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Lecture de la Lettre sur l´humanisme de Martin Heidegger

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par Olivier-Paul Nirlo
Université de Bourgogne, Dijon - Maîtrise 2006
  

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PARTIE III : LE DESTIN DE LA

PENSEE

IX. L'absence de patrie

« Wo, wo leuchten sie denn, die fernhintreffende Spr·che? Delphi schlummert und wo tnet das grosse Geschick? »

« Où brillent-ils, les oracles qui portent loin? Delphes somnole - où retentit le grand destin ? »

1

Hölderlin, Pain et vin.

53. La patrie comme le , la proximité « de » l'Etre : habiter (35)

La patrie est la Terre sienne, celle que l'on habite parce que l'on y est né, mais surtout parce que l'on y mourra. L'être-pour-la-mort a comme destin le là. La patrie s'entend comme proximité à l'Etre, le «là» de l'être-là. Elle est ce lieu où chacun est (soi). Sans ce , pas d'être-, et c'est l'ek-sistence même qui est remise en cause. Mais Heidegger ne dramatise pas tant qu'il n'y semble : le Dasein ne succombe pas à l'absence de da. Mais il y a une triste raison à cela : la vérité de l'Etre ne triomphe pas avec Heidegger et Hölderlin, qui ne suffisent à eux deux à restituer à l'homme sa patrie et à l'Etre sa proximité.

Cet appel au retour de la patrie, avec l'histoire qu'on connaît de Heidegger et son adhésion au parti national-socialiste, peut sembler de prime abord dangereux. Mais il s'en prévient immédiatement en indiquant que le mot «patrie» « est ici pensé en un sens essentiel, non point patriotique, ni nationaliste, mais sur le plan de l'histoire de l'Etre. »2 En effet, du «là » à l'idée de nation, c'est bien plus que le gouffre d'un

1 Vers cités par Heidegger dans La provenance de l'art et la destination de la pensée, 1967, in Cahiers de l'Herne Heidegger, p.85.

2Lettre sur l'humanisme, §35.

champs lexical qu'il faut franchir. C'est justement parce que c'est une question de vocabulaire qu'un mot pareil s'intègre dans cette réforme de la langue métaphysique et son dépassement vers une ontologie fondamentale. Le mot délié de son sens (trop) premier prend place dans la pensée de lÕEtre. En même temps, «l'absence de patrie» désigne plus judicieusement le délaissement de l'homme moderne. Si en effet nous disions « absence de lieu », nous dénoterions une spatialité du impropre au Dasein et un ethos (au sens de tanière) indéterminé de l'homme ne cherchant qu'un lieu plutôt que sa négation, un non-lieu, un néant. Or l'homme ne cherche pas un lieu (il est déjà dans l'étant) mais son site, c'est-à-dire sa patrie. La Lichtung qu'est le se dit patrie parce qu'ainsi cette éclaircie est mise sur le plan d'une histoire, savoir celle de lÕEtre. Car, en effet, qu'est-ce qui fait d'une patrie ce qu'elle est? C'est bien entendu son histoire. La cohésion qu'elle incarne n'est pas contre d'autres unités possibles car elle est la seule «en course ». Elle s'oppose à lÕin -cohésion, à l'incohérence. LÕimpropreté, l'inauthenticité sont ce contre quoi la patrie unit. Le rassemblement des hommes en leur essence demeure pour eux dans un retour à cette patrie, le là de lÕêtre-là. C'est pourquoi il ne peut y avoir de nationalisme basé sur cette conception de la patrie. Tous les hommes sont invités à être hommes. La patrie est l'ouverture même. LÕon habite chez soi ; ou plutôt, lÕon habite, lÕon est chez soi. Ne lÕêtre pas, c'est ne pas habiter.

L'homme habite la vérité de lÕEtre.1 C'est cet habiter qui est laisser-être de lÕek - sistence, qui autorise la reconnaissance de ce qui assigne. L'homme y est en-joint à lÕEtre par lÕEtre. Il y dé-couvre la loi en se conformant à lÕappel du destin. Cet habiter seul fait de l'expérience de l'homme un séjour. Or, «ce séjour seul accorde l'expérience de ce qui tient. La vérité de lÕEtre fait don du maintien pour toute contenance. »2 L'homme séjourne dans le - l'animal évolue dans un univers environnant. Il y reçoit l'écoute du pouvoir aimant de lÕEtre qui peut la pensée. La différence ontologique, si lÕon veut, peut se dire aussi la différence entre le désert de la bête et la patrie de l'homme. LÕon n'accède au déploiement de son essence que pour autant que lÕon sÕy conforme. La patrie fait-elle figure de ce que rappelle lÕéducation au sens grec ? La mère prodigue sa vérité aux enfants du site. En retour de cet appel, et pour lÕek-sistence que guide la pensée, l'homme est à la veille : il est le Berger de lÕEtre. La conservation dans le langage, et la mémoire de ce qui y a été porté mérite le soin de l'homme. Car le souci de la convenance demeure en la patrie (il s'agit quasiment de civisme). Pour autant, Heidegger n'entend pas la patrie au sens dÕun site politique où repose la pensée en tant qu'agir. Il est dit maintes fois que ni la politique ni l'éthique ne doivent entrer dans la pensée de lÕEtre. Pourtant, Heidegger analyse le nationalisme dÕun point de vue métaphysique. Etablit-on la proximité entre la pensée et le politique lorsqu'on pense ce dernier?

54. Le destin politique (35 à 41)

«Sur le plan de l'histoire de lÕEtre, il est certain qu'en lui [le communisme] s'exprime une expérience élémentaire du devenir du monde. » 3 Le politique, parce qu'il est la gestion d'une partie de l'étant pris dans une généralité plus ou moins

1 Lettre sur l'humanisme, §83.
2Lettre sur l'humanisme, §89.
3Lettre sur l'humanisme, §40.

établie, et parce qu'il comporte des prémisses anthropologiques, est une forme de métaphysique. Il est plus précisément une métaphysique appliquée, basée sur un matérialisme nécessairement historique. Or toute métaphysique participe de l'histoire de l'Etre. Il est donc possible de placer le politique sur le plan de l'histoire de l'Etre, mais seulement sur le plan de l'histoire, car c'est la manifestation du destin de l'Etre s'historialisant qui touche à l'étant, non l'Etre lui-même. Le politique métaphysique est la mise en oeuvre d'un transcendance citoyenne, de l'orientation de l'existence du citoyen en vue d'un destin. Le politique ne peut donc être analysé en d'

autres termes que ceux du destin. Dans le De republica, Cicéron traite de l'origine des sociétés humaines, des lois de développement des cités et des rapports entre le droit et la raison, la nature et la loi. L'histoire y apparaît comme l'accomplissement du dessein de la divinité, qui est souverainement bon et dont Rome est l'achèvement.1 Dès lors qu'un destin commun est assigné à la communauté des hommes, alors sa politique devient l'affaire de la pensée qui est avant tout pensée du destin.

Dans un « ismeÉ » politique s'exprime donc bien plus que la simple doctrine qu'il désigne : en tant qu'il est une représentation de l'homme et de son destin, il établit un rapport de cet homme à l'Etre - autre que l'ek-sistence, certes, mais déjà destinal. A rappeler que ce n'est pas de l'ontologie fondamentale que s'exprime une assertion politique, mais du rapport que cette ontologie entretient avec la métaphysique. Ainsi Heidegger ne prend-t-il pas position dans sa Lettre sur l'humanisme, mais il est en mesure d'affirmer négativement au sujet du destin politique de l'homme. En vue de quoi le rassemblement de ces hommes est-il advenu? Telle est la question que pose la sur-venance du destin à tous les destins. Une position positive ne peut se fonder sur un rapport à l'homme fondamentalement métaphysique, et constitue à ce titre une régression en deçà de l'analytique existentiale. Pour autant, le travail négatif de Heidegger n'est pas le signe d'un manque d'intérêt; au contraire, on sent l'auteur brûler de s'exprimer. La question que l'on pose est celle du rapport d'un destin politique avec celui de la pensée; elle ne donnera jamais lieu au dire poétique de la vérité de l'Etre puisque, métaphysiquement, elle se propose d'examiner un rapport de cette vérité avec une parcelle d'étant. Cette parcelle n'a pas, dans son essence, le privilège d'être revendiquée par l'Etre. L'homme est le seul étant jouissant de cette insigne charge. La question de son destin par rapport à celui de la vérité de l'Etre peut est proprement pensée; celle du destin politique avec l'indemne ne le peut pas. Ce qui est à penser dans le politique, c'est la proximité ou l'éloignement du destin. Le politique n'est en aucun cas le moyen que se donne la pensée pour exprimer des lois, car le politique ne pense pas. «Et on ne peut tout de même pas l'imposer de force, mais, pour engager un débat, encore faut-il s'y préparer. C'est vers ce seul but qu'est en route la présente recherche. »2 Lorsque Heidegger examine le rapport des

1 L'équilibre entre la monarchie, l'aristocratie et la démocratie donne lieu à la meilleure constitution à la condition que tous les éléments de la cité collaborent harmonieusement (c'est pour cela qu'il faut susciter un petit nombre d'hommes d'élite, les «princes », dont la vertu et l'autorité, fondées sur l'éducation romaine et la sagesse grecque, sauront intervenir en cas de crise). La république, aristocratique sans doute, reste ouverte aux talents ; elle est libérale, fondée sur le respect du droit, de la raison et de la justice; elle est gouvernée par des philosophes éloquents. La réalisation de la liberté passe par l'imprégnation greco-romaine, sa patiente assimilation. L'hellénisme garde une place privilégiée dans cet humanisme (qui n'est pas encore nommé de la sorte) dont une contemplation du Grand -OEuvre est la condition de toute action possible.

2Lettre sur l'humanisme, §47 citant Sein und Zeit, p. 437.

décrets de l'Etre avec les lois humaines, ce n'est pas au regard d'une force coercitive qui s'imposerait comme vérité, mais comme conformité au destin rassemblé de toutes les fortunes.

55. Le nationalisme est une déroute (41)

Il peut être facile d'évoquer l'expérience nationale-socialiste de Heidegger, tout autant de l'ignorer ou de la relativiser. En revanche, la découverte de la Lettre sur l'humanisme comme un écrit hautement politique repose la question différemment. Il ne s'agit plus d'expliquer le nazisme de Heidegger, mais de penser le politique - quel que soit le nom qu'il porte. L 'on pense dès lors une époque qui donne comme ce-quiest-à -penser le politique. C'est cela qui invite Heidegger à évoquer le nationalisme.

Le nationalisme est une manière de déterminer l'homme à partir de soi. Il est égocentrisme, ce à partir de quoi la différence en tant que telle fait jour. Or l'homme n'est déterminé en son essence qu'en tant qu'il est revendiqué par l'Etre. La différence en tant que telle est celle qui met en relation l'homme et l'Etre dans l'Amour. Ce n'est pas l'homme qui crée son essence, comme c'est le cas chez Sartre. Notons le danger d'un existentialisme sartrien exacerbé: si par mes actes j'arrive à faire de l'essence de l'homme ce que mon projet originel s'en représente librement (en l'occurrence: l'homme doit être blanc, ou bien de race aryenne...), je suis un nationaliste légitime. Cette légitimation de mes actes par moi-même et ma liberté constitue une dérive majeure par rapport à l'idée de liberté chez Heidegger. Le déploiement de l'homme en son essence ne passe pas chez ce dernier par une initiative de l'homme mais par une écoute attentive de l'appel de l'Etre. Une politisation se fait nécessairement au prix d'une méconnaissance de l'ek-sistence.

Afin de mieux saisir l'impossibilité d'une aspiration nationaliste dans le retour à la patrie chez Heidegger, nous nous permettons de citer, avec précaution, un passage de Mein Kampf: «Nur ein gen·gend grosser Raum auf dieser Erde sichert einem Volke die Freiheit des Daseins. »1 La représentation de la patrie suivant un espace spatialisé, qui plus est ramené à la question de sa taille seulement, plonge le Dasein dans une quête ek -ek-sistante - comment se tenir à tout prix ailleurs que dans le , c'est-à-dire au-delà du lieu qui est le mien, en-dehors de ma patrie. L'empire de l'espace en vient même à priver le lieu de , et l'espace vital fait de l'homme un être vivant à l'instar du Dasein qu'il est. L'espace de ce peuple n'est pas celui où se tient le Da-sein privé de da: « La dimension toutefois n'est pas ce qu'on connaît comme milieu spatial. Bien plutôt tout milieu spatial et tout espace-temps déploient-ils leur essence dans le dimensional qui est comme tel l'Etre lui-même. »2 Le comme site, ou bien la patrie comme sa jouissance, ne sont ni ici ou ailleurs. Si un peuple a besoin d'assurance (sichern), c'est au niveau de la cohésion et de l'identité (de soi à soi) qu'elle se joue, c'est-à-dire dans le rassemblement de ce qui est le même sous la même égide (bouclier), non dans l'obtention d'un territoire. «La liberté se révèle comme ce qui rend possible à la fois d'imposer et de subir une obligation. Seule, la liberté peut faire que pour le Dasein un monde règne et se mondifie. Welt ist nie, sondern

1 Adolf Hitler, Mein Kampf, Zentralverlag der N.S.D.A.P. Frz. Eher Nachf., M·nchen, 1941, p. 728. 2Lettre sur l'humanisme, §28.

weltet. » 1 Le monde est le berceau pour l'homme de son ek -sistence en vue de cela seul à quoi il peut même être enjoint. En aucun cas le Dasein n'est-il soumis au monde comme à une condition d'existence, car ce qui le détermine est lÕEtre et son destin. La mondification n'est pas lÕobtention dÕun monde supplémentaire, mais dÕun «Autre Monde » que celui de l'univers environnant. La guerre des peuple est le site d'une liberté, mais il faut encore que le Destin sÕy cèle. « La confrontation ne scinde pas l'unité, pas plus qu'elle ne la détruit. En tant qu'elle la crée, elle est rassemblement. »2

Qu'il s'agisse de se poser en s'imposant - mais contre quoi ? Contre les peuples et les terres, en somme les nations afin que la sienne émerge. Une concordance s'effectue spontanément entre lÕobjet du défi et le sujet qui se le propose. Pour que l'Allemagne regagne son rang mondial après la défaite de 1918, ce ne peut être qu'en s'engageant mondialement: la guerre. Comment l'obtention dÕun espace peut-il assurer à un peuple la liberté du Dasein? Le dictateur ne développe pas ces questions dans cet ouvrage finalement peu théorique et pour le moins anti-philosophique - un terme tel que « Dasein » ne figurant là que pour la forme, l'invocation hâtive dÕun auteur qui publie la même année Etre et Temps, ouvrage fondamental dans la philosophie du XXe siècle. Parler de liberté du Dasein, c'est déjà délicat. Comment, l'espace s'étendant, la liberté de mouvement s'accroissant, le Dasein pourrait-il sÕen trouver affecté dans sa liberté qui ne consiste à nÕêtre que le ? Cette idéologie fait une lecture très pauvre du mot «Dasein» en assujettissent sa liberté à une quantité d'étant, quand il devrait s'agir en fait de la transformation de l'univers environnant en monde.3

Ce commentaire livide et hautemen t superficiel ne pouvait être que tel: rien en cette idéologie n'est de taille à se confronter à ce que nomme le mot «pensée ». La philosophie n'est devenue qu'un secteur de la culture, un des « domaines dont les plans nous assurent la possession: domaines, parmi tant d'autres, du «dirigisme» du moment. L'indignation morale de ceux qui ne savent pas encore ce qui est se tourne souvent contre l'arbitraire et les prétentions à la domination des «chefs» (Führer) - forme la plus fatale de l'appréciation que lÕon continue de faire d'eux. Ce qui est propre aux chefs, c'est le dépit condamné à réprimer le scandale dont ils sont la cause, mais seulement en apparence puisqu'ils ne sont pas ceux qui agissent. On pense que les chefs, dans la fureur aveugle dÕun égoïsme exclusif, se sont arrogé tous les droits et ont tout réglé à leur fantaisie. En vérité, ils représentent les conséquences nécessaires du fait que l'étant est passé dans le mode de l'errance, là où s'étend le vide qui exige un ordre et une sécurité uniques de l'étant. DÕoù la nécessité d'une «direction», c'est-à- dire dÕun calcul qui par ses plans mette en sûreté la totalité de l'étant. »4

1L'être-essentiel d'un fondement ou « raison », Q.I , p. 142.

2Introduction à la métaphysique, 1935.

3 Le monde a déjà été suffisamment pensé: « il s'agit désormais de le transformer » (Marx). Son anthropologie nÕa même pas réussi à être humaniste (il aurait suffi dÕun peu de métaphysique) en ce sens que l'homme aryen existe déjà, qu'il dispose déjà dÕun territoire, qu'il ne s'agit plus que d'une question de quantité - quand l'humanisme voudrait élever l'ensemble des hommes à un niveau qualitativement supérieur. Si le national- socialisme était huma-nisme universel (échelle quÕil se donne par ailleurs), il dirait qu'il faut plus d'hommes sur Terre et plus de Terres pour que les Terriens affirment leur puissance devant les Plutoniens.

4Essais et Conférences, Dépassement de la métaphysique, p. 108. Ces lignes ont été écrites entre 1933 et 1946, et témoignent d'une profonde méditation de Heidegger sur la guerre alors en rage. Sa position, si tant est que nous puissions parler de position au sens dÕun engagement, aussi prudent soit-il, est donc claire et sans appel, et ce sur le fondement d'une parfaite clairvoyance, d'une compréhension totale de ce qui s'est constitué sous ses

Le sacré est le destin par excellence. Le nationalisme n'a pas su mettre l'homme sur le chemin de l'indemne. Heidegger a peut-être espéré voir dans l'amour qu'il nourrissait pour sa terre celui d'un peuple pour sa patrie, d'une chose pour son élément, de la pensée pour l'Etre. C'est qu'enfin dans le champ livré à la jachère de la métaphysique un sens, une direction se sont imposés - aperçu main-tenu par l'homme dans la politique des décrets de l'Etre. Mais la fonte d'une race et la ségrégation de la différence ne parviennent pas à exprimer le destin de la pensée et de toutes choses. Voilà l'échec mégalomane le plus notoire qu'aient connu nos civilisations modernes - le pas est aisément franchissable vers l'archi-potence de l'homme destiné, « de droits sacrés ». Mais ce destin, aussi fantastique soit-il, ne place pas l'homme dans son droit de Maître - il est enseigné la Pauvreté.

Un égarement pareil place l'homme devant son errance, en situation de perte. Or «l'Etre supporte et détermine toute condition et situation humaine. » 1 Cette urgence de la pensée n'est pas neuve. Mais le destin qui s'y créa fut celui des hommes, celui des chefs, de ce qu'ils disent, de ce qui en est dit; il n'est pas celui de l'Etre et de l'établissement d'une «direction» comme destin de la vérité de l'Etre, d'un sens enfin donné à la situation (c'est-à-dire la constitution même de la situation comme telle). Nul besoin de s'étonner ou bien de s'indigner d'une idéologie pauvre en tous points, au contraire : sa nullité est de l'ordre de ce que Ver-misst 2

mesure à ce jour la poésie qui

l'habitation de l'homme. Il n'y a pas d' « injustice» dans cette déroute, que personne ne mérite - mais que personne n'assume non plus.

56. Le possible retour du sacré (36 et 65)

Le retour à la patrie signifie que la proximité enfin est proche. Le plus proche, qui était le plus lointain, est la proximité éclaircie (Lichtung) ; de cette lumière (Licht) se retire la nuit. Le retour à la vérité de l'Etre, la tenue dans le , le déploiement de l'ek-sistence donnent lieu à la pensée, et donc à l'authenticité de tout ce-qui-est-àpenser. Entre autres, la vérité de l'Etre dévoile-t-elle la pensée de l'essence du sacré, ce à partir de quoi l'on pense l'essence de la divinité, laquelle découvre enfin le sens du mot « Dieu ». La pensée de la divinité est rendue possible, certes, mais ce n'est pas tout. Elle révèle par ailleurs le destin de l'oubli dans lequel elle s'inscrivait jusqu'alors et, plus important, le possible retour du sacré.

Que dit cette pensée qui part de la vérité de l'Etre? En quoi peut -il «sembler que l'essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des êtres vivants ; j'entends : plus proche selon une distance essentielle » 3 ? Le divin, comme le Dasein, ne déploie son essence que dans le . Heidegger ne pense pas l'essence du divin comme les Chrétiens ont pu le faire, et lorsqu'il parle de l'absence du divin, il ne pense pas au «Dieu est mort », mais à la décadence qu'est la christianisation et sa pensée de la divinité (suite à l'âge d'or qu'est la mythologie grecque). C'est pourquoi

yeux comme « situation ». Ce qui est répréhensible n'est pas « la fureur aveugle d'un égoïsme exclusif», mais sa situation et la possibilité de son avènement.

1 Lettre sur l'humanisme, § 1.

2 Ici, le mot Ver-m isst n'est plus seulement « mesure-et-aménage », mais indique la douleur affective de la poésie à qui manque la maison de l'Etre et l'abri de l'homme. Dans sa note de la page 234 de Essais et Conférences, « ...l'homme habite en poète... », Heidegger n'indique pas ce sens du mot vermissen, qui pourtant convient ici tout à fait.

3Lettre sur l'humanisme, §15.

Heidegger écrit toujours «le dieu ou les dieux»: il ne vise personne en particulier, mais l'essence du sacré qui nÕa pas encore dit si une religion se doit d'être monothéiste ou polythéiste. Le sacré ne dit pas même sÕil est encore religieux, ou bien si la pensée du sacré sera l'objet dÕun « culte ». Ce nÕest pas une invitation à la foi mais à une possibilisation de la foi. Le retour du divin ne signifie pas le retour des gens dans les églises. Le dieu ou les dieux, comme ce qui est le plus éloigné en même temps que le plus proche de partout, sont le dont la présence est. Un retour du sacré n'est pas un appel aux valeurs traditionnelles chrétiennes contre l'ordre déchéant, car du sacré ne se déduit aucune morale et parce que, de toutes les religions, la Chrétienté est peut -être celle que le sacré désigne le moins.

La différence entre le sacré et le fait religieux se trouve dans la polis-tisation, c'est-à-dire une pensée qui devient doctrine de l'étant. Tournant le dos à l'éclaircie de lÕEtre, elle devient onto-théo-logique. Or l'essence du sacré n'est pas métaphysique. Ce n'est qu'une fois devenue religion que cette dernière produit une morale, une politique, une société avec, au sommet de l'édifice, la monarchie se réclamant la plupart du temps de droits divins. Le fait religieux sÕapplique à l'étant où l'homme ne peut plus être-là. Ainsi les destins de lÕEtre, de l'homme et du sacré sont-ils étroitement liés. Mais le préalable réside dans lÕek-sistence1 sur laquelle se fonde le sacré (et non l'inverse). Pourquoi? Parce que le dieu ou les dieux nÕentretiennent pas avec lÕEtre la relation que ce dernier entretient avec le Dasein. Non plus l'essence de l'homme ne réside-t-elle en un rapport au sacré qui n'est dès lors plus que conséquent à lÕek-sistence. LÕin-stance ex-tatique, en l'union du ek et du in, donne lieu à la proximité où se réconcilient le plus proche et le plus éloigné, où survient finalement le sacré.

Le sacré est ce qui destine et devient le «domaine de toutes les régions »2 Il est le milieu divin, instance médiatrice qui échappe à toute médiation. Mais «la nature apparaît simultanément comme «loi ferme» et comme «chaos sacré». La béance «chaotique» du sacré fonde l'appartenance au monde et l'appartenance réciproque des hommes et des dieux. »3

Le destin du sacré et de la religion n'est pas du ressort de la pensée, dont la mission n'est pas de se prononcer pour ou contre le théisme. Le temps n'est pas encore venu pour la pensée de vendanger ce qui n'est encore quÕà l'état de maturation. Elle n'est que sur le chemin de son humilité, et si Heidegger donne des indications au sujet du sacré, c'est pour deux raisons seulement: réfuter les accusions d'athéisme ou d'indifférentisme, et justifier sa démarche en montrant que le retour à la vérité de lÕEtre touche à tous les domaines que la pensée visite. C'est ainsi la métaphysique qui perd pied, et la question du sacré n'est qu'un exemple de son indigence. Dans le langage se trouve l'insigne possibilité pour le sacré d'advenir. «Le penseur dit lÕEtre. Le poète nomme le sacré. » 4 La difficulté qu'il éprouve alors à nommer le sacré lui apprend le résignement. Car «Das Heilige in seinem Festbleiben ist zu sagen. (Il faut dire le sacré en sa fermeté) (É) Il faut que le dernier mot du poème retourne au

1 Lettre sur l'humanisme, §35.

2Approche de Hölderlin, p.1 14.

3 Jean Greisch, Hölderlin et le chemin vers le sacré, in Cahiers de l 'Herne, p. 412.

4 Qu'est-ce que la métaphysique ?, Q.I, p. 83.

sacré. » 1 Dans cette dernière sentence, c'est aussi le mot «retourne» qui est essentiel. Car le retour au sacré est un retour du dire à l'essence du sacré, retour qui est le destin même, et qu'il nous reste encore à dé-couvrir.

57. La poésie et la mort (38)

Nous demandions si d'une pensée ou d'une poésie le lecteur pouvait tirer quelque « enseignement », et dans quelle mesure une éthique devait ou non être déduite de telles Erfahrungen. L'expérience de la vérité de l'Etre ne «s'entend» pas jusque dans l'étant sur l'ek -sistence qui est tournée en vue de l'Etre. L'étant n'est pas déterminé de la sorte, et le rapport de l'homme à son univers environnant ne s'en trouve pas enrichi. En revanche, le rapport de l'homme au monde ne sera plus expérimenté de la même manière, puisqu'un monde s'est mis au monde. Dans un ordre non causal, la poésie porte bel et bien à conséquence puisque ses lecteurs s'en trouvent affectés dans leur Existenz. A ce monde appartient l'expérience de la mort: « appartenir» se dit en allemand « gehren », et la racine « hren », entendre, indique un rapport bien plus riche que la simple propriété - monde et mort sont à l'écoute - comme à la maison.

« Aussi les jeunes allemands qui avaient connaissance de Hölderlin ont-ils pensé et vécu en face de la mort Autre chose que ce que l'opinion publique a prétendu être le point de vue allemand. »2

L'essence du Dasein étant déployée dans l'ek-sistence par la révélation du ek dans la poésie, son être-pour-la-mort suit conséquemment ce déploiement. Ainsi les jeunes soldats allemands, parce qu'ils ont fait l'expérience de la patrie, de la terre, de l'habiter et de l'Amour dans la poésie de Hölderlin, ont-ils pensé et vécu en face de la mort Autre chose que les autres; l'opinion publique l'a considéré comme de la barbarie, ce point de vue allemand quant à la mort comme une monstruosité. Mais ce point de vue n'était pas celui de tous les Allemands : seulement ceux qui firent lecture de cette poésie vécurent cette expérience Autre. Il s'agissait en vérité d'un rapport beaucoup plus authentique que ce qu'il n'y paru et qui n'est en rien « barbare» ou « malade ». Heidegger pense-t-il à l'affreuse Joie de la Cause, au patriotisme intégriste, aux palpitations d'une mort annoncée? La violence organisée en système exige de ses exécutants une « fidélité » à la mort, fidélité construite à la chaîne par tous les soldats formant ainsi les maillons de cette solidarité, et parachevée par le suicide de leur chef à l'issue de la guerre perdue. Il y a vraiment quelque chose d'incompréhensible dans cette exaltation de la mort et le rapport que cette politique nationale entretint avec elle. Mais de la poésie naquit l'homme. Or « seul l'homme meurt. » Il revient de dire désormais : seul l'Allemand meurt.3

Cet « Autre chose » fut-il pour autant le meilleur rapport à la mort, l'être-pourla-mort comme tel en son authenticité déployé ? La voie du sacré s'étant faite ouverture, la mort y touche-t-elle du doigt le meilleur inconditionné, c'est-à-dire le Bien absolu? Heidegger ne le dit pas et reste assez évasif - dire que c'est le cas, ce

1 Approche de Hölderlin, p. 96.

2Lettre sur l'humanisme, §38.

3 Les autres soldats « disparaissent» et, on peut le dire avec toute la violence qui s'impose et se justifie chez Heidegger: «ils meurent comme des animaux.»

1

serait justifier en définitive le nazisme comme « la » Gelegenheit idéale , la guerre comme le seul véritable terrain pour une mort authentique, la patriotisme (régénération perpétuée de la patrie et de la transcendance de l'homme-soldat) comme l'élément de la mort. Si «la possibilité ontologique dÕun propre pouvoir-être-entier du Dasein ne signifie rien, tant que le pouvoir-être ontique correspondant nÕen a pas fait, à partir du Dasein lui-même, la démonstration »2, c'est en effet par et dans le combat qu'il est donné à l'homme dÕen faire l'épreuve la plus radicale. Dans la « démonstration

» ontique que révèle le risque de la mort, l'affrontement de cette « imminence insigne »3 face à laquelle chacun est ramené à la fois à sa possibilité la plus extrême et au possible anéantissement de soi, le combat se donne ainsi comme le lieu où peut se jouer l'épreuve même de cette puissance de déploiement d'une force, dÕun espace commun, ce « là» qui cèle l'appartenance dÕun peuple à un transcendens qui ouvre la possibilité d'un authentique être-ensemble, d'une communauté de front dont, comme Heidegger le dira dans le cours qu'il consacre à Hölderlin en 1934, « la plus profonde, l'unique raison est que la proximité de la mort en tant que sacrifice a d'abord amené chacun à une identique annulation, qui est devenue la source d'une appartenance absolue à chacun des autres. C'est justement la mort que chaque homme doit mourir pour lui seul et qui isole à l'extrême chaque individu, c'est la mort, et l'acceptation du sacrifice qu'elle exige, qui créent avant tout l'espace de la communauté dont jaillit la camaraderie (É) Si nous n'intégrons pas de force à notre Dasein des puissances qui lient et isolent aussi absolument que la mort comme sacrifice librement consenti, c'est- à-dire qui s'en prennent aux racines du Dasein de chaque individu, et qui résident d'une façon aussi profonde et entière dans un savoir authentique, il n'y aura jamais de «camaraderie» : tout au plus une forme particulière de société »4. Heidegger conçoit ici la guerre comme une, sinon la modalité authentique du devenir dÕun peuple pensé comme rassemblement, l'accomplissement commun, résolu et orienté, d'existences singulières et contingentes. Le peuple est un rassemblement de puissances d'agir, un rassemblement de différences porteuses du maintien d'une puissance unique. « Quel est le genre d'être de son soi -même où il se perd

si bien qu'il a à se reprendre en ne revenant pour ainsi dire qu'après coup de sa dispersion et doit s'inventer pour cet ensemble un principe global d'unification ? La perte dans le on et à même le mondehistorial s'est révélée précédemment être une fuite devant la mort. Cette fuite devant... montre que l'être vers la mort est une détermination fondamentale du souci. »5

Heidegger revient souvent sur un fragment dÕHéraclite (fragment 53) et lui donne une interprétation hautement suggestive dans un cours de 1934: « Le combat est à tout étant celui qui l'engendre, mais aussi son roi; les uns il en fait clairement des dieux, les aut res des hommes, les uns il les rend valets, les autres maîtres. »6 Le Polemos y est pensé comme principe de toutes choses, puissance de génération et de

1 Le mot Gelegenheit est le frère du mot Verlegenheit ; occasion, occurrence, d'une part, et embarras, ou mieux, aporie, d'autre part. La mise en embarras est cela seul qui donne occasion au revendiquer dÕy faire entendre sa voix. Mais son Ver-legen n'est pas loin du Ver-fallen, la déchéance.

2Sein und Zeit, p. 266.

3 Sein undZeit, p. 251.

4 G.A. 39, p. 72, trad., p. 77.

5 Sein und Zeit, p. 390 : nous ne retiendrons de cette citation non pas ce qui est dit de l'être-pour-la-mort, mais ce qui est pensé de l'unification.

6 Hlderlins Hymen « Germanien » und « Der Rhein », G.A. 39, p.123-127.

maintien, nécessité inhérente à l'étant: « Der Kampf als Macht der Erzeugung und Bewahrung : innerste Notwendigkeit des Seienden. »1 Déjà dans Nietzsche, nous trouvons le jugement suivant: «La vie résulte de la guerre, la société elle-même est un moyen de ».2

guerre La guerre donne à l'homme sa meilleure occasion de mourir en

constituant la mort comme un agir au sens le plus haut du terme en vue du Heile. Mais la mort est-elle un agir un sens que nous lui avons donné précédemment?

Au §60 de Sein und Zeit, le thème de l'être-résolu introduit d'emblée une nouvelle critique de l'action. Il s'agit de savoir si l'être-résolu devançant (Vorlaufen : marcher au-devant de) la mort n'a pas une primauté, en tant que possibilité existentiale la plus totale et la plus certaine, sur la possibilité facticielle de la décision. La relation entre la mort et l'agir est loin d'être évidente, et Heidegger demande: «Qu'est-ce que la mort doit avoir de commun avec la «situation concrète» de l'agir? »3

Précisément la «situation », au sens de Sein und Zeit, n'est pas un cadre préétabli ni un ensemble coordonné de circonstances, mais bien plutôt le , à la fois spatial et temporel, où les événements prennent sens, mais seulement à partir de l'êtrerésolu. Il n'y a de situation que pour un Dasein résolu. La situation n'est pas le contenu des événements, mais la façon dont ils peuvent être compris. Elle appartient au possible. La situation, toujours déterminée, relève d'une vérité existentiale qui est elle-même une pure forme.

L'être-résolu modifie la compréhension du monde, et ses possibilités sont autrement rapportées les unes aux autres et au Dasein. Qu'il y ait une possibilité suprême, celle de mourir, crée une autre perspective sur les possibilités et une autre organisation de celles-ci. Le Dasein devient capable de relations authentiques à autrui et aux « événements » - notamment la mort.

Michel Haar dit ceci de l'être-pour-la-mort4: non seulement il libère le Dasein « des contingences du divertissement » (Unterhaltenwerden), mais lui permet de « prendre le pouvoir sur l'existence (der Existenz mchtig zu werden) et de dissiper jusqu'au fond tout-auto-recouvrement fugace ».

Nous préparons d'ores et déjà une réponse qui consiste à dire que l'être-pourla-mort ne fait plus partie de la pensée du second Heidegger, et qu'à ce titre le thème de la guerre ne peut être compris sur la base d'un amalgame entre l'être-pour-la-mort et l'expérience de la mort. L'analyse existentiale fait place à, donne lieu à, situe - l'habiter. La situation de la mort est autre chose que la disparition d'un corps (physique ou politique) : elle est une expérience cruciale.

Ce qui est dit dans le §38 ne porte pas tant sur la politique que sur la poésie: « ...l'homme habite en poète... »5. Il est dit dans cette conférence faite le 6 octobre 1951 sur « la Colline B·hler»: « C'est seulement pour autant que l'homme de cette manière mesure-et-aménage ( Ver-misst, qui implique «une délimitation réciproque des domaines à l'intérieur de la Dimension», précise Heidegger) son habitation qu'il peut être à la mesure de (gemss) son être. L'habitation de l'homme repose dans cette mesure aménageante qui regarde vers le haut, dans cette mesure de la Dimension où le

1 G.A. 36/37, §3a,p. 90.

2 Cité par Richard Wolin, La politique de l'Etre, p. 55.

3 Sein undZeit, p. 302.

4 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, p. 64.

5 Essais et Conférences, p. 224.

ciel, aussi bien que la terre, a sa place. (É) La poésie est la prise de le mesure (MassNahme) entendue en son sens rigoureux, prise par laquelle l'homme reçoit le mesure convenant à toute l'étendue de son être. L'homme déploie son être (west) en tant que mortel. Il est ainsi appelé parce qu'il peut mourir. Pouvoir mourir veut dire: être capable de la mort en tant que la mort. Seul l'homme meurt - il meurt continuellement, aussi longtemps qu'il séjourne sur cette terre, aussi longtemps qu'il habite. Mais son habitation réside dans la poésie. »1

Le poète, en tant qu'il nomme le sacré, nomme tout. Le sacré est le milieu du réseau de relations existant entre les hommes et les dieux, la terre et le ciel, autrement dit, le Quadriparti. Les penseurs su sacré «ont des songes divins, mais ils ne rêvent pas à un dieu »2. Le dieu n'est qu'une voie du destin. La poésie porte le Dasein au monde, elle apporte la mort au Dasein, elle déporte l'homme hors de son univers environnant, et confine la pensée dans son élément. Le retour ne peut s'effectuer que vers le sacré. La Vernichtung du peuple après la Première Guerre Mondiale est l'absence de patrie cristallisée (au sens que Stendhal donne au mot « cristalliser »). En tant que cristallisation au niveau politique dÕun état de l'histoire de lÕEtre, elle revêt immanquablement une sur-détermination impropre à l'absence de patrie ou de sacré - mais ne l'exprime que plus clairement. Elle exagère: ·ber-treiben , exercer-trop, pratiquer-trop, tout comme la science qui s'exerce au point d'oublier ce pour quoi elle s'exerce et faire de l'exercice la fin de son agir ; elle exa-gère, c'est-à-dire qu'elle gère au-delà de ses limites. Cet écrasement est aveugle à la finitude et, à la limite, on ne peut que regretter que l'homme n'ait dans son agir la finesse de lÕEtre dans son dire. La lecture de Hölderlin met en présence du sacré, de la patrie - ce dans quoi et pour quoi le soldat meurt. Sa mort repose déjà dans le domaine du Heile: la mort sacrée du soldat prodigue à la patrie l'Amour.

X. Le néantiser

La pensée de la négation chez Heidegger est fondamentale car
en elle se cèlent le Rien et le néantiser. La pensée est pensée
de lÕEtre et du Rien en vue du combat, en lÕEtre, de la fureur
et de l'indemne.

58. Pourquoi poser la priorité du Rien sur la négation? (85)

Dire «non» au Rien, au néantiser, comme c'est le cas dans les sciences, qu'estce que c'est? Cela relève du «pouvoir quÕa la subjectivité de se poser elle-même »3 lorsque la négation est celle de l'étant, qu'elle y reste rivée comme un arbre au sol. Mettre dans l'acte dÕun sujet de dire-non l'origine du ne-pas ne confère pas au langage sa force et sa dignité propre - démiurge de la négation, il s'efface derrière le sujet qui parle et l'agir comme action factuelle.

Si la science s'adonne largement à cette pratique, ce ne peut être le cas lorsqu'elle définit son objet négativement par rapport au Rien. Elle s'étend sur tout

1Ibid., p. 234 et 235.

2Approche de Hölderlin, p. 146. 3Lettre sur l'humanisme, §

sauf sur le Rien et démarque en quelque sorte le Rien. La science dit « oui» à l'étant, «non» au Rien. Elle se conforme ainsi au principe de non-contradiction. Mais, nous l'avons vu déjà, le fondement d'une science sur le principe de non-contradiction ne peut fonder ce principe même. Nous ne répèterons pas ce que nous avons déjà dit, mais rappellerons que le protocole scientifique vise toujours un objet qu'il se représente par avance. Tout énoncé suppose donc une précompréhension de ce qui est sur le point d'être découvert. Ce qui n'est pas rien suppose une pensée profonde de ce qu'est le rien. Le «non » de ce vers quoi le «non» ek-siste n'est pas rendu possible par le ne... pas qui ne s'est pas éclairci - ou plutôt, qui n'a pas été rendu l'éclaircie. Avant le «non» au Rien, il faut que soit pensé le néantisant dans l'Etre. C'est pourquoi penser n'est pas d'abord dire oui ou non à ce qu'il y a à penser, mais recevoir cet à-penser comme l'insigne possibilité de tout penser.

Le «ne... pas: Rien» est d'abord pensée du Rien (vérité de l'Etre) avant que d'être celle du non-Rien (l'étant ou l'existant). Il signe donc l'entrée du Rien dans la pensée. Mais plaçant le ne... pas en tête, il ne pense pas. Ces deux temps simultanés sont une discordance. «Ne pas penser le Rien» est un énoncé aussi paradoxal que toute l'histoire des sciences elle-même.

Cela ne constitue-t-il pas un enjeu métaphysique par excellence, une question logique plus logique que toute autre? La généalogie de la négation est-elle une analyse du langage et une propédeutique au dire de la vérité de l'Etre, ou bien n'est-elle pas plutôt déjà une approche de ce dire même? Ces quelques paragraphes de notre Lettre sur l'humanisme ne constituent pas de logique au sens positif du terme. Ils sont au contraire une condamnation sans détour de la tentative pour une science de se fonder elle-même. En effet, la secondarité de la négation retire au principe de non- contradiction sa «valeur» et la construction sur ce principe de toute valeur possible. Ce qui est ainsi visé dans le primat du Rien, c'est la pensée préalable du Rien, et donc de l'Etre. Heidegger poursuit ici son effort de justification et va jusqu'au bout d'une pensée replacée dans son élément.

Si, dans un deuxième temps, cette pensée permet de dire quelque chose de la négation et du «non» tant que du «oui», Heidegger ne s'en prive pas : mais ce n'est jamais que pour signaler leur ek-sistence en vue de la vérité de l'Etre. Ce second temps est en fait un retour au premier, c'est-à-dire au primat du Rien sur la négation, retour voulu par ce que l'ek-sistence est dans son essence. Après l'appel, vient la réponse qui est remise à la vérité de l'Etre. Le passage de Heidegger dans la négation n'est donc en aucun cas une tentative pour lui d'expliquer ce qui se dit de l'étant, mais reste dans l'élément de l'Etre.

L'on s'aperçoit que la revendication n'est pas seulement celle de l'homme par l'Etre, mais peut concerner également des choses telles que le «oui» ou le «non ». Ce peut être troublant pour celui qui s'était déjà représenté cet appel comme l'enjeu de la parole, mais jamais encore comme une parole même.

Qu'est-ce à dire que le néantiser revendique? Comment l'ek-sistence de l'homme peut-elle être une réponse au Rien lorsqu'elle porte au langage ce Rien? Le Rien revendique l'homme, le néantiser le «non ». Etre revendiqué par le Rien ne pouvait signifier: ne pas être revendiqué, car la négation n'est que ce qui est porté au langage par le revendiquer.

Que penser de propositions telles que : «ce n'est pas l'homme qui... mais... »? Si le ne... pas de ce qui est ainsi dit de l'essence de l'homme témoigne en vérité de l'appel du néantiser revendiquant ce «non» en vue de la vérité de l'Etre, la forme négative ne revêt-elle pas une surdétermination dans le sens où, non seulement elle porte une chose au langage, mais en plus elle touche au combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne ? Un énoncé négatif n'ek-siste-t-il pas deux fois? Parce que la pensée et le «non» sont ensemble à l'écoute et au service de l'Etre, Heidegger ne retire-t-il pas au dire sa simplicité - ou bien ne prépare-t-il pas déjà ce qui sera l'économie des mots?

59. La négation : faux problème?

Lorsque Rudolf Carnap, au nom du positivisme logique, entreprend «l'élimination de la métaphysique par l'analyse logique du langage » (c'est le titre de l'article de 1931), il s'attaque à la conférence de Heidegger sur Qu'est -ce que la métaphysique ?, ce qui peut s'expliquer par des raisons d'actualité. Il situe donc Heidegger au sein de la métaphysique, et nous pourrons demander si sa lecture de Heidegger a bien été fructueuse... Dans ce texte, il cite les énoncés (les simili- énoncés, écrit-il) concernant le néant, parce qu'il est l'exemple le plus net d'un « terme spécifiquement métaphysiqu e », c'est-à-dire, pour Carnap, sans signification: l'erreur consiste à prendre le mot néant pour le nom d'un objet, parce qu'il est utilisé dans la langue courante pour formuler un énoncé d'existence négatif. Quant à un énoncé tel que: «le néant néantit », il est deux fois dépourvu de signification. Si nous ne le remarquons pas tout de suite, c'est que les énoncés ont la même construction grammaticale que s'ils avaient un sens; la syntaxe grammaticale s'est substituée abusivement, arbitrairement, à la syntaxe logique.

Carnap s'interroge sur la persistance d'une erreur aussi facile à déceler et que le métaphysicien lui-même n'ignore pas. Heidegger ne va-t-il pas jusqu'à écrire: «L'idée même de la logique se dissout dans le tourbillon d'une interrogation plus originaire? » Le métaphysicien se condamne lui-même quand il prétend que «la sobriété et la supériorité qu'on attribue à la science deviennent risibles si celle-ci ne prend pas au sérieux le néant. » Bien entendu, Carnap n'entend pas remettre en cause cette supériorité de la science, ni admettre que la logique ait sa source dans quelque présupposé métaphysique que ce soit. Mais reste toujours à expliquer que l'illusion métaphysique soit aussi tenace.

Pour Bergson aussi, le néant n'est qu'un mot, et les problèmes où il intervient sont de faux problèmes. Comme Carnap, il se réclame de la critique kantienne de l'argument ontologique: l'existence ne s'ajoute pas comme prédicat à un objet pensé. Mais aucune analyse logique ne suffit à rendre compte de la négation qui est, selon Bergson, d'essence pédagogique et sociale. Elle constitue une affirmation au second degré; elle avertit d'avoir à se substituer à une première affirmation autre qui peut d'ailleurs rester indéterminée : dire que la table n'est pas blanche est tout simplement affirmer qu'il faudra lui attribuer une autre couleur non encore précisée. Un esprit ne parvient à la négation que par la déception d'une attente ou la correction d'une insatisfaction, d'un sentiment d'absence non des choses mais de leur utilité, car nous ne percevons jamais que des présences. «La représentation du vide est toujours une représentation pleine qui se résout à l'analyse en deux éléments positifs: l'idée

distincte ou confuse d'une substitution et le sentiment éprouvé ou imaginé d'un désir ou d'un regret. » 1 Cette analyse se veut avant tout psychologique et même physique. Mais sans doute s'agit-il plus de l'impossibilité d'imaginer le néant que de le concevoir.

Bergson dénonce le néant absolu pour se borner à des néants relatifs. Jean-Luc Marion résume la critique bergsonienne de Heidegger dans son ouvrage Réduction et Donation, VI. Le Rien et la revendication (p. 255) :

«Pour passer au néant, nous attribuons à la négation une puissance démesurée, qu'elle n'exerce pas en vérité. La négation effectivement à l'Ïuvre reste partielle (elle ne porte que sur un possible) et faible (elle ne concerne qu'un possible, non un effectif); bien plus, aucune négation n'intervient puisqu'il ne s'agit pas ici de non - effectuation d'un possible prévu, mais bien de l'effectuation d'un possible imprévu. C'est ainsi que, de la substitution d'un possible à l'autre, nous passons à une suppression (du seul possible prévu), puis à l'abolition absolue de ce possible, et enfin à l'abolition de tous les possibles - baptisée «néant absolu». (...) c'est un fait que nous produisons le Rien (du moins comme «idée de néant») par le seul secours de la négation; qu'il s'agisse ou non d'un délire, peu importe, puisque ce délire de négation engendre bel et bien le Rien.»

Devant de telles réticences, que reste-t-il à dire à Heidegger? Que le Rien dont il parle n'est pas rien. Que sa question n'est pas un faux problème, mais la question par excellence. Il y a deux raisons pour lesquelles il faut penser le Rien, la première s'adressant aux penseurs et aux poètes, la seconde aux logiciens et grammairiens: d'une part le Rien revendique l'homme de l'ek-sistence; d'autre part, il est ce qui est reconnu et méconnu dans la négation, le ne-pas qui participe du principe de non- contradiction (il y participe d'ailleurs par deux fois, à savoir dans le «non» et dans la «contradiction» : la non-contradiction est le «ne... pas ne... pas »).

60. Identité de l'Etre et du Rien (de Hegel à Heidegger)

Le rapprochement de l'Etre et du Néant dans les philosophies est un thèmes récurrent que Heidegger reprend à son compte, mais sur des bases bien nouvelles. De quoi et contre quoi part-il donc pour formuler son dire?

La réduction humaniste de la dialectique permettait d'éviter ou d'atténuer le paradoxe des formulations de la Science de la logique. Hegel s'attendait d'ailleurs à des sarcasmes qui n'ont pas manqué. «Cela n'exige pas une grande dépense d'esprit, écrit-il dans la Logique de 1817, de tourner la proposition qu'être et néant sont la même chose et d'avancer des niaiseries en assurant qu'elles sont les conséquences de cette propositions.» Ces reproches sont les mêmes que ceux que Heidegger se voit adressés, et s'il s'est défendu en même temps que Hegel sur la question de la logique, c'est sur d'autres questions qu'ils camperont sur un désaccord inexpugnable.

Sans doute serait-il plus satisfaisant pour le sens commun de s'en tenir à l'unité de l'être et du néant dans chaque réalité particulière, qu'il s'agisse de cent thalers ou d'un grain de poussière, car le néant de ce quelque chose serait alors un néant déterminé. Mais Hegel refuse cette facilité: «Le néant est à prendre comme dans sa simplicité indéterminée (...), il est égalité simple avec lui-même, vacuité parfaite,

1 Bergson, L'évolution créatrice.

absence de détermination et de contenu, état de non-différenciation en lui -même. » Or il nÕy a rien là qui ne puisse se dire tout autant que de l'être, de l'être pur, et Hegel de conclure: «Le néant est donc la même détermination ou plutôt la même absence de détermination et, partant, la même chose que l'être pur. » Chez Heidegger ce n'est pas ce qu'il y a à dire de lÕEtre et du Rien qui les met sur le même plan, car ce que la pensée porte au langage - outre la question de savoir si ce sont là des déterminations ou pas - n'est pas la même chose. Ce n'est pas la proximité de ce qui est à penser qui les place dans la même eau.

Sans d'ailleurs qu'elle soit citée explicitement, la question leibnizienne (pourquoi y a -t-il quelque chose plutôt que rien ?), que Heidegger étudie également, et dont Bergson avait fait l'exemple même du faux problème métaphysique, est maintenant interprétée comme la question du commencement pur: « Rien n'est encore, lit-on dans la Logique de 1812, et il faut que quelque chose soit. Le commencement n'est pas le néant pur mais un néant dont quelque chose doit sortir; l'être est en même temps déjà contenu en lui. Le commencement contient lÕun et l'autre, il est l'unité de l'être et du néant.» De telles formules ne sont possibles que parce que la «logique» hégélienne n'est en rien la logique formelle que Carnap mettait en oeuvre, mais une ontologie qui pose l'être si abstrait, si indéterminé qu'on le pense.

Et la négativité ne survient pas dans l'être comme de l'extérieur: elle est inhérente à la réalité même dont elle rythme le développement. Le concept progresse par le négatif qu'il a en lui-même selon une dialectique qui est, expressément, tout autant une dialectique de la nature que de l'esprit.

Nous remarquons bien que Heidegger a puisé chez Hegel quelques considérations sur le néant et la négativité, bien qu'il sÕen dis -joigne assez rapidement. Il dit que «le lieu où se déploie la proposition hégélienne peut être défini précisément le lieu de l'être conscient ». Le néant est saisi radicalement à partir de la conscience (angoisse chez Heidegger). Dans la dialectique hégélienne, l'absolu se reconnaît comme la substance qui est sujet (dont provient finalement le ne-pas). C'est le point de départ du subjectivisme et de la constitution onto-théologique de la métaphysique.

L'esprit absolu qui se pense lui-même ne peut être fondamentalement différent, selon Hegel, à la fin du développement de l'être pur dont il est l'aboutissement dialectique. Il est « ce qu'il y a de réel en toute réalité» et à la fois « l'être le plus réel de tous », c'est-à-dire Dieu. Ce que nous avons dit au sujet de lÕexistentia et de lÕessentia, de lÕek-sistence et de la réalité phénoménale d'une chose ne sera pas ici répété, mais c'est cela qui est en cause dans ce que Hegel nomme «réalité ».

La proximité de lÕEtre et du Néant (das Nichts : le Rien) ne provient pas de leur indétermination car lÕhistorialisation de lÕEtre ne se fait pas au niveau des déterminations par l'étant de ce qui le transcende. La s ubjectivité du Dasein faite absolue par la dialectique hégélienne est insuffisante à dire lÕek-sistence, donc à penser le néant comme premier à l'étant.

«L'identité de lÕEtre et du Rien, écrit Jean-Luc Marion1, se trouve explicitement établie dès (au moins), l'été 1935 : «Aller dans la question sur l'être expressément jusqu'à la frontière du Rien et en inclure celui-ci dans la question de l'être (dieses in die Seinsfrage einbeziehen), c'est inversement le premier pas et le seul

1 Réduction et Donation, p. 269.

fécond pour un véritable surpassement du nihilisme» (Einf·rhrung in die Metaphysik, §58) (É) Durant l'été 1941, cette identification est non seulement tenue pour allant de soi («Le Rien n 'a pas besoin de l'étant. Mais au contraire le Rien a tout à fait besoin de l'être (É) parce que le Rien n'«est» pas un autre que l'être, mais celui-ci même, sondern dieses selbst»), mais elle se trouve, plus curieusement, attribuée à Was ist Metaphysik? (Grundbegriffe, G.A., 51). » Ce dernier ouvrage dit ainsi que « L'Etre et le Rien sont dans une appartenance réciproque (gehren zusammen) (É), parce que l'être lui-même est fini dans son essence et ne se manifeste que dans la transcendance du Dasein en instance extatique dans le Rien. »1

Ce n'est qu'en 1943, dans le Nachwort zu Was ist Metaphysik?, que l'équivalence est pensée au bout: «cet autre radical (schlechthin Andere) de tout étant est le non-étant. Mais ce néant (d'étant) «siste» comme l'être (dieses Nichts west als das Sein) »2. Le Dasein « apprend à éprouver le Rien dans l'être »3. L'homme est le berger de l'Etre et le lieutenant du Rien. Platzhalter: «lieu-tenant» sans que ne soit connotée l'idée d'un grade militaire, par exemple. «Le mot «Halt» signifie «garde» en notre langue. L'Etre est la garde qui, pour sa vérité, a dans sa garde l'homme en son essence ek-sistante »4. Dire de l'homme qu'il est le berger de l'Etre, c'est dire en même temps qu'il est le lieu-tenant du Rien. Il n'est pas dit qu'il est le berger du Rien ni le lieu-tenant de l'Etre car le revendiquer de l'Etre place l'homme dans l'ek-sistence (souci; soin; berger) avant que l'in-stance (lieu-tenance) dans le Rien n'ait (de) lieu. Proprement: le berger soigne le site où il se tient.

Pourquoi n'est -il pas question d'angoisse dans la Lettre sur l'humanisme? Pourquoi n'est-elle pas présentée comme la Stimmung fondamentale de l'expérience du Rien - la totalité de l'étant dévoilée dans l'ennui, par exemple, opposée au Rien révélé dans l'angoisse? Heidegger ne part plus de la négation de la totalité de l'étant, de sa précompréhension primitive à sa négation. Sans la problématique de l'être-aumonde, le Rien n'est plus l'aboutissement de l'angoisse. Depuis la conférence de 1929 Qu'est-ce que la métaphysique? Heidegger a recadré le néantiser dans un contexte plus propre à la revendication. Le pouvoir ne doit en aucun cas être ramené au Dasein et à ce qui pourrait en définitive le constituer comme sujet, mais ne repose plus que dans le revendiquer. J.-L. Marion développe ainsi la question: «l'angoisse «co upe la parole» au moment même où le Rien annule, par sa mise en équivalence, tout appel et toute décision. Dès lors, comment un appel quelconque pourrait-il encore retentir en situation d'angoisse? Angoisse et Rien, en suspendant respectivement la parole et la distinction, ne mettent-ils pas immédiatement et nécessairement entre parenthèses la possibilité même de la revendication (An-spruch) - de la moindre parole (Sprache) d'un appel différenciant (An-) ? (É)

«L'analytique existentiale de l'angoisse devient au moins insuffisante à manifester le «phénomène d'être», voire totalement superfétatoire. En un mot, le

1 WasistMetaphysik?,p. 115,tr. fr.p. 53.

2 Was ist Metaphysik ?, p. 114, tr. fr. p. 52.

3Nachwort zu Was ist Metaphysik?, G.A., 9, p. 306 et 307.

4Lettre sur l'humanisme, §89.

passage du Rien à lÕEtre relève de lÕEtre, en rien du Rien ni de l'étant; seul lÕEtre peut appeler à lÕEtre. »1

Ici commencent les vendanges de Heidegger qui a préparé le décentrement du Dasein dans cette Lettre. Il récolte sur la question du Rien les fruits de lÕek-sistence, et le pouvoir n'est jamais celui d'une chose susceptible d'être posée comme sujet (même, et surtout, l ÕEtre subj ectivé par l Õonto-théologie et l'idéalisme absolu).

Le Rien est toujours premier à la négation en 1946, et c'est cela que nous retiendrons. Chez Heidegger, la proximité de lÕEtre et du Rien vient de la pensée. C'est parce qu'elle pense selon lÕek -sistence que lÕEtre et le Rien sont sur le même plan: ils sont à vrai dire tous deux un plan, et plus exactement: ils sont le même plan (celui vers quoi ce qui ek-siste ek-siste).

61. La suprématie de l'Etre sur le néantiser

Ce qui est découvert à l'approche de la vérité de lÕEtre, c'est d'abord la revendication. Le dépassement de l'analytique existentiale que la Kehre effectue (sur la métaphysique) révèle le revendiquer avant tout comme un phénomène dÕEtre. Or, si le Rien revendique tout autant que lÕEtre, il est dans lÕEtre dans la mesure où le revendiquer ne donne l 'in-sistance qu'au site de l 'ek-sistence.

«Le néantiser déploie son essence dans lÕEtre lui-même. »2 Cette phrase répétée par deux fois, est d'une importance capitale puisqu'elle institue un rapport de quasi paternité entre lÕEtre et le néantiser. Ce rapport fait -il du Rien une «partie » de lÕEtre? Est-ce ce qui justifie que Heidegger n'ait parlé jusqu'à présent que de lÕEtre, de la vérité de lÕEtre, etc. au détriment d'une vérité du Rien, par exemple, ou bien le rapport de lÕEtre au Rien étant celui de la proximité, de l'identité empêche -t-il qu'il soit dit de lÕEtre deux choses différentes, et quÕà tout prendre, Heidegger aurait choisi lÕEtre plutôt que le Rien ? Le lecteur pourrait effectivement se laisser sur prendre par la survenance dans ce qu'il entend par « Etre » du Rien. Est-ce au même titre que lÕon parle de lÕEtre et du Rien, ou bien lÕEtre nÕa-t-il pas une place privilégiée, et pourquoi ? Telle est la question qui se pose désormais.

Le néantiser est dans un rapport inclusif avec lÕEtre; mais sÕil est ce qui s'est éclairci en Rien, alors lÕEtre et le Rien sont sur un pied d'égalité, notamment en ce qui concerne le «oui» et le « non ». En effet, qu'est-ce qui revendique le «oui» : Heidegger ne le dit pas. Ce ne peut être, en tout état de cause, que lÕEtre. Mais Heidegger écrit au §85 qu'ils sont au service de la vérité de lÕEtre. L'inclusion du néantiser dans lÕEtre rend son service celui de lÕEtre, qui est donc le terme ultime de toute mise au servi ce possible. LÕEtre peut-il être dit l'élément du néantiser? Lorsque nous disons que lÕEtre est l'élément de la pensée, nous excluons cependant la cohabitation en lÕEtre de deux choses différentes. De même, n'est -il pas possible de donner le néantiser à la pensée, de lÕen faire comme le «sujet agissant» car nous avons vu que cela revenait à une descente dans l'étant de l'agir, de la perte en l'agir de la dimension de l'accomplir, c'est-à-dire de son essence. Placer néantiser et pensée dans le même élément, c'est trop rapidement faire du Dasein en tant qu'il pense le lieu du déploiement du néantiser, et le constituer comme ego cogito.

1 Réduction et Donation, p. 278.

2 Lettre sur l'humanisme, §85 et 86.

Ce qui néantise n'est donc pas la pensée ni le Dasein ; le néantiser revendique le «non» qui ek-siste en vue de l'Etre qui néantise. Ainsi le néantiser ne néantise nullement, mais appelle à l'ek -sistence vers ce qui néantise. Ce qui néantise, ce qui a en lui le neÉ pas, c'est l'Etre. Le néantiser se présente donc ainsi: il n'est pas en relation avec l'Etre, mais avec le «non» qui permet d'aborder le neÉ pas qui est en l'Etre. Le neÉ pas ne provient nullement du néantiser, non plus du «non », qui ne sont que des signes du neÉ pas. Le néantiser et ce qu'il revendique proviennent du neÉ pas, de l'Etre. Le néantiser déploie son essence dans l'Etre où est le neÉ pas en revendiquant le « non» en vue de la vérité de l'Etre et du neÉ pas qu'il contient. Le néantiser ne vise nullement le neÉ pas, mais passe par le «non» qui vise la vérité en l'Etre du neÉ pas. La négation par le dire-non que le néantiser revendique est donc nécessairement seconde par rapport au neÉ pas et à sa provenance, par rapport à ce vers quoi cette négation ek-siste : l'Etre.

Mais l'Etre n'est pas seulement le neÉpas. Ce qui en l'Etre est le neÉ pas est le Rien. « L'Etre néantise» est le dire générique de cette proposition plus précise: «Le Rien néantise ». Parce que l'Etre est le Transcendant par excellence, il est par excellence ce vers toute ek-sistence ek-siste. Parce qu'en lui repose l 'ek-sistence, tant celle de l'être-là que celle de la négation, et parce que le néantiser est ek-sistence, l'Etre est ce qui néantise. Ce n'est en fait qu'en raison de l'ek-sistence qu'il est dit que l'Etre néantise. Mais le néantiser repose dans le Rien qui, s'il est pensé en te rmes d'ek - sistence, est l'Etre. Le néantiser déployé dans son essence est ek-sistence; en tant qu' «agir », ce qui néantise est ce en vue de quoi l'accomplir accomplit, le néantiser ek-siste. C'est l'Etre. Mais une fois que le néantiser a été vu comme ek-sistence, alors il est égal de dire que ce vers quoi il ek-siste ou, plus proprement, fait ek-sister, c'est l'Etre ou le Rien. «C'est pourquoi la pensée, parce qu'elle pense l'Etre, pense le Rien. »1

62. Le néantiser pro-vient du combat : Etre et Rien

Le ne-pas n'est pas seulement la négation telle qu'elle est formulée dans la logique, le langage, etc. Il est là où se cèle le lieu du combat. Pour que combat il soit, il faut que le néantiser soit la proximité même - et la même proximité que celle de l'Etre. Le néantiser n'est pas seulement la revendication par le Rien du «non », par exemple, mais ce qui en l'Etre est combat. La manière dont se suivent ces deux phrases: «l'Etre lui-même est le lieu du combat. En lui se cèle la provenance essentielle du néantiser» indique que le combat et la provenance du néantiser se rapportent l'un à l'autre. La seconde phrase fait figure d'explication de la précédente. Ce qui explique le combat, c'est que le néantiser en provienne. Le mot «provenance », s'il n'est pas un rapport de cause à effet, signifie au moins que le néantiser vient du lieu comme combat, qu'il est ce en quoi persiste le combat. Un ne-pas est toujours, d'une certaine manière, une opposition, une révolte contre ce qui est, l'éternel ennemi qui agit de même que ce qui en l'Etre est agir. Le ne-pas éclaircit le néantiser et, par là même, le combat, le lieu du combat, c'est-à-dire l'Etre lui-même - le ne-pas dit est porté dans la maison

de l'Etre au même titre que le reste, même à l'égard de ce dont il

est le ne-pas.

1 Lettre sur l'humanisme, §87.

Mais si le néantiser provient du «deux » qu'institue le combat, il appelle également au «deux» que le ne-pas distingue entre ce dont il est le ne -pas et ce qu'il est ainsi. Il est bien dit que la provenance essentielle du néantiser se cèle en l'Etre en tant que l'Etre lui-même est le lieu du combat , et non en l'Etre comme «la force tranquille du pouvoir aimant », comme «la proximité nue d'une puissance non contraignante »1. Est-ce donner un nouveau visage à l'Etre, un tour que nous ne lui connaissions pas, ou bien Heidegger n'éclaire-t-il pas ici d'une étrange façon ce qu'il entendait par l'Etre comme «dimension de l'extatique de l'ek-sistence »2? L'essence de l'Etre s'est éclaircie lorsqu'il est dit qu'il est lieu du combat. Heidegger dévoile quelque chose de son essence en y décelant le combat d'où pro-vient le néantiser. Ce qui importe donc, ce n'est pas le combat mais ce en quoi le combat appartient à l'essence de l'Etre.

Dans l'Etre est le Rien. Est-ce la présence du Rien qui donne lieu en l'Etre à ce que Heidegger nomme « combat », ou bien le combat qui fait surgir en l'Etre un autre: le Rien ? Le combat est celui de la fureur et de l'indemne. Le Rien est-il la fureur et l'Etre l'indemne? Non, la fureur et l'indemne reposent en l'Etre où «se cèle la provenance essentielle du néantiser. » 3 Le néantiser est-il le fait du combat ou bien est- ce l'inverse? Est-ce le neÉ pas en l'Etre qui est le lieu du combat, est-ce le néantiser qui se révèle combat? Non: ce qui néantise est le lieu du combat. L'issue du combat donne-elle le pas au néantiser si la fureur l'emporte? Non: le conflit ne se résout jamais, il est perpétuel, et ce n'est pas la force de la fureur qui, en l'Etre, néantise.

XI. La grâce et la ruine

1Lettre sur l'humanisme, §26.
2Lettre sur l'humanisme, §28.
3Lettre sur l'humanisme, §85.

«Gleichwohl schafft das Denken nie das Haus des Seins. Das
Denken geleitet die geschichtliche Eksistenz, das heisst die humanitas
des homo humanus, in den Bereich des Aufgangs des Heilen.
«Mit dem Heilen zumal erscheint in der Lichtung des Seins
das Bse. Dessen Wesen besteht nicht in der blo§en Schlechtigkeit des
menschlichen Handelns, sondern es beruht im Bsartigen des
Grimmes. Beide, das Heile und das Grimmige, knnenjedoch im Sein
nur wesen, insofern das Sein selber das Strittige ist. In ihm verbirgt
sich die Wesensherkunft des Nichtens. (É)
«Sein erst gewhrt dem Heilen Aufgang in Huld und Andrang
zu Unheil dem Grimm. »1

63. Que sont la fureur et le malfaisant? (84 à 88)

L'indemne, s'il est ce contre quoi la fureur est com-bat, reste-t-il ce que nous avions jusqu'à présent pensé de lui? Il est situé dans une lumière nouvelle, celle-là même qui éclaire la fureur. Qu'est donc la fureur ? Elle est l'essence du malfaisant. Quelque chose de surprenant réside dans le fait que le malfaisant ait une essence, la malignité de la fureur : placée sur le plan de l'essence le conflit naît entre fureur et indemne. Or l'indemne était opposé au malfaisant dans le domaine où la pensée conduit l'ek-sistence historique. L'essence de l'indemne n'est rien d'autre que l'indemne. Pourquoi ? Parce que l'aube de l'indemne repose déjà dans la vérité de l'Etre. Au contraire, le malfaisant ne déploie son essence que d'une manière plus «compliquée », retirant peut-être déjà à l'Etre sa simplicité, ou du moins lui donnant un sens différent. Le malfaisant est ce où conduit la pensée en même temps que l'indemne. Le malfaisant est un «faire-mal» qui touche à l'agir. La pierre angulaire de la Lettre sur l'humanisme se trouve ici. Ce que Heidegger a développé au sujet de l'agir prend enfin son sens le plus entier. L'agir humain peut certes se révéler comme malfaisant, mais lorsque cet agir est entendu dans son sens le plus haut, lorsqu'il est déployé en son essence et qu'il est accomplir, c'est-à-dire le déploiement d'une chose en son essence, alors le malfaisant n'est plus la même chose: il est la fureur. La malfaisance de l'agir humain n'est qu'une «manifestation» sécularisée de la fureur.

Quelle est cette malfaisance où conduit la pensée? Est-elle celle de la pensée qui ne pense pas, assignée au joug de la technique et de la valeur, ou bien est-elle ce qu'elle touche lorsque la pensée a été déployée dans son essence comme ce qui porte la vérité de l'Etre au langage ? La malfaisance entendue comme l' « unique dam », das Unheil, comme il est écrit au §65:

«Peut-être le trait dominant de cet âge du monde consiste-t-il dans la fermeture de la dimension de l'indemne (das Heile). Peut-être est-ce là l'unique dam (das Unheil).» Dans le passage du §78, Heidegger évoque « la présence» du dieu, die Anwesung des Gottes, et il indique en parenthèses: des Un -geheuren , l'in-solite. La dimension de l'indemne est ouverture à la présence du dieu, autrement dit l'insolite.

La malfaisance est-elle la fermeture à l'indemne ? C'est le cas lors que la pensée montre le cèlement de la vérité de l'Etre. Cette monstration place l'ek-sistence historique dans la fureur. Cette fureur n'est pourtant pas celle qui, avec l'indemne, déploie sans essence dans l'Etre en tant que l'Etre est le lieu du combat. Cet Unheil est

1 Lettre sur l'humanisme, §84, 85 et 88.

d'un agir dont l'essence n'a pas été déployée comme pensée. La modernité est dans le malfaisant plus que dans l'indemne, mais c'est par défaut. A défaut d'indemne, c'est le malfaisant qui prend le pas. Il est ce qui reste à la pensée qui n'est pas en vue de la vérité de l'Etre. Ce malfaisant consiste alors en la malice de l'agir humain car l'agir n'a pas encore été déployé comme celui de la pensée. Das Unheil n'est que l'état «protozoaire» de ce que le malfaisant est lorsqu'il est déployé dans son essence: la fureur.

La fureur est de la pensée. Elle n'est pas la description d'un comportement humain. Elle est ce qui apparaît lorsque la pensée conduit l'ek-sistence historique au domaine où se lève l'aube de l'indemne. La pensée, croyant dire la vérité de l'Etre en tant qu'indemne, dévoile en même temps dans cette vérité l'essence du malfaisant. S'en remettant à l'Etre, la pensée a conduit l'ek-sistence historique au domaine où la fureur court à la ruine. Heidegger dit en quelque sorte que la pensée ne peut pas viser cette fureur, mais jamais que l'indemne. La fureur ne vient qu'ensuite, une fois l'indemne dans la grâce levé. Doit-on penser à St Thomas et son: «Nul n'est méchant volontairement »?

L'indemne porté dans la maison de l'Etre se révèle comme n'étant tel que dans la mesure où il est en conflit avec ce qu'il peut redouter le plus, la fureur. En toute rigueur, l'indemne ne redoute pas la fureur, car elle est ce qui lui donne sa dimension d'indemne, ce en quoi l'indemne peut même dép loyer son essence. C'est-à-dire que l'indemne n'est indemne que dans le combat.

L'indemne ne déploie son essence que dans la mesure où il est partie au combat l'opposant à la fureur. Il n'est donc pas moins «belliqueux» que cette dernière, il n'est pas la pure paix de l'entièreté. Pas plus la fureur n'est-elle la propension en l'Etre au combat.

Le malfaisant et la fureur appartiennent à la vérité de l'Etre. Qu'en est-il du rapport de cette vérité à l'agir humain? C'est une fois encore poser la question de l'éthique. Que la pensée se produise avant toute distinction entre praxis et théoria empêche de demander si la ruine vers laquelle l'Etre accorde à la fureur son élan touche à l'agir humain, rien n'est moins sûr. Que la pensée se produise avant toute distinction entre praxis et théoria, que la pensée soit considérée comme l'agir le plus haut et le plus simple, que cet agir conduise à la ruine, c'est autoriser la question de la ruine, celle du « ruiner» comme un agir - le plus abouti du plus haut et du plus simple des agirs. De même que l'Etre peut la pensée, la fureur peut l'homme. Ce n'est pas dire encore que l'homme peut la malice.

La grâce et la ruine sont-elles en conflit dans l'Etre comme l'indemne et la fureur? Qu'est-ce que cette ruine? Nous avons déjà vu qu'il ne pouvait s'agir de la détresse de l'absence de pensée puisqu'elle est ce vers quoi la pensée authentique pense. La grâce et la fureur tiennent-elles de ce que désignent chez Nietzsche l'apollinien et le dionysiaque? Sont-elles les lieux ultimes vers lesquels l'Etre transcende?

Seul l'indemne touche à la grâce, la fureur à la ruine. C'est dire que la grâce comprise au sens théologique du terme est bien loin de ce lieu que ne touche nul homme, où ne séjourne aucun dieu, mais où se lève l'indemne. L'essence du sacré est éclaircie par le lever de l'indemne dans la grâce. Le possible retour du sacré dont il a

déjà été question revêt sa dimension pleine lorsqu'est pensée la grâce comme le domaine où conduit la pensée, domaine où la ruine est partie prenante.

La pensée conduit à la grâce tout autant qu'à la ruine. La pensée cheminante à conduit l'ek-sistence au domaine vers quoi elle ek-siste, domaine de l'indemne qui touche l'essence du sacré. Le domaine où la lumière du éclaire le sacré est l'indemne. Mais quelle étrange lumière. L'essence du sacré recouvre tant la grâce que la ruine.

Cette ruine et cette grâce, la fureur et l'indemne, s'ils ne sont pas les premiers
mots d'une éthique, ou même ceux d'une politique commençante, que sont-ils donc?
L'Etre accorde le lever dans la grâce et l'élan vers la ruine à ce qui, en lui, est en
combat. Le lieu du combat (l'Etre) est-il le même que le domaine de la grâce ou de la
ruine; le lever dans la grâce et l'élan vers la ruine mettent-ils fin au combat? Non, et
ce pour une raison fort simple: la grâce n'est jamais complètement accomplie,
l'indemne debout dans la grâce, ni la ruine totalement consommée par la fureur qui
n'est jamais qu'en élan, en route vers la ruine. Il n'y a donc pas à proprement parler un
état de grâce et une ruine définitive. Sans cesse, et à propos de la même chose (la
vérité de l'Etre), la grâce et la ruine sont les utopies d'une histoire qui n'est jamais
révolue. Elles sont ce vers quoi tendent l'indemne et la fureur sans que jamais l'un
n'emporte l'autre. C'est pourquoi le conflit est et reste en l'Etre qui, en « équilibrant»
les rapports entre l'indemne et la fureur, se vise lui-même comme lieu du combat. Cela
se passe exactement comme son engagement qui est de l'Etre et pour l'Etre. Sauf que
l'indemne et la fureur n'ek-sistent pas en vue, respectivement, de la grâce et de la
ruine. Ce que l'Etre accorde, le lever et l'élan, n'est à prendre que pour le mouvement
qu'il provoque, et non comme la constitution d'un Transcendant (la grâce et la ruine).
Doit-on y percevoir une résurgence de la philosophie scolastique et de la recherche
d'un principe moteur, un mouvement premier, une Cause Première qui fonde et permet
même la pensée de tout ce qui s'en-suit. Mais, si l'on devait tenter de constituer l'Etre
comme cause première, il faudrait en fait d'abord penser sa prodigalité, c'est-à-dire la
possibilité même qu'il a de donner, d'accorder. Car il est bien écrit que «Seul l'Etre
accorde à l'indemne son lever dans la grâce et à la fureur son élan vers la ruine.»
L'accorder serait donc premier aux mouvements que sont le lever et l'élan. Par
conséquent, nous ne pouvons pas penser le mouvement comme cause première car le
don lui serait premier. Il en ressort que le mouvement ne peut être ni cause ni effet (de
ce don, par exemple), qu'il n'est en rien semblable à ce qui dans la réalité « actionne ».
Le malfaisant est un domaine où la pensée conduit l'homme «malgré elle ».
Qu'est-ce à dire? Que le malfaisant n'est pas toujours là où l'on attendait de le
rencontrer. Le suspense que Heidegger a mis en oeuvre pour rythmer sa lettre trouve ici
sa chute, la surprise qui ébranle tout le scénario. Il a été question d'humanisme, de
doctrines visant justement l'éradication de ce qui est en l'homme malfaisant.
Heidegger les a toutes déconstruites en montrant qu'elles n'atteignaient pas à l'essence
de l'homme et que la pensée n'y conduisait pas son ek-sistence vers ce domaine qui
est le sien. Ce faisant, et sans que cela n'ait été expressément souligné, Heidegger dit
aussi que les humanismes n'ont pas su déceler la provenance essentielle du malfaisant.
Il a été question de barbarie et donc de la forme que prend la fureur lorsqu'elle
est celle de l'agir humain. Heidegger s'est défendu en disant que la barbarie n'est pas

1

la révolte contre les valeurs . Mais qu'apprend-on maintenant? Que le malfaisant, sÕil devait être le fruit de la fureur, existe tout de même (en dehors de toute notion de valeur). Plus encore: la fureur est le domaine incontournable où la pensée authentique conduit. Prêcher contre le malfaisant, c'est non seulement le réduire à quelque chose qu'il n'est pas, mais aussi s'insurger contre la vérité de lÕEtre. Or, contester la vérité de lÕEtre est d'une impossible indigence. Puisqu'elle n'est que ce qu'il y a à-dire, l'évaluation de ce qui est en elle la fureur est non seulement inutile, mais encore un bavardage parasitaire qui entrave le dire même de cette vérité. La simplicité dont il a été question interdit à la glose de la vérité de lÕEtre de pénétrer la maison de lÕEtre. La robustesse de cette maison est mise à l'épreuve sous lÕÏil indulgent de ses ouvriers.

La fureur appartient à la vérité de lÕEtre autant que l'indemne, et c'est son acceptation que Heidegger a préparé dans cette Lettre. Car l'humanisme n'est-il pas la désignation de l'inacceptable ? Cette acceptation se fait dès lors que la pensée est dans son élément, que l'homme est à l'écoute de la revendication de lÕEtre, que le laisser- être s'étend à tout ce qui est. Laisser-être lÕEtre, c'est laisser le lieu du combat être en lÕEtre, et même plus: être à l'écoute de ce combat dans ce qu'il a à dire, notamment lorsqu'en lui le néantiser revendique le dire-non. Le «non» témoigne de l'écoute du néantiser, par là du combat, et donc de la fureur et de l'indemne.

Que les humanistes aient cherché à se rassurer dans l'annulation du Rien témoigne plus que jamais de la fureur agissant en eux. Pour ce qui est de rassurer ses lecteurs, et si cela devait même être nécessaire, Heidegger indique que l'élan vers la ruine n'est jamais que la contrepartie du lever vers la grâce. Que lÕon ne s'inquiète donc pas d'une ruine, car elle n'est que le répondant de la grâce vers laquelle s'élève en même temps l'indemne. Par ailleurs, la ruine n'est pas celle de l'homme, mais le lieu de la fureur. L'homme ne sera donc «touché» que dans la mesure où son essence est déployée aux domaines de la grâce et de la ruine, ek-sistence qui se heurte incessamment au lieu du conflit entre fureur et indemne qu'est lÕEtre.

Que dit Heidegger en fait? Que nous ne devrions jamais espérer toucher à l'indemne sans en même temps courir à la ruine. La peur n'est pas de mise car c'est toujours «proportionnellement» que l'indemne arme et donne contre la ruine. Il ne sera pas comme «pris au dépourvu» par le dépassement en lÕEtre de l'élan de la fureur. Comme en république, la contre-partie des pouvoirs et leur honnête distribution créent comme un équilibre régulateur. La détresse ne provient pas de la force en lÕEtre de la fureur, mais de ce que ni l'indemne ni la fureur ne soient portés aux domaines qui sont les leurs. Lorsque reste éteinte lÕek-sistence, lÕEtre comme lieu du combat demeure sous scellés, et ni la fureur ni l'indemne ne peuvent déployer leur essence. Bien que, de prime abord, la pensée se passe parfaitement bien du déploiement de la

1 Le mouvement révolutionnaire n'est pas une action ordinaire : elle est « be-wegen ». Cela signifie : mouvoir, mettre en chemin. Mais plus précisément sur le chemin. Pour chaque agir, il y a un chemin. Le mouvement est une mise en chemin, la révolte mise sur le chemin. La révolte est mise en destin en tant que le destin est mouvement/chemin. La mise en mouvement est avant tout la pensée de lÕEtre, c'est-à-dire à la vue du domaine où se lèvent l'indemne et la fureur. «Faire bouger les choses », c'est les mettre en route. A son interminable horizon se profilent la grâce et la ruine. En tant qu'agir, la révolution est insolite dans l'insolite. Heidegger pense à la révolution, mais dans la mesure où elle est interminable. Parler de révolution paraît dès lors peu convenable, car il ne se produit pas de retournement dans la mise en chemin. La lente avancée vers lÕavenant n'est plus mouvement, mais le chemin même que suit la Be-wegung. La « mise enÉ » seule est révolutionnaire : mais ce n'est pas à l'homme de la commander. L'écoute de ce qui assigne seule nous incombe. La révolution est: immobile.

fureur en son essence, elle ne peut déployer celle de l'indemne sans que ce déploiement n'ait son lieu. Ce lieu n'est pas d'abord celui du déploiement de l'essence de l'indemne, l'Etre comme élément, mais le lieu d'un combat l'opposant à la fureur. Elles vont ensemble et la pensée qui les isole, qui veut l'une sans l'autre, ne veut rien en réalité (puisqu'elle ne place ce qu'elle pense - ni ne se place - dans son élément).

L'anthropocentrisme qui ramènerait ce conflit en l'Etre aux états d'âme d'un homme, qui expliquerait l'instabilité de l'agir humain par ce qui s'engage dans la pensée - le revendiquer du «oui» et du «non », par exemple - voilerait l'ek-sistence et ce vers quoi elle ek-siste. Ce combat ne peut absolument pas expliquer les conflits humains, ni en l'homme, ni entre hommes. L'Etre ne s'architecturalise pas en structures exemplaires sur lesquelles seraient basées les essences de tout ce qui est. Le combat qui repose en l'Etre ne « descend» pas dans l'étant, pas même dans l'homme en tant qu'il ek-siste. En revanche, l'ek-sistence conduit à deux domaines différents. Est-ce à dire qu'elle est comme «déchirée» par ces deux «fins », qu'en elle se consument deux volontés qui se rongent l'une l'autre? Non, car il est égal de dire qu'elle conduit au domaine où se lève l'aube de l'indemne et de dire qu'elle conduit au domaine où s'élance (le crépuscule de) la fureur. C'est même chose que de penser l 'Etre et le Rien. La distinction en l 'Etre de l'indemne et de la fureur se résout dans la pensée en l'ek-sistence. Celle-ci est simple ; elle n'est pas le lieu où s'agitent la fureur et l'indemne. Elle ne tergiverse pas, mais elle est en vue d'une seule et même chose, la vérité de l'Etre, Etre au sein duquel le conflit se dé-cèle. Il n'y a pas encore de combat tant que n'ek-siste pas la pensée qui révèle ainsi le lieu du combat (avant de révéler le combat lui-même).

En revanche, lorsque l'ek-sistence a permis le découvrement de l'Etre comme lieu d'un combat, l'on peut demander si elle cesse d'ek-sister (ayant atteint son lieu), ou bien si la pensée n'est pas mise comme nez à nez devant une alternative, ayant alors le choix de continuer d'ek-sister en vue de la grâce ou bien en vue de la ruine? La pensée de ce lieu du combat n'a-t-elle pas mené l'ek-sistence à un carrefour ? La poursuite du sentier n'est plus guidée par l'évidence de la vérité, par la clarté de la clairière, car la pensée se trouve déjà dans la proximité de l'Etre. Celle-ci écrase peut- être l'ek-sistence et refoule immédiatement la pensée en rappelant au dire ce qu'est l'Etre : ce qui se retire. Est-ce ce retrait qui empêche la pensée débouchant à la lumière de l'éclaircie de l'Etre sur la croisée des chemins de poursuivre dans un sens ou dans un autre? Il semblerait que ce soit bel et bien le cas, que la pensée ne soit tenue qu'au dire de ce qui sans cesse se cèle. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle Heidegger ne poursuit pas plus avant dans la Lettre sur l'humanisme, que nous avons été les témoins d'une expérience qu'il n'aura eu de cesse de préparer : celle du cèlement de l'Etre. La finitude de la pensée a-t-elle trouvé ici son ultime limite, à savoir l'impossibilité pour elle de se lever dans la grâce ou bien de s'élancer vers la ruine, l'impossibilité même de choisir entre ces deux gestes que l'Etre accorde? Car la question de la liberté comme l'écoute de ce vers quoi ek-siste la pensée serait formulée bien différemment dès lors que deux voix se font entendre, que deux appels s'engagent en des lieux bien différents. Ou bien n'est-ce pas une sorte de pudeur qui retient Heidegger sur les frontières du combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne ? Ce n'est évidemment pas à nous d'en décider. Mais peut-être trouverons-nous quelques

indications dans le reste de la Lettre sur l'humanisme qui nous aident à mieux saisir la retenue dont il est visiblement question.

La pensée conduit au domaine où se lève l'aube de l'indemne, c'est-à-dire la grâce et, en même temps, à la ruine. Mais elle se heurte en chemin au lieu où l'indemne et la fureur sont en combat - l'Etre. Mise en présence de ce lieu, elle pense également l'Etre et le Rien. Avant cela, elle pensait en vue de la vérité de l'Etre. S'il devait y avoir un « après -cela », en vue de quoi la pensée penserait-elle? S'il devait s'opérer dans le passage de cette croisée un retournement qui ne verrait plus l'indemne, mais la fureur comme la dimension en laquelle toute ouverture serait ouverture en tant que telle, alors la pensée serait pensée du Rien en vue de la fureur. L'Etre jouerait alors le rôle que le Rien a joué jusqu'à présent, et inversement.

L'agir comme le déploiement de la fureur en son essence serait le «remplaçant» de l'agir comme le déploiement en la pensée de l'essence de l'homme et de sa relation à l'Etre en vue de l'indemne. Les espoirs déçus de la pensée visant l'indemne et y ayant découvert la fureur n'auraient de cesse d'alimenter la malfaisance face à laquelle l'indemne ne se lève plus comme lorsqu'il était ce en vue de quoi la pensée pensait. L'empire du malfaisant ne serait pas plus étendu qu'avant l'êtredécouvert du lieu du combat, mais il pénètrerait l'essence de l'homme dans le sens où sa convenance et la question du destin l'engagerait à ek-sister en vue de la vérité du Rien vers la ruine.

Ce qu'il y aurait de consolant pour celui qui serait encore humaniste, c'est que l'indemne est toujours resté fermé à la pensée contemporaine; il n'y a pas de raison apparente pour qu'il n'en soit pas de même avec la fureur. C'est là une remarque très importante, car le « on» ne serait pas en mesure de distinguer l'ère de l'indemne de celle de la fureur tant la vérité se retire loin. Qu'il s'agisse aussi bien de grâce ou de ruine, le cèlement empêche la pensée de porter au langage quoique ce soit de ce en vue de quoi elle pense. Aussi, le temps de la grâce et de la ruine sont-ils les mêmes - l'on ne peut savoir d'avance en vue duquel des deux la pensée conduit l'ek-sistence.

Remarquons aussi que dans l'acception usuelle que l'on a de ces mots, la ruine et la grâce sont toujours ensemble car c'est au profit de l'un et au détriment de l'autre qu'advient la grâce de l'un ou bien la ruine de l'autre. Déjà leur sens usuel lie la grâce et la ruine : Heidegger les unit plus intrinsèquement encore en les désignant comme le site où l'indemne se lève et où la fureur s'élance, parties au combat qui se tient en l'Etre.

Le «message » heideggérien, si de message nous pouvions parler, se présente-t- il maintenant comme une sentence cynique: prenez garde lorsque vous pensez à toujours parler à la fois en vue de l'indemne et de la fureur, car l'on ne sait jamais à quelle enseigne est logée l'ek-sistence. Heidegger ne dit-il pas qu'il est vain de chercher à évincer en l'homme ses penchants malfaisants quand la fureur est aussi ce en vue de quoi la pensée ek-siste?

N'est-il dès lors pas plus «raisonnable» pour celui qui tient à tout prix à faire usage de la raison de s'en remettre à la fureur autant qu'à l'indemne? L'humaniste qui tenterait de poursuivre la pensée au-delà de ce qui n'est strictement qu'à penser, celui qui chercherait malgré tout à assigner à l'agir humain ce qui est dit de la pensée en tant qu'elle agit, celui qui déjà se montre intempérant dans la pensée, ne doit-il savoir concilier dans son éthique ce qu'il a déduit de force de l'Etre, à savoir la fureur et

l'indemne? Ne serait-il pas dans son intérêt d'écoper de ce combat en l'Etre, de s'en sentir la victime, et de négocier avec ce conflit ce qui peut lui rester d'intérêt? La traduction abusive que l'humaniste effectue bon gré mal gré, que la pensée l'autorise ou non, ne doit-elle pas tenir compte de cette donnée dans ses calculs? Car le lecteur inattentif voudra sans doute retenir une chose vendable de Heidegger: ne limite-t-on pas les dégâts lorsqu'on donne en pâture à la publicité de combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne plutôt que ce qui est généralement retenu de la Lettre sur l'humanisme? Que Heidegger pens e contre la logique, contre les valeurs et contre l'humanisme n'est absolument pas l'essentiel dans ce texte. Sa clef se situe dans la découverte du « découvrement » des paragraphes 84 à 88.

Nous nous sommes avancés bien loin sur la route de ce scénario catastrophe, et peut-être serait-il temps pour nous de cesser d'explorer ces fantaisies de la pensée. Notons ceci pour conclure: le centre de gravité de la Lettre se trouve dans sa réflexion sur l'indemne et la fureur, et le reste n'est que la préparation de l'expérience de la grâce et de la ruine.

Une lecture fallacieuse de la Lettre sur l'humanisme ne s'inquiète pas de ce qui, en cette pensée, peut être inquiétant. L'avènement de la ruine est à l'appel comme le lever dans la grâce. Cela seul peut susciter une attitude réfractaire digne de ce nom. Et pourtant, c'est en toute quiétude que la pensée peut penser. Car, tant que «la pensée heureuse trouve sa voie », l'homme con-vient (il vient-avec dans la Joie de l'entente).

Une relecture de cette Lettre permet d'y relever un optimisme au-delà de ce que tout humanisme est même capable d'être, puisqu'il est conforme à la vérité de l'Etre. Peut-être est-il moins prodigue d'ambitions - il est du moins celui d'un séjour.

64. L'essence du malfaisant est dans l'Etre (85)

Heidegger se récrie d'une philosophie qui recherche l'essence du malfaisant humain dans « la pure malice de l'agir humain ». Bien que le malfaisant ne revendique pas à proprement parler l'agir humain mais s'y joue, son essence n'est rien d'étant, comme l'aurait laissé supposer l'agir entendu comme effectuation d'un procès par un sujet sur un objet. Mais l'agir entendu dans son acception la plus haute et la plus simple, savoir la pensée, remet son essence à son élément, l'Etre. L'essence du malfaisant, qu'il soit celui d'un agir au sens trivial ou bien lors de sa plus haute observation, ne relève pas de la malice de l'agir, mais de la malignité de la fureur dont le site se trouve dans l'Etre. La raison en est que la pensée est un agir que l'agir quotidien relève, pour ce qui est de son essence, d'autre chose que de l'étant. Dans son étude sur l'esprit1, Derrida écrit: «Le mal et la méchanceté sont spirituels (geistlich) et non simplement sensibles ou matériels, par simple opposition métaphysique à ce qui est geistig . » Il cite deux passages essentiels de Heidegger:

«Ainsi compris, l'esprit déploie son essence dans la possibilité de la douceur et de la destruction. La douceur ne soumet pas à quelque répression l'être-hors-de-soi de la conflagration, mais la tient rassemblée dans la paix de l'amitié. La destruction provient de l'effrénement qui se consume dans sa propre insurrection et qui presse ainsi le malin. Le mal est toujours le mal d'un esprit. Le mal, et sa malignité, n'est pas le sensible, le matériel. Il n'est pas non plus d'une nature simplement «spirituelle»

1 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la question, p. 167.

(geistiger Natur). Le mal est spirituel (geistlich). (É) Même quand un animal est rusé, malicieux, cette malice reste limitée à un champ tout à fait déterminé, et quand elle se manifeste, c'est toujours en des circonstances très déterminée; alors elle entre en jeu de façon automatique. (É) C'est donc à l'homme qu'est réservé le privilège douteux de pouvoir tomber plus bas que l'animal, tandis que l'animal n'est pas capable de cette Verkehrung des principes. (É) Le fondement du mal réside donc dans la manifestation de la volontédu fond premier.» 1

primordiale (Urwillen)

D'où l'importance capitale des premières pages de la Lettre, dont le sens se révèle enfin : la caractérisation de la pensée comme agir situe le malfaisant de tout agir dans l'élément de l'Etre. Cette situation, le marquage du site du malfaisant, est d'autant plus cruciale que c'est tant l'ek-sistence que l'agir humain qui «pâtirons » de cette dé-couverte. Elle touche tant l'agir que la pensée ! C'est à cause de cela que le malfaisant touche également tant à l'agir qu'à la pensée. L'essence du malfaisant a donc ceci de remarquable qu'elle est ce qui joint la pensée à l'agir: lorsqu'il est à son plus bas degré, le malfaisant est dans les moeurs. Mais lorsque l'agir est à son plus haut degré, qu'il atteint son essence, le malfaisant suit ce déploiement et atteint également son essence qui est la fureur en l'Etre, et apparaît en même temps que l'indemne, domaine atteint par le déploiement dont il vient d'être question. Entre la malice et la fureur, il n'y a finalement que le degré de déploiement de l'essence de l'agir - non pas que la fureur soit l'essence déployée de la malice ou que le déploiement de l'essence de la pensée y soit pour quelque chose. Le lien se tient dans le malfaisant de l'agir dont l'essence est déployée ou non.

Quelle problématique assigner au malfaisant de l'agir qui peut être tant celui des moeurs que la pensée même? Celle, évidemment, de la possibilité d'une éthique. Pourquoi Heidegger nomme-t-il autrement le malfaisant et son essence (la fureur) quand l'indemne reste le même mot, et qu'il n'est d'ailleurs pas question du déploiement de l'indemne en son essence? Nous prévient-il d'une déroute éthicomorale, d'une confusion entre ce qui est du domaine de l'ontologie et de ce qui relève de l'anthropologie, de la sociologie? Y parvient-il lorsqu'il est dit que la pensée conduit tant à la grâce qu'à la fureur? Si elle n'est pas sujette à la malfaisance mais qu'elle est ce à quoi elle conduit en même temps qu'à la fureur, si cette route n'atteindra jamais le terme qu'elle vise mais sera toujours en attente, si Heidegger ne nomme pas expressément la ruine et la grâce comme ce vers quoi la pensée conduit l'ek-sistence historique, n 'en reste-t-il pas moins que la pensée conduit, en passant par

l 'Etre, vers quelque chose qui touche aussi, en tant que la pensée est un agir, les agirs moins élévés qu'elle? Car l'accomplir de la pensée touche à l'essence de l'agir, et donc aussi à l'agir ordinaire, les moeurs, les habitudes, les actions, les ambitions humaines. Un commencement d'éthique ne point-il pas à l'orée du malfaisant? Cette question mérite, si ce n'est sa réponse, au moins sa formulation. Sa préparation a déjà débuté lorsque nous nous sommes penché sur le traduction de l'aphorisme d'Héraclite :

«le séjour (accoutumé)2 est pour l'homme le domaine ouvert3 à la présence1 du dieu, (de l'insolite) 2 ».3

1 Unterwegs zur Sprache (à vérifier), p. 60 et 173; tr. J.-F. Courtine, p. 249.

2 Geheure.

3Das Offene.

Le domaine ouvert est la grâce et la ruine où conduit la pensée lÕek-sistence historique. Le séjour accoutumé est le monde. Le domaine est ouvert au dieu au sens où Héraclite l'entend, et qui ne relève d'aucune théologie. C'est en lui qu'advient

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l'insolite. Pourquoi ne pas traduire à nouveau ce qui vient d'être dit : « Le mondeest la grâce et la ruine ouvertes à l'insolite.» Peut-on aller plus loin encore? Nous pouvons tenter de dire ceci: « L'homme est homme pour autant qu'il habite la grâce et la ruine ouvertes à l'insolite . »

Le qu'est l'être-là est cet insolite en lequel se tient lÕek-sistence du Dasein qui se constitue homme dans l'habiter du domaine où le séjourne. Le n'est plus seulement l'indemne, mais également le malfaisant; il inscrit son habiter dans deux domaines, la grâce et la ruine. SÕil devait surgir de cet être-au-monde une éthique, ce ne pourrait être qu'au jour, à la lumière, de l'habiter. Or il se trouve que c'est précisément ce dont Heidegger parle dans les quelques lignes précédent les § 84 et suivants. Il est dit en effet que: «Cet habiter est l'essence de lÕ«être-au-monde» (cf. Sein und Zeit, p.54). (É) c'est à partir de l'essence de lÕEtre pensée selon ce qu'elle est que nous pourrons un jour penser ce qu'est une «maison» et ce qu'est «habiter». »5 L'habiter constitue l'être-au-monde comme séjour (ethos). La pensée de cet ethos peut-elle être nommée autrement que «éthique»? Loin de ce que nous y entendons habituellement, l'éthique fait encore sens lorsqu'elle est pensée du séjour. Qui plus est, « Le voeu d'une éthique appelle dÕautant plus impérieusement sa réalisation que le désarroi évident de l'homme, non moins que son désarroi caché, s'accroissent au-delà de toute mesure. A cet établissement du lien éthique nous devons donner tous nos soins »6. La cohésion de l'essence de lÕhomme et son déploiement sont les premiers secours face à la détresse en laquelle est plongé l'homme. Heidegger se dit, d'une manière détournée, certes, qu'il est tout à fait prêt à donner une éthique suivant le sens que ce mot recouvre désormais. Il donne d'ailleurs une définition précise de ce qu'est l'éthique: «l'exigence d'une intimation qui le lie [l'homme], et de règles disant comment l'homme, expérimenté à partir de lÕek-sistence de lÕEtre, doit vivre conformément à son destin. » 7 Les règles en question, nous les examinerons sous peu. Avant cela, il convient de montrer que Heidegger conduit son lecteur sur la voie de l'expérience pure de la pensée, de lÕek-sistence de lÕEtre, de l'essence de l'homme, et qu'il éclaire ainsi ce qui réside en son destin. C'est cette «résidence» même en son destin qui est le séjour où l'éthique prend forme de ce qui est à-penser.

Cet «habiter» se pense à partir de la maison de lÕEtre et de l'abri de l'homme : le langage.

Le destin de l'homme où s'épanouit l'être-au-monde, en tant qu'il est ce vers quoi lÕek est conduit, est le domaine de l'indemne et le domaine de la fureur, c'est-à- dire la grâce et la ruine. Que l'homme vive maintenant conformément à son destin, qu'est-ce que cela peut vouloir dire? Que tout agir soit désormais conforme à son essence, et viser tant la grâce que la ruine? Certes non, car la présence du dieu ne se

1Die Anwesung.

2Des Un-geheuren.

3Lettre sur l'humanisme, §78. 4Etnon l'univers environnant. 5Lettre sur l'humanisme, §83. 6Lettre sur l'humanisme, §68. 7Lettre sur l'humanisme, §68.

révèle comme proximité, le monde comme ethos, l'homme comme ek-sistant, que lorsque l'agir est déployé en son essence, que la pensée est en vue de la vérité de l'Etre. Heidegger confie en quelque sorte l'agir à la pensée, et plus précisément aux penseurs et aux poètes. L'éthique qu'il ne postule pas, mais dont il a déjà jeté les bases, ne peut en tout état de cause que concerner ces hommes rares à qui le langage donne. Qu'en est-il cependant du rassemblement de l'homme en son essence? L'homme de la technique n'est-il pas également touché par la conformité au destin de l'homme? La première règle ne serait -elle pas d'habiter? Puisque c'est l'habiter qui entreprend la pensée du séjour, ne faut-il pas d'abord que séjour il y ait avant que ne commence de pérorer celui qui assigne à tout va ? L'impératif premier est la possibilité même du don (vivre conformément au destin: Geschiklich). Il est pré-éthique puisque la grâce et la ruine ne sont pas encore en vue. L'éthique heideggérienne ne commence qu'avec le séjour. Cet impératif ne peut donc être celui de la conformité au destin, mais ne peut venir que de l'étant. En effet, il est du « ressort» de l'homme d'apercevoir son essence, et son destin «ne peut rien » pour l'homme de la technique. C'est pourquoi les invectives de Heidegger ne peuvent -elles jamais être situées sur le plan d'une éthique. Car une éthique digne de ce nom se dispense de tels discours en tant qu'elle est ce qui assigne. L'impératif d'habiter est pourtant ce que toute éthique, tout humanisme, et plus largement ce que toute métaphysique tente d'approcher. Comment donc y parvenir? Dans l'écoute patiente et l'accueil du don. Ceci commence certainement par le renoncement à l'agir ordinaire : ce qui en lui s'analyse en termes de bienfaisance (indemne) et de malfaisance se verrait peu à peu déployé en conflit qui destine. La pensée agissante n'avancerait plus en direction que de l'horizon où se dessinent la grâce et la ruine. Elle y conduirait l'ek-sistence historique de l'homme.

65. L'agir de la pensée et la résurgence morale

Doit-on voir dans le combat en l'Etre de l'indemne et de la fureur une résurgence de la détermination morale par le Bien et le Mal? Que contient la Lettre sur l'humanisme qui puisse prévenir Heidegger d'un simple déplacement de la question du Bien et du Mal en l'Etre?

Ce n'est pas la pensée qui se montre malfaisante ou bien reste indemne lorsqu'elle pense. Ce n'est pas suivant sa manière de penser qu'elle est «bonne» ou «mauvaise» puisqu'il n'existe qu'une seule «manière»: l'ek-sistence qui n'est, du coup, pas une possibilité parmi tant d'autres de penser, l'un de ses modes seulement, mais la pensée même. L'agir qu'est la pensée n'est pas susceptible d'une détermination par ce qu'il n'est que son destin. Elle n'est pas ruine lorsqu'elle conduit à la ruine, grâce lorsqu'elle conduit à la grâce. L'agir humain, non déployé en son essence, était, lui, susceptible de telles caractérisations. Pourquoi ? La description de l'agir humain témoigne en vérité d'une précompréhension de ce vers quoi tend l'essence de l'agir. Cet obscur pressentiment n'est pas entièrement étranger au destin de la pensée, mais l'un ne peut en aucun cas être le fondement de l'autre car le saut dans l'ek -sistence est lui-même ek-statique. Au fond, la fureur et l'indemne ne peuvent être connus dans l'étant. Tout au plus peut -on parler de «traces» dans l'étant de ce que des penseurs et des poètes auraient porté au langage, un dire qui aurait été «récupéré» par le on-dit et affecté à l'étant. De nombreuses interprétations sont

possibles pour expliquer la présence du malfaisant et de l'indemne dans les moeurs, mais ils ne sont jamais ce qui fonde le domaine où la pensée conduit l'ek-sistence.

Une action « sacrée» (heilig) ou bien «malfaisante» n'est pas non plus ce à quoi la pensée a conduit l'homme car «la pensée ne produit ni ne crée rien.» L'évaluation d'une action ne peut se faire comme celle d'un agir car l'agir n'est capable d'aucune valeur. Seule l'action l'est, et ce sur un plan qui n'est en rien celui de l'agir. Ce sont là deux choses radicalement différentes que la distinction entre existentia et ek-sistence, ou bien encore entre essentia et Wesen, éclaire abondamment.

Mais l'agir inessentiel, s'il ne conduit au domaine où se lève l'aube de l'indemne et où s'élance la fureur, s'il ne conduit rien (il ne conduit pas car nul destin ne se profile encore à l'horizon: sa fermeture le prive de la possibilité même d'un horizon, et il s'en tient à l'étant, son univers que constituent l' «ici» et le « maintenant »), s'il n'est pas transcendance, il a toutefois pris à son compte le destin de la pensée. L'aurait-il vite aperçu, comme «par accident»? Car si Heidegger ne fonde pas la grâce et la fureur sur l'agir humain, il faut au moins que soient éclairées la grâce et la fureur lorsque l'agir humain s'en empare. D'où peuvent donc venir ce que la morale nomme Bien et Mal sinon du destin de l'agir le plus haut et le plus simple? Avons-nous mis Heidegger devant une conclusion qui l'offusquerait, ou bien n'avonsnous fait que poursuivre ce que le préalable de la pensée de la vérité de l'Etre a permis? Cette petite généalogie de la morale ne peut être heideggérienne. Il n'en reste pas moins que son silence sur certaines questions exige une réflexion que Heidegger n'a pas ici mené au bout.

Si le malfaisant et l'indemne sont ce de quoi s'inspirent respectivement le Mal et le Bien dans la théologie chrétienne, ils n'ont cependant rien de comparable: rien n'est jamais dans la ruine, rien n'est jamais dans la grâce. Nous ne sommes qu'en marche vers ce destin. Mais plus encore: l'on ne marche pas vers l'un sans l'autre, ils sont une seule et même chose en tant qu'ils sont en com-bat (se battre-ensemble). Au contraire la morale désigne Bien et Mal comme deux pôles alternatifs, et l'on se retrouve finalement au Paradis ou bien en Enfer. Même le Purgatoire maintient cette alternative. C'est de la distinction entre Bien et Mal que naît d'ailleurs l'idée d'un choix possible et la nécessité d'une éthique pour guider ce choix. La liberté consiste en le choix du Bien. Chez Heidegger le choix n'existe pas, et la liberté s'entend comme conformité au destin que contient qui contient tant la grâce que la fureur. L'on ne choisit pas l'un ou l'autre. Les analyses du Bien et du Mal comme l'insécable même ne suffisent à relativiser leur différence : dire qu'on n'a jamais l'un sans l'autre, que le Mal est nourricier du Bien et vice-versa, rappeler que le Diable est un ange déchu et qu'il est donc originellement partie prenante au Bien, que toute action se mêle indéfectiblement tant de bien que de mal, n'empêche pas la morale de se constituer sur la base d'un manichéisme abouti. Chez Heidegger, au contraire, la pensée ne chemine que dans une seule direction. Elle est pensée de l'Unique. Le fait que le domaine où elle conduit revête deux visages n'opère pas de dichotomie en la pensée (ni, afortiori, en l'homme). Il n'y a pas deux destins; le destin n'est pas non plus double. C'est le Même. «La pensée, parce qu'elle pense l'Etre, pense le Rien. »1

La grâce n'est pas le domaine de l'Etre, ni la ruine celui du Rien. L'Etre accorde la grâce et la ruine; leur combat repose dans le Rien. L'on ne pense pas en

1 Lettre sur l'humanisme, §87.

direction de la grâce et de la ruine (lÕEtre) sans penser leur combat (le Rien). LÕEtre a le « deux» en lui. Ce «deux» (combat) est le Rien. LÕEtre n'accorde pas à deux choses deux choses différentes : l'accorder est Un - combat.

La malfaisance de l'agir humain laisse à penser. Si lÕon veut déployer l'essence de cette malice, il faut au moins qu'elle soit abordée comme quelque chose qui est à penser. Or ce qui est ici à penser et dont l'essence demande à être déployée porte un nom et se dit : «Mal». Heidegger n'est-il pas contraint de passer par la morale pour commencer de penser l'essence du malfaisant? SÕil ne recherche pas l'essence du Mal mais qu'il nomme l'essence du malfaisant: fureur en lÕEtre, nÕa-t-il pas dit en même temps quelque chose du Mal et de sa constitution comme essence du malfaisant ? En retirant au Mal ses prérogatives éthico-religieuses, le vidant ainsi de son contenu, nÕat-il pas porté au langage le dire de l'essence du sacré?

LÕindemne comme destin de la vérité de lÕEtre, le comme la proximité de l'insolite, cette aube du Heile, ne témoignent-ils pas d'une expérience de la relation du dieu à l'homme (§65)? Si nous reconnaissons que nous nous sommes approchés de la dimension du sacré comme l'insigne ouverture, qu'est désormais ouvert l'indemne, la grâce et la fureur ne s'imposent-elles pas en tout lieu, le destin n'assigne-t-il pas déjà à

1

ce qu'il destine, l'homme n'est -il pas déjà gouvernépar la maison de lÕEtre en tant qu'elle est son abri ? Mais le langage ne parle pas; il consigne. Consigner signifie ici: garder et promulguer la loi. Les décrets de lÕEtre2 n'enjoignent-ils pas l'homme à la «traduction» des spéculations pseudo-morales qui firent rage tant que l'indemne et la fureur ne furent éclaircis comme ce qui, dans lÕEtre, est en combat ? Le produit métaphysique de la détermination par le Bien et le Mal s'enfonce dans la péremption lorsque sont pensés l'aube de l'indemne et le crépuscule de la fureur. Pour autant, cette distinction n'est pas fausse. Mais, pour peu qu'on la pense, elle se découvre comme la dérive caduque du destin de la pensée et de la non -distinction, en lui, du domaine de la fureur et de l'indemne.

La pensée heideggérienne ne déguise donc pas le Bien et le Mal en lÕEtre comme grâce et fureur, ni ne fonde la morale sur cet horizon (ou inversement). La distinction de l'indemne et de la fureur n'est pas en la pensée mais en lÕEtre; l'agir ne se divise pas lui-même en «bienfaisant» et « malfaisant », mais regarde toujours dans une direction qui est le combat de la fureur et de l'indemne.

66. L'éthique heideggérienne (68, 89, 90)

Heidegger commence ce qu'il est convenu d'appeler une éthique au §89. En effet, le §68 demande : ««Quand écrirez -vous une éthique ?» Là où l'essence de l'homme est pensée de façon aussi essentielle, c'est-à-dire à partir uniquement de la question portant sur la vérité de lÕEtre, mais où pourtant l'homme n'est pas érigé comme centre de l'étant, il faut que s'éveille l'exigence dÕune intimation qui le lie, et de règles disant comme l'homme, expérimenté à partir de lÕek-sistence à lÕEtre, doit vivre conformément à son destin? Le voeu d'une éthique appelle d'autant plus impérieusement sa réalisation que le désarroi évident de l'homme, non moins que son

1Lettre sur l'humanisme, §92.
2Lettre sur l'humanisme, §89.

désarroi caché, s'accroissent au-delà de toute mesure. A cet établissement du lien éthique nous devons donner tous nos soins. »

La Lettre est entièrement consacrée à ce qui vient d'être décrit. Elle tente en effet une pensée de l'essence de l'homme, du dévoilement de son destin; elle a formulé le voeu d'une éthique dans la détresse qu'est l'ère de la technique, et a consacré le soin comme souci. Ne reste plus, pour parachever la constitution d'une éthique, que l'assignation de lois à lÕagir.

Cet agir, lorsqu'il est la pensée, se voit assigner des lois que le §99 énumère. Elles sont au nombre de trois: la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire, l'économie des mots. Elles évoluent dans l'élément de lÕEtre: écoute ententive et attentive, vigilance du Berger de lÕEtre, retenue, pudeur et silence du mot. Ces consignes ne sont en vérité qu'une méthodologie ouvrant à l'homme la pensée en tant qu'elle ek-siste, c'est-à-dire la pensée authentique. Mais le «moment éthique» de la Lettre sur l'humanisme ne repose pas dans ces conseils de méthodologie. Le lecteur ne relègue pas à la pensée les lois de lÕEtre. Ces consignes autorisent l'accession de la pensée à son essence. La conformité et la convenance ne se limitent pas à celle de la pensée à son essence. Elles concernent tout dire, toute pensée, tout agir. Or, ce qui agit est la pensée de la garde de lÕEtre. N'est-on pas déçu de ne voir l'assignation de lÕEtre toucher que la pensée? L'homme n'est-il lié que dans sa manière de penser conformément à son essence - est-ce là ce à quoi se limite le «vivre conformément à son destin» du §68 ? A-t-on le droit de porter plus loin cette assignation à tout ce dont l'essence demande encore à être déployée ? Est-ce que la rigueur, la vigilance, et l'économie ne seraient pas ce que contient l'éthique heideggérienne - si lÕon veut parler d'éthique? Car en effet, si c'est la pensée qui déploie les choses en leur essence, c'est leur déploiement que visent en fait la rigueur, la vigilance et lÕéconomie. Une chose doit donc faire preuve de rigueur, de vigilance et d'économie pour que la pensée lui accorde son déploiement, ce en quoi elle s'accorde à la chose comme ce-qui-est-àpenser. L'émergence d'une chose comme à-penser suppose que son déploiement soit l'espace ouvert à la dimension de la rigueur, de la vigilance et de l'économie. Le déploiement comme espace est «visité» par la pensée en tant que ce qui l'accueille dans ce-qui-est-à-penser, c'est la possibilité pour elle de faire preuve de rigueur dans la réflexion, d'attention vigilante du dire, et d'économie des mots. Dans le déploiement attendent la rigueur, la vigilance et l'économie.

Tout ce qui ek-siste est enjoint par lÕEtre. Heidegger ne parle dans le §99 que de la pensée, mais lÕassignation touche à tout ce qui est pris dans le destin de la vérité de lÕEtre. C'est cela même qu'est lÕek-sistence : l'écoute de lÕEtre au service de lÕEtre, la dépendance (Hrig) à l'égard de ce à quoi lÕon appartient (Als diese Hrigen)1, etc. L'homme ek-siste. Il est sous le coup de l'enjoindre au même titre que tout ce qui eksiste. Il incombe à l'homme la garde de lÕEtre, «une responsabilité qui va bien au-delà de l'ontologie et de son histoire : une responsabilité qu'il faut bien dire, même si Heidegger n'aimait guère le mot, morale. »2

Mais, et c'est là le prodige de ce Dasein , «ces consignes (É) doivent devenir pour l'homme normes et lois. » 3 Qu'est-ce à dire que la consigne «devient» une loi?

1 Lettre sur l'humanisme, §86.

2Pierre Aubenque, Heidegger et l 'enigme de l'être, p. 41.

3Lettre sur l'humanisme, §89.

N'est-elle pas déjà une loi, ou bien est-ce que le décret de lÕEtre doit passer par d'obscures chambres avant d'être promulgué au titre d'une loi? C'est le report dans le vivre-ensemble, la traduction de ces règles en langue « humaine» que Heidegger désigne peut-être iciÉ Car, en effet, si le langage reste une seule et même chose, il est la maison de lÕEtre et n'est que l'abri de l'homme. Heidegger ne laisse-t-il pas ouverte une interprétation du langage comme porté suivant deux voies distinctes? Il est maison de lÕEtre lorsque lÕEtre remet à la pensée, et abri de l'homme quand la pensée présente à lÕEtre la relation de lÕEtre à l'homme (cf. § 1).

Peut-être est-il téméraire de s'avancer si loin dans le texte dÕun penseur qui aurait sans doute pris la peine de formuler ainsi son dire si tel était son dire. Mais avons-nous conduit ce texte de Heidegger en-dehors de sa pensée? Non, car la sobriété de ce que disent ces quelques paragraphes indique justement ce qui se retire et qui est à-penser. Poursuivons donc en rappelant à nous la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire, l'économie des mots.

Le décret qu'adresse lÕEtre à ce qui ek-siste ne touche en lui que lÕek-sistence, et par là seulement ce qui en son essence est déployé en vue de la vérité de lÕEtre. Il appartient donc à l'essence de la chose qui subit sa force tranquille. La pensée qui déploie cette essence porte au langage la convenance.

Mais dès lors que c'est l'homme qui ek-siste, le décret nÕa pas de force coercitive sur ce-qui-est-à-penser. L'homme est seul à décider du laisser-être et du laisser-faire. Il peut donc s'opposer au décret de lÕEtre, ou plutôt l'ignorer, n'être pas à l'écoute de sa vérité. C'est pourquoi l'homme n'habite pas la maison de lÕEtre, mais n'est dans le langage quÕà l'abri. Y demeurent les penseurs et les poètes, c'est-à-dire ceux-là mêmes qui sont en vue du destin de lÕEtre. L'homme est le seul dont l'essence ne pénètrera jamais la maison de lÕEtre.

DÕoù cela vient-il? De ce que son ek-sistence est sans cesse mise en danger - par lÕexistentia. SÕil est possible de penser le déploiement de son essence, ne reste plus que le problème du rassemblement de l'homme en son essence. La disparité des

1

hommes oblige le décret de lÕEtre à s'altérer dans le devenir - des normes et lois . Il faut ainsi que le décret devienne, que l'homme légifère à son tour. Nous entrons de plein pied dans l'éthique. Si le langage nous gouverne2 dans lÕek-sistence, ce gouvernement doit être «reporté» dans l'existence car lÕEtre revendique autant l'homme qui est à l'écoute que celui qui ne lÕest pas.

En vérité, l'éthique est déjà constituée dès lors que l'homme perçoit l'appel de lÕEtre et sÕy conforme. Que devient -elle lorsque cet appel n'est pas entendu, que la force tranquille de lÕEtre s'endort au fond de l'histoire de son oubli, que devient cette éthique sinon une politique ? LÕEtre ne contraint pas, ne s'engage pas de force. Il est ce qu'invoque le Prince pour faire ses lois.3 Mais les lois des penseurs et des poètes peuvent, elles, s'imposer aux hommes et les rassembler à l'abri d'une même égide. La transformation de l'univers environnant en monde peut alors commencer. Là la pensée est devenue politique, car elle sÕatèle au monde de lÕanimalitas, de lÕétantité radicale et

1 Lettre sur l'humanisme, §89. 2Lettre sur l'humanisme, §92.

3 Peut-on faire un parallèle entre ce qui est dit ici et la monarchie de droits divins ? Celle-ci n'est pas fondée sur un produit de la raison humai ne, sur l'empire séculier de l'erreur, mais sur la volonté divine elle-même. La politique n'est plus alors que l'art de l'interprétation de cette volonté divine, et non l'établissement d'une volonté nouvelle, la volonté générale.

fermée - l'éthique n'y est plus de mise. Suivant ainsi l'invitation de Marx à maintenant transformer le monde, la métaphysique est dépassée depuis l'Etre. La loi de l'Etre peut retourner à la garde, la pensée dans son élément. Ne serait-ce pas cela que de « conquérir le monde»? Et le lecteur de penser à l'Allemagne...

La politique de l'Etre est en même temps la politique du Rien. Car si l'enjeu de la politique est alors la remise de la pensée dans son élément, la mise en lumière de la pensée de l'Etre et du Rien, en somme le déploiement de l'homme dans son essence, il voit aussi poindre à l'horizon le domaine où se lève l'aube de l'indemne et la ruine où s'élance la fureur. Que serait une politique à ce point clair-voyante (en vue de la clarté)? Elle se fonderait sur la méconnaissance chez l'autre de sa dimension ek - sistante. Elle serait le rassemblement de l'homme en son essence; ne débuterait-elle pas par le rassemblement des hommes en leur patrie au titre du rassemblement de la pensée dans son élément, le de l'éclaircie de l'Etre ? Ne procèderait-elle pas pour ce faire, d'une part, en acceptant que tout ne s'éclaircisse pas (« Aucune chose ne soit là où le mot faillit. »), et d'autre part en acceptant la proximité du Rien en l'Etre? Le destin de la grâce et de la ruine ne constituerait-il pas l'ultime utopie de cette politique ? Mais quelque chose ressort clairement de l'hypothèse d'une pareille politique (Heil, Kampf, Heim, Heimat). Elle verse dangereusement dans le nazisme.

Une politique pourrait cependant revêtire un visage bien différent si le rassemblement des hommes en leur essence ne devait commencer par celui des hommes semblables - la provenance inessentielle du sang ne dit rien de la rigueur de la réflexion, de l'attention vigilante du dire, de l'économie des mots. La constitution d'une société des penseurs et des poètes serait mieux avenue. Mais ne produirait-elle pas une ghettoïsation de classes ainsi sédimentées ? Ne rendrait-elle pas plus inaccessible encore ce que cette politique tente justement de donner?

Et que dire d'une politique dont le mot d'ordre serait: «laissez-être ! laissez- faire ! » ? Ne court-on pas droit à l'anarchie, le désordre humain par excellence? Le laisser-être peut-il même se conjuguer à l'impératif ? Le décret de l'Etre n'y convient sans doute pas.

En fin de compte, toute tentative pour rassembler les hommes dans leur essence est vouée à l'échec. Mais, et c'est cela qui importe de mille fois répéter, Heidegger n'aurait jamais cherché l'éradication de ce qui fait de la métaphysique un obstacle! Bien au contraire, la métaphysique est la source généreuse d'où puise la pensée ce qui est à-penser. L'on ne peut vouloir, en tant qu'homme, que s'éteigne l'obscurité. En vérité, la métaphysique et son cortège de sourds témoignent au moins de ceci qui appartient à la vérité de l'Etre : elle se retire sans cesse. Comment les consignes de l'Etre, auxquelles restent sourds l'humanisme et la métaphysique, pourraient-elles « produire » des lois là où elles ne sont pas déjà, c'est-à-dire ailleurs que dans une pensée convenable? Il ne peut être question de pourfendre la métaphysique: ne vient- avec que ce qui con-vient. La con-venance va vers son destin qui est la grâce et la ruine. Il n'y a pas de politique possible car elle est l'affaire du compliqué quand la pensée vise pour sa part le simple. La politique ne peut être con-venance. Elle ne peut être dérivée d'une éthique qui est l'art de la convenance à l'Etre. «La pensée se rapporte à l'Etre comme à l'avenant (en français dans le texte). »1

1 Lettre sur l'humanisme, §97.

«Lorsque la pensée, pensant l'Etre historiquement, est attentive au destin de l'Etre, elle s'est déjà liée à la convenance qui est conforme à ce destin. » 1 Pour autant, Heidegger n'enseigne pas la faiblesse de l'homme: apprendre à n'être rien devant la force, se réduire au silence de l'Etre, à la simple présence au temps, au soi ultime dans lequel se confinerait le Dasein, réduit à n'être plus que cela, le . L'humilité et la pauvreté2 sont les maîtres mots de ce que nous nous sommes permis de nommer éthique. La fortune de l'homme le jette dans la pauvreté. L'homme sans destin capitalise inutilement ses biens, son infortune l'abîme dans l'absence.

3

Que penser désormais de la thèse de Jean -Luc Marionqu'il développe dans le chapitre VI. «Le Rien et la revendication» de Réduction et Donation? «Que l'ennui puisse nous désintéresser de la revendication de l'être sur nous, nous rendre sourds à son appel et sans gratitude à sa grâce, c'est ce qu'il faut donc, en esquisse, montrer.» Partant de Pascal, J.-L. Marion décrit l'ennui des profondeurs en le distinguant d'abord du nihilisme, de la négation, de l'angoisse: « il n'estime pas, ni ne déprécie; il ne combat pas, ni ne prédique; il ne manque pas de l'étant, ni ne subit l'assaut du Rien. » Il désamorce l'éclat de tout appel, «désarme le conflit en désertant le champ. » Rien ne fait de différence pour lui. «L'ennui hait: il tire même son nom français de cette haine : ennui provient de est mihi in odio, ce m'est en haine, par le substantif inodium, qui assimile tout objet à l'objet de la haine. Il ne faut pas prendre cette haine comme une passion ou une intention, puisqu'elle suspend toute passion et toute intention. (É) un désert se lève sur les choses du monde. » Le Je s'abandonne comme si de rien n'était. «L'ennui n'offusque-t-il donc pas le «phénomène d'être» que l'angoisse prétendait découvrir? » L'Etre s'expose à l'ennui, mais c'est en fait cela même qui permet l'émerveillement du Dasein , condition du dévoilement de l'Etre, «exactement comme l'écoute de sa revendication; la revendication de l'écoute se redouble d'une revendication de l'attention ». Que le Dasein (se) refuse (à) son être, n'est-ce pas une chimère? L'inauthenticité définit tout autant le Dasein que l'authenticité. Elle est un autre rapport à l'être ; la quotidienneté soigneusement indécidée se dérobe à son destin de Dasein. «Le Dasein n'est pas simplement ce qu'il est; il lui revient, comme un caractère propre de sa manière d'être, d'avoir à être (zu sein hat) ». Mais il joue immédiatement le jeu de l'être.

«Mais cette fois, l'ennui pourrait travailler au nom et en faveur de l'authenticité; car, en désappariant le Dasein de l'être qu'il a à être, l'ennui ne tend qu'à le libérer pour qu'il s'adonne à une propriété plus essentielle - pour la laisser se constituer éventuellement comme (le) , pour une autre instance que l'être de l'étant. Ainsi, en suspendant la revendication par l'être sur le Dasein, l'ennui non seulement s'inscrirait strictement dans les moments de l'analytique existentiale, mais surtout ré- ouvrirait la cause entière du Dasein, en instituant la possibilité qu'un autre, plus propre en tant même que soustrait à la revendication de l'être, tiendrait le , mieux se

1 Lettre sur l'humanisme, §98.

2Lettre sur l'humanisme, § 101.

3 Il faut rappeler ce que dit Jean Grondin dans un paragraphe intitulé « l'irritation des lecteurs » que Jean-Luc Marion a tenté de prendre ses distances par rapport à Heidegger, en fondant notamment une phénoménologie sans l'être. L'idée de donation est jugée plus originelle que celle de l'être. «Tout se passe comme si le tout dernier Heidegger (celui du «es gibt» et de sa donation sans raison) se trouvait alors retourné contre celui qui aurait maintenu la primauté, encore trop métaphysique, de la question de l'être. » (Pourquoi réveiller la question de l'être? In Heidegger, l'énigme de l'être.

tiendrait là. » L'ennui fait apparaître l'appel comme tel. La figure de l'interloqué dans la revendication prend le pas sur la voix blanche de l'Etre qui revendique.

Que penser d'une telle réponse à la surdité de l'homme? La plongée dans l'ennui constituerait-elle donc ce qui ad-vient de l'éthique heideggérienne que nous venons de mettre en lumière? Nous laissons ouverte la question, mais indiquons tout de même que, si Heidegger a fait l'économie dans sa maturité de l'angoisse et de l'ennui de l'analytique existentiale, ce n'est certainement pas pour voir l'ennui resurgir sous une forme plus violente encore. L'ennui ne peut non plus être la sagesse de la vigilance, de l'attention, de la rigueur, de l'économie car il est surdité absolu à tout cela, c'est-à-dire à tout ce qui revendique. On ne peut rapprocher le calme de l'ennui du silence de la parole car ce qui se cache de fureur dans le dire n'est pas la frustration, mais le recueillement du résignement. L'engagement n'est pas frustre, mais tranquille. La force ne repose assurément pas dans cet ennui, mais dans le combat en l'Etre du Heile et du Grimm. J.-L. Marion propose-t-il de combattre le mal par le mal - que l'oubli soit à ce point consommé qu'on en oublie l'oubli lui-même? Ne risque-t-il pas d'encourager la faiblesse de la pensée, ou plutôt de décourager tout ce qui en elle pense encore? N'est -ce pas dire qu'une révolution n'advient que dans le pire le plus extrême, que l'oubli de la vérité de l'Etre n'est encore rien en comparaison de l'ennui des profondeurs? Mais Heidegger ne dit-il pas que l'histoire du temps de l'oubli rend propice l'appel, qu'il est déjà grand temps pour nous de penser - attendre l'ennui des profondeurs ne pourrait que rendre intempestive la pensée de la vérité de l'Etre. Dès lors que l'ennui s'est levé dans son désert, ad-vient-il encore un homme, con-vient-il encore une pensée, pro-vient-il encore une vérité?

67. Qu'advient-il de la simplicité? (91)

Pourquoi, si « L'Etre accorde à l'indemne son lever dans la grâce et à la fureur son élan vers la ruine », n'est-il jamais question que de la grâce? Pourquoi, si «en même temps que l'indemne, dans l'éclaircie de l'Etre apparaît le malfaisant », n'est-il jamais question de l'indemne? Pourquoi, si le combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne est le lieu où se cèle la provenance essentielle du néantiser qui revendique la négation, ce combat n'est-il pas plus souvent évoqué ? Pourquoi, si la pensée de l'Etre est aussi pensée du Rien, le Rien n'est-il que secondarisé et l'Etre toujours en tête? Pourquoi, en somme, Heidegger n'a-t-il pas tant insisté sur cet aspect des choses? Il pourrait s'agir d'une sorte d'autocensure, d'une prudence à l'égard de ses lecteurs que dictent l'économie des mots, l'attention vigilante du dire. Mais alors, pourquoi s'étendre autant sur le reste ? Pourquoi ce déséquilibre ? Heidegger cherche peut-être à garder son lecteur de se s'effrayer, et il évite d'utiliser des formules telles que : «La pensée conduit l'ek-sistence historique à la grâce et à la fureur » car une récupération précipitée n'en serait que trop à craindre. Elle est pourtant contenue là, dans les §84 et 87. La pudeur ne suffit à expliquer la retenue de Heidegger.

Il faut plutôt chercher dans la simplicité de ce qui est à-dire la « réduction» de la fureur à l'indemne, de la ruine à la grâce, du Rien à l'Etre. En effet, nommer «insolite » ce qui est en fait le plus proche, c'est risquer de décourager le penseur et le poète, du moins de les dérouter de la vue de la vérité de l'Etre. Car à cet insolite s'accoutume l'ek-sistence dans le séjour. Car, si comme Héraclite, Heidegger se veut encourageant, il doit nommer l'insolite le plus simplement.

Le combat est dans l'Etre, le malfaisant dans son éclaircie, le néantisant dans l'Etre et, par là même, le Rien est dans l'Etre. Ce rapport d'inclusion générale autorise, lorsqu'il s'agit de porter la vérité de l'Etre au langage, que soit simplifié le dire sans que n'en découle une perte nécessaire du sens. Cette « simplification» n'est cependant jamais un effort pour rendre plus accessible la pensée, une méthode visant sa diffusion plus coulante, sa lecture plus facile. Bien au contraire, elle aurait tendance à la rendre plus ardue. Elle n'est pas effectuée à partir d'un dire plus compliqué: le dire est déjà simple. Il ne peut être, en toute rigueur, «simplifié ».

La simplicité de ce qui est remis au langage exige une écoute attentive de ce qui est dit. Aussi, lorsque la pensée pense l'« indemne », elle pense toujours en même temps la fureur. Parce qu'elle pense la grâce, elle pense la ruine. Elles ne sont pas même chose, elles sont pensées pareillement. C'est la pensée qui est la simplicité elle- même (la simplicité n'est pas dans les choses mais dans ce qu'en dira la pensée). La simplicité est la conformité à son destin et la pensée ne s'égare pas en «points de vue» différents, en «manières d'appréhender les choses ». La dispute, mise à l'épreuve de deux discours, n'est pas la pensée. De même la pensée ne se « dispute » pas avec elle-même à savoir si elle pense l'indemne ou bien la fureur. Elle donne les deux dans un même silence:

«La pensée ne porte au langage, dans son dire, que la parole inexprimée de l'Etre. »1

Le domaine de la grâce et de la ruine où conduit la pensée n'entérine pas non plus ce qui en elle est simplicité. Elle ne s'ordonne pas à deux fins distinctes car le destin est l'unique. Elle ne pense pas suivant la grâce ou bien suivant la ruine: elle pense. Elle ne poursuit rien, mais se conforme à son destin qui est seule lumière à mettre à jour ce qu'elle remet à la parole. Il n'y a pas d'éclairages différents, mais une lumière, le destin.

68. Intérêt de l'entreprise

Quel est l'intérêt d'avoir décelé dans la pensée de Heidegger une éthique? Il est ici : qu'une éthique est un humanisme. Ou plutôt qu'un humanisme est une éthique. Le dire de Heidegger ne laisse pas douter d'un tel énoncé. Mais, bien sûr, le sens de l'humanisme a subi la même transformation que celle de l'éthique. Il en résulte que le mot doit effectivement être maintenu - dans le silence. Quelle est cette main qui tient, cela reste encore à dire. Mais, et c'est en cela que cette Lettre sur l'humanisme est un succès, le mot «humanisme » a retrouvé un sens. Heidegger a ramené l'éthique à quelque chose d'à ce point simple que l'humanisme l'est dans la même mesure. Le lecteur a pu parfois se sentir éloigné de la question de l'humanisme, mais son passage dans la vérité de l'Etre, dans l'interrogation du destin, du langage, de la valeur, de l'éthique, des sciences, du néantiser, de la fureur et de l'indemne, ne devait que rendre plus rigoureuse cette pensée, plus attentive son dire. Heidegger a effectivement fait preuve de l'économie des mots qui situe toujours la pensée en sa con -venance.

N'est-il pas glorieux que de déployer l'essence de la pensée suivant cela même qu'est cette pensée déployée? Quelle intuition mystérieuse que celle du penseur

1 Lettre sur l'humanisme, §91.

conforme déjà à ce-qui-est-à-penser! Il s'est passé cela même dont Heidegger s'étonne - presque - au §93 : « Lorsqu'en effet nous pensons proprement cette tournure, au langage destinée: «porter au langage», cette tournure et rien de plus, (É) nous avons porté au langage quelque chose où se déploie l'essence de l'Etre. » C'est la « méthode» récurrente de Heidegger qui fait de son lecteur un «lecteur malgré lui ». En l'occurrence, nous nous sommes déjà soumis à l'éthique heideggérienne pour se mettre en devoir de comprendre tout d'elle - même son rejet.

La Lettre sur l'humanisme est donc bien une lettre sur l'humanisme. En amont de la question sur l'humanisme, et dans l'ordre: celles de l'éthique, du malfaisant, de la valeur, de la pensée, et de l'agir. En aval de cette question (ou plutôt de ces questions), il en demeure certes un nombre. Mais, en toute rigueur, la pensée ne doit - elle pas s'ordonner au destin de l'urgence (Not)? La question de l'humanisme est, dans le destin d e la vérité de l'Etre et l'histoire de son oubli, plus urgente en 1946 que, par exemple, la pensée de la guerre. Est-il jamais possible de penser l'essence de l'humanisme sans penser celle de la guerre ? Le combat que Heidegger évoque entre la fureur et l' indemne n'est-il pas ce qui, en l'humanisme, est vraiment à-penser? La Deuxième Guerre Mondiale n'est-elle pas le site par excellence de l'histoire de l'oubli de la vérité de l'Etre - et celle de la tentative de se la remémorer? Par le détour que Heidegger prend en l'Etre - le combat - il oriente ce qui est à penser en vue de la guerre: la politique. Tandis que rien n'en est encore dit, se prépare la pensée la plus essentielle du XXe siècle. Qu'est -ce qui, dans cette Lettre, a en effet été plus pensé que ce combat - et peut-être, en filigrane, celui de Heidegger contre ses détracteurs?

Une réponse possible à cette interrogation, qui ne satisfera sans doute pas tout le monde, est celle-ci : la pensée se fait d'autant plus pensée qu'elle se conforme à la loi de convenance de la pensée historico-ontologique, notamment lorsqu'elle oeuvre dans l'économie des mots. N'est -ce pas dire que la pensée pense le plus ce qu'elle dit le moins ? Alors, l'essence du combat et de la guerre est, dans cette Lettre, ce qui est le plus pensé. Que Heidegger ne la mentionne même pas, est-ce la montre d'une vigilance extrême, d'une économie totale, ou bien au contraire le signe d'une pensée peu rigoureuse? Ce n'est pas à nous d'en décider. Les indications restent au-pour ce qui demeure encore à-dire.

69. Réflexions sur la guerre (35)

Le combat ne se manifeste pas en «une guerre, mais dans le Polemos qui fait seul apparaître les dieux et les hommes, les libres et les esclaves, dans leur essence respective, et qui conduit à une disputation de l'Etre (barré). En comparaison de cela, les guerres mondiales restent superficielles. Elles sont toujours d'autant moins capables d'apporter une décision qu'elles se préparent de façon plus technique. » 1 La guerre qui vise l'anéantissement de l'ennemi ne fait que conforter la progression du désert qui caractérise le règne du nihilisme comme oubli de l'Etre. Etre le Maître du monde empêche l'homme d'être le Berger de l'Etre et le lieu-tenant du Rien - le Rien lui-même est déserté.

Le combat n'est pas la mise en présence de deux rivaux mais le site où habitent la fureur et l'indemne. Le combat n'est pas la fureur. Il n'est pas l'essence du

1 Zur Seinsfrage, in Wegmarken (G.A. 9), Klostermann, F. am Main, 1976, p. 250.

malfaisant. La guerre n'est pas le déploiement de la malice humaine en son essence.
Une telle analyse de la guerre comme exposition du malfaisant en l'homme est trop

1

rapide. Qu'il est facile d'intituler un livre La politique de l'Etre , ou bien La politique

2

du poème , avec la grandeur emphatique d'un titre qui sonne déjà comme un poème, ou bien Heidegger, la « science allemande » et le national-socialisme3, et d'établir systématiquement les rapports entre l'engagement de Heidegger et ses écrits ! Intéresser le lecteur par une explication méthodique de Sein und Zeit et autres textes à la lumière du discours du rectorat de 1933, y déceler la vision heideggérienne du monde, n'est-ce pas s'user laborieusement et inutilement par et pour une polémique qui ne vise qu'elle-même? Si ces ouvrages ne disent rien de faux, ces compilations de faits ne finalise-t-elle pas la polémique comme la motivation de la recherche et de la publication, au détriment d'une idée nouvelle capable d'éclairer originalement la question de l'Etre? Un tel écrit reste forclos dans la langue de la technique et dans l'acharnement de petits rats de bibliothèque aussi teigneux que bornés. Une pareille entreprise fait de la guerre un pur produit de l'homme, de la loi une création de la raison. Il paraît aujourd'hui incroyable encore que d'une pensée comme celle de Heidegger, l'on recherche le discrédit - s'efforcer de la disqualifier, en tout ou partie, sans pour sa part penser soi-même, est nécessairement hors-de-propos (inutile), d'autant que Heidegger lui-même est revenu sur l'entreprise nazie.

Il l'a qualifiée d'erreur - mais ce qui l'a nourrie, l'être-en-compagnie, l'êtrevers-la-mort, etc. s'est en fait radicalisé depuis, donnant (un) lieu au Tournant. En effet, la maison, l'habiter, l'Ereignis, l'indemne, l'amour, etc. sont des reprises de Sein und Zeit visant à dépasser son échec - par et dans l'échec perpétuel au dire de la vérité de l'Etre. Si, avant la tentative nationale-socialiste, Heidegger portait avec son oeuvre une éthique et une politique, ce n'est ni de Sein und Zeit ni du discours du rectorat qu'il faut tirer sa pensée, car la pensée, en son essence déployée, de la guerre, elle aussi, en son essence

déployée, ne commence qu'avec la vue du destin. Penser la guerre et la concevoir en sa positivité, à savoir en tant qu'elle est elle-même porteuse de sa signification propre, n'est donc pas «se faire le moins du monde le porte-parole de l'in-humain» et glorifier «la brutalité barbare» en prônant un «nihilisme »4 irresponsable et destructeur. Elle se joue d'abord dans la manifestation historique de ce rapport à la transcendance d'une appartenance, voire sur le plan même de l'histoire de l'Etre, cette « autre histoire, cette histoire qui s'ouvre aussi sur le combat »5. La guerre détermine l'étant dans son entier. Il s'agit avant tout d'un combat pour la vérité. Mais si Sein und Zeit donne en 1927 ce lieu comme ce vers quoi le pouvoir-propre du Dasein se pro-jette, la guerre est entièrement repensée dans la Kehre. Le destin destine, le transcendant appelle - il n'est plus du ressort de l'être-là d' « ex-être ». Les possibilités de l'être-au-monde sont remises à l'Etre qui seul peut. Le combat tel qu'il est évoqué à la page 384 de Sein und Zeit relève du destin et de l'aventure d'un Dasein qui, en tant qu'il est jeté, est-en-compagnie. Au contraire, le combat dans la Lettre sur

1 Richard Wolin, La politique de l 'Etre.

2Philippe Lacoue-Labarthe, La politique du poème.

3 Arno Münster, Heidegger, la « science allemande » et le national-socialisme.

4Lettre sur l'humanisme, §51 et suivants.

5Hlderlins Hymen « Germanien » und « Der Rhein », G.A. 39, F. am Main, Klostermann, p. 1, trad. F. Fédier, J. Hervier, p. 12.

l'humanisme un moyen d'être avec autres mais moyenne 1

plus

n'est les la , c'est-à-dire

le milieu de la vérité de l'Etre.

«Les «guerres mondiales» et leur aspect totalitaire sont déjà des conséquences de l'abandon loin de l'Etre. Ils poussent à mettre en sûreté, comme un fonds, une forme d'usure 2

permanente . (É) Au-delà de la guerre et de la paix règne l'errance

pure et simple, dans laquelle l'usure de l'étant permet à la mise en ordre de s'assumer elle-même à partir du vide laissé par l'abandon loin de l'Etre. Changées, ayant perdu leur essence propre, la «guerre» et la «paix» sont prises dans l'errance; devenues méconnaissables, aucune différence entre elles n'apparaissant plus, elles ont disparu dans le déroulement pur et simple des activités qui, toujours davantage, font les choses faisables. (É) La guerre est devenue une variété de l'usure de l'étant, et celle-ci se continue en temps de paix. »3

La pensée de la guerre en vue de la vérité de l'Etre la découvre comme l'affrontement, en un même destin, de la grâce et de la ruine. Le néantiser de la guerre ne provient pas de l'anéantissement de l'ennemi, mais de ce que le combat en l'Etre cèle la négation. La négation n'est pas celle de la fureur, ni l'affirmation celle de l'indemne. La négation se cèle en leur affrontement même (l'affirmation dans le déploiement de leur essence ?). La guerre n'est pas un agir malfaisant mais un combat contre la fureur (et contre l'indemne). Ainsi deux belligérants ne peuvent-ils se constituer indemne ou bien malfaisant, selon leur point de vue, et ne se destiner à la grâce ou bien à la ruine qu'abusivement. Dire de l'ennemi que son idéologie conduit à la ruine, et que la sienne propre conduit à la grâce, c'est retirer la guerre de la pensée. Aussi Heidegger ne voit-il dans l'ambition allemande que ce destin en vue de la grâce et de la ruine - et contre lui l'absence de destin, de combat, de pensée: l'In-fortune Il ne peut s'agir d'un simple destin de la grâce, car la simplicité de l'Etre désirant, accorde également la ruine. Mais l'appel s'étant fait silence, peut-être son écoute ne devait-elle qu'y con-sacrer le retrait. Le retrait qui dans la guerre fait rage, c'est l'Amour.

70.A la lumière de l'Amour (3)

Si la pensée conduit au domaine de la ruine et de la grâce, il est effectivement urgent de prévenir en elle tout élément d'aventure, c'est-à-dire préserver ce qui en elle est émerveillement, étonnement, audace et vérité, mais en lui retirant l'arbitraire néfaste qui voit le philosophe ignorer tandis qu'il détruit. L'aventure va au-devant du danger, l'avenant de la vérité. L'aventure est la fascination pour la grâce ou bien pour la ruine quand l'avenant garde en vue das Strittige. L'aventure défriche l'épaisse forêt qui la contraint dans sa progression tandis que l'avenant laisse venir la clairière dont il écoute la voix blanche4. La forêt se déplace lentement où s'engage l'éclaircie. La pensée ne lutte pas pour la lumière telle une plante en son vouloir-vivre - elle aime

1 Non pas au sens de «moyenne calculée » mais au sens du milieu du combat (aux deux sens du mots milieu: le lieu de l'entre-deux).

2Ist die Nutzung eine Vernutzung. Il faut entendre l' « usure » comme celle d'un vêtement.

3 Essais et Conférences, Dépassement de la métaphysique, p. 106.

4Lettre sur l'humanisme, §97.

1

dÕun amour réciproque.Elle ne peut « abandonner le nom dÕ«amour de la sagesse» et devenir sagesse elle-même sous la forme du savoir absolu. »2 mais, au contraire, ne conserve de la philosophie que la philia, devenir Amour chanté. L'Amour lieu du « deux » est à la vue et en vue du lieu du combat de la fureur et de l'indemne. L'horizon de ce combat est la ruine et la grâce. A-t-on jamais vu d'idylle sans conflit, morne à l'ennui? Ne résulte-t-il pas de la lecture de la Lettre sur l'humanisme le déploiement en son essence de ce qu'il est convenu d'appeler «Amour» ? La relation (entre l'homme et l'Etre) est essentiellement une relation amoureuse. N'est-il pas le sein nourricier au sein duquel pense la pensée, la venue même de lÕEtre ? L'Amour est la profondeur verticale de la pensée dont l'abysse demeure éclairci. L'enceinte de cet amour est la finitude de la pensée qu'elle n'enceint pas : elle est son sein, lÕEtre son élément.

Ce que Heidegger « nomme alors das Wehen (mot qui dit le souffle mais qui n'est jamais loin de la souffrance ou du soupir, de la «spiration» essoufflée ou essoufflante de l'esprit) n'est que le souffle (Hauch) ou l'aspiration de ce qui unit de la façon la plus originaire : l'amour. »3

Comment taire la Lettre sur l'humanisme? Ce ne peut être l'ignorer que de la taire, bien au contraire ; c'est la penser le plus pleinement. Il ne s'agit pas de méthodes pour la dissimuler derrières le monticule métaphysique, ni d'une sorte de distance relativiste à son égard. Nous n'avons pas répondu à la question: comment faire taire Heidegger ? mais conduit son taire jusque dans sa lecture. Comment, si nous voulons penser auprès d'elle, à sa manière, taire ce qu'elle est en tant qu'elle tait ? Non pas : comment taire ce qu'elle tait? Mais : comment taire l'essentiel silence qui enjoint au silence? C'est-à-dire: Comment garder ce que la Lettre garde? Comment taire autant qu'elle ne tait? Comment taire le comment-tu? Seul tait le dire.

Ce que, dans

l'économie des mots, le comment-taire tait, est ceci :

L'Amour est en vue de la ruine et de la grâce.

Nous demandions ce que tient -avec4 la Lettre sur l'humanisme, et avons dévoilé l'Amour mgen indique son essence, de pouvoir (vermgen) 5

que le lorsqu'en qui est ,

il change Liebe 6

de nom (Liebe) . Heidegger a tu le mot mais il emploie le verbe lieben .

« Sich einer «Sache» oder ein «Person» in ihrem Wesen annehmen, das heisst: sie lieben » 7 Il définit ici tant la prise en charge d'une chose ou d'une personne en son essence par le mot « Amour ». L'Amour est ainsi défini : prise en charge d'une chose ou d'une personne en son essence. Ce pouvoir de faire « se déployer» repose en lÕEtre qui « aime la pensée », mais qu'en retour la pensée aime également. Toutefois,

1 Il est devenu claire que la pensée qui ne se conforme pas à son destin est de facto arbitraire, c'est-à-dire métaphysique. Comment prévenir la pensée de l'arbitraire : en la remettant dans son élément en vue de son destin, la grâce et la ruine. La vue de la ruine porte son dire au domaine de la vérité où l'homme s'abrite. Elle est arbitraire lorsqu'elle ne vise que la grâce ou bien seulement la ruine car, se faisant, elle ne vise rien en fait, et elle se prive de destin - de son élément.

2Lettre sur l'humanisme, § 101.

3 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la question, p. 123.

4 Tenir-avec : con-tenir.

5Lettre sur l'humanisme, §3.

6 Peut-être est-ce parce que le jeu de mot entre mgen et vermgen n'était plus visible.

7Lettre sur l'humanisme, §3.

l'amour de la pensée pour lÕEtre n'est pas de même nature car la pensée ne peut pas lÕEtre. Elle ne peut aimer que sa vérité. Son amour nourrit le destin de la vérité de lÕEtre. L'Amour de lÕEtre et de la pensée vivent un destin commun, destin qu'unit la relation de l'homme à lÕEtre et de lÕEtre à l'essence de l'homme rendue réciproque par le déploiement de la pensée dans la plénitude de son essence. Cet Amour est le destin par excellence, c'est-à-dire qu'il excelle lorsqu'il est en vue de la ruine et de la grâce. La revendication conduit la vérité de lÕEtre et l'essence de l'homme au sein d'une pensée destinée. Un proverbe1 dit, pour sauver les ménages d'écueils trop évidents et pour épargner les conjoints de tourmentes inutiles, que l'amour, «c'est regarder ensemble dans la même direction.» Cet adage est, plus que jamais, opportun. L'Amour de lÕEtre et de la pensée, ou bien de la vérité de lÕEtre et de l'homme, regarde vers son destin: le domaine où l'indemne se lève dans la grâce, la fureur s'élance dans la ruine. Telle est l'essence de l'Amour. «LÕEtre accorde »2 la ruine et la grâce (à la fureur et à l'indemne) pour autant qu'il s'engage, qu'il désire, qu'il aime. Cet accorder est dans l'Amour. De même, «la pensée conduit» lÕek-sistence à la ruine et à la grâce pour autant que la pensée aime la vérité. Cet agir est dans l'Amour. L'accorder et l'agir se rejoignent dans l'Amour qui est en vue de la ruine et de la grâce.

« Toute efficience repose dans lÕEtre et de là va à l'étant. » 3 L'efficience est l'agir de l'Amour, ce comment l'Amour déploie son essence, c'est-à-dire qu'elle repose dans lÕEtre, et va dans l'étant qui se voit conféré cette force de l'Amour. Si lÕEtre est l'aimant tranquille, l'homme l'est moins - moins aimant, moins tranquille. Sa «folie » réside là précisément. A lire Heidegger, lÕon pourrait penser que s'établit une sorte de proportionnalité entre l'Amour et le silence, le calme, la retenue. L'Amour de l'homme est certes moins « gratuit » que celui de lÕEtre, puisqu'il n'est pas le ressac perpétuel, ce qui sans cesse se retire. Le premier est efficient tandis que celui de lÕEtre est tranquille. Le premier est finitude, le second pouvoir. Le premier s'ignore, le second se retire. Cet Amour est-il une tragédie? Le jeu qu'il porte au mot une comédie? En retour de l'inconstance, l'homme reçoit l'efficience. C'est une belle proposition qu'il ne s'agirait pas de refuserÉCÕest la force de l'Amour de lÕEtre qui donne à l'homme lÕefficience dont il a aujourd'hui tant besoin. La plus grande pensée que réclame notre temps est la pensée de l'Amour. La pensée déployée est un agir qui trouve sa noble dignité dans l'Amour. L'Amour rend l'être aimé efficient, être qui, en retour de cet Amour, agit-au-monde et pense-aimant.

L'humanisme, en tant qu'amour de l'homme, échoue à penser l'amour et l'homme, et se fonde sur un préjugé erroné de la philosophie qui veut que l'amour de l'homme le conduise à la grâce (uniquement). Il nÕy parvient pas, du moins pas autant que la vue-ensemble de la ruine et de la grâce qui place la pensée de l'homme sur l'horizon de son destin. L'Amour, dont le besoin se fait si urgent en 1946, n'advient que lorsque la pensée est remise dans son élément. La relation d'une chose à son élément est Amour. Comment, dès lors, espérer que l'homme déconfit face front un jour au vide où il se perd, délaissé et sans amour, avant que ne soit pensé lÕélément,

1 La force dÕun proverbe ou dÕun adage vient de l'adhésion par le « on» qu'il a suscitée, adhésion qui supporte à point nommé le développement de notre idée.

2Lettre sur l'humanisme, §88.

3Lettre sur l'humanisme, §1.

avant que ne soit pensée la pro-venance (Her-kunft), avant que ne soit expérimentée la patrie, c'est-à-dire la vérité de lÕEtre?

A ce d'où la pensée provient, sous-vient l'Amour.

L'Amour est la pro-venance archi-essentielle de toute chose. L'Amour survient: mais à la pro-venance, il sous-vient en tant qu'il est par excellence ce qui vient. Là se rassemble le souvenir de tout le mémorial. L'Amour se «sous-vient» à ce qui vient, l'indemne et la fureur. La «sous »-tenance de l'Amour donne au destin l'assise de son histoire. Peut-être avons-nous touché à ce que Jean-Luc Marion tente lorsqu'il place la donation avant « toute autre chose », avant lÕEtre même. Mais cela ne regarde pas la Lettre sur l'humanisme. Ce qu'elle dit, ou plutôt, ce qu'elle tait, c'est la survenance de l'Amour, venance qui sur-destine ce qui est dans le destin de la pensée souvenir. L'Amour est venir-à-ce-avec-quoi-nous-sommes-en-relation. La relation est donc, en toute rigueur, première à l'Amour. Une «phénoménologie sans l'être » n'est donc pas envisageable. Mais la relation déploie son essence d'être-à-deux dans l'Amour. Il devient le pré-essentiel à la relation de l'homme à lÕEtre et de lÕEtre à l'homme. Cela seul peut - sortir l'homme de l'impasse - cela seul

est Amour. On ne peut pas l'Amour, l'Amour est pouvoir1. L'Amour n'est pas un produit créé de l'homme: attendre qu'il surgisse au détour d'une révolte (mai 68, par exemple), d'une terre sécularisée (Utopia, par exemple), d'une politique solidaire (le communisme, par exemple), ou bien d'une entreprise humanitaire, qu'il résulte, en somme, dÕun agir humain, c'est se fourvoyer radicalement. LÕon ne manufacture pas l'Amour. Il n'est pas non plus un comportement humain. Le danger qui guette son avènement, c'est précisément lÕacharnement impatient des hommes à son endroit. Aussi, Heidegger prépare-t-il l'Amour au temps de la détresse. Il faut aimer, mais non point servilement. A la vue de l'aube de la fureur et de l'indemne, cet Amour courtoisement perdure. Le retour poétique à ce qui a lieu2, c'est-à-dire à ce qui connaît son site (sacré), est un retour3 à l'Amour4.

1 En témoigne ce qui en est généralement dit, et qui pressent ce qui vient d'être porté au langage: le pouvoir de lÕAmour nÕa pas de bornes, il permet tout, il est le dépassement des valeurs. Aussi, le meurtre passionnel que commet une personne raisonnable et d'ordinaire mesurée est-il rapidement « compris ». Le commandement divin: «Tu ne tueras point » nÕa pas de valeur devant l'urgence de la jalousie, la mort obligée du rival. L'Amour est toute-puissance mégalomane qui constitue un monde suivant d'autres fondements que ceux du « commun des mortels ». Il étend son empire sur d'autres horizons que cet Amour seul voit - le domaine des Immortels.

2 «Avoir-lieu » peut

se dire aussi «prendre-à-sa-charge-le-là»; avoir, posséder, aimer - le lieu, le site, le là, l'éclaircie de la vérité de lÕEtre. Avoir-lieu et aimer -le-là sont une seule et même chose.

3 Avant de penser « le retour aux choses mêmes », il faut encore avoir pensé le « retour» qui, dans cette Lettre, est porté au langage pour la première fois. Le retour est la croisée des chemins ; nous sommes arrivés, à l'issu de ce travail, à la croisée de l'Amour et de son destin dans l'espoir d'avoir commencé d'entreprendre le Retour. Il est vrai que nous avons dit beaucoup de choses déjà largement répandues, mais c'est là chose naturelle car le retour se fait à pied: sur le chemin, des pas. Les chemins sont nombreux, mais nous avons cherché les empruntes quÕa laissées Heidegger vers la croisée. Nous ne sommes ni les premiers, ni les derniers à sÕy aventurer. Après cette longue marche, c'est satisfait que lÕon peut enfin se reposer dans cette H·tte à la croisée de l'Amour et du destin, à l'orée d'une épaisse forêt dont émane une chaleur crépusculaire.

4L'essence de l'Amour serait: ce qui rassemble, ce qui embrasse (d'une part l'étreinte de l'homme et de l 'Etre, et d'autre part ce qui du regard embrasse le destin de ses amants, la ruine et la grâce).

1

Deux amants se sont aimés à l'aube de la fureur et de la grâce.

1 La forme du passé composé « se sont aimés» indique la possibilité d'un retour à la présence, indication qu'un présent simple aurait méconnue. Le retour n'est toutefois pas retour réactionnaire au passé (ce que pourrait laisser entendre le passé composé) car la nostalgie en en vue du destin propre et à venir. Cette phrase sur laquelle nous terminons notre travail est, nous l'espérons, conforme au souhait de Heidegger : «Il faut que le dernier mot de ce poème retourne au sacré. » Nous n'avons pas écrit de poème et n'espérons pas même porter cette phrase au domaine du sacré ; mais elle indique certainement scolairement le sacré.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand