ne faut pas parler de modes distincts de l'Etre comme chez Aristote, mais dire simplement que les moyens d'aborder les mots de l'Etre sont nombreux. Les chemins de sa vérité ne sont pas l'unique car ils cheminent au travers d'une épaisse forêt. Ainsi le ciel, la terre, les divins et les mortels constituent-ils la quadrature (Geviert) de l'Etre. La cohésion des Quatre se donne comme «monde ». Il ne s'agit pas pour nous d'éclairer le sens de cette quadrature qui, si elle est lisible dans la Lettre sur l'humanisme, n'y est pas thématisée. Retenons ceci seulement: «l'unité de l'éclaircir n'est ni humaine ou divine, ni terrestre ou céleste, mais celle de l'intervalle à partir duquel les uns et les autres parviennent à ce qui leur est propre. «Chacun des quatre reflète à sa manière l'essence des autres. A sa manière, chacun est ainsi renvoyé

1Lettre sur l'humanisme, §30.

2 Observons que Heidegger institue ici d'une curieuse façon la raison pour laquelle l'histoire de l'Etre « n'est jamais révolue, mais toujours en attente. » (§1). En effet, si le dire de la vérité de l'Etre reste aussi mystérieux que la vérité, et si la pensée pense ce qui se retire, alors il y aura toujours quelque chose à dire. Or l'inflation à l'infini des mystères peut égarer la pensée qui perd le fil du mystère originel de la vérité de l'Etre. Mais à vrai dire, jamais la pensée ne se défait-elle de son essence qui est de penser en direction de l'Etre. De fait, le mystère reste l'Unique mystère, il n'est pas entériné par la parole qui porte au langage.

3Lettre sur l'humanisme, §44.

1

par spécularité à son propre au sein de la simplicité des quatre» »2 La simplicité est le Même de ce qui est différent. La simplicité nécessairement une pluralité -elle les rassemble. Il ne devrait pas être proprement parlé d'une chose simple, mais de ses sens rassemblés. Nous retrouverons ceci plus tard, lorsque nous verrons que le destin de la vérité de l'Etre et de la pensée est (le) simple - la même vue du Même, l'aube de la fureur et de la grâce. Il sera ainsi découvert que ce qui unit et donne site à la simplicité, ce n'est rien d'autre que l'Amour.

10. L'Histoire de l'Etre détermine toute situation humaine (1)

Heidegger en dit beaucoup d'un coup lorsqu'il écrit que « l'Histoire de l'Etre détermine condition et humaine 3

supporte et toute situation . »4 Il faut peut-être

commencer par expliquer ce qu'est une «situation », et la dégager du sens phénoménologique et notamment sartrien qui lui a été donné - comme il a été fait de l'histoire dans le paragraphe précédent. L'analytique du Dasein effectuée dans Sein und Zeit n'a plus la même résonance dans notre Lettre sur l'humanisme, mais nous l'invoquons pour ce qu'elle prépare du terrain de la Kehre. Nous emploierons pour ce faire le §60 de Sein und Zeit - nous répèterons ce qui sera dit mot pour mot dans un paragraphe encore à venir sur «La poésie et la mort» tant est essentielle l'idée de « situation » chez Heidegger.

Au §60 de Sein und Zeit, le thème de l'être-résolu introduit d'emblée une nouvelle critique de l'action. Il s'agit de savoir si l'être-résolu devançant (Vorlaufen: marcher au-devant de) la mort n'a pas une primauté, en tant que la possibilité existentiale la plus totale et la plus certaine, sur la possibilité facticielle de la décision. La relation entre la mort et l'agir est loin d'être évidente, et Heidegger demande: « Qu'est-ce que la mort doit avoir de commun avec la «situation concrète» de l'agir ? »5

Précisément la « situation », au sens de Sein und Zeit, n'est pas un cadre préétabli ni un ensemble coordonné de circonstances, mais bien plutôt le , à la fois spatial et temporel, où les événements prennent sens, mais seulement à partir de l'êtrerésolu. Il n'y a de situation que pour un Dasein résolu. La situation n'est pas le contenu des événements, mais la façon dont ils peuvent être compris. Elle appartient au possible. La situation, toujours déterminée, relève d'une vérité existentiale qui est elle-même une pure forme.

L'être-résolu modifie la compréhension du monde, et ses possibilités sont autrement rapportées les unes aux autres et au Dasein. Qu'il y ait une possibilité suprême, celle de mourir, crée une autre perspective sur les possibilités et une autre organisation de celles-ci. Le Dasein devient capable de relations authentiques à autrui et aux « événements »6.

1 «Das Ding », in Vortrge und Aufstze, GA, Bd. 7, p. 175.

2 Didier Franck, De l'alèthéia à l 'Ereignis, in Heidegger, l'énigme de l'être, p. 126.

3 En français dans le texte.

4Lettre sur l'humanisme, § 1.

5 Sein und Zeit , p. 302.

6 La « situation» de Sein und Zeit prépare l'Ereignis du Tournant, événement appropriant, Copropriation, avènement. Heidegger nomme l'Ereignis le mot-clef de sa pensée depuis 1936 dans une note du §3 de la lettre Über den Humanismus sur le mot ereignen : «Nur ein Wink in der Sprache der Metaphysik. Denn «Ereignis» seit 1936 das Leitwort meines Denkens. » Jean Beaufret souligne les difficultés de traduction d'un tel mot dans

Se placer dans une situation, c'est agir, c'est-à-dire être résolu: «en tant que résolu, le Dasein agit déjà (É) et se rend lui-même possible son existence de fait »1. Cette auto -possibilisation de la situation concrète est une constante d'un projet existentiel. Toute décision facticielle authentique garde cependant le caractère d'ouverture (Erschlossenheit) que lui donne la résolution (Entschlossenheit). Une décision résolue ne se « raidit » pas sur la situation, mais reste libre pour être prise autrement. Ce retrait possible ne conduit pas à l'irrésolution, mais au contraire à la répétition possible de soi-même 2 . Le Dasein garde ouverte une constante liberté de décision, qui puise sa certitude dans la certitude de la mort, c'est-à-dire dans la possibilité que le soi-même se retire.

Dans la mesure où « l'être-résolu n'est pas mais se temporalise »3, ce n'est pas l'être-résolu qui rend possible la temporalité, mais celui-ci qui présuppose une structure originaire de la temporalité. La situation est donc essentiellement temporelle, mais pas au sens de la concrétion de la quotidienneté. La Lettre sur l'hum anisme emploie le mot situation sur la base de ce que Sein und Zeit avait préparé de son terrain, mais c'est à la lumière de l'Ereignis qu'il faut comprendre ce que dit proprement Heidegger.

Que l'histoire de l'Etre détermine maintenant toute situation humaine, que la vérité existentiale y fasse office de loi, est-ce relever une sorte de déterminisme - dont la pensée heideggérienne aurait pu être affectée à tort? Que signifie la phrase de Heidegger? Que l'homme, en tant qu'il ek-siste, n'est en situation et dans une condition que lorsque son essence est en relation avec l'Etre, relation qu'est la revendication de son essence par l'Etre. La «détermination» ne consiste qu'en cela: que l'ad -venir soit venue de l'Etre depuis l'Etre. La force tranquille de l'Etre ne contraint nullement l'homme; l'Etre ne détermine pas comme s'il créait l'homme, puisqu'il ne détermine que sa condition et sa situation. Ce qui, en lui, est historique et s'historialise dans la pensée, cela seul est déterminé. Ceci touche à l'essence de l'homme en tant seulement qu'il est celui qui dit ce qu'il y a à dire - que l'agir (le plus haut et le plus simple), et la situation en laquelle l'homme est placé par l'appel de l'Etre, ne sont à chaque fois qu'un. L'homme n'est pas forcé de dire l'à-dire: « Et on ne peut tout de même pas l'imposer de force, mais, pour engager un débat, encore faut - il s'y préparer. C'est vers ce seul but qu'est en route la présente recherche. »4 L'homme est invité à être déterminé, c'est autre chose: il peut librement choisir son destin - qui est unique.

une note aux Essais et Conférences , et retient de ses différents sens « une naissance ou une éclosion et une apparition, c'est une éclaircie, une clarté ou une fulguration, par laquelle l'être accède à ce qu'il a en propre. Que ce soit l'être propre qui s'y révèle distingue l'Ereignis, qui est «avènement» et l'histoire de l'être, des simples événements de l'«histoire» ordinaire. » La traduction de «vom Sein ereignet » par « advenue par l'Etre » nous paraît tout à fait recevable tant que le substantif de « ad-venir» est l'événement-qui-est-venu-vers-le-site où l'on saisit du regard (er-ugen), où l'en prend pour soi des yeux (une piste, toutefois, pourrait nous intéresser : celle du mot « advention »). L'événement est cette prise, et nous l'entendrons toujours dans son sens le plus riche, jamais seulement comme le corps d'une date.

1 Sein undZeit,p.300.

2 Sein undZeit, p. 308.

3 Sein undZeit, p. 328.

4Lettre sur l'humanisme, §47 citant Sein und Zeit, p. 437.

II. L 'Etre, élément de la pensée 11. Le rapport toujours particulier à l'élément

Ce qui advient d'une chose ne se laisse décrire que par le rapport qu'elle entretient avec son essence: de même pour la pensée et sa relation à son élément. Poser la question de l'humanisme, c'est questionner une forme donnée que veut se donner la pensée, donc examiner le rapport qu'elle entretient avec son élément. A la limite, l'humanisme importe peu. L'intérêt consiste en ce que tout « Éisme» dénote quelque chose de l'état de la pensée en son rapport avec son élément.

L'examen que nous avons mené jusqu'à présent montre que la philosophie se détourne de l'élément de la pensée qui est lÕEtre. Le rapport à l'élément est donc un non-rapport ou, pour parler plus exactement, le cèlement du rapport. Cette relation est essentielle car c'est elle qui détermine ce que la pensée sera ou ne sera pas en mesure de dire, dans quel pos-sible elle s'inscrit, ce dont elle sera capable (cf. §3 de lÕintroduction de Etre et Temps, et la question de la capacité même de la science à remettre ses concepts fondamentaux en question). La capacité indique ici: la possibilité de contenir en soi (comme un récipient). Que peut contenir l'humanisme? est donc la première question que pose la réflexion portant sur l'élément de la pensée.

Celle portant sur son fondement est une toute autre chose (cf. §La science ne se pense pas) car elle n'indique pas nécessairement ce en quoi la discipline visée participe du destin de la vérité de lÕEtre - ce n'est le cas que lorsque le fondement est expressément désigné comme la vérité de lÕEtre, c'est-à-dire que la pensée est placée dans l'élément de lÕEtre. Or le fondement de l'humanisme ne touche à la vérité de lÕEtre que négativement, à savoir dans la mesure où sa relation à lÕEtre n'est pas celui de la chose à son élément. C'est une relation dÕun tout autre genre qui ne peut pas penser ni son fondement ni l'élément de la pensée.

Cependant, les philosophes ont une tâche: «montrer toujours à nouveau lÕEtre comme digne -d'être-pensé, et ce de sorte que ce digne-d'être-pensé demeure dans l'horizon des hommes. » 1 Le penseur qui s'avance sur le chemin du mot « Etre» dit au moins une chose - son retrait. La métaphysique dévoile le cèlement de la vérité de lÕEtre. Elle donne toujours une indication sur la vérité de lÕEtre, mais ce qui est fascinant, ce sont les mille et unes manières dont la pensée s'écarte de son élément, modes spécifiques à chaque philosophie et qui indique toujours quelque chose d'original au sujet de la vérité de lÕEtre. Ses disciplines se ramènent toutes au même destin - l'oubli - mais se perdent chacune sur les sentiers de la forêt qui enceint la clairière de la vérité de lÕEtre2. Que découvre-t-on d'original, de particulier, sur le sentier de l'humanisme (que d'autres recherches métaphysiques n'auraient indiqué)?

1La thèse de Kant sur l 'Etre, in Q.II, p. 379.

2 « Ce qui est Waldlichtung, la clairière en forêt, est éprouvé par contraste avec l'épaisseur dense de la forêt, que l'allemand plus ancien nomme Dickung. », Heidegger, Lafin de la philosophie, Q. IV, p. 295. «Pas de clarté hors de la clairière de l'Ouvert. Même l'obscur a besoin d'elle. Comment pourrions-nous autrement entrer dans l'obscur de la nuit, y errer au travers?»

12. La pensée ne peut pas: l'Etre peut la pensée

Pourquoi l'élément de la pensée est -il l'Etre plutôt qu'autre chose? Heidegger se justifie-t-il à cet égard? Nous pouvons examiner le problème autrement en commençant par dire que Heidegger a fait une expérience de l'Etre et que, voyant l'aspect fondamentalement différent et novateur de cette expérience, il a choisi de l'appeler «pensée» plutôt que philosophie, métaphysique, ou tout simplement ontologie.

1

Le terme de « ontologie fondamentale », utilisé autrefois , recouvre une résonance peut-être trop scientifique, et c'est pourquoi Heidegger n'écrit pas ici que la pensée authentique est une ontologie fondamentale, mais qu'elle est simplement pensée. Dans la conférence Qu'est-ce que la métaphysique?, Heidegger écrit que la dénomination « ontologie fondamentale (É) se révèle aussitôt périlleuse, comme toute autre dénomination en ce cas. Du point de vue de la métaphysique, elle dit sans doute une chose exacte; mais c'est précisément pour cela qu'elle induit en erreur; car il s'agit d'obtenir le passage de la métaphysique à la pensée qui pense véritablement la vérité de l'Etre. Aussi longtemps que cette pensée elle-même se caractérise comme ontologie fondamentale, elle se fait, par cette appellation, obstacle à elle-même sur son propre chemin et l'obscurcit. »2

La pensée dont il est question se distingue radicalement de ce que l'on entend usuellement par ce mot (produire des idées) et si Heidegger n'a pas fait de néologisme pour la désigner, c'est en raison caractère essentiel de expérience. 3

du cette La pensée

de l'Etre n'est pas antithétique à la pensée telle qu'on la trouve dans la métaphysique, mais lui est essentielle. Elle ne porte pas sur « un autre objet », un autre monde.

Heidegger ne se demande pas ce qu'il pourrait penser de plus originel pour ensuite choisir l'Etre parmi les choses que son intellect lui permet de penser. Il ne peut donc y avoir de justification car il n'y a pas de choix. Le choix ne s'effectue que dans l'objet qu'une science se propose de connaître. «Ce rapport caractéristique avec le monde, qui est un rapport tendant vers l'existant lui-même, a comme support et comme guide une attitud e que l'existance humaine choisit librement. » 4 Dans la métaphysique dépassée de Heidegger, c'est un destin qui conduit à l'Etre, la liberté se résumant à une écoute attentive de cet appel. Le fantasme cartésien de la philosophie comme science se trouve ici diamétralement nié, son impulsion fondamentalement nouvelle. Pour Heidegger la philosophie n'est pas une science, ne découle pas d'un choix, n'est pas le fruit d'une liberté au sens habituel du mot.

Il y a un élément, l'Etre; il permet quelque chose, la pensée de l'Etre. Elle est à ce point fondamentale qu'elle sera la pensée même. Demander maintenant pourquoi la pensée de l'Etre apparaît aussi fondamentale aux yeux de Heidegger serait d'une irrévérence inutile - une question chargée d'une mauvaise foi à laquelle rien ne pourra jamais répondre. Ce qui importe de dire, c'est que Heidegger n'impose pas arbitrairement un élément à la pensée sans le justifier, mais que c'est l'Etre qui peut la

1 L'analytique de Sein und Zeit.

2 Questions I, Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 42.

3 Heidegger revient à l'essentiel, il ne s'élance pas dans le nouveau. Remarquer que les néologismes sont en vérité des appels réactionnaires à la langue; on pourrait volontiers parler chez Heidegger de « rétrologismes », le grec et le vieil allemand recelant ces richesses réactivées par l'effort de la pensée authentique.

4Question I, Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 49.

pensée. Il est ce à partir de quoi la pensée pense et s'imaginer autre chose comme élément de la pensée, c'est s'interdire la lecture de Heidegger. Ce qu'il dit est dans son élément, l'Etre, et poser la question d'un autre élément c'est abandonner déjà celui de la pensée.

Heidegger ne demande pas quelle est l'essence de la pensée dans l'espoir de l'y conduire : c'est l'Etre, et non le penseur, qui l'amène (qui l'ad -vient) à son essence qui est « pensée de l'Etre ». Heidegger ne découvre pas au terme d'une enquête et suivant différentes pistes la vérité sur l'essence de la pensée: il se situe dès l'abord sur le terrain de l'Etre. Il n'en a pas fait le choix - le poisson ne se demande pas s'il préfère vivre dans l'eau ou bien en terrain sec...

S'il n'existait pas d'eau, il n'y aurait pas de poisson. Mais, plus important, s'il existait de l'eau mais qu'aucun poisson ne s'y trouvait jamais, il n'y aurait pas de poissons non plus (ils ne seraient pas des poissons). L'eau peut le poisson. L'air ne le peut pas ; le poisson ne peut pas l'eau.

Une pensée qui n'est pas une pensée de l'Etre ne l'est que par homonymie. Le rapport qu'une chose entretient avec son essence déployée n'est à vrai dire pas « pensable» en ce sens qu'elles se tiennent chacune dans un élément différent. La pensée de l'Etre et la pensée de l'étant (ou bien de l'être de l'étant) trouvent leur union - cela complique encore le problème - dans le langage. L'homonymie exclue

1

cependant très clairement la synonymie . Ainsi, l'Etre peut, a pouvoir sur la pensée. Mais attention : seulement sur son essence, sur la p ensée déployée en son essence. L'Etre ne peut que ce qui pense l'Etre, tout comme l'étant ce qui pense l'être de l'étant. L'Etre ne va pas « chercher » la pensée dans l'étant toutes les fois qu'il le peut, il ne peut la pensée que pour autant que c'est par lui qu'elle advient (à son essence). L'Etre peut la pensée en ce qu'elle lui appartient, mais aussi en ce qu'il lui offre un contenu : il est ce qu'elle écoute. C'est donc dans la forme et le fond que l'Etre est cequi-a-pouvoir. Il lui donne sa forme est 2

ess entielle, telle qu'elle , et son contenu. Le

vocabulaire que nous utilisons là est assez impropre à la pensée de Heidegger, mais il vise à la conceptualisation du mot « pouvoir » plus qu'à la compréhension de l'Etre ou de la pensée. Le pouvoir, en effet, est introduit d'une manière extrêmement fine, assez complexe. Ce-qui-a-pouvoir ne peut pas donner lieu, ni ne peut être le lieu: il est le lieu-donné. Le lieu est l'appartenance à... et l'écoute de l'Etre. L'Etre ne peut pas faire appartenir ou faire écouter la pensée, il peut la pensée.

Le pouvoir dont il est question renvoie à la dualité entre agir et accomplir que nous avons examinée précédemment. Le pouvoir n'est pas la production d'un effet sur une chose, mais le déploiement d'une chose en son essence: il fait être. La pensée est lorsqu'elle est « pue » par l'Etre. A défaut de ce pouvoir, nous ne pouvons pas dire que la pensée est mais, à la rigueur, qu' «il y a de la pensée ». L'Etre n'a pas le pouvoir de..., il est le pouvoir; en tant qu'élément, il n'a pas d'élément, l'Etre est. A ce titre, le pouvoir qu'il exerce sur la pensée n'est pas autre chose que l'immanence de son

1 A l'époque de Sein und Zeit , Heidegger joue sur une polysémie du mot « être » pour le Dasein, faisant ainsi de lui l'étant exemplaire à partir duquel l'analytique pourra s'orienter vers la question de l'être comme tel. La polysémie vient de ce que « comprendre l'être » pour l-être-au-monde signifie simultanément comprendre son être dans un «monde » où il rencontre des étants qui ont, et des étants qui n'ont pas son mode d'être. Ce jeu est abandonné par Heidegger à partir de la Kehre au profit d'une clarté simple de l'essence de l'homme et de l'Etre.

2 Nous demanderons si le rapport d'une chose à son essence ne relève pas de l'éthique en ce sens que l'essence serait la représentation de la chose telle qu'elle « devrait être ».

être, et nous comprenons mieux comment l'agir peut être accomplir. Le pouvoir sur ce qui est est. LÕEtre ne fait, en sÕengageant, que déployer, qu'accomplir, il est pure activité (si l'agir est, bien entendu, considéré comme une activité). L'engagement de lÕEtre est pure activité, la pensée en tant qu'engagement cet agir même.

« Toute efficience repose dans lÕEtre et de là va à l'étant. »1 LÕEtre remet à la pensée sa relation à l'essence de l'homme afin que soit portée au langage l'essence de cette relation. LÕEtre s'offre et la pensée se laisse revendiquer. Ce n'est pas la pensée qui fait lÕEtre ni lÕEtre la pensée. LÕEtre est. Il y a de la pensée. Peut-on comparer l'activité de la pensée en tant qu'elle pense (qu'elle déploie une chose en son essence) à celle de lÕEtre en tant qu'il s'engage? Cet engagement est-il un agir de lÕEtre ? Non, nous ne pouvons pas dire que lÕEtre agi t dans ce geste qu'il «fait », sans quoi il penserait - et lÕEtre n'est pas la pensée. La pensée, en déployant la relation en son essence, rend hommage à lÕEtre du don qu'il lui a fait. Elle présente seulement à lÕEtre: il est immuable, il nÕy a rien en lui qui soit déployé par cette présentation car

2

lÕEtre nÕa pas d'essence autre que ce don même . Mais si «Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert est lÕEtre même »3, l'essence de lÕEtre est lÕEtre même. Le « es gibt » das Sein comporte une ambivalence qui, d'une part lui confère une essence (et donc quelque chose qui se déploie), et d'autre part un état d'immutabilité. Or si l'essence de lÕEtre est lÕEtre, que l'essence de ce dernier est lÕEtre, etc., nous observons une possible régression à lÕinfinie qui nous invite à préférer comprendre le « il y a» tel quel. LÕEtre est plénitude) 4

(c'est déjà une . Seule la vérité de lÕEtre peut

être porté au langage et sÕy déceler, non pas lÕEtre même. De même l'essence de l'homme n'est pas affectée (déployée, par exemple) ni par la remise par lÕEtre de cette relation à la pensée, ni par sa présentation par la pensée à lÕEtre. Dans l'engagement, la seule «chose» qui soit en son essence déployée, c'est-à-dire accomplie, c'est la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme. Elle ne l'est pas «grâce» à l'efficience de lÕEtre, mais seulement rendue possible par lui (cf. §3). En lÕEtre repose l'efficience, mais il n'est pas cause efficiente5, il n'est pas efficient. L'efficience va à l'étant et c'est là que des choses peuvent être efficientes. LÕEtre rend - à ce qui l'est - (le) possible. Il donne le possible.

Heidegger n'écrit pas : lÕEtre s'engage dans la pensée pour lui-même, mais «penser est l'engagement par lÕEtre pour lÕEtre. » Nous ne dirons pas non plus que la seule manière dont lÕEtre peut s'engager est la pensée, car l'engagement est la pensée. Ce n'est pas une voie parmi tant d'autres, un possible «choisi », mais la chose même. «LÕEtre peut la pensée» (§3) n'explique pas sur quelles terres s'étendent les pouvoirs de lÕEtre (« lÕEtre peut penser », par exemple) mais ce qu'est le possible. Le « faire- être » qu'est ce pouvoir n'est cependant pas un faire mais un laisser-être : la traduction de Sein lassen au §3 le montre assez pour éclairer l'erreur dÕun lecteur mal averti.

1 Lettre sur l'humanisme, §1.

2Lettre sur l'humanisme, §29 et 30.
3Lettre sur l'humanisme, §29 et 30.

4 Heidegger évitera provisoirement cette expression à cause de son sens ordinaire qui le représente trop aisément comme un étant. Mais nous lÕutilisons ici dans son sens heideggérien.

5 Dans l'ontologie heideggérienne, l'efficience n'est pas cause comme c'est le cas chez Aristote, puis dans la scolastique. LÕEtre n'est pas la cause première dans l'ordre du monde. Si l'homme pense, par exemple, cÕest parce que l'efficience est dans l'étant; que cette pensée se présente ensuite comme extatique n'indique en rien le retour de l'efficience sur sa « terre natale ».

Nous ne pouvons pas poser la question: «pourquoi l'Etre s'engage-t-il? », car il y faudrait une cause, ce qui dans l'ordre de l'Etre n'a pas lieu d'être. Cela reviendrait à poser la question : pourquoi y a-t-il de la pensée? C'est une question fondamentale, certes, mais ne portant plus sur l'offrande de l'Etre. La question est posée dans un sens usuel, et l'on ne peut pas répondre que c'est en l'honneur de la vérité de l'Etre sans passer par un certain nombre de détours encore à venir.

La pensée n'est pas l'agir de l'Etre; mais l'engagement de l'Etre est un agir. L'engagement par l'Etre montre qu'il en est l' « auteur » d'une certaine manière. Peut- on alors dire que c'est « au nom de» l'Etre et d'autre part «pour servir» l'Etre que la pensée pense ? Il ne faut pas confondre en la pensée de « son engagement dans l'action pour et par l'étant au sens du réel de la situation présente » (engagement duquel sort un effet) et son «engagement par et pour la vérité de l'Etre » lequel ne peut avoir aucune conséquence (sinon le fait - qui n'est pas une conséquence, mais la pensée même - que la relation de l'Etre à l'essence de l'homme soit déployée en son essence). Ce qui va à l'étant n'est pas l'Etre mais quelque chose : son accomplissement. Celui-ci permet comme une réaction en chaîne d'autres déploiements en amont desquels se tient fièrement l'Etre dont la vérité, peu à peu, vient au langage. Le plus les essences se déploient dans leur plénitude, le plus l'Etre est chez lui. Pourquoi? Parce qu'ainsi «la pensée travaille à construire la maison de l'Etre. » 1 Il s'agit presque d'une avalanche, et c'est dans cette mesure seulement que la pensée est pour l'Etre : en déployant les choses en leur essence, il se trouve que l'Etre vient au langa ge.

13. Pos-sible etpotentia

Heidegger rappelle à nouveau la distance qu'il est bon de prendre par rapport à la tradition logique et métaphysique. La distinction qu'elle opère entre actus et potentia est la même que celle dont nous avons déjà parlé entre essentia et existentia . En effet, il est à chaque fois question de l'appréciation de la réalité d'une chose, et de la puissance à l'acte le mouvement s'effectue pareillement. L'essentia recouvre tous les possibles en puissance dans la chose, et l'existentia tout ce qui a été actualisé. Ce qui n'est plus possible, parce qu'il a basculé d'un coup dans le réel, est le négatif de ce qui n'a pas été réalisé; cet ou bien... ou bien... ne laisse rien entre deux, et l'on peut diviser très clairement le monde en ce -qui-a-déjà-été-réalisé d'une part, et ce -qui-peutêtre-réalisé d'autre part. Ce dualisme systématique est la signature caractéristique de la métaphysique. Le possible chez Heidegger revêt un aspect bien différent puisqu'il n'est pas l'attribut d'une chose en att ente, non plus ce qui dans l'essence peut être déployé. Il n'établit pas la distinction entre deux états d'une chose, la faisant passer d'un plan, qui est celui de l'étant, à un autre, celui de l'être -de-l'étant (ou bien même de l'Etre). Il n'est pas une fiction qui permet d'anticiper tel ou tel événement, «mais l'Etre lui-même qui, désirant, a pouvoir sur la pensée ». Il n'y a pas d'impossible ou de non-possible, de possibilisé ni même de possibilité. Il n'y a que le possible. Il ne se conjugue qu'au présent du désir et du pouvoir. Mais avant d'aller plus loin, nous allons nous pencher sur lapotentia au sens métaphysique.

Heidegger pense en tout premier lieu à Aristote, chez qui tout être est fait de puissance et d'acte, de matière et de forme. Il subordonne le problème de l'être à celui

1 Lettre sur l'humanisme, §83.

des choses qui sont. L'universel est le particulier en puissance. Nous sommes contraints par l'expérience même de reconnaître deux façons pour l'être de signifier: il y a l'être en puissance et l'être en acte, et dès lors on comprendra que l'être en acte vient de ce qui n'était pas en acte, mais était déjà en puissance. L'expérience du mouvement contraint la philosophie à ouvrir le langage sur l'être à la pluralité des significations (être en puissance et être en acte, être par soi et être par accident, être selon les différentes catégories), pluralité qui reflète elle-même la scission qu'opère le mouvement dans l'être. Le mouvement, dira Aristote, est «extatique», ce qui veut dire qu'il fait sortir l'être de soi-même en l'empêchant de n'être qu'essence, en le contraignant à être aussi ses accidents, cet «aussi» n'exprimant pas ici une surabondance, mais une profusion parasitaire, donc une déficience ontologique. La pluralité majeur aristotélicienne. 1

des sens de l'être est le trait de la pen sée

Pour Avicenne2, la notion d'être se dédouble en être nécessaire et être possible. Possible est chaque essence, ce quelque chose qu'elle est, mais qui n'existera jamais si quelque cause ne la rend nécessaire. L'exister est alors un accident se surajoutant à l'essence, mais un accident «nécessaire», dès lors que la cause totale en étant donnée, cette cause rend nécessaire cette existence. L'univers avicennien ne comporte pas ce que nous appelons la «contingence», dès lors que le possible est fait existant. Si quelque possible est actualisé dans l'être, c'est que son existence est rendue nécessaire en raison de sa cause, laquelle à son tour est nécessitée par sa propre cause. La Création est une nécessité intradivine qui conduit de l'ætre pur au premier être fait existant. Elle consiste dans l'acte même de la pensée divine se pensant elle -même. Cet effet initial, nécessaire et unique, de l'énergie créatrice identique à la pensée divine, assure la médiation de l'Un au Multiple, en posant soi-même le principe auquel il satisfait: «De l'Un ne peut procéder que l'Un»3.

Leibniz montre comment la Création est d'abord une prévision mathématique. Le monde tel qu'il est constitue la meilleure combinatoire possible. C'est sur ce possible que se joue la distance entre Dieu et les hommes, car il n'existe pas d'autres mondes réels, d'autres phénomènes réels, mais il y a, en Dieu, une infinité de réalités possibles, une infinité de mondes possibles. Il est la loi de la série : entre Dieu et l'homme existe la même différence qu'entre le possible et le réel. Mais la perfection divine serait incomplète s'il ne procédait pas à l'actualisation des possibles: il fait passer les possibles au réel, en « choisissant » le maximum de compossibilités.

1 Opposer à la simplicité chez Heidegger.

2 Chez Avicenne, l'essence, ou la nature, ou la quiddité, est ce qu'elle est, absolument, inconditionnellement. Cela veut dire qu'elle est neutre et indifférente à l'égard de la condition négative qui doit en maintenir à l'écart tout ce qui peut l'empêcher d'être une idée générale, un des «universaux», de même qu'elle est neutre et indifférente à l'égard de la condition positive déterminant ce qu'il faut lui ajouter pour qu'elle soit réalisée dans un individu particulier. Or, parmi ces essences qui, de par elles-mêmes, n'impliquent ni n'excluent l'universalité ni la singularité et qui, indifférentes et supérieures à l'une et à l'autre, sont l'objet propre de la métaphysique, il en est une privilégiée. De par la nécessité de son contenu propre, chaque essence est ce qu'elle est, c'est-à-dire est quelque chose. Qu'en est-il de ce quelque chose, de cet être quelque chose?

3 Opposer à l'Unique chez Heidegger: l'Etre Un ne pro-crée pas. Le pos -sible qu'il est méconnaît la contingence et la nécessité des étants.

14. Le désir - du Mgen au Vermgen (3)

LÕEtre prend charge de l'essence de la pensée; il s'occupe de..., ou se responsabilise pour... Le pouvoir n'est pas celui d'une autorité, mais celui d'une attention: lÕEtre est attentif à ce qu'il

aime. Gardons-nous de personnifier trop lÕEtre: Heidegger ne fait pas ici de comparaison ou de métaphore, mais sa langue relève bien plus du registre poétique. L'élévation du texte dépasse tous les degrés de la logique démonstrative, et cherche justement à se placer sur un terrain dÕessence pure. Le désir est comme le pouvoir déployé, abouti. Il est, «si on le pense plus originellement: don de l'essence. » Aimer une chose, c'est lui conférer son essence, la faire être. La pensée telle que lÕon croit utiliser couramment est de la pensée , mais nÕest pas de la pensée. Elle n'est pas. Son essence n'est pas déployée, elle n'est pas dans son élément, lÕEtre se tait, il ne désire pas (non qu'il puisse désirer ou ne pas désirer suivant son humeur, car il est le désir même1, mais la pensée qui nÕest pas à l'écoute de lÕEtre n'est pas prise en charge par lui, n'est pas aimée ou désirée).

La proximité étymologique des mots «Mgen» et « Vermgen» n'est pas une coïncidence, un jeu, un trait d'esprit de Heidegger qui écrit: «Solches Mgen ist das eigentliche Wesen des Vermgens. »2 Le préfixe «ver-» désigne souvent en allemand un mouvement vers3 quelque chose, et il n'est pas étonnant qu'en l'occurrence le mouvement soit de caractère essentiel. Le désir qui vient à lui-même, le désir qui enfin désire, qui déploie son essence, qui n'est plus simplement le pouvoir qu'il était, c'est le Ver -mgen, le pouvoir en train de pouvoir - «réaliser ceci ou cela », «faire se déployer quelque chose dans sa provenance, c'est-à-dire faire être. » Le pouvoir est un désir déguisé en son inessentiel. LÕEtre peut la pensée et, ce pouvant, désire. Le désir s'accomplit en pouvoir, c'est-à-dire que son essence n'est déployée que lorsque le pouvoir peut; lÕEtre est ce-qui-a-pouvoir, ce qui fait être, et il faut que quelque chose (soit) pour que le pouvoir puisse: le possible. Ce mgen n'est pas précisément ce que nous verrons plus tard, et qui se cache sous le mot « lieben ». LÕon voit bien comment Heidegger écrit: « sie lieben: sie mgen ». Il utilise le mot Mgen, plus adapté au jeu de mot avec Vermgen, pour éclairer le sens du mot Lieben. «Mgen » est donc l'explication dÕun mot plus originaire et qui reste obscur: «lieben ». L'idée dÕun « rendre possible» n'est qu'un aperçu de ce que recouvre le mot: Amour. Mais il éclaire au moins ceci de l'Amour: le pos-sible.

15. La force tranquille

Notons le participe présent « aimant» dans l'expression « la force tranquille du pouvoir aimant », ou bien «désirant» dans l'expression «lÕEtre lui-même qui, désirant, a pouvoir sur la pensée »4. L'élément n'est pas un fond, il est actif au sens de l'agir, de l'accomplir.

1 LÕEtre, lÕélément, le pouvoir, le désir, le possible peuvent être utilisés de manière plus ou moins équivalente, en rappelant cependant que la formulation correcte est donnée §3 : «lÕEtre en tant que désir-qui-s'accomplit-enpouvoir est le « pos-sible » ». Ces termes ne s'unissent pas indifféremment et donnent chacun lieu à un éclairage différent sur lÕEtre.

2Lettre sur l'humanisme, §3.

3 Le mot français «vers » ne laisse aucun doute à ce sujet.

4Lettre sur l'humanisme, §3.

La pensée est comme en mouvement, tiraillée presque par la tentation de l'étant d'une part, et de son essence d'autre part. Il se joue une sorte de conflit, un jeu de force : celle, violente, de la quotidienneté contre celle, tranquille, de l'Etre. Cette dernière seule dispose d'un pouvoir au sens où l'entend Heidegger (l'étant, bien qu'il soit l'élément de certaines choses, ne les maintient pas dans leur essence déployée) : garder la pensée dans son essence, la maintenir dans son élément.

Il faut pour cela que le désir soit «en acte », si l'on veut bien utiliser un terme issu de la tradition. Il faut que le désir soit désirant afin qu'ainsi l'essence du p ouvoir (et du possible) soit déployée. Pour autant l'Etre ne s'immerge pas dans l'étant, le désir n'est pas l'acte d'un pouvoir-désirer mais précisément son essence.

«Stille Kraft » suppose l'idée de calme, de silence: il n'y a pas de dialogue entre les forces en présence, pas de concurrence directe. La pensée ne subit pas - ni l'appel effronté de l'Etre, ni le poids de l'étant, lequel n'a pas «pouvoir », ne désire pas. L'agir n'implique pas plus avant que dans l'essence. La force déploie, mais elle est tranquille parce qu'elle n'a pas de conséquence sur la chose - sur son essence uniquement. L'étant peut avoir une influence sur la pensée (homonyme) mais pas sur ce qu'elle est. L'Etre seul fait être la pensée. Mais en tant que «la proximité nue d'une puissance non contraignante »1, il n'oblige à rien.

L'élément maintient, garde: la pensée est à sa place, dans son élément. Nous pourrions presque parler de position «normale », ou «naturelle » mais nous risquerions de retomber dans les préjugés métaphysiques et malentendus classiques. Le désir qui s'accomplit se conjugue au participe présent et le « pos-sible » qui en découle n'est pas la possibilité effectuée d'un étant, de la réalité. Rien n'est rendu réel, la pensée authentique n'est pas l'acte de ce qu'elle est en puissance alors que l'Etre se retire.

16. Relation de l'Etre à l'essence de l'homme (la pensée con-venante)

Lorsque Heidegger demande: « pourquoi restons-nous en province? », il décrit la H·tte qui lui sert de tanière et où il travaille et médite. Il se justifie sur son refus d'une chaire à l'université de Berlin. Il parle à la première personne de « mon univers de travail ». Cette terre et ce monde sont la « loi cachée » de sa pensée. « Il y a un «H·tten-Dasein» qui s'empare de moi lorsque je reviens là-haut. » Cet être-chez-soi est semblable au rapport d'une chose à son élément, au point que l'on puisse dire que « l'élément de Heidegger, c'est la Forêt Noire. » Dans le sens où l'environnement détermine l'agir qui s 'y tient, de même «l'histoire de l 'Etre supporte et détermine toute condition et situation humaine. »2 De même Heidegger est-il enjoint à rester sur sa terre, de même l'Etre revendique la pensée. Heidegger est le penseur de l'être-chezsoi. Pourtant, il faut « lever à son égard l'hypothèse un peu trop convenue (et convenable) de la sédentarité, de l'immobilisme agraire. Pour Heidegger autant que pour Deleuze, on peut «nomadiser sur place». » 3 L'élément est donc compris « comme » la patrie qui appelle, mais ce titre de comparaison ne suffit à résumer le rapport de l'homme à l'Etre.

1Lettre sur l'humanisme, §26.

2Lettre sur l'humanisme, § 1.

3 Daniel Charles, L 'Ereignis dans le Tao, in L 'Herne Heidegger, p. 451.

LÕEtre a pouvoir sur « l'essence de l'homme, c'est-à-dire sur la relation de l'homme à lÕEtre.» L'essence n'est pas un composé de différents attributs1, mais trouve ici une acception très particulière : l'essence de l'homme n'est pas l'homme, et n'est pas non plus un composé d'homme et dÕEtre, mais la relation de lÕun à l'autre. La relation de lÕEtre à l'essence de l'homme (non plus celle de l'homme à lÕEtre) relève dÕun pouvoir - celui de maintenir

lÕhomme dans sa destination à lÕEtre. Il s'agit donc ici de deux relations différentes situées sur deux niveaux bien discernables. L'homme est «maintenu» dans la relation première de lÕEtre à lui. Cette double relation ne peut donc se fonder sur une réciprocité, car nulle étreinte ne saurait donner à leur désir le pouvoir de se fondre l'une en l'autre. Ces deux relations ne sont pas dans le destin de se mêler ensemble. Au contraire, elles demeurent ensemble-bien-quedistinctes en vue du destin de la pensée, das Heile et das Un-heil. Le maintien de l'homme en son essence n'est pas soutenu perpétuellement car le Dasein est un étant: de là naît l'incessant besoin pour l'homme de se rassembler en son essence. De là aussi l'intempérance et, dans la descente de lÕefficience, le malfaisant des comportements humains. Nous ne savons au juste quel est cette étrange relation. En revanche nous pouvons parler de philia, d'éros partagé.

2

« Doch wir vermgen nur solches was wir mgen. »

La finitude de l'homme provient de ce « nur ». Il délimite le pouvoir en tant que tel au regard de ce qui est aimé. La critique kantienne de la raison visait, quoique d'une manière différente, les limites du pouvoir humain. Il se révèle chez Heidegger comme étant «relatif» à lÕEtre. La relation dont il est ici question relève-t-elle dÕun relativisme? Non, car l'homme n'est pas la mesure de cet Amour. Relève-t-elle dÕun déterminisme ? Non, car le déterminisme voit en les choses une chaîne dont le premier maillon est cause première. Elle se répand dans l'étant pour l'expliquer - son être, son essence. Or la pensée revendiquée ne provoque pas la détermination de ce qu'elle pense ni n'est déterminée par lÕEtre. Elle est son engagement même: elle n'est pas « stimulée » par la vérité de lÕEtre mais ce qui, en lÕEtre, est historial. L'homme est-il contraint de répondre à l'appel de lÕEtre ? Citons le passage qui ouvre l'essai: Que veut dire «penser »?:

«L'homme peut penser pour autant qu'il en a la possibilité. Seulement ce possible ne nous garantit pas que nous en ayons la capacité. Car être capable de quelque chose signifie: recevoir quelque chose auprès de nous selon son essence et veiller instamment sur cette admission. Mais ce dont nous sommes capables c'est toujours ce que nous désirons, ce à quoi nous sommes ordonnés si nous le laissons venir. Nous ne désirons, ne désirons véritablement que ce qui d'ores et déjà nous aime de lui-même, nous aime dans notre être, en tant qu'il s'incline vers celui-ci. Par cette inclination notre être est réclamé. L'inclination est «parole adressée». La parole s'adresse à nous, visant notre être, nous appelle, nous fait entrer dans l'être et nous y tient. Tenir signifie proprement «garder, veiller sur». Ce qui nous tient dans l'être, cependant, nous y tient seulement aussi longtemps que, de nous-mêmes, nous retenons

1 Cf. Spinoza.

2 Interview de Martin Heidegger, Von der Sache des Denkens, CD1, piste 6.

ce qui nous tient. Nous le retenons quand nous ne le laissons pas échapper de notre mémoire. La mémoire est le rassemblement de la pensée.»

Si l'Etre est simple, l'essence de l'homme ne l'est pas puisqu'elle est dialogue, écoute, relation. Une essence déployée n'est pas une Ver-besserung des qualités d'une chose (rien n'étant attribut sur le plan des essences) mais, en l'occurrence, une relation advenue (non augmentée). Cela peut paraître étonnant qu'une essence ne soit pas la chose même authentique mais la relation de l'authenticité de cette chose à une autre: peut-être est-ce en cela que le Dasein est un étant remarquable.

Pour autant la parole qu'adresse l'Etre à l'homme n'est pas celle de la publicité: elle est le décret qui enjoint 1 . Il s'agit d'un autre rang qu'une simple philosophie du langage ne peut suffire à cerner. C'est désormais la parole qui demande à être portée au langage.

III. Le langage, la maison de l 'Etre
17. Le langage depuis Sein und Zeit et vers la Lettre sur l'humanisme (4)

Heidegger ne fait pas état du mésusage du langage: l'on peut très bien soigner sa langue en s'asservissant cependant à la dictature de la publicité. Il ne nous prévient pas des tares esthétiques que peut subir le langage, mais de son inexistence même. «En quel mode de l'Etre le langage existe-t-il réellement comme langage ? » demande-t-il. Cette position s'est radicalisée depuis Sein und Zeit, qui part du Dasein (« Cet étant [le Dasein] a pour manière d'être de dévoiler le monde et le Dasein lui- même. »), et où l'on observait déjà la servitude du langage: «La tâche d'une libération de la grammaire par rapport à la logique demande à être précédée d'une entente positive de la structure fondamentalement apriorique de la parole en général comme existential ». En effet, «En tant que constitution existentiale de l'ouvertude du Dasein, la parole est constitutive de celui-ci dans son existence.»

La parole n'est pas seulement un flux sonor es s'analysant en mots; y appartiennent également l'écoute et le silence. «Etre à l'écoute deÉ c'est l'être -

1 Lettre sur l'humanisme, §89.

ouvert existential du Dasein en tant qu'être-avec tourné vers les autres. L'écoute constitue même l'ouverture primordiale et véritable du Dasein à son pouvoir -être le plus propre, écoute qui s'ouvre à l'ami que tout Dasein porte auprès de lui.» Ce langage de la parole apportée par l'ami n'est autre en son essence que l'écoute de l'Etre. Le désir d'être-auprès éclate dans la pensée du Heidegger d'après die Kehre dans le silence de l'Etre qui toujours se retire. La force tranquille parle en silence. Heidegger donnait déjà des indications en ce sens lorsqu'il écrivait que «Pour pouvoir se taire, le Dasein doit avoir quelque chose à dire, il doit disposer d'une véritable et riche ouvertude de lui-même. Alors éclate le silence-gardé et il cloue le bec au «on - dit». Le silence-gardé articule comme mode de la parole l'intelligence du Dasein si originalement que c'est de lui que provient le véritable pouvoir-écouter et l'être-encompagnie lucide.» Heidegger parle de choses relativement différentes suivant qu'il traite du langage ou bien du langage dans sa forme la plus essentielle, et il n'est pas évident de démêler l'un de l'autre, d'autant que l'évolution de sa pensée et son décentrement du Dasein au profit de l'Etre ne permet pas de «traduire » simplement ce qui est dit dans Sein und Zeit à la lecture ce cette Lettre sur l'humanisme.

Toujours est-il que le langage n'est pas cet outil que l'on croit manipuler avec tant d'assurance, vecteur d'informations; il est ce sur fond de quoi la pensée pense, l'homme est homme, l'Etre est. «La théorie de la signification s'enracine dans l'ontologie du Dasein.» La langue a son «lieu» ontologique à l'intérieur de la constitution d'être du Dasein : elle n'est pas un véhicule sans cesse ex-primé, mais relève du Da, du Sein, et du Dasein. Heidegger cheminant n'insiste plus que sur le Da et le Sein pris séparément comme la même chose, mais il est en 1946 lui-même à l'écoute des échos de Sein und Zeit.

18. La retenue, la convenance et la pudeur du langage (4, 5 et 99)

«C'est seulement en tant que l'homme parle, qu'il pense, et non l'inverse» écrit Heidegger dans Qu'appelle-t-on penser? Le langage, tombé sous le joug de la publicité, sort de son élément et « nous refuse encore son essence, à savoir qu'il est la maison de l'Etre. » Le langage en perdition n'a rien à dire; en témoigne le «on-dit» que personne ne dit en fait. Au contraire, l'éclat du silence témoigne de «la richesse inestimable» de la parole1.

L'insaisissabilité de l'Etre ne se laisse pas dire non plus, et la présomption de la langue opératoire à mettre en présence du mystère de l'Etre consomme le malentendu quant à l'Etre. Dire l'insaisissabilité, la calculer et l'expliquer, prouver l'existence du mystère de l'Etre, son retrait, c'est précisément ce que ce prétendu mystère ne permet pas. Si l'on savait pourquoi telle chose est mystérieuse, elle ne le serait subitement plus du tout (si l'on sait où l'on a perdu tel objet, il n'est plus très loin d'être retrouvé; de même si l'on se remémore l'oubli...) - d'où la contradiction logique d'une langue qui parle cependant qu'elle n'a rien à dire. La rationalisation du monde est le signe d'une impatience. Si l'on prend le temps d' «apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom» et de se laisser revendiquer par l'Etre, «C'est alors seulement qu'est

1 Lettre sur l'humanisme, §5.

restituée à la parole la richesse inestimable de son essence et à l'homme l'abri pour habiter dans la vérité de lÕEtre. »1

L'écoute attentive dÕoù sort la parole exige le silence, une retenue (Verhaltenheit), une pudeur (Scheu), tonalités sans lesquelles il nÕy a pas de probité du dire, mais aussi un travail minutieux, quasi artisanal sur la langue : une « économie des mots »2, «un soin donné à la lettre comme telle »3. La pensée doit toutefois être « attentive à la convenance du dire de lÕEtre » 4 et atteindre suffisamment de simplicité, de pauvreté, c'est -à-dire renoncer aux effets de manipulation du langage, pour en quelque sorte s'effacer, se faire inapparente, afin de devenir la langue de lÕEtre. La convenance (Schicklichleit) signifie l'articulation convenable, appropriée de ce qui est destiné (geschickt), envoyé, dispensé. « La convenance du dire de lÕEtre comme disposition de la vérité est la première loi de la pensée, et non les règles de la logique »5. « La pensée rassemble la langue en vue du dire simple. La langue est alors la langue de lÕEtre, comme les nuages sont les nuages du ciel. »6 Porter au langage, c'est invoquer le fragment 123 dÕHéraclite que Heidegger traduit par: «L'émerger (hors du se-cacher) accorde sa faveur au se-cacher. » 7 On ne dit jamais que le retrait, le dévoilement étant avant tout le voile qui voile.

Exister dans ce qui nÕa pas de nom, c'est rendre disponible au langage le « ce» tranquille. La langage libéré de l'empire de la logique libère à son tour (désenchaîne, déchaîne) les choses dont il est le dire. Dans le silence enfin lÕEtre a la parole. « Aucune chose ne soit, là où le mot faillit» constatait tristement Stephan George dans son poème: ce résignement n'est pas celui, tragique, de l'impossibilité de dire le mystère, bien au contraire. « Le mot approprié et donc pertinent le nomme comme étant, et ainsi institue l'étant en question comme tel. [É] l'être de quoi que ce soit qui est demeure dans le mot. De là la thèse: la parole est la maison de l'être. »8 Ne pas nommer, c'est in -nommer lÕin-nommable.

Cette convenance prévient la pensée de tout élément dÕaventure, et nÕa elle- même pas été portée au langage par l'audace d'une pensée: elle est la loi de convenance de la pensée historico-ontologique. Ces règles s'installent dans le dire depuis un extérieur qui n'est pas à l'extérieur, mais à l'intérieur de la maison de lÕEtre - depuis lÕEtre. Elles sont la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire et l'économie des mots. Nous les trouvons édictées parmi les derniers paragraphes de cette Lettre sur l'humanisme, ce qui témoigne non seulement de leur importance, mais aussi de ce qu'elles sont ce vers quoi la pensée pense, ce vers quoi Heidegger tend à « conclure ». La vérité de lÕEtre exige pour son dire une pudeur situant les penseurs et les poètes - les situant dans le Même où la lutte n'est plus un débat sclérosé dÕidées, où la discorde n'est pas de mise.

Ces règles ne sont pas seulement le comment du dire, mais aussi, notamment dans la vigilance et l'économie des mots, la réflexion sur ce qui est à dire et si cela

1Lettre sur l'humanisme, §4.

2 Questions III, p. 153.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

6Etre et Temps, p. 39

7 Essais et Conférences, Alèthéia, p. 328.

8 Acheminement vers la parole, p. 150

peut même être porté dans la maison de l'Etre. La retenue indique ce qui, en la vérité de l 'Etre, ne peut être dit que silencieusement.1

19. La maison de l'Etre (contre la technique)

Le propre de la vérité est d'être dite. L'Etre revendique la pensée pour sa vérité parce qu'en elle il vient au langage. Nous ne disons pas ici que c'est une cause pratique, technique, logistique que la vérité s'est trouvée pour éclater, mais que «le langage est la maison de l'Etre. »2 Cette venue au langage n'est pas une action de l'Etre, nous l'avons dit déjà. L'Etre n'est pas comme en dehors de sa maison, frappant désespérément à la porte, personne n'étant là pour lui ouvrir (la pensée, par exemple...). L'Etre est dans sa maison (nous n'ajoutons pas «déjà» car cela impliquerait une considération phénoménale impropre à l'Etre); il n'est pas «ailleurs » que dans le langage, même lorsqu'il n'y est pas porté.

Dans la pensée, l'Etre est chez lui, vient au langage. Le langage n'accomplit pas, n'agit pas, ne pense pas, ne produit rien. Il est un lieu. Si la pensée accomplit la relation de l'Etre à l'essence de l'homme, l'Etre vient au langage. Doit-on parler d'immobilisme de la pensée forclose en sa demeure ? Non car la pensée est un agir. Si la pensée n'agit pas en tant qu'elle pense, le langage n'est pas le langage en tant que maison de l'Etre. Si l'agir est la production d'un effet dont la réalité est appréciée suivant l'utilité qu'il offre, alors la pensée est l'engagement dans l'action par et pour l'étant, le langage est celui des grammairiens et des logiciens. Pas de véritable agir, de pensée, ni de langage dans cette ère de la technique. Le langage est un milieu (tant au sens de média, d'outil technique qu'au sens géo-graphique, lorsqu'il est la maison de l'Etre). Il faut libérer le langage, le penser. C'est fait lorsque l'on dit qu'il est la maison de l'Etre. Le langage n'est pas ce qui permet de déployer une essence mais cette essence déployée révélée, dite: son l'Etre parlent 3

dire. Ni la pensée ni ne , mais

l'homme (le Dasein) porte au langage. Cette mise en présence s'effectue dans le langage qui est, en quelque sorte, la relation même de l'Etre à l'essence de l'homme, ce qui les joint, le site de l'enjointure. Déploiement de la relation de l'homme à l'Etre et déploiement de l'essence du langage sont une seul et même chose.

Pierre Aubenque rappelle, au sujet de ce que les différentes langues sont susceptibles de dire avec leur mot «être », que «la métaphore de la langue comme «maison de l'être» (Lettre sur l'humanisme), que Heidegger juge après coup «maladroite» (Unterwegs zur Sprache, p. 90), est pour le moins ambiguë dans ses explications : la maison abrite et protège, mais aussi elle enferme et exclue, ce qui rend «presque impossible» le «dialogue d'une maison à l'autre» (ibid.) . » 4 Effectivement, l'Allemand est la langue métaphysique par excellence. Porter dans une autre langue tel

1 A ce sujet, la musique orientale, de Chine notamment, est avant tout un travail sur le silence que sculptent les percussions. La manière dont s'éteint un son, dont perdure une résonance dans le silence, dont sa présence s'y maintient plus musicalement que jamais : la retenue du musicien étend son dire jusque dans l'espace empli de silences, des silences tous immédiatement différents, individualisés. Ils importent beaucoup plus que le temps des sons car ce sont eux qui architecturent depuis leur transcendance ce qu'ils disent, le son des instruments. 2Lettre sur l'humanisme, § 1.

3 Personne ne parle : porter au langage signifie montrer le chemin de cette clairière où les choses se disent d'elles-mêmes Ð dans le silence gardé.

4 Pierre Aubenque, Les dérives et la garde de l'être, in Heidegger et l 'enigme de l'être, PUF Débats, coordonné par J.-F. Mattéi, 2004, p. 21.

dire n'est pas chose facile. Deux langues s'excluent mutuellement, cela est sûr, mais pas plus qu'un morceau de terre qui ne peut avoir qu'un maître. Pour autant, le maître aime à recevoir de la visite, et Heidegger se penche volontiers sur la question de sa traduction en français (avec J. Beaufret notamment), et puise largement dans «d'autres maisons» la force de son propos (le grec, tout d'abord, le français très certainement, avec l'exemple du gérondif de, mais encore l'allemand ancien, que l'on peut considérer sans s'aventurer comme une autre langue que l'allemand moderne). La maison protège Ð pas d'autres maisons, mais Ð du vent de l'oubli.

20. Le langage révèle et conserve (place de l'homme?)

Une question, que l'on se pose bien vite à lire Heidegger, est celle de la place de l'homme. Les hommes portent l'essence d'une chose au langage et l'y conservent. C'est dans le langage que sont les choses. Certes, « ne peut être accompli que ce qui est déjà ». Mais c'est justement l'être de la chose qui est révélé et conservé dans le langage par le déploiement de son essence. Le langage est le lieu de l'être. L'Etre y est, et l'homme s'y tient (à l'abri).

L'Etre revendique la pensée où il vient au langage. En revendiquant la pensée il se révèle comme révélable. Révélable signifie: peut être révélé dans le langage. Autrement dit, il peut habiter sa maison. L'Etre non révélé est non dit et n'est pas à proprement parler dans sa maison car il n'y a pas de maison (la pensée ne construit plus la maison de l'Etre). L'Etre est révélable et cette révélabilité doit être accomplie pour qu'ensuite soit révélée la vérité de l'Etre. La tâche de l'homme, dans un premier temps, est d'accomplir cette révélabilité. Ce faisant, il entre « réellement» dans une relation avec l'Etre ; la pensée pense donc (puisque s'accomplit la relation de l'Etre à l'essence de l'homme). En portant cette révélabilité au langage, l'homme y porte non seulement une relation, mais encore quelque chose de chacun des deux termes de cette relation. L'homme s'aperçoit que le langage est l'abri de son essence, qu'il l'habite en tant que c'est là que le déploiement touche à la plénitude.

Un abri qui puisse garder ce qui a été accompli, un langage comme le recel de ce dont l'essence a été déployée. C'est du repliement que le langage

protège, du vent de l'oubli qu'il abrite. Il faut veiller sur cet abri pour que nous-mêmes ne sombrions pas dans le non-déployé. Nous veillons sur ce qui veille par excellence. En veillant sur cet abri, nous veillons sur la maison de l'Etre. L'homme ne fait rien de l'Etre, mais il est « logé à la même enseigne ». Le langage est son égide. L'égide est, dans la mythologie grecque, le bouclier protégeant Zeus et Athéna. Il abrite désormais l'homme. L'homme est sous l'égide du mot. Le langage est le rassemblement Ð il es ce qui rassemble un peuple sous sa langue, mais aussi l'unité de ce qui est pensé, la cohésion du dire. Il est ainsi ce qui donne à la simplicité sa simplicité (ou est donné). Le langage est l'Un qui confère à l'essence la solidarité de ce dont elle est essence Ð notamment le Dasein. Mais, à ce compte, la langue ne devrait-elle pas être une? L'allemand, depuis la « disparition » 1 du grec, est la langue par excellence de la pensée2. Il est ce qui par excellence rassemble.

1 Non pas au sens où cette langue morte n'est plus parlée, mais au sens où Heidegger, peu à peu, prend ses distances par rapport à son hellénocentrisme initial.

2 «Je pense à la parenté particulière qui est à l'intérieur de la langue allemande avec la langue des Grecs et leur pensée. C'est une chose que les Français aujourd'hui me confirment sans cesse. Quand ils commencent à penser,

Mais, pour l'instant, le langage est pour l'Etre une maison (robuste), pour l'homme un abri (provisoire, fragile). Ce déséquilibre est-il le signe d'une précarité de l'homme ou bien l'essence même de sa finitude - de son intempérance à laquelle seule la responsabilité qui lui incombe peut faire défaut? Cette veille de la pensée est un agir dans le sens où elle est l'accomplissement de quelque chose; en soignant le langage, l'homme se fait déjà homme - en même temps que l'Etre est. Cet « en même temps» est la relation dont les deux termes sont à la garde l'un de l'autre. Etre un homme suppose que soit un homme et que soit l'Etre.

21.« Aucune chose ne soit là où le mot faillit. » (la recherche du mot)

Tout le monde ne peut user du logos dignement: parce qu'il est un usage, le logos peut-il être qualifié de technique? La foule ne maîtrise pas le bien-parler: cela s'enseigne, s'apprend. Qu'il s'agisse de vie quotidienne, de physique nucléaire, ou bien de la vérité de l'Etre, le langage est toujours l'objet d'une recherche. L'on s'inquiète aujourd'hui, par exemple, d'une partie de la population française qui vit isolée en périphérie des villes, de gens qui ne comptent que quatre cents mots dans leur vocabulaire. Le monde que constituent ces mots est à ce point limité qu'une aventure au-delà des murs qu'ils ont dressés (ou plutôt que l'absence de mots a bâti) est rendue impossible. Cette tragédie de l'homme acculé par sa langue à l'immobilisme le plus douloureux, excommunié par un laisser-faire en dehors des terres qui sont les siennes, qui sont celles de tous les hommes, montre non seulement que le langage est directement lié à l'ouverture de l'homme sur le monde ainsi constitué, mais aussi qu'il est une chose précieuse qui se garde et se confie, se transmet et se retrouve. De même dans les sciences, où le protocole expérimental a toujours pour objet un résultat ou plusieurs résultats possibles qu'il anticipe dans sa visée, conclusions représentables à la condition que des mots existent déjà pour les désigner. L'avancement d'une recherche s'ordonne à sa possibilisation par la recherche de ce qui doit être recherché, et commence par celle du mot. La perte des choses vient de la perte des mots mêmes. «Aucune chose n'est là où manque le mot »1. L'effort est essentiel, la quête un retour aux mots mêmes (nouvelle démarche par rapport à celle de Husserl et le «retour aux choses mêmes »).2 Ce retour aux mots est également retour à ce qui est dit: il sera dévoilé plus tard ce que dit Heidegger. Le retour aux mots en est le commencement. Citons ce poème de Stephan George, que Heidegger étudie dans Acheminement vers la parole3:

ils parlent allemand: ils assurent qu'ils n'y arriveraient pas dans leur langue. » (Heidegger, interview accordée au magasine Spiegel en 1966). Il ne faut pas se scandaliser trop vite de ce que dit ici Heidegger car, si l'on pense la manière dont l'anglais s'est aujourd'hui imposé dans le monde, et pour des raisons bien plus pragmatiques (culture anglo-saxonne, facilité de la langue, etc.), sa constitution en « espéranto », une langue nouvelle que personne ne maîtrise réellement, son vocabulaire sans cesse appauvri, son enseignement obligatoire dès le plus jeune âge (on pense au russe dans les pays satellites de l'U.R.S.S.) ; ce que dit Heidegger en comparaison de ce qui se passe pour l'anglais passe pour une chaude plaisanterie. Il n'a jamais pensé à imposer

l'allemand aux

peuples non germaniques, et l'implacable progression de l'anglais a certainement dû lui donner des sueurs

froides dès les années 60 et l'arrivée en masse de la culture d'après-guerre.

1 Acheminement vers la parole, p. 149.

2 Nous comparerons bientôt ce qui vient d'être dit avec une proposition du §5 : «il lui faut d'abord apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom.»

3Acheminement vers la parole, p. 146.

Le Mot

Prodige du lointain ou songe
Je le portais à la lisière de mon pays

Et attendais jusqu'à ce que l'antique Norne
Le nom trouvât au coeur de ses fonts -

Là-dessus je pouvais le saisir dense et fort
A présent ilfleurit et rayonne par toute la Marche...

Un jour j'arriverai après un bon voyage
Avec un joyau riche et tendre

Elle chercha longtemps et mefit savoir:
« Tel ne sommeille rien au fond de l'eau profonde »

Sur quoi il s'échappa de mes doigts
Et jamais mon pays ne gagna le trésor...

Ainsi appris-je, triste, le résignement:
Aucune chose ne soit, là où le mot faillit.

Nous demandions si le logos pouvait être qualifié comme quelque chose de technique ? Heidegger n'éprouve même pas le besoin de le qualifier car la meilleure arme contre le laisser-faire, c'est le laisser-être. Ce qu'il y a de remarquable dans cette pensée, c'est la manière dont Heidegger prend les problèmes toujours à contre-pied. Il ne demande pas comment trouver le mot convenable, mais il écrit: «Où maintenant il s'agit de porter à la parole quelque chose dont jusqu'alors il n'a jamais été parlé, tout tient à ceci : la parole fait-elle présent du mot approprié, ou bien le refuse -t-elle ? »1 Le mot n'est pas l'objet d'un bon choix, sa recherche le fruit d'un inventaire exhaustif, sa convenance le succès d'une technique qui a réussi à isoler ce mot des autres. Il n'y a pas de technique possible car, si l'on veut, celui qui cherche le mot ne fait rien - il laisse le mot venir à lui. Il apprend la patience et la résignation. C'est alors qu'il est à l'Ecoute que la parole lui donne le mot. Le langage n'est pas le théâtre de son activité, il n'y fouille pas au petit bonheur la chance. Un seul et unique mot est là pour celui qui lui est attentif. Lancer un mot au hasard du sens qu'il pourrait bien prendre n'apporte rien. Le contexte est autant le mot que sa formulation même. Avant que ne fasse sens le mot, le penseur doit l'avoir pesé. Sa force relève de ce que le mot soutient de « briques » dans la maison de l'Etre. « Ce ne sont pas seulement les mots, c'est le plus souvent la «syntaxe» qui le plus souvent nous manque ».2 L'inspiration ne suffit pas: encore y faut-il un dire au corps du mot.3 L'allemand pour « il y a» éclaire mieux,

1Ibid.

2 Sein undZeit, §38, p. 39.

3 A remarquer une note d'éditeur de Hermann Heidegger pour la conférence Langue de tradition et langue technique, p.47 : «L'édition du texte a impliqué la correction d'inattentions évidentes de l'auteur. » Ces

comme c'est le cas pour l'Etre aussi, le sens de ce don: es gibt. Il y a le mot ou, littéralement, le mot est donné. Contre la qualification technique du langage, il faut toutefois apporter un bémol à la simplicité de la position de Heidegger. S'il s'abstient de le déterminer, dans cette Lettre, autrement qu'en disant qu'il est la maison de l'Etre, cette abstention laisse ouvertes les portes de toutes les interprétations possibles, y compris celle du langage comme technique. Afin d'éviter de faire dire à Heidegger ce qu'il ne dit pas, nous examinerons le logos chez Platon et allons découvrir une certaine proximité entre ces deux auteurs.

Le sophiste plaide pro et contra, la rhétorique vise le logos parfait, irréfutable, le pouvoir de convaincre et d'emporter la vérité : ce sont les bêtes noires de Platon et de Heidegger en ce sens que l'Etre n'y est pas - dit. Pour le premier ce sont là de fausses techné fin 1

car, de moyen, elles sont devenues . Pour le second, c'est une

pensée déchue de son éminence, la dérive inéluctable de toute technique (une technique suppose un exercice, et l'on arrive à oublier ce pour quoi l'on s'exerce à trop s'exercer). D'une certaine manière, la proximité entre Heidegger et Platon existe bel et bien, mais à des niveaux plus profonds que ce que l'on retient usuellement de leur lecture.

Le logos est ouverture à l'Etre. Socrate observe dans le Cratyle que parler est aussi une action2. Parler c'est nommer, un acte qui a une nature propre. Le nom est instructeur et discerneur de l'essence de la chose qu'il nomme, de la même façon que la navette tisse le tissu. Un bon tisserand se servira de façon belle de la navette quand il s'en servira conformément au tissage; et de même, celui qui enseigne se servira bellement du nom quand il s'en servira de façon instructrice. Le soin porté à la langue est une tâche fondamentale, et c'est au dialecticien d'y veiller. Les noms appartiennent par nature aux choses; elles ont un nom naturel qui s'impose au dialecticien qui sait écouter. Le nom imite la chose dont il est le nom, et appartient au genre de la peinture: il y a de bonnes imitations et de mauvaises imitations. La recherche du mot juste peut être aussi douloureuse que celle évoquée par Stephan George. Il ne suffit pas de connaître le nom pour connaître la chose (or les noms signifient l'essence, l'être). Comment décider du vrai? Il faut voir les choses en elles-mêmes, connaissance

«inattentions » laissent-elles l'attention vigilante au banc de l'oubli, le soin finalement secondaire ? Non, car l'exposé oral revêt d'autres formes que celles de la littérature, et la marge « d'erreur» y est tolérée. Sans doute «Dans un écrit, la pensée perd facilement sa mobilité. » (§2). Mais les «inattentions évidentes » laissent tout de même réfléchir à la difficulté pour le penseur de dire sa pensée (il n'y suffit pas l'inspiration, il faut aussi que soient optimales les conditions de concentration).

1Platon y oppose la dialectique, pensée de l'Etre, et la qualifie de techné véritable. Le savoir vrai ne se vise pas lui-même, et doit trouver dans d'autres domaines sa pertinence ; une science est derechef insérée dans un corpus où elle engage son agir. L'utile n'est jamais loin d'être un critère pour un science. La politique

est la principale

application de cette dialectique qui détermine la capacité du philosophe à gouverner (cf. La République). L'acquisition d'une science n'est utile que si l'on sait utiliser cette science. Il y a deux choses distinctes : la science de faire et celle de se servir de ce qui a été fait. Cela même ne suffit pas. La dialectique est la science des fins des autres sciences qui n'arrivent pas à voir ces fins. Par exemple, les géomètres « ne produisent pas les figurent; ils se bornent à découvrir celles qui sont. » Ce sera au dialecticien de tirer parti de ce qu'ils ont découvert. Plus haute que toutes les sciences est la science du Bien. C'est à elle que sont subordonnées toutes les autres sciences. Rappelons que les effets de la politique ne nous ont apparus ni comme des maux ni comme des biens; en effet le bien, c'est la sagesse. Mais si l'art royal consiste à rendre les hommes savants et bons il faut savoir de quelle façon ils seront bons, de quelle façon ils seront utiles, et nous serions entraînés à l'infini si nous disions qu'ils seront utiles à rendre d'autres hommes bons. De la question du Bien, nous sommes ramenés à celle du savoir et ses innombrables antilogiques.

2 Cf. commentaire du §1, de l' « agir » et de l' «accomplir ».

supérieure à la connaissance par les noms. On ne peut juger de la valeur de la copie si l'on ne se réfère à la vérité dont elle est la copie. Il faut se méfier du travail des donneurs de noms. C'est là toute la conclusion du dialogue: il ne peut y avoir de connaissance si tout se transforme sans cesse à la manière héraclitéenne.

Le Bien en soi ne pourrait plus être nommé - comment pourrait-il même être? Mais si ce qui est connu est immuable, reste étranger à la mobilité, alors le logos recèle une vérité fixe. Platon laisse la question pendante. Il se peut qu'il en soit ainsi, qu'il n'y ait rien de sain dans les choses, qu'elles sont atteintes et malades d'une sorte de flux; il se peut qu'il en soit autrement. Comme dans d'autres dialogues, la conclusion est une exhortation à examiner les choses courageusement (cf. Lachès).

Le fait qu'il ne soit pas décidé de la question de savoir si le langage est signifiant par nature ou par convention est finalement très heideggérien dans le sens où le logos n'est pas ramené à telle ou telle fonctionnalité, mais confié à un laisser-être qui conserve pures les difficultés du penseur à la recherche du mot. Le contexte de la pensée platonicienne, son dualisme et son idéalisme trouvent ici un milieu qui laisse moins tranchées des positions que l'on a trop souvent caricaturées, et dont la finesse participe de la pensée entreprise par Heidegger. Platon peut dire que le langage est une technique; il n'en reste pas moins que le mot ne surgit pas comme de nulle part, qu'il est enfanté dans une angoisse - que la bonne humeur des dialogues dissimule, mais qui réapparaît avec l'apodicticité. L'on n'est jamais qu'en route et prêt au prochain dialogue, des épisodes qui se suivent comme un Acheminement vers la parole .

22. L'accession de la pensée à la valeur (3 et 4)

La profonde admiration qu'Heidegger éprouve à l'égard de la pensée grecque retentit souvent dans ses textes. Une pensée qui se prive des étiquettes que l'opinion publique réclame est à ce point meilleure que l'opinion publique elle-même s'en aperçoit et lui attribue de force une étiquette. Le doux charme de la pensée grecque n'aura pas su résister à la brutalité de l'opinion et de la mode, et ce malgré le fait qu'elle ne soit jamais étiquetée, qu'aucun journal n'en fit paraître le moindre extrait: peut-être est-il là le prodige de cette pensée spontanée. Il n'était nul besoin de résumer en deux mots une pensée, et il était de meilleur ton de se déplacer, tout simplement, auprès du penseur dont on a entendu les mérites, afin de goûter la prodigalité de ses sagesses. L'exemple que Heidegger donne d'Héraclite est caractéristique.

La pensée est ouverte, publique mais pas publiée: l'on vient écouter un penseur, l'on s'entretient en se promenant (l'Académie de Aristote), mais la pensée ne s'exporte pas au-delà du portique, au-delà de la place au milieu de laquelle Socrate s'est installé. Elle reste celle d'un lieu, d'un homme, d'une école, et ne s'intègre pas dans des courants, des modes. Les termes «éthique» et « physique », utilisés notamment par Aristote - que Heidegger ne dénonce pas directement - marquent enfin le déclin. La pensée n'est plus jaillissante, l'aube se dissipe sous la lumière aveuglante de ces «disciplines ». Depuis, les «É ismes» n'ont cessé de s'étendre sur la philosophie comme une ombre gourmande asséchant cette source généreuse que la pensée grecque fit couler sur ce qui deviendra l'occident.

La scolastique, certainement, est la systématisation minutieuse, la mécanisation méthodique de la phi losophie, de ce qui devient alors philosophie. C'est justement lorsque l'opinion publique a cessé de s'intéresser à la pensée, qu'elle s'est restreinte

aux moines et savants isolés de « la place publique », que la philosophie est devenue la plus «publique »1, la plus riche en catégories. Là se trouve le paradoxe de cette philosophie du déclin: le plus elle s'isole du public, le plus elle devient publique. La copie devient une activité de «marginaux» exigeant un investissement dont seul un moine peut disposer. Le premier venu n'est pas le bien-venu2. L'invention de l'imprimerie va défaire la pensée de l'obscurantisme monastérial, mais en le transportant sur un plan démocratisé (au sens péjoratif du mot « démocratie »). Elle se segmentarise en niveaux de lecture.

qu'au XIX e

Ce n'est siècle, alors que la lecture se démocratise, que la

philosophie consomme son déclin: il n'est plus besoin de se déplacer, le livre vient à vous, et s'il est obscur, d'autres livres et journaux pleins de «É ismes» peuvent satisfaire l'ego du lecteur. Il s'agit de saisir en gros ce qu'une philosophie essaie de dire et le fait qu'elle soit fondamentale n'est attesté que par la présence même du livre. Les titres des livres sont leur propre étiquette - d'où le privilège des Anciens dont on

3

ne garde que des fragments, des lettres, des dialogues ou des anecdotes . Il ne s'agit évidemment pas que d'un problème de support, et la pensée contenue dans l'inévitable média est appréciable pour soi. Il ne s'agit pas d'un problème de forme, mais celui-ci suggère celui, plus essentiel, du déclin de la pensée.

Pourquoi les « Éismes » écartent-ils la pensée de son élément? Le fait de généraliser en même temps que de réduire n'est pas en soi un facteur d'inauthenticité - Heidegger lui-même s'y adonne dans une large mesure. Le problème vient-il de ce que ce qui se donne en retrait ne peut subir le pas trop conquérant d'une philosophie qui s'impose à lui comme une position purement positive ? Une pensée se doit-elle d'hésiter devant l'Etre, hésiter au point que son nom même se retire ainsi de l'Etre? Non, ce n'est pas le fait qu'une pensée soit qualifiable qui l'écarte de son élément - sans quoi dire que telle pensée est heideggérienne, par exemple, la discréditerait automatiquement et injustement, surtout s'il s'agit de celle de Heidegger. Le conflit provient du fait que le « Éisme» en arrive à remplacer la philosophie même; il n'est plus besoin de penser, l'on a compris. Mais ce n'est pas tout : la pensée, devenant ainsi philosophie, métaphysique, etc., pense de moins en moins l'Etre et, se perdant, demande de nouveaux points de repères qu'elle s'ordonne à partir de l'étant. Les « Éismes» sont de l'étant objectivé, l'élément de la métaphysique. Aucun « Éisme» ne conviendrait à la pensée de l'Etre justement en raison de son perpétuel retrait. La métaphysique s'arroge le droit d'administrer le monde et nomme «mystère» la question de l'Etre. Ce faisant, elle dénature la pensée de l'Etre. Une fois le mystère élucidé, il l'est définitivement et ne demande plus aucune recherche. Il se voit retiré son caractère le plus propre et n'est plus mystère. Ne restent à commenter que les moyens et méthodes que le détective a utilisés, la substance du problème s'étant déjà dissoute dans le succès de sa résolution. Or si l'on prive la vérité de l'Etre du ressac naturel qui rejette sans cesse le penseur aux confins du silence, si son retrait est empêché et son dire coincé dans une mare croupissante, si son insaisissabilité n'arrive

1 Cette fois au sens de «publiable ».

2 Cf. Le nom de la rose.

3 Autre privilège: que leur langue soit aujourd'hui langue morte. Sa stigmatisation est ouverture à l'herméneutique, et les mots eux-mêmes disent essentiellement « autre chose» que ce que les notre sont capables de contenir.

pas à s'exprimer comme telle, alors il n'y a plus rien à penser car ce qui est à-penser doit justement pouvoir se retirer devant nous jusqu'au jour du don.

L'accession de la pensée à la valeur, à la titularisation scientifique, est la nourriture du slogan publicitaire, le poison du langage véritable. En devenant une « denrée », un bien susceptible d'être vendu, transmissible aux masses, le discours philosophique ainsi objectivé, uniformisé (§4) est asservi à la valeur qu'une moyenne calculée suivant les prix de ventes permet de supposer: le public comprendra ceci ou bien cela, mais il faudra liquider ce passage, ou bien cet article ne sera pas publié. Heidegger parle bien de « dictature»: les masses se voient imposées un pouvoir sur la langue qui n'a d'autre valeur que celle, marchande, qu'on veut bien lui octroyer, et les « résistants » se voient écrasés dans le silence par cette valeur qui n'est pas la leur. Ces gens-là, les penseurs et les poètes ne sont tels que sur le fondement des vestiges d'une liberté gratuite, désintéressée. Il existe chez eux comme une réminiscence de la vérité du langage. Non qu'il s'agisse d'un passéisme nostalgique chez Heidegger, mais que la crise est aboutie. La pensée comme exercice scolaire, entreprise culturelle est l'ultime affront que son dépositaire puisse faire au langage. La présomption de l'homme à vouloir contrôler l'étant - et notamment l'homme lui-même - et le semblant de succès auquel il semble atteindre ne suffisent à masquer le mésusage du langage auquel le Dasein se livre ainsi. Le langage tel qu'il est compris dans le paragraphe 34 de Etre et Temps ne se laisse pas ramener à ce que le « on » en fait usuellement. « Etre à l'écoute de É c'est l'être-ouvert existential du Dasein en tant qu'être-avec tourné vers les autres. L'écoute constitue même l'ouverture primordiale et véritable du Dasein à son pouvoir-être le plus propre, écoute qui s'ouvre à la voix de l'ami que tout Dasein porte auprès de lui. »

23. Qui pense ? (16)

1

Celui qui pense est l'ami de maison.

la Mais la question « qui » pens e, ou

« qui » agit n'a pas lieu d'être car la mise en scène d'un personnage, d'un moi qui penserait reviendrait au malentendu métaphysique concernant le sujet et l'objet. Ce n'est pas un sujet pensant qui accomplit un objet mais la pensée qui déploie l'essence d'une relation. Si je devais me situer personnellement dans ce rapport dont on croit qu'il est celui d'un sujet et d'un objet, je serais plus du coté de l'objet en ce que l'essence de l'homme me concerne, que de celui sujet en tant que celui qui pense, c'est moi. Mais nous n'entrons pas dans ce type de questionnement puisque du penser nous disons que c'est l'engagement de l'Etre : le génitif « de l'É » est à la fois subjectif et objectif, et ce dont il s'agit, c'est de l'Etre. Nous ne pourrons pas même demander « qui pense ? » et répondre: la pensée (ce serait aussi maladroit que de demander « où pense la pensée? ») car la pensée n'observe pas le point de vue d'une chose par rapport à une autre, elle est en l'essence même de cette chose en tant qu'elle est le pouvoir qu'a son essence de se déployer.

Nous retrouvons ce thème au § 16, lorsqu'il est dit que: « Cette question est aussi mal posée, que nous demandions ce qu'est l'homme, ou que nous demandions: qui est l'homme? Car avec ce qui? ou ce quo i ? nous prenons déjà sur lui le point de vue de la personne ou de l'objet. Or, la catégorie de la personne ou de l'objet, laisse

1Hebel, in Q. III, p.41.

échapper et masque à la fois ce qui fait que l'ek-sistence historico-ontologique déploie son essence.» Faire le jeu de la tradition métaphysique en demandant: qui pense? situe l'homme sur le terrain - sec - de l' existentia . Heidegger abandonne certainement quelque chose de Sein und Zeit dès lors que l'interrogé n'est plus désigné par la question : qui? Le Dasein a visiblement perdu sa «premièreté » lorsque la question «qui pense? » est enfin formulée au regard de ce qui pense.

L'agir est totalement agir, son essence totalement accomplir, mais il y a comme un hiatus entre la chose et son essence tant que cette dernière n'est pas déployée. Il ne suffit pas de penser l'essence d'une chose pour que, d'un coup, cette chose corresponde à elle-même: il faut déployer la chose en son essence, c'est-à-dire abattre ce qui a été pensé de l'essence sur la chose même. Non pas les re-lier, les lier à nouveau, comme si le divorce avait été consommé par le silence, car la chose demeure toujours (unie à) son essence. Il faut penser de la chose même ce que la pensée nous enjoint à connaître de son essence (dans le même mouvement). La priorité reste cependant à l'essence. Dans cet exemple, Heidegger dit que c'est à nous de penser l'essence de l'agir, comme si nous étions responsables.

Ce qui accomplit n'est pas l'homme pensant, mais la pensée comme déploiement même d'une essence. On ne se sert pas de la pensée: elle est l'écoute où repose la relation de l'homme à l'Etre.

Qui désigne le «nous» de la première phrase « Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l'essence de l'agir »? Est-ce un nous de modestie, n'impliquant que l'auteur, un nous indéterminé englobant la série des «on », ou bien encore l'humanité moderne auprès de laquelle Heidegger se tient encore, avec laquelle il s'engage dans une nouvelle voie, sur un nouveau chemin? Renvoie-t-il à des hommes pensant ou bien à la pensée ? Le «nous» est le même que le «on » (ou man) de la phrase suivante et ceci indique bien qu'il s'agit de la pensée contemporaine de Heidegger, et pas seulement contemporaine, puisqu'une histoire de la vérité de l'Etre montrerait que l'agir n'a jamais été pensé auparavant. Quelqu'un, ou bien certains hommes, ou bien encore l'homme d'une manière générale est donc comme montré du doigt dès le premier mot de la lettre.

Mais ce qui importe dans ce «nous », c'est qu'il induit en erreur très facilement. En effet, ce «nous» rapporté au «on » n'est pas une réponse à la question: qui pense? mais, pour Heidegger, une réponse à la question: qui ne pense pas? La question est même contenue dans la phrase, et il est absolument essentiel de ne pas s'y tromper. Cette question, contrairement à la question : qui pense?, peut être posée puisque celui qui ne pense pas est inclus dans un rapport de sujet à objet, soumis à la contrainte de l'objectif et du subjectif, qu'il est, en somme, un étant parmi les étants. Le «nous» désigne pour l'instant un état de la pensée, le siège d'une responsabilité collective et indéterminée pour l'oubli de la vérité de l'Etre. Il désigne le plus généralement possible le retrait de la vérité de l 'Etre.

En revanche, nous lisons au §20 : «Si toutefois nous voulons, nous les hommes d'aujourd'hui, atteindre à cette dimension de l'Etre ». Ceci donne une précision essentielle quant au «nous » puisque, pour la première fois, une solidarité naît entre certains membres de ce « nous ». Heidegger indique que le «nous» ne revêt plus l'indifférence du «on », mais découpe dans ce «on» la modernité. Les contemporains

sont «prêts» à quelque chose que le « on » n'est, d'une manière générale et anhistorique, pas susceptible d'atteindre. Qui est le «nous»? Les Allemands, le «peuple métaphysique », celui que Lacoue-Labarthe ne cesse d'emplir d'une redoutable connotation politique?1 Ou bien désigne-t-il ceux qui, aujourd'hui ou dès demain, prendrons à charge le dire de la vérité de l'E tre ? Heidegger prédique-t-il le site de la vérité comme étant essentiellement germanique, ou bien ne sont-ce pas seulement ses espoirs, indiscutablement nourris par l'histoire de la pensée allemande, qui touchent à l'Allemagne uniquement? C'est que, d'abord, toutes les langues ne sont pas susceptibles de dire l'Etre ; l'allemand y parvient mieux que toute autre (mis à part le grec). Ce «nous» repose donc bien, et avant tout, dans ceux qui parlent. Il demande en vérité : qui est l'homme en tant qu'il parle? «L'homme est l'homme pour autant qu'il est celui qui parle. »2 Nous verrons comment Heidegger établit parmi les hommes une inégalité entre, d'une part les penseurs et les poètes, et d'autre part les logiciens et grammairiens. Retenons ceci : Heidegger isole dans le «nous» qui ne pense pas une partie dont la spécificité est de pouvoir penser. Elle est constituée par les penseurs d'aujourd'hui qui, à l'écoute de l'histoire du destin de l'Etre, perçoivent son appel. Le « nous » n'est pas une réponse à la question: qui pense ? mais à la question: à qui la pensée s'en remet-elle? Quels sont ceux qui permettent cette remise? Comment la pensée est-elle encore possible? Elle l'est dans la communauté des penseurs et des poètes.

24. De l'inégalité entre les hommes (poètes et grammairiens)

L'opposition entre poètes et penseurs d'une part, logiciens et grammairiens d'autre part, devrait maintenant être bien éclaircie. Ces deux types d'hommes n'entretiennent pas avec le langage le même genre de relation, et nous savons que le rapport à la langue est crucial en ce qui concerne l'essence de l'homme. Le langage des seconds implique une pensée tournée vers l'étant, un agir loin d'être le plus haut et le plus simple, et par conséquent une relation de l'Etre à l'essence de l'homme différente de celle découlant du langage des premiers. Les penseurs et les poètes peuvent être le siège

d'une pensée comme engagement par et pour la vérité de l'Etre et la question est de savoir si la relation de l'Etre s'établit à leur égard seulement, d'une façon personnelle, ou bien si elle concerne tous les hommes.

Puisque Heidegger parle de l'essence de l'homme, cette relation n'a rien de personnel. Mais alors comment concilier ce qu'advient de cette essence avec l'autre (celle des grammairiens et logiciens) si ce n'est en considérant qu'aucune relation n'est établie entre l'Etre et ces gens-là? Cette dernière hypothèse étant exclue en raison du caractère essentiel de l'homme avec lequel l'Etre est en relation, l'impasse semble s'être refermée sur nos pas. Le fait de ne pas veiller sur l'authenticité originelle du langage, c'est en vérité s'exclure totalement de la possibilité de révéler l 'Etre, c'est ne pas laisser la pensée accomplir l'abandon auquel l'Etre nous appelle, c'est ne pas penser, c'est être étranger tant à l'essence qu'à l'Etre: c'est l'insignifiance, l'inconséquence même. Cela ne devrait pas alors exercer d'influence sur l'essence de l'homme. Et pourtant si, car elle s'en trouve contrainte, empêchée dans son

1 Philippe Lacoue-Labarthe, présentation de La Pauvreté, p. 8 et suivantes. 2Acheminement vers la parole, p.13.

déploiement. D'une part une résistance au déploiement, d'autre part un appel à l'abandon ; peut-on parler d'essence de l'homme?

Le langage importe à la pensée qui importe à l'essence de l'homme : la solution serait de parler de faux langage, de non pensée (inauthentique), pour qu'aucun conflit n'entérine le projet de penser de manière décisive, dans un langage libéré, l'essence fondamentale de l'homme et la vérité de l'Etre.

D'une certaine manière, les penseurs et les poètes sont, pour Heidegger, les seuls dépositaires d'une époque (bien plus que les fragiles politiques, les sciences en général...). Ils sont comme l'essentiel, et s'ils ne sont pas l'archétype humain, ils tiennent lieu comme de représentants. Heidegger a une vision assez élitiste de l'humanité, et l'on peut se demander si, quand il parle de l'homme, il ne pense pas strictement qu'aux penseurs et aux poètes. Car il s'agit bien au fond d'authenticité. Au §31, nous lisons d'ailleurs: «Cet «es gibt» règne comme le destin de l'Etre dont l'histoire vient au langage dans la parole des penseurs essentiels. »

L'homme du commun ne participe à l'histoire de l'Etre qu'à la manière dont, en démocratie, une voix peut faire pencher la balance d'un coté ou de l'autre. Par exemple, si tout le monde se mettait à lire Heidegger, alors l'histoire de l'oubli de l'Etre prendrait un tour nouveau. Mais en vérité cela ne vaut-il que si les penseurs futurs continuent dans la même voie: les penseurs essentiels ne disent constamment le même « que pour celui qui s'engage à penser sur leur traces. » 1 - car c'est par leur dire uniquement que s'appréciera un tel tournant, non au regard des ventes effectuées par les publications de Heidegger. On ne peut pas s'imaginer une société composée plus que de penseurs essentiels... non plus un penseur essentiel que personne n'aurait jamais lu (à part Socrate, peut-être !). Si le destin de l'Etre est l'histoire de son dire, subsiste toutefois une étroite relation entre la parole des penseurs et leur accueil (ne serait-ce que par la société des penseurs elle-même). Cette question est centrale car, si les penseurs sont les lieu-tenants de la pensée, l'histoire de l'oubli de l'Etre ou de son émergence dépend de ces gens. Or, « A chaque moment historique, il n'y a qu'un seul énoncé de ce que la pensée a à dire qui soit selon la nature même de ce qu'elle a à dire. »2 La pensée doit prendre en compte l'avancement de son histoire, et il n'y a pas qu'une vérité de l'Etre à dire d'un coup et pour toujours. Les penseurs et les poètes participent donc, par l'état qu'ils font du destin de l'Etre, de ce qu'il y a à dire, du moins en rendant propice ou bien intempestif un énoncé sur la vérité de l'Etre. Les mots ne sont pas simplement là, qui attendent d'être dits ; ils ne s'adaptent pas non plus relativement aux courants et modes en vogue. Ils ne sont pas tout faits, et ne changent cependant pas (une sentence d'Héraclite ne perd pas son sens à mesure que la métaphysique s'impose). Ils sont bien plutôt à l'écoute aux cotés des penseurs qui sont eux aussi à l'écoute. Ils se retrouvent bientôt dans la maison de l'Etre au son d'une calme patience qui destine.

1 Lettre sur l'humanisme, §98.
2Lettre sur l'humanisme, §82.

IV. Science et EXpÊRiENcE 25. Le fondement de la science (Aristote)

La recherche du fondement est une préoccupation majeure de l'activité cognitive, quelle qu'elle soit, et il importe de faire l'expérience de ce fondement

1

(Wesensgrund : fondement essentiel) . Le questionnement scientifique n'inclue pas le questionnant - qu'est le Dasein dans toute question portant sur l'essence. Il ne pense pas même l'élaboration de ce qu'est une question. Pourquoi est-il dit que le science ne pense pas? Elle s'occupe d'une partie de l'étant et cherche ce faisant à déterminer l'être de cet étant. Elle présuppose une certaine conception de l'étant qu'elle étudie (question ontique) et de son être (question ontologique). La question du sens de lÕEtre qui «supervise» ces deux attitudes, nÕy est pas pensée. Le découpage en domaines de l'étant met à jour des « concepts de base» qui, lorsqu'ils sont remis en question, montrent qu'ils ne sont finalement fondés que sur ce qu'ils fondent. Aussi le §3 de l'introduction de Etre et Temps montre-t-il à titre d'exemple que pour la science historique ce qui est « philosophiquement premier, ce n'est pas une théorie de la formation des concepts historiographiques, pas plus qu'une théorie de la connaissance historisante, pas non plus la théorie de l'histoire comme objet de l'historiographie, mais bien l'interprétation de l'étant proprement historial en son historialité. »2 La pensée de l'histoire est « fondamentale» chez Heidegger, non pas qu'elle fonde, mais qu'elle est ce en amont de quoi toute libération est rendue possible. Dans le §1, il dit de l'histoire qu'elle n'est jamais révolue, qu'elle détermine toute condition et situation humaine. Immédiatement après, il montre du doigt la constitution technique de la science historique dont les origines remontent à Platon et Aristote. C'est à leur commentaire que revient l'éclaircissement de ce dit Heidegger. Commençons pas Aristote et la question du fondement.

L'article sur «Aristote et le Lycée» (in Histoire de la philosophie I, vol. 1, p. 646 et 647) apporte de l'eau au moulin de Heidegger sur la question de l'impossibilité des sciences à se penser elles-mêmes.

« Chaque science repose sur des prémisses premières, nommées « axiomes », qui ne sont pas démontrables sans cercle vicieux à l'intérieur de la science considérée, puisqu'elles sont supposées par toutes ses démonstrations (par exemple, en arithmétique : le tout est plus grand que la partie). Les axiomes propres à une science peuvent néanmoins être démontrés à partir d'une science « plus haute », expression qui, selon les exemples qu'en donne Aristote, désigne une science plus générale et plus abstraite: ainsi les principes premiers et l'optique ou de l'acoustique peuvent-ils être démontrés par les mathématiques. Mais qu'en est-il des principes communs à toutes les sciences, comme le principe de contradiction? Ici lÕindémontrabilité du principe ne sera plus relative, mais absolue : le principe de contradiction ne pourrait être démontré sans pétition de principe, c'est-à-dire sans qu'il fût présupposé dans les prémisses de la démonstration que nous en donnerions, puisqu'il est le principe de toute démonstration. Ainsi le principe « le plus solide de tous» et « le plus connu de tous », puisque sa possession est nécessaire pour connaître quelque être que ce soit

1De l'essence de la vérité, in Q. I, p. 174. 2 Etre et Temps, p. 10.

(Métaphysique,, 3, 1005 b 10 sqq.), est-il aussi la plus indémontrable de toutes les propositions. Aussi l'équation du savoir et de la démontrabilité (É) ne vaut-elle pas pour le fondement du savoir lui-même: la logique d'Aristote, dont Hegel dira qu'elle est « la logique de la pensée finie », reconnaît ses limites dès lors qu'il s'agit pour elle de se fonder elle-même. Le savoir, dont les Analytiques nous fournissent le canon, s'enracine dans le non-savoir. La logique elle-même nous oblige à reconnaître que le rapport de l'homme au fondement n'est pas un rapport d'ordre logique et appelle un mode plus haut 1

d'élucidation . »

Heidegger propose-t-il une solution à la pensée du fondement des sciences dans la conférence Qu'est-ce que la métaphysique?, ou bien ne désire -t-il qu'insister un peu plus sur ce que les sciences ne peuvent précisément pas penser ? Heidegger montre en effet que le scientifique procède à une exclusion systématique du Rien comme ce-qui-n'est-pas-un-objet-possible pour la recherche, et commence ainsi à penser le rien.2 Il se situe en vérité son Dasein en une « instance dans le rien»; la science devrait donc prendre au sérieux le rien plutôt que de l'ignorer, de le penser comme ce qui ne se pense pas. Son fondement se révèle présentement comme métaphysique. L'unité des sciences doit être cherchée du coté de l'instance dans le rien, le fondement absolu, le fond sans fond. Ne pas penser l'expérience du rien comme le fond, c'est priver la pensée de ce à partir de quoi elle peut même penser. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien est la seule vraie question qui soit première et toujours en attente, donc dernière également. Nous n'allons pas thématiser immédiatement sur le rien, afin de ne comprendre que ce qui empêche la science de proprement penser, ce qui en son fondement lui est inaccessible.

Rivée à l'étant au moyen de l'étant, la science dispose de l'étant autant que l'étant de la science. « Tout ce qui est technique n'entre jamais dans l'essence de la technique et ne peut pas même en reconnaître les voies d'accès. » 3 La science est par excellence ce que l'Etre ne peut revendiquer, ce qui ne se laisse pas obliger par la force tranquille et non-contraignante qu'est l'Etre - engagement qui la mettrait sur le plan des essences, et éventuellement de la sienne. La difficulté qu'a la science à penser son fondement provient de ce que l'être-essentiel du fondement, qu'il soit scientifiquement ou bien métaphysiquement cherché (en tout cas logiquement), reste obscur. Outre l'expérience du rien dont nous venons de parler, et la mise en lumière d'une essence comme une tension finie qui doit « inévitablement témoigner du «non - être» (Unwesen ) dont la connaissance humaine affecte tout être (Wesen ) »4, le fondement se fait toujours dans le cadre d'une transcendance du Dasein dont « la liberté donne et prend elle-même un fondement. »5 « L'être-essentiel du fondement,

1 L'article se poursuit par une analyse de la Métaphysique d'Aristote.

2 Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 45 : «A supposer que nous ne pensions plus métaphysiquement selon la manière habituelle à l'intérieur de la métaphysique, mais qu'au contraire, à partir de l'essence et de la vérité de la métaphysique, nous pensions la vérité de l'Etre, cette question peut aussi se formuler : D'où vient que partout l'étant ait prééminence et revendique pour soi tout « est », tandis que ce qui n'est pas un étant, le rien compris de la sorte comme l'Etre lui-même, reste oublié ? D'où vient qu'Il n'en soit proprement rien de l'Etre et que le rien proprement ne déploie pas son essence ? Est-ce d'ici que vient à toute métaphysique cette fausse certitude inébranlée que l' «Etre» se comprend de lui-même et qu'en conséquence le rien se fait plus facile que l'étant? Ainsi en est -il en fait de l'Etre et du rien.»

3Le Tournant, Q.IV, p. 320.

4 L'être-essentiel d'un fondement ou « raison », Q. I, p. 91.

5Ibid.,p. 144.

c'est la triple ramification de l'acte de fonder qu'une genèse transcendantale déploie en pro-jet du monde, en investissement dans l'existant et en motivation ontologique de l'existant. » 1 La transcendance, le Dasein, le monde, l'existant, sont autant de choses que la science ne peut en toute rigueur pas penser. L'essence de ce qu'est le fondement lui étant étrangère, la compréhension du sien propre , l'est a fortiori.

Un autre exemple encore, et peut-être plus grave car il s'agit d'une philosophie s'élevant au rang de science: le «principe de tous les principes» de la phénoménologie de Husserl qui s'énonce ainsi : «toute intuition originairement donnante [est] une source de droit pour la connaissance, tout ce qui s'offre à nous dans lÕ«intuition» de façon originaire (dans sa réalité vivante pour ainsi dire) [doit] tout simplement être reçu pour ce qu'il donne, mais aussi seulement à l'intérieur des limites dans lesquelles il se donne comme étant là... » Ce principe décide de ce qui est l'affaire (die Sache) de la philosophie, de ce qui seul peut satisfaire à la méthode: la subjectivité absolue. Le fondement de la connaissance, l'intuition, définit ici non seulement ses frontières, mais encore la « qualité » de ce qui est ainsi connu. LÕépoché elle-même, si elle peut être expérimentée, n'est pas donnée dans la source de droit du don, l'intuition. «La réduction transcendantale à la subjectivité absolue donne et assure la possibilité de fonder, dans la subjectivité et par elle, l'objectivité de tous les objets (...). Si lÕon demande: dÕoù le «principe de tous les principes» tient-il son inébranlable légitimité, alors la réponse doit être : de la subjectivité transcendantale qui a déjà la » 2

été présupposée comme étant l'affaire même de philosophie.

«La liberté est le fondement du fondement, la raison de la raison. (...) Cela ne veut pas dire, si enclin soit-on à l'imaginer, qu'elle ait le caractère de lÕune quelconque des manières de fonder; non, si le fait de fonder est susceptible de modes divers, la liberté, elle, se défin it comme l'unité qui forme la base de cette dispersion transcendantale. Mais parce qu'elle est précisément cette base (Grund), la liberté est l'abîme (Abgrund) du Dasein. Non pas que la libre attitude individuelle soit infondée; mais, par ce qui fait dÕelle essentiellement une transcendance, la liberté pose le Dasein comme un pouvoir-être en possibilités multiples, lesquelles sont là béantes devant le choix d'être fini, c'est-à-dire dans son destin. »3

Le fondement de l'humanisme constitué comme science de l'homme ne peut atteindre son absolu, pas même dans le dieu. On pourrait croire, à lire Luther, que l'amour de Platon et de Cicéron est effectivement incompatible avec celui du Christ. En réalité, ce que les humanistes ont retenu de leur pèlerinage aux sources de la pensée gréco-latine, c'est que la philosophie platonicienne ou stoïcienne est une propédeutique à la «philosophie du Christ », c'est-à-dire à la vraie religion chrétienne, celle de lÕEvangile, des Épîtres de Saint Paul et des Pères de lÕEglise. L'étude des lettres et la fréquentation des grands auteurs du passé ont une finalité éthicoreligieuse4. Dans la constitution de la métaphysique comme onto-théologie et l'impossibilité des disciplines de l'étant à se penser elle-même, il est effectivement nécessaire de renvoyer la pensée du fondement à autre chose que ce qui est ainsi fondé. Aussi, Heidegger écrit-il au sujet de la théologie: «Elle commence lentement à

1Ibid., p. 152.

2Lafin de la philosophie, Q.IV, p. 292.

3 L'être-essentiel d'un fondement ou « raison », Q.I, p. 157.

4Jean-Claude Margolin, L'humanisme.

comprendre ce qu'avait vu Luther à savoir que son système de dogmes repose sur un «fondement» qui n'a pas pris naissance d'un questionnement propre à la foi et dont l'appareil conceptuel est non seulement insuffisant pour la problématique théologique mais la recouvre et la défigure. » 1 L'humanisme luthérien puise donc ses racines dans la tradition grecque, fondement de ce qui chez d'autre fonde, à savoir Dieu. La théologie ne trouve sa cause première en Dieu, mais en la méditation de la parole d'Anciens. Sur ce thème, nous pourrions demander si Heidegger ne procède pas aussi de cette manière en «puisant» chez les Grecs la «source» de ce que la pensée dit ? Non, puisque la question même de savoir si Heidegger établit un fondement de la pensée ne peut être formulée : il n'est pas celui qui sans cesse fonde et démontre car c'est , dans la fondation, justement, que se trouve le commencement qui met en danger.

«Mais la critique de la science chez Heidegger n'est pas seulement fondée, dans la postérité de Kant, sur une nouvelle critique de la causalité : elle repose sur une méditation toute nouvelle portant sur l' «être de la technique» et sur l'«être de la science». En effet, pour Heidegger, la technique est une manière de traquer et d'arraisonner le monde. L'actuelle «crise des fondements» de la science concerne seulement les concepts propres à des sciences particulières; cette crise se manifeste par un effort des sciences

de poursuivre leur recherche en adaptant leurs concepts à leurs objectifs. Mais la science ne peut se saisir elle-même dans son être. Elle s'y efforce en vain sous forme de résumés synthétiques ou d'histoires de la science. Seule la philosophie peut répondre à la question de l'être parce que la science passe outre, toujours, à la théorie du réel qui la domine et qui constitue son essence. Cette théorie du réel repose justement sur une manière de situer le monde en tant qu'objet d'arraisonnement, et cette «objectité» n'épuise nullement le réel. Il y a d'autres pistes du destin.»2

26. Sciences et vérité fondamentale (Platon)

La prétention à l'objectité du langage trouve dans les sciences sa manifestation la plus claire. Bien qu'il ne s'agisse pas que d'elles, et que dans la vie courante des énoncés catégoriques sur la vérité ponctuent régulièrement le rapport de l'homme à ce qui l'entoure, nous nous concentrons sur la question des sciences dans la mesure où c'est à elles que l'opinion s'en remet pour juger.

«Les catégories auxquelles chaque science demeure assujettie pour la structuration et la délimitation de son champ d'objectivité, elle les comprend comme des instruments qui sont des hypothèses de travail. Leur vérité n'est pas simplement mesurée à le seule capacité d'effectuation que leur application opère à l'intérieur du progrès de la recherche. La vérité scientifique est strictement superposable à l'efficience de cette effectuation. »3

Dans la vision du monde que propose la République de Platon, au-dessus du Rien qui d'ailleurs se mêle à elle, vient la doxa, c'est-à-dire le règne de l'opinion, et où par degrés on monte vers le ciel des Idées, qui est le Bien. Un des problèmes, c'est la

1 Etre et Temps, p. 10.

2 Manuel de Dieguez, Martin Heidegger et la poésie, une révolution de l'humanisme. 3Lafin de la philosophie, Q.IV , p. 285.

façon dont se rattache le monde de la doxa, le monde sensible, au monde des Idées. A ce problème, Platon répond par la dialectique. Au-dessus des opinions vient la science. Chacune des sciences délimite dans le réel un domaine particulier, et pour étudier ce domaine particulier elle constitue une hypothèse qui n'est l'hypothèse d'aucune autre science. Il en conclut qu'il doit y avoir une science très générale qui est présupposée par les sciences particulières. Mais au-dessus de cette science générale elle-même, il y a ce qui est absolument distinct de toute hypothèse, le Bien, principe suprême que nous pouvons à peine voir. Aussi faudra-t-il remonter à la science anhypothétique qui sera la science fondamentale. C'est elle que Platon veut indiquer quand il parle de la destruction des hypothèses, destruction qui les laisse valoir en tant qu'hypothèses mais qui les nie en tant que vérités fondamentales. Nous retrouvons chez Heidegger cette distance à l'égard du statut que les sciences s'octroient seules, et l'idée qu'elles valent bien quelque chose, mais uniquement dans le vase clos constitué par ses valeurs propres. Reste la question de la philosophie qui, depuis l'extérieur des sciences, leur a conféré le pouvoir de formuler des vérités: cette bénédiction surajoute à ces hypothèses scientifiques la détermination de vérité philosophique. Cette consécration prépare le lit de la toute-puissance du protocole scientifique qui non seulement se justifie lui-même, mais se voit accrédité par la philosophie du caractère de la vérité. C'est maintenant qu'il faut rappeler ceci : les disciplines constituées en philosophies et se réclamant des sciences ne sont pas moins sciences que ces dernières, et souffrent en vérité des mêmes contraintes de système de les sciences positives. La philosophie se trouve en fait ramenée avec les sciences à une seule et même activité, comme il était nécessaire en Grèce qu'un philosophe soit en même temps géomètre (Cf. le portique de l'Académie). Le succès emporté par les sciences nÕa donc pas réussi à détruire toute pensée possible, mais s'est emparé du monopole de la vérité et de sa définition (philosophico-scientifique). Ce succès fait l'économie de l'accession de la vérité commune à la vérité pure en tant que telle (par le moyen de son évaluation). où la vérité s'impose d'elle-même, de l'extérieur de la pensée, elle se révèle comme ce qu'il y a de plus proche.

Pour en revenir au problème de la vérité chez Platon, l'étude que donne Heidegger du mythe de la caverne1 peut nous aider. C'est d'ailleurs depuis cette étude et la Kehre qu'est frappé Platon d'une sorte de désaffection de Heidegger, qui continue de respecter cette pensée, mais en soulignant toujours plus ses déroutes. Si Platon dit clairement qu'il s'agit de découvrir l'essence de la formation (Bildung en allemand traduit mieux que tout autre le mot) - dans le sens où c'est le passage dÕun monde à l'autre qui constitue l'instant fondamental - Heidegger y cherche plus loin sa doctrine de la vérité. Le mythe ne se termine pas par une description de l'état de grâce qu'est la sortie de la caverne, mais sur la liberté que celui qui, retournant dans la caverne, met en danger - «danger de succomber à l'énorme puissance de la «vérité» qui y fait loi, c'est-à-dire de se plier aux prétentions de la «réalité» commune, acceptée comme la seule et unique réalité. »2

«Pour les Grecs, à l'origine, l'occultation, le fait de se voiler, domine entièrement l'essence de l'être; il marque donc aussi l'étant dans sa présence et son accessibilité: c'est pourquoi le terme qui chez eux correspond à la veritas des

1La doc trine de Platon sur la vérité, in Q.II, p. 443. 2Ibid. p. 449.

Romains et à la Wahrheit des Allemands est caractérisée par un a privatif (-).
A l'origine, vérité veut dire : ce qui a été arraché à une occultation. » 1 Dans la caverne,

2

la vérité n'est plus un non -voilement ; elle a pris un sens nouveau fondé sur lÕ alèthéia , sans que son sens primitif ne préside à ce nouveau visage. La vérité nÕy est plus dévoilement, l'ombre n'est plus l'ombre de quelque chose, mais une chose à part entière. Le soleil qui produit ces ombres est l'Idée de Bien. Elle est la Cause de tout ce qui peut être causé - des ombres notamment. Elle prend le pas sur lÕalèthéia «en ce qu'elle accorde le non-voilement (à ce qui se montre) et en même temps la perception (du non-voilé) ». 3 L'essence de l'idée cesse de se déployer, comme essence du non- voilement, mais se déplace pour venir coïncider avec l'essence de l'Idée. La vérité devient l'exactitude de la perception et du langage. Cette mutation, qui fait dÕailleurs du Bien le Divin, est le début de la métaphysique. «le transfert de l'être dans cette cause, qui contient en soi l'être et fait le jaillir de soi, parce qu'elle est, de tout ce qui est, lÕEtant maximum. » 4 La constitution de la pensée en onto-théologie jette les bases de la vérité telle qu'elle sévit encore au jour de notre modernité la plus extrême.

La vérité comprise à partir du non-voilement de l'étant soumis à lÕidea demeure engagée dans une relation avec la vue, la perception, la pensée et le langage. Or l'essence du non-voilement n'est pas fondée sur le «Raison », sur lÕ « esprit», sur la « pensée », sur le «Logos », etc. Elle doit être recherchée au niveau de lÕEtre, et son caractère privatif (a-lèthéia) tenir lieu de la positivité de lÕEtre comme cèlement. Nous pensons dès lors la vérité sur un mode qui ne fait appel à aucune Idée Supérieure, mais qui est appelé - à dévoiler le voilement.

La vérité n'est pas fondée ni « fondamentalisée » par une pensée qui s'ordonne ainsi une fin. Elle nÕest pas la distinction du vrai et du faux, ni l'évaluation de ce qui, dans le langage, y est porté en tant que vérité. Le langage nÕa pas produit la vérité de lÕEtre; c'est plutôt la vérité de lÕEtre qui donne lieu au langage, qui donne au langage son lieu. La vérité est la proximité du lieu, c'est-à-dire lÕEtre. Elle n'est pas ce qu'on voit le plus mais ce qui, au mieux, est en vue. «LÕEtre est plus éloigné que tout étant et cependant plus près de l'homme que chaque étant, que ce soit un rocher, un animal, une oeuvre d'art, une machine, que ce soit un ange ou Dieu. LÕEtre est le plus proche. Cette proximité toutefois reste pour l'homme ce qu'il y a de plus reculé. » 5 «Mais plus proche que le plus proche et en même temps plus lointain pour la pensée habituelle que son plus lointain est la proximité elle-même : la vérité de lÕEtre. »6 L'expérience de cette proximité est Ereignis. Là «avène» l'éclaircie, événement qui advient dans, par et surtout comme appropriation réciproque de lÕEtre et de l'homme. LÕ Ereignis est le milieu de la décision que commande en vain l'éternelle hésitation de lÕEtre. Il est l'éclaircie, c'est-à-dire le site du séjourner-ensemble. Nous verrons que la vérité, comme un dire non point catégorique, affirmatif et définitif, mais toujours en attente, en retrait, telle qu'elle est le site en même temps de la parole et du silence, du présent et du caché, du donné et du scellé, repose en un destin qui, lui aussi, n'est jamais

1Ibid. p. 449.

2 Notons la difficulté que présente la traduction de ce mot: une conférence de 1964 et traduite par Jean

Lauxerois et Claude Ro`ls le traduit dans le contexte de la Lichtung par: l'Ouvert-sans-retrait.

3 Politeia, VII, 517 c, 4, cité par Heidegger dans Q. II, p. 458.

4 Q.II, p. 466.

5Lettre sur l'humanisme, §22.
6Lettre sur l'humanisme, §25.

tranché, un destin dont la simplicité réside dans le «deux », une «lutte amoureuse» qui fait de ce combat le site même de la vérité. L' « en même temps» est la relation de l'homme à l'Etre qu'est le , l'éclaircie, l'Ereignis: «L'Ereignis approprie l'homme et l'Etre dans leur coexister existentiel ». 1 Le simple est dans la relation qui met en vue l'homme et l'Etre.

27. L'élément des sciences et l'expérience (1)

On peut se demander si la manière dont Heidegger veut remettre la pensée dans son élément relève de la méthodologie, en quel cas son rejet de la technique serait à replacer dans le contexte de ce que cette nouvelle méthode pourrait avoir de technique. S'agit-il seulement de l'usage de la langue ou bien de quelque chose de plus essentiel?

L'Etre est abandonné alors que la pensée devrait s'abandonner à lui. La pensée qui se hisse à la force de sa logique au sommet de la technique s'égare. Elle peut mettre en oeuvre n'importe quelle méthode: en dehors de son élément son dire reste inauthentique et la recherche d'une méthode également. Comment Heidegger compte- t-il remettre la pensée dans son élément? Comment faire pour qu'elle ne soit plus en vue de l'agir et du faire, logique et scientifique? Se libérer de l'interprétation technique n'est-ce pas déjà une tentative technique ? La libération du langage des liens de la grammaire n'est-elle pas un problème linguistique ? L'invitation à la pensée et à la poésie, un certain usage de la parole, n'est-ce pas là un début de méthode? Doit-on guérir le mal par le mal?

Heidegger ne dit pas « faire l'expérience de la pensée », mais « expérimenter purement cette essence de la pensée. »2 Il ne s'agit pas d'une manière de penser, de parler (ou même de faire), mais d'une expérience pure de la pensée. On s'aperçoit en effet que cela n'a rien à voir avec ce dont il parle: des expériences de la pensée. Là, il y aurait méthode, technique... Dans l'expérience pure, rien ne se passe, il ne se produit rien. L'Etre est l'élément de cette pensée accomplie. Au §24 de notre Lettre sur l'humanisme, Heidegger écrit : « L'Etre est Ce qu'il est. Voilà ce que la pensée future doit apprendre à expérimenter et à dire. » Nous voyons bien comment l'adverbe « purement» se trouve oblitéré dans cette phrase: la pensée future, c'est-à-dire celle qui navigue dans son élément, agit comme purement (c'est ce qu'espère Heidegger). L'expérience est défaite de tout abord technique car la pensée a appris son essence, et c'est sans « intention », sans « motif» qu'elle est dans son essence déployée le dire de l'Etre. Faire une expérience n'est donc plus du tout, comme dans le vocabulaire scientifique, la mise en place d'un protocole en vue de l'obtention d'un résultat que l'on se représente déjà (outil de la valeur qui, ainsi, accède à la vérité par l'union de la théoria et de la praxis); il s'agit ici d'une expérience diamétralement opposée puisqu'elle ne se conjugue qu'au participe présent, et n'établit rien ni n'est établie sur rien. « En vue de la vérité de l'Etre» ne signifie pas objectif, mais ce même en quoi consiste l'expérience. Ce que la pensée a appris n'est pas comme reformulé dans l'expérience parce qu'il ne s'agit que du déploiement de son essence. L'expérience de Heidegger ne s'accompagne d'aucun protocole comme c'est le cas chez Descartes, par exemple, qui nous met en situation: « je demeurais tout le jour enfermé seul dans un

1 Identité et différence, p. 27.
2Lettre sur l'humanisme, § 1.

poêle, où j'avais tout le loisir de m'entretenir de mes pensées. » 1 De telles indications marquent pour Heidegger l'empire de la logique sur la pensée; le lecteur qui n'est pas sur les bords du Danube en novembre 1619 enfermé seul dans un poêle, peut-il encore faire l'expérience de la pensée cartésienne? Et si c'était le cas, pourrait-il encore faire celle de la pensée future? Ce n'est pas à la discrétion du penseur de décider comment doit s'effectuer l'expérience de la pensée, mais à cette dernière de se déployer de telle sorte que son expérience soit rendue pure.

Lorsque Heidegger dit que la pensée n'est pas dans son élément, ce n'est pas tout à fait juste, car il pense alors à l'essence de la pensée. L'expérience pure de l'essence de la pensée accomplit la relation de l'Etre à l'homme. Mais l'essence de la pensée non déployée, comment l'appeler sinon «pensée»? La pensée non accomplie n'a pas pour élément l'Etre, mais elle est tournée vers l'étant. Elle s'est entichée de la science, s'est faite logique et rationnelle. Elle se complait depuis 3000 ans dans cet élément qui n'est pas l'Etre, auquel elle s'est adaptée. Remettre une chose dans son élément ne signifie donc pas ici: la déplacer dans d'autres régions. La pensée technique restera où elle est, dans l'étant. Un changement doit se produire ; mais l'essence de la pensée est déjà, elle aussi, dans son élément. Il ne saurait en être autrement, sans quoi elle ne serait pas essence de la pensée.

C'est cette homonymie entre pensée non accomplie et essence de la pensée qui pose problème, et sur laquelle Heidegger joue quelque peu. Il cultive cette ambiguïté alors même qu'il essaie de prévenir la pensée de se prendre pour ce qu'elle n'est pas ! Remettre la pensée dans son élément ne signifie pas lui faire dire des choses plus authentiques, mais la rendre elle -même plus authentique. Cela signifie la déployer dans la plénitude de son essence.

En croyant que la pensée technique est accomplie, que c'est là son essence, nous la situons dans un élément -la praxis- qui n'est pas celui de la pensée accomplie. Il s'agit d'un malentendu. Ce qui n'est pas dans son élément n'est pas l'essence de la pensée, mais la pensée technique ou pratique telle que nous l'avons connue jusqu'à présent. En remettant la pensée non-accomplie dans son élément, savoir l'étant, nous nous engageons d'ores et déjà dans l'accomplir de l'essence de la pensée, dans son élément propre: l'Etre. Science et pensée sont toutes deux dans leur élément, respectivement l'étant et l'Etre. Il ne s'agit pas de mettre la science dans l'élément de l'Etre (cette tentative s'appelle: métaphysique). L'élément est immuable, et c'est seulement ce qui s'y trouve qui est convenant ou ne l'est pas. Ce n'est que la relation d'une chose à son élément qui la place dedans. Or Heidegger découvre que la science n'établit aucune relation avec l'Etre ; qu'au contraire l'Etre revendique la pensée.

«La pensée est échouée en terrain sec»: l'essence de la pensée, parce qu'elle est restée non déployée, s'atrophie, s'asphyxie, ne pouvant respirer l'air qui est le sien, celui de l'Etre. La pensée a survécu tout ce temps non-déployée en suffoquant péniblement dans cet Oubli, l'air impur de la technique. Prise en otage, la pensée s'est adaptée, s'est résignée à vivre en terre d'exil. Mais sa terre promise est là qui l'attend, et qui appelle au voyage que sera le déploiement.

1 Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie.

28. L'élément n'est pas pensé : la pensée est de l'Etre

Ne peut être accompli que ce qui est déjà. Ce qui est en la chose, c'est son essence. Or lÕEtre est déjà pleinement. Il nÕa pas d'essence mais une vérité. Bien que l'essence et la vérité aient ceci de commun qu'elles sont toutes deux amenées à être portées au langage, il nÕen reste pas moins que lÕEtre nÕa pas dÕessence qui attende d'être déployée. Nous lisons par exemple au § 29 que le «gibt » désigne l'essence de lÕEtre. Pour autant, il ne faut pas trop rapidement s'aventurer à dire que lÕEtre a une essence comme toutes les autres choses car, en l'occurrence, «Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert est lÕEtre même. » Parler de l'essence de lÕEtre, c'est ne rien dire de plus que lÕEtre. Ce n'est donc pas l'essence de lÕEtre qui est accomplie !

Rappelons-nous que l'accomplir se fait avec une certaine autonomie par rapport à la chose accomplie (l'objet de l'agir n'est pas assigné à son essence qui est d'accomplir). Toutefois, c'est la pensée qui accomplit, comme nous venons de le voir en essayant de penser l'essence de l'agir. C'est en effet elle qui a déployé l'essence de l'agir. Contrairement à l'agir, la pensée se voit contrainte dans l'étendue de ce qui est à penser. Sa tâche essentielle n'est pas l'accomplissement de n'importe quelle chose, elle n'est pas indifférente à son contenu, elle n'est pas le cadre vide de l'idée de déploiement d'une essence. Elle «accomplit la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme. » Ce qui nous intéresse, c'est cette symétrie entre d'une part « déployer une chose dans la plénitude de son essence» et, d'autre part, «la pensée accomplit... ». Cela signifie que «la pensée déploie la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme dans son essence ». Ce qui est accompli n'est pas lÕEtre mais sa relation à une essence qui n'est pas la sienne. Un premier problème survient : nous croyions que l'accomplir était celui d'une chose en son essence. Maintenant nous n'avons pas une seule chose mais une relation entre lÕEtre et une essence. L'essence de la relation entre une essence et lÕEtre : le problème semble se compliquer dÕun coup.

On aurait pu penser que ce qui allait être déployé, c'était lÕEtre dans son essence. Alors peut-être sa relation est-elle l'essence de lÕEtre! Mais on ne peut pas dire que la pensée déploie lÕEtre car il est ce qui est avant tout, une plénitude qui n'est pas capable de moindre, donc de déploiement; il est avant tout, donc avant le déploiement, avant les essences, avant l'homme. C'est pourquoi ce n'est que sa relation à - ces choses qui ne viennent qu'ensuite1, relation à l'essence de l'homme - qui peut être déployée.

La pensée se laisse revendiquer par lÕEtre pour dire sa vérité. La pensée n'accomplit pas avant tout ce qui est avant tout (lÕEtre) mais la relation de ce qui est avant tout à ce qui pense avant tout. Cela voudrait dire que ce qui importe le plus n'est ni lÕEtre, ni l'essence de l'homme, mais leur relation.

Pourquoi la pensée n'accomplit-elle pas ce qui est avant tout? Pourquoi lÕEtre ne s'accomplit-il pas ? «Ce qui est déjà» est une chose; lÕEtre nÕen est pas une. La relation de lÕEtre à lÕessence de l'homme est une chose. En tant que telle elle a une essence qui peut être déployée par la pensée. Heidegger ne se propose pas de penser lÕEtre car la pensée nÕy trouverait aucune essence à déployer, mais la relation de lÕEtre à l'essence de lÕhomme dont l'essence demande encore à être pensée, c'est-à-dire

1 Nous verrons que cet avant et cet ensuite ne recouvrent pas de dimension chronologique.

déployée. A la rigueur, on pourrait dire au moins provisoirement que lÕEtre ne se pense pas - en tout cas pas en dehors de sa relation avec l'essence de l'homme. C'est pourquoi la «pensée de lÕEtre» doit être comprise comme l'engagement de lÕEtre et son génitif (que nous analyserons bientôt), et non pas comme l'empire de la pensée sur lÕEtre.

L'agir de la pensée n'est donc pas le même suivant qu'il s'agisse d'une «chose qui est déjà » ou bien de «ce qui est avant tout ». Dans les deux cas il faudra porter quelque chose au langage: dans le premier, ce qui dans la chose est, son essence déployée, dans le second, la vérité de ce qui sans cesse se cèle et se retire. Cette différence est celle qui existe entre ce-qui-est-à-penser et l'élément dans lequel la pensée pense. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'en lÕEtre lÕà -penser est sa relation à l'essence de l'homme, sa vérité en tant qu'elle se retire, mais pas lÕEtre lui-même comme quelque chose de simple.

«En un mot, la pensée est la pensée de lÕEtre. Le génitif a un double sens. La pensée est de lÕEtre, en tant qu'advenue par lÕEtre, elle appartient (gehren) à lÕEtre. La pensée est en même temps pensée de lÕEtre, en tant qu'appartenant à lÕEtre, elle est à l'écoute (hren) de lÕEtre. »1 Le jeu de mot entre hren et gehren indique que l'écoute en mouvement assigne. En effet, le préfixe ge- indique souvent une action. La pensée hrt et gehrt à lÕEtre, cette appartenance assignante étant lÕagir de l'écoute.

La pensée de l'élément de la pensée ne déploie pas une essence - l'essence de ce qu'elle pense - mais elle est déployée en son essence. Son dire est donc essentiellement différent de celui d'une pensée qui pense l'essence et qui porte au langage l'être de cette chose. Pourtant, la pensée reste pensée conforme à son essence dans le deux cas - dire lÕEtre et dire le cèlement de lÕEtre sont en la maison de lÕEtre la même chose.

29. Découvrir l'essence de la pensée (laisser la pensée penser)

Demander quelle est l'essence de la pensée revient à demander ce qui en la pensée est. Or la pensée n'est que pour autant qu'elle pense, c'est-à-dire qu'elle est «en train deÉ », qu'elle se décline au participe présent. Si «La pensée agit en tant qu'elle pense »2, il est vrai de dire qu'elle pense en tant qu'elle agit. Nous pouvons comparer une pensée qui agit à celle qui accomplit; la réflexion de l'artisan qui crée une pipe, par exemple. Dans ce cas, la pensée n'est pas pensée, elle n'est pas réalisée, elle n'est pas déployée dans son essence qui est d'accomplir la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme. Elle est pensée comme agissante, non comme accomplissante. Or, si lÕon devait user dÕun participe présent, ce ne serait pas au niveau de l'agir en ce sens que l'agir conjugué au participe présent est l'accomplir. C'est son essence qui se révèle ainsi, et son présent (agit) se dit du travail que la pensée effectue. Le §83 dit : «La pensée travaille à construire la maison de lÕEtre ». C'est parce qu'elle travaille à quelque chose que l'agir n'est pas en soi sa propre fin. LÕon ne pense pas pour le plaisir. Dans ce long travail l'essence de l'agir est déployée; elle est accomplir. L'action de la pensée est accomplissante. L'essence de la pensée une fois déployée la révèle comme ce qui accomplit la relation de lÕEtre à l'homme.

1 Lettre sur l'humanisme, §3.
2Lettre sur l'humanisme, § 1.

Ce à quoi Heidegger essaie de nous conduire presque incidemment, c'est à la pensée de la pensée, à ce déploiement de l'essence de la pensée. Il joue le jeu très fin du «lecteur malgré lui ». Sans crier gare, Heidegger énonce l'essence de la pensée déployée par et pour elle-même. A l'occasion de cet exemple de l'agir, Heidegger nous a en fait préparés non seulement au déploiement de l'essence de l'agir, mais encore à celui de lÕessence de la pensée. Nous avons d'ores et déjà été mis dans une situation de pensée, ce qui répond fort bien à l'indication que Heidegger donne dans Qu'appelle-t-on penser ?, p. 22:

« Nous accédons à ce que l'on appelle penser si nous-même pensons. »

En opposant la pensée agissante (productive) à la pensée accomplissante (présentative), il distingue en vérité la non-pensée de la pensée, la pensée qui ne pense pas de celle qui pense. Sous nos yeux, l'auteur déploie en neuf lignes l'essence de la pensée : il accomplit la pensée. Il n'est pas sûr qu'il ait déployé dans sa plénitude l'essence de l'agir (autrement qu'en la qualifiant de pensée) mais l'essence de la pensée vient de trouver sa plus haute observation. L'action de la pensée est le déploiement de sa propre essence. En déployant l'essence d'une chose, la pensée déploie la sienne propre (elle est la seule à ne devoir compter que sur elle -même pour voir son essence déployée). En poursuivant la construction de la maison de lÕEtre, elle se donne toujours plus d'espace pour dire ce qui est, et donc de se déployer dans la plénitude de son essence. Pourquoi Heidegger ne formule-t-il pas une telle proposition? L'action de la pensée (« la pensée agit en tant queÉ »; «L'essence de l'agir est l'accomplir» et «accomplir, c'est déployer une essence ») - l'action de la pensée est le déploiement; de sa propre essence (« penser de façon décisive l'essence de l'agir »). Il y a toujours un réfléchir dans la pensée qui se touche lorsqu'elle est, lorsqu'elle remet au langage.

C'est du «sein même de l'emprise de la métaphysique »1 qu'une telle question peut être posée. En effet, «En procédant ainsi, nous nous transposons immédiatement dans la métaphysique. De cette seule manière, nous lui procurons la possibilité adéquate de se présenter elle-même. »2 « Il faut que dès le début toute question portant sur lÕ «Etre », et même celle qui porte sur la vérité de lÕEtre, s'introduise comme une question métaphysique. » Car il ne faut pas oublier que « la métaphysique exprime constamment lÕEtre dans ses modalités les plus diverses. » 3 C'est pourquoi Heidegger interrogeant l'humanisme métaphysique éclaire-t-il la question de la métaphysique ainsi exemplifiée. « Chaque question métaphysique embrasse toujours lÕensemble de la problématique de la métaphysique. Elle est, chaque fois, lÕensemble lui-même. Mais alors, aucune question métaphysique ne peut être questionnée sans que le questionnant - comme tel - ne soit lui-même compris dans la question, c'est-à-dire pris dans cette question. »4 Heidegger rend hommage à la métaphysique lorsqu'il entreprend de l'interroger depuis son sein (comme une inter-view) et qu'il écrit que le dépassement de l'existant, « c'est la métaphysique elle-même. Ce qui implique que la métaphysique

1Lettre sur l'humanisme, §10.

2 Qu'est-ce que la métaphysique?, Questions I, p. 47 3Ibid., p. 29

4Ibid., p. 48

com-pose la «nature de l'homme». » 1 En effet, dans la question métaphysique c'est l'essence de l'homme qui mise en question (« C'est nous qui interrogeons, ici et maintenant, pour nous. »). Mais cette démarche n'est pas aussi généreuse qu'elle n'y paraît, conduisant immanquablement au sévissement des limites de la métaphysique et, finalement, à son «sortir ». «La destruction n'a pas davantage le sens négatif d'une évacuation de la tradition ontologique. Au contraire, elle doit situer celle-ci dans ses possibilités positives, autant dire toujours dans ses limites (É). Mais la destruction ne veut point enfouir le passé dans le néant, elle a une intention positive; sa fonction négative demeure implicite et indirecte »2. Se heurter aux limites depuis l'intérieur, manière de dépasser en conservant, ce que désigne parfaitement le terme hégélien « aufheben ».

« Le mot (déchéance) ne s'applique pas à un péché de l'homme

compris au sens de la philosophie morale et par là même sécularisé, il désigne un rapport essentiel de l'homme à l'Etre à l'intérieur de la relation de l'Etre à l'essence de l'homme. » 3 La philosophie ne se trouve pas déchue du fait que la pensée se tourne enfin vers la question de la vérité de l'Etre. De même, ni la métaphysique ni, plus précisément, l'humanisme, ne sont-ils « invalidés », « anéantis» par Heidegger. Bien au contraire, ce dernier se nourrit-il de tradition, recevable au titre d'un legs. « Cela peut avoir son intérêt; mais, à vrai dire, seulement si notre sens de la tradition est encore en éveil. »4 Ainsi la question de savoir « si l'essence de l'homme, d'un point de vue originel et qui décide par avance de tout, repose dans la dimension de l'animalitas » mérite-t-elle d'être posée.5

Parvient-on à connaître6 l'humanisme ou bien la métaphysique? Une question métaphysique ne se condamne-t-elle pas à rester apodictique, et finalement ne valoir qu'en tant que question ? Reformulée telle quelle à la fin de la conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, la question : « Pourquoi, somme toute, y a-t-il de l'existant plutôt que rien? » n'aura pas été l'outil du dépassement de la métaphysique, étant lui- même métaphysique. Elle est son propre obstacle. La métaphysique ne parvient pas à sortir de soi. Or « l'essence de la métaphysique est autre chose que la métaphysique. »7 La question « qu'est-ce que la métaphysique?» qui interroge son essence, n'est donc pas métaphysique. D'où le besoin qu'éprouve Heidegger de « sous-traiter» le problème.8 La métaphysique, au titre même de l'humanisme, est une philosophie de l'étant pris dans sa totalité (cf. Aristote, pour qui la philosophie est spécialisée en généralités). Prise dans son ensemble au point qu'elle soit interrogée dans son essence, elle n'interroge plus métaphysiquement (le questionnant étant devenu le questionné), et la question doit être reformulée en termes non métaphysiques. Seulement, il n'est

1Ibid., p. 71

2 Sein undZeit, §6, p. 22

3Lettre sur l'humanisme, §25.

4 La thèse de Kant sur l 'Etre, Questions II, p. 377

5 Heidegger fait-il preuve de condescendance? Cette question aurait pu être déclarée nulle et non avenue dès le départ, la pensée de l'Etre s'étant libérée déjà de ce préjugé métaphysique ; mais il faut bien que la destruction ontologique se donne un objet, s'ordonne à une problématique.

6 Dénotation scientifique.

7 Qu'est-ce que la métaphysique?, Questions I., p. 26

8 Une ontologie fondamentale ne décrit pas la métaphysique aussi bien qu'elle ne le fait elle-même (la métaphysique) lorsqu'elle questionne. L'oubli de la question de l'Etre n'est que plus visible dans une démarche métaphysique. La pensée de la vérité de l'Etre, en se remémorant l'oubli, le cache, le « dénature ».

pas possible de mettre la métaphysique en question si le questionnant ne l'est plus. Cette impasse force le penseur à renoncer à l'établissement logique d'une origine métaphysique de la métaphysique Ð et donc, de l'étant. «Si elle n'enquête pas sur l'étant et ne recherche pas pour lui la Cause première étante, la question doit s'appliquer à ce qui n'est pas l'étant. »1 L'institution de la différence ontologique permet de penser l'Etre défait de l'étant Ð cette différence est ramenée dans le Tournant à la relation de l'Etre à l'essence de l'homme.

30. La pensée ne produit rien (1 et 90)

«La pensée est attentive à l'éclaircie de l'Etre, lorsqu'elle insère son dire de l'Etre dans le langage qui est celui de l'abri de l'ek-sistence. C'est ainsi que la pensée est un faire. »2 «La pensée est supérieure à toute action et production, non par la grandeur de ce qu'elle réalise ou par les effets qu'elle produit, mais par l'insignifiance de son accomplir qui est sans résultat. »3

La pensée «ne constitue ni ne produit elle-même la relation [de l'Etre à l'essence de l'homme]. ». Elle «n'est pas d'abord promue au rang d'action du seul fait qu'un effet sort d'elle ou qu'elle est appliquée àÉ »4

Elle est d'abord promue au rang d'action: la promotion s'effectue tout de même chez Heidegger et constitue une nouveauté, un progrès philosophique. Mais la nouveauté ne vient pas de ce que la pensée est considérée comme active, car c'est là un lieu commun de la philosophie de l'action: tout ce qui produit un effet est une action (utilité). Il est évident que la pensée s'est déjà présentée comme utile, elle a déjà été promue au rang d'action. Mais ce n'est pas d'abord pour cela qu'elle doit l'être. C'est une bonne raison, certes, mais elle est seconde. Ce n'est pas lorsqu'elle produit des effets qu'elle est un agir au plus haut degré, mais quand elle pense, quand elle accomplit, quand elle déploie une chose dans la plénitude de son essence. Elle est plus agir quand elle ne produit rien. Le plus on produit, le moins on agit. Elle est agir quand elle déploie cette relation, relation qui existe déjà et dont le signe est dans l'étant qui historialise ainsi cette relation (d'où la légitimité d'une histoire de la pensée de l 'Etre Ð ce que Heidegger examine abondamment par la suite).

L'inventeur qui produit le concept de pipe a bien produit quelque chose, et Heidegger ne le nie pas. Ce dont il cherche à nous mettre en garde, c'est la prétention du penseur à produire ce qui existe déjà, à savoir cette relation de l'Etre à l'essence de l'homme, et de s'en déclarer l'auteur. Qui a cru produire cette relation? Toute la métaphysique et plus précisément l'humanisme. Lorsque Heidegger relève les limites Ð voire même le caractère erroné Ð de la métaphysique, la pensée qu'il cherche à déployer en son essence ne crée pas cette relation : elle est restée ignorée. L'accomplir étant rendu impossible en raison de ce cèlement, la métaphysique s'est crue fon dée à produire afin de combler le vide qu'elle est manifestement.

C'est aussi une manière de prévenir par avance que l'auteur ne nous entraîne pas dans des élucubrations fantaisistes, qu'il n'invente rien, que tout est là, qu'il n'y

1Ibid., p. 44

2Lettre sur l'humanisme, §90. 3 Ibid.

4Lettre sur l'humanisme, § 1.

manque plus que le dire. Déjà Heidegger commence-t-il à se justifier, mais ce n'est pas encore contre d'éventuelles attaques. C'est le projet heideggérien dans son entier qui trouve son impulsion primordiale dans cet appel. La pensée dit ce qui est et ne produit rien ; lÕerreur n'est pas de la pensée qui n'accomplit rien qui ne soit déjà (en particulier la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme), elle est l'attribution au pouvoir de la pensée d'une production d'idées étrangères à son essence.

La pensée agit de plusieurs manières, mais elle est la plus réalisée, la plus haute et la plus simple lorsque, en elle, lÕEtre vient au langage. Accomplir la relation est, pour la pensée, présenter cette relation à lÕEtre comme ce qui lui est remis à elle-même par lÕEtre. La pensée présente cette relation: elle ne dit pas, elle n'est pas le dire lui- même non plus. La pensée n'agit pas en tant qu'elle dit (on pourrait avoir l'impression que quelque chose se produit alors1 ou qu'il suffit de parler pour penser)

mais en tant qu'elle pense, c'est-à-dire qu'elle présente une relation et, nous le verrons, dire l'Amour.

31.Die Kehre

C'est dans la Kehre que naît la véritable révolution heideggérienne, ce dÕoù jaillit la pensée plus authentique qu'il soit donné de penser. De la Stimmung dans Sein und Zeit nous passons à l'expérience pure dans la Lettre sur l'humanisme, et le Tournant marque la constitution de la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme, ainsi que celle de l'homme à lÕEtre comme ce qui, en son essence, s'est accompli. Le rapport à l'étant n'est plus nourrit du même sens que ce qu'une situation aura pu lui donner jusqu'à présent. Le sens sÕune situation est enfin destiné par la pensée de cette situation - et quÕest cette situation. La situation n'est que de pensée. Une pensée qui ne sÕen tient pas à l'étant ne le met cependant pas entre parenthèses, n'effectue aucune suspension à son égard (comme c'est le cas chez Husserl ou Descartes). « Sans doute, lorsque la pensée représente l'étant comme étant, se réfère-t-elle à lÕEtre. Mais en vérité elle ne pense constamment que l'étant comme tel, et non point et jamais lÕEtre comme tel. (É) Car c'est dans la lumière de lÕEtre que se situent déjà toute sortie de l'étant et tout retour à lui. (É) Seulement dans le percevoir l'homme lui-même peut toucher à lÕEtre (0ryEtv, Aristote, Mét. 0, 10). »2 L'homme n'est donc pas mis entre parenthèses non plus au sein de ce qui l'entoure, sa terre, son temps, ce qu'il aime, bien au contraire.

Le mouvement de va-et-vient de lÕEtre à l'étant qu'on observe dans l'attitude métaphysique n'est pas sans rappeler lÕek-sistence elle-même comme le rapport réciproque dÕun étant à lÕEtre, ainsi que le rapport que ce dernier entretient avec ce rapport (« LÕEtre est lui-même le rapport »). Mais ce mouvement de la métaphysique institue le cèlement comme tel. Il subit, par excellence, l'assaut du ressac et reste pantois après que se soit retirée la vérité de lÕEtre. Il se heurte à ses propres limites contre le retrait de lÕEtre. Cet espace où cherche à se hisser la métaphysique n'est pas l'élément de la pensée. Le va-et-vient de l'étant à l'étant reste irrémédiable tant que

1 Lettre sur l'humanisme, §83 : «La pensée travaille à construire la maison de lÕEtre ». Le verbe «travailler» n'est pas utilisé dans son acception matérialiste, au sens de la transformation par quelqu'un de quelque chose, de la production d'une valeur sur-abondante à la chose, mais au sens de la patience du laisser-être. Il est bien précisé au §84 que « Jamais toutefois la pensée ne crée la maison de lÕEtre. »

2Lettre sur l'humanisme, §22 et 23.

n'est pas pensée la relation de l'homme à l'Etre. N'oublions pas que le Dasein est lui- même un étant, qu'il est celui-là même ce sur qui le retour se fait. Le cèlement de la vérité de l'Etre «n'est pas une insuffisance de la métaphysique, c'est au contraire le trésor de sa propre richesse qui lui est à elle-même soustrait et cependant présenté. »1 C'est à partir de ce va-et-vient que survient la relation de l'Etre à l'homme, relation éminemment: Amour. L'étant touche à l'Etre mais sans l'atteindre toutes les fois qu'il passe «par la médiation d'un regard sur l'Etre. »2 Ce jeu de regards amical prend une dimension nouvelle lorsque le Dasein entretient avec l'Etre une relation véritable, relation qui non seulement appartient à son essence, mais qui a elle-même une essence, et que la pensée de l'homme déploie.

Sein und Zeit est resté métaphysique, et la Lettre sur l'humanisme semblait également devoir s'y résigner (cf. note de Heidegger au § 1). En vérité, ce qui n'est pas de la pensée est immédiatement métaphysique - on ne peut honnêtement espérer ne toucher qu'au domaine de l'indemne lorsqu'est entreprise la tâche de remettre la pensée dans son élément. Nul Tournant ne peut croire y parvenir. Car la métaphysique s'étend jusque dans notre être -au-monde, être-aux-mots également; avant que ne soit atteint l'ek, la sistence est frappée du destin de l'oubli. Dans la quotidienneté même, l'existence est métaphysi que. Elle cherche pourtant le « sortir» qu'elle pressent vers le domaine «-sisté ». Ce domaine destinal lui reste caché. La sortie de l'étant que tente la métaphysique n'est pas la vérité de l'effort métaphysique, une fin poursuivie par elle, ce qui en elle destine: la métaphysique n 'a pas de destin propre et le cherche encore.

Un parcours des oeuvres de Heidegger donne un intéressant éclairage sur la question de l'homme. La Kehre est d'ailleurs visible et indique comment Sein und Zeit a tenté de posé la question sans y parvenir, et quel vocabulaire fut finalement retenu pour sa formulation.

1927:

«Les origines dont dérive l'anthropologie traditionnelle (É) montrent que la question de l'être de l'homme a été oubliée lorsqu'on s'est efforcé de déterminer l'essence de l'étant «homme». »3

1929:

«Plus originelle que l'homme est la finitude du Dasein en lui. »4

1929-1930:

«Qu'est-ce que l'homme? Une transition, une direction, un orage qui balaie

notre planète, un retour ou un rebut des dieux ? Nous ne le savons pas. »5 1936-1938 :

«La question : «qui est l'homme ?» a maintenant l'aspect d'une voie dégagée et

qui néanmoins, courant sans abri, fait tomber sur elle l'orage de l'Etre. »6 1944:

1Lettre sur l'humanisme, §24.
2Lettre sur l'humanisme, §22.

3 Sein und Zeit, p.49.

4 Kant et le problème de la métaphysique, p. 285.

5 G.A.29/30, p. 10.

6 G.A. 65, p.300.

«L'Etre lui-même ne pourrait être éprouvé sans une expérience plus originaire de l'essence de et ».1

l'homme, réciproquement

1946:

«Là où l'homme s'est égaré dans son ascension vers la subjectivité, la descente es plus difficile et plus dangereuse que la montée. La descente conduit à la pauvreté de l'ek-sistence de l'homo humanus. »2

1954:

« Nous ne sommes avant tout nous -mêmes et ne sommes ceux que nous sommes que pour autant que nous montrons ce qui se retire. Cette monstration est notre essence. Nous sommes en tant que nous désignons ce qui se retire. Désignant cette direction, l'homme est l'être qui désigne. »3

1954:

«Les mortels sont les hommes ».4

1959:

«L'homme est l'homme pour autant qu'il est celui qui parle. »5

Avons-nous réussi à comprendre ce qu'est l'expérience de la pensée? Nous avons tenté de déceler l'essence de l'agir, mais ne sommes pas encore parvenus à ce que Heidegger indique par ailleurs: « En tant que résolu, le Dasein agit déjà. Nous évitons intentionnellement le mot «agir». Car pour l'adopter dans notre terminologie, il faudrait arriver à le recomprendre assez amplement pour que l'activité englobe jusqu'à la passivité de la résistance. »6 Nous avons jeté une lumière sur l'expérience. Mais avant que ne soit expérimentée la passivité de la résistance, il faudra passer par l'agir/penser du monde, pour qu'enfin soit mis à jour le destin de cette pensée et la Pauvreté dans lequel cet Amour nous jette.

1 G.A. 55, p.293.

2Lettre sur l'humanisme,?

3 Vortrge und Aufstze, p.135. 4Ibid., p.177.

5Acheminement vers la parole, p.13. 6 Sein undZeit, p. 300.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote