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Représentation et migration dans The Pickup de Nadine Gordimer

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par Ives SANGOUING LOUKSON
Université de Yaoundé I - Maitrise 2008
  

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CHAPITRE I

ESPACE, PERSONNAGES, PERSPECTIVE NARRATIVE ET SIGNIFICATION DANS THE PICKUP

Gérard Genette estime que le récit de fiction se singularise par la complexité de sa nature. Le récit de fiction tient, en effet, de la combinaison de plusieurs éléments distincts. C'est pourquoi il le considère comme

un tissu de relations étroites entre l'acte narratif, ses protagonistes, ses déterminations spatio-temporelles, son rapport aux autres situations narratives impliquées dans le même récit35(*).

Dans cette perspective, il s'avère donc nécessaire que toute étude portant sur le récit de fiction s'appuie sur l'acte narratif, les personnages, l'espace et le temps narratifs. La narratologie36(*) considère d'ailleurs ces catégories poétiques comme celles qui garantissent au récit de fiction sa singularité. Le fonctionnement de ces catégories dans un roman peut sans doute servir de prétexte à l'auteur pour exposer sa vision du monde. C'est du moins la conviction qui détermine la conception du récit de fiction chez Émile Benveniste. Pour Benveniste, en effet, la forme ou la structure d'une oeuvre littéraire contribue à en suggérer le contenu. C'est pourquoi il définit le récit de fiction comme un système organisé par une structure à déceler et à décrire37(*)

Mikhail Baktine partage le même avis lorsqu'il définit la finalité de l'investigation esthétique dans une oeuvre littéraire :

Il incombe, écrit-il, de déterminer la composition immanente du contenu de la contemplation artistique dans sa pureté esthétique afin de décider ce que signifie pour lui le matériau et son organisation dans l'oeuvre matérielle38(*).

Michel Foucault, pour sa part, souligne la pertinence de l'analyse structurale lorsqu'il affirme :

Nous reconnaissons sa justesse et son efficacité : lorsqu'il s'agit d'analyser une langue, des mythologies, des récits populaires, des poèmes, des rêves, des oeuvres littéraires, des films peut-être, la description structurale fait apparaître des relations qui sans elle n'auraient pas pu être isolées ; elle permet de définir les éléments récurrents, avec leurs formes d'opposition et leurs critères d'individualisation ; elle permet d'établir aussi des lois de construction, des règles de transformation. Et malgré quelques réticences qui ont pu être marquées au début, nous acceptons maintenant sans difficulté que la langue, l'inconscient, l'imagination des hommes obéissent à des lois de structure 39(*).

Un nombre important de théoriciens a développé des grilles d'étude structurale des oeuvres de fiction. Je m'en servirai pour analyser l'objet esthétique que The Pickup constitue dans ce chapitre liminaire. Il ne s'agira pas de faire un travail exhaustif sur les catégories poétiques du récit, mais d'identifier des catégories pertinentes au regard de mon sujet de recherche. Le présent exercice s'inspirera surtout de certains éléments d'approche développés par Gérard Genette, George Gusdorf ou Philippe Hamon, pour ne citer que ceux-là. C'est un travail qui consiste concrètement à démontrer que The Pickup, du point de vue de l'espace, des personnages et de la perspective narrative autorise d'analyser ce texte de fiction à partir des concepts de représentation et de migration.

I.1 L'ESPACE NARRATIF

Selon Jean Yves Tadié, l'espace narratif désigne le lieu où se distribuent simultanément les signes, se lient les relations et dans un texte, l'ensemble des signes qui produisent un effet de représentation40(*).

Tadié pense en effet que l'espace narratif est un cadre statique qui, du fait de la récurrence ou de la similitude des faits qui s'y déroulent ou encore du fait de la nature des évènements qu'il abrite, ou simplement du fait de leur importance du point de vue des personnages, permet au lecteur de décider de la signification du roman. George Gusdorf n'affirme pas autre chose lorsqu'il pense de l'espace narratif qu'il est :

 

une dimension du monde (...) ; une norme privilégiée pour la manipulation de la réalité, privilégiée même à tel point que nous sommes portés à la substantialiser, à en faire un support des choses, une manière de contenant, un commun dénonciateur, facteur d'ordre, de classement, et, enfin de compte, canevas géométrique universel sur lequel interviennent les phénomènes et se succèdent les évènements (...) Situer un fait par ses coordonnées spatiales, donner la mesure exacte de ses dimensions, c'est déjà beaucoup le comprendre, réduire ce qu'il pouvait avoir comme insolite41(*).

Quelle est la signification de l'espace dans The Pickup ? Compte tenu de la difficulté à cerner la notion d'espace narratif, je m'appuie sur la conception de l'espace d'après Bourneuf et Ouellet pour apporter une réponse à cette question. En effet, ces deux théoriciens ont l'avantage de donner une définition de l'espace narratif qui tient compte de sa double signification :

si on cherche la fréquence, le rythme, l'ordre et surtout la raison des changements de lieu dans un roman, on découvre à quel point ils importent pour assurer au récit à la fois son unité et son mouvement42(*).

L'espace n'est donc pas seulement un élément statique, mais aussi dynamique. Il est dynamique en ce sens qu'il livre des informations importantes sur les personnages. Voilà qui justifie pourquoi, parlant d'espace ici, j'opte pour l'étude de l'itinéraire de Musa et de Julie, les deux personnages principaux de The Pickup.

I.1.1 L'itinéraire de Musa

Ibrahim Ibn Musa a d'abord été en Allemagne et en Angleterre avant de se retrouver en Afrique du Sud où il apparaît au début du roman. C'est à travers une analepse que le narrateur présente cet état de chose chez Musa :

The uncle's house has everything to the limit of the material ambitions that are possible to fulfil in this place, if his nephew, entering, needs to be reminded of this, which is always with him, implacable warning that prods and pierces him, flays him to rouse the will to carry on washing dishes in a London restaurant, swabbing the floors of drunken vomit in a Berlin beer hall, lying under trucks and cars round the block from the El-Ay café and emerging to take the opportunity (...) to become the lover of one of those who have everything... (P. 128).

L'Afrique du Sud n'est donc qu'une étape dans l'itinéraire de Musa. À Londres, il a pratiqué la plonge dans un restaurant. En Allemagne, il a exercé comme garçon de ménage dans un bar. En Afrique du Sud où il se trouve dès les premières pages du roman, il exerce comme mécanicien dans un garage où il vit en même temps. Comme le pseudonyme Abdu qu'il porte, ce garage lui sert de refuge contre la vigilance de la police d'Afrique du Sud. Car il est un immigré clandestin, son visa ayant expiré depuis longtemps. Musa est néanmoins repéré malgré son ingéniosité à esquiver la police. Il est alors menacé de rapatriement dans son pays d'origine :

The document (...) had come to the notice of the Department of Home Affairs that (his real name) was living at the above address under the alias (the name the grease-monkey answered to) in contravention of the termination of his permit of such-and-section of law) and he was therefore duly informed that he must depart within 14 days or face charges and deportation to his country of origin (P. 52).

Les pistes que Musa emprunte pour échapper à la rapatriation débouchent toutes sur un échec. L'avocat Motsamaï qu'il rencontre grâce à Julie pour le soutenir condamne plutôt Musa comme on peut le remarquer ici :

There you are. Ah-heh... you were ordered to leave one year and more than five months ago, you - disappeared - you stayed on in contravention of the law, you managed to evade the law, you made yourself guilty of transgression of the Immigration Act, you defied Home Affairs (P. 78).

Musa atterrit alors dans son pays accompagné de Julie qui est devenue son épouse légale peu avant leur départ de l'Afrique du Sud. Dans son pays, Musa n'est jamais tranquille dans son esprit. Il est toujours à la capitale, loin de son village, à la recherche de visas pour les pays occidentaux : often he was away all day. He left early, for the capital (P. 134). À la question de savoir la finalité de ses répétitives sorties matinales, Musa répond à Julie : I started right away to get us out of here (P. 140). Musa sollicite tour à tour la Nouvelle Zélande, le Canada, l'Australie et les USA.

Sa mère qui refuse sa prochaine émigration suggère à son frère, l'oncle Yaqub de faire de Musa son prochain héritier. Musa décline l'offre et préfère s'exiler aux USA:

No-one in this village, in this place, has anything to do with why I cannot accept the offer you have honoured me with, uncle Yaqub. I do not have any interest in the government. It is not going to govern me. I am going to America (P. 190).

Musa émigre ainsi une quatrième fois pour les USA, à la fin du roman. Il abandonne sa famille, son épouse et tout ce qu'on lui propose dans son pays, leur préférant l'incertitude et des conditions de vie difficiles. Musa y va sachant très bien les difficultés que les migrants endurent dans les pays d'immigration, surtout à l'arrivée comme il l'explique à Julie : 

You don't understand what it is like come in a country like I do. I have done - how many times? Even legal. It's hard, nothing is nice, at the beginning, Julie. Without proper money to live, you are a stray dog, a rat finding its hole as the way to get in (P. 227).

Ces connaissances sur l'immigration n'entament aucunement son obsession à partir. C'est même comme si, elles stimulaient son désir de partir. Musa est donc un personnage dont les structures mentales fonctionnent à l'envers.

L'itinéraire de Musa à travers les espaces dans The Pickup est révélateur de la nature de sa psychologie. Musa rejette tout ce qui lui appartient par nature. Mais il est obsédé par ce qui est extérieur à son pays. Musa se renie et préfère s'identifier à l'Europe ou à ce qu'il appelle The Christian world ; the West -P. 160). Seulement, sa métamorphose comme dirait Cheikh Hamidou Kane43(*), ne s'achève pas ou ne se réalise pas. Toutes les fois qu'il a l'opportunité de se retrouver en Europe, il est réduit aux tâches ingrates. L'Europe se ferme à Musa ou l'accepte dans le strict but de l'utiliser à l'avantage exclusif des Européens. Mais bien que Musa ait expérimenté cela plus d'une fois, il éprouve toujours l'opiniâtre désir de recommencer l'aventure.

À cet égard, Musa est représentatif d'une personne manipulée par autrui. Autrui, comme dirait Philippe Breton est entré en effraction dans l'esprit de Musa pour y déposer une opinion ou provoquer un comportement sans qu'il ne sache qu'il y a eu effraction. Le reniement de soi qui caractérise Musa rejoint la finalité de la manipulation d'après Breton :

La manipulation, affirme-t-il dépossède l'homme de lui-même. Elle en fait le jouet d'autrui. Elle brise insidieusement sa conscience pour en récompenser une autre, qui ne lui ressemble plus44(*).

On peut ainsi identifier Musa comme un prototype du produit humain de l'entreprise coloniale. Musa correspond en effet au profil du « nous » dont parlent R. Confiant et al., lorsqu'ils écrivent :

l'histoire de la colonisation que nous avons prise pour la nôtre a aggravé notre déperdition, notre autodénigrement, favorisé l'extériorité, nourri la dorade du présent. Dedans cette fausse mémoire nous n'avions pour mémoire qu'un lot d'obscurité. Un sentiment de chair discontinue45(*).

Musa est sinon illustratif de la profondeur du détournement psychologique que l'autre peut imposer à autrui pour asseoir ou cimenter sa puissance, du moins représentatif des conséquences de la colonisation sur le colonisé. Par ailleurs, la représentativité de Musa pour les deux orientations ci-dessus se légitime lorsqu'on prend en considération la signification que Gordimer donne à sa fiction : En ce qui me concerne, j'ai dit que ma fiction sera toujours plus vraie que tout ce que je pourrai dire ou écrire de factuel 46(*).

C'est dire qu'il y a lieu de lire les migrations répétées de Musa comme déterminées par un complexe que la colonisation lui a imposé. Son pays vient d'ailleurs de se départir de la colonisation comme le reconnaît l'oncle Yaqub : There are no foreigners from Europe flying flags over our land any longer (P. 189).

I.1.2 L'itinéraire de Julie

L'itinéraire de Julie est déterminé par sa relation avec le groupe social auquel elle appartient en Afrique du Sud. Le symbole le plus significatif de ce groupe social est le domicile de son père. C'est un univers hautement bourgeois. Sa localisation dans une banlieue, retirée du vacarme des villes sud-africaines et la somptuosité de son décor intérieur constituent les éléments les plus expressifs de cet univers. L'extrait suivant donne une idée de ce cadre:

a cool terrace opening from a living room that leads through archways to other reception rooms of undefined function (to accommodate parties ?) and the cushioned chaises longues and flower arrangements are an extension rather than a break from the formal comforts, mirrored bouquets and paintings in the rooms (P. 40).

Ce cadre imposant ressemble aux somptueuses villas appartenant aux hommes riches de la société. Ces villas s'excluent des milieux bruyants et mondains où la promiscuité est partout présente. 

L'univers du père de Julie se singularise aussi par son rejet systématique des pauvres à l'instar de Musa. Lors d'un rassemblement auquel elle prend part chez son père, le narrateur relève le rejet dont Musa est l'objet pour l'univers du père de Julie au-delà du commentaire qu'il fait de Julie :

 

Sitting among the gathering Julie is seeing the couple (un couple blanc invité par le père de Julie) as those - her fathers kind of people - who may move about the world welcome everywhere, as they please, while someone (Musa) has to live disguised as a grease-monkey without a name  (P. 49).

Ainsi, cet univers se ferme aux souffrances et misères de Musa en Afrique du Sud parce qu'il ne l'accepte pas comme un des leurs. Il stigmatise ainsi Musa. Cet univers est construit sur le même principe d'exclusion que celui qui sous-tend la culture occidentale hégémonique qu'Edward Said a étudiée dans Culture and Imperialism. Said écrit à propos:

 culture is a concept that includes a refining and elevating element, each society's reservoir of the best that has been known and thought as Matthew Arnold put it in the 1860s. Arnold believed that culture palliates, if it does not altogether neutralize, ravages of a modern, aggressive, mercantile, and brutalizing urban existence. You read Dante or Shakespeare in order to keep up with the best that was thought and known, and also to see yourself, your people, society, and tradition in their best lights (...) culture conceived in this way can become a protective enclosure: check your politics at the door before you enter it47(*)

À la suite de Said, on pourrait dire que la condition pour que Musa soit accepté dans le groupe du père de Julie est qu'il s'accepte subalterne. C'est pourquoi ce groupe social est favorable à la marginalisation ou à l'exploitation de Musa. Dans le garage où il vit et travaille, Musa est exploité ainsi qu'on peut le constater :

 The garage employs him illegally, «black», yes that's the word they use. It's cheap for the owner; he doesn't pay accident insurance, pension and medical aid (P. 17).

Il convient de préciser que le propriétaire de ce garage épouse les mêmes idées que le père de Julie. Ceci est d'autant vrai que comme le père de Julie, il refuse la relation amoureuse entre Julie et Musa :

For your own good, you're a nice girl, a somebody, I can see. He's not for you. He's not really even allowed to be in the country. I give him a job, poor devil  (P. 32),

rappelle-t-il à Julie lorsque cette dernière le rencontre par hasard dans ce garage. Pour marquer son refus de s'identifier à l'univers de cet homme, Julie le qualifie de one of them (P. 63).

À l'univers de son père, Julie préfère les dépendances pour domestiques:

she did not live in the suburbs, where she had grown up, but in a series of backyard cottages adapted from servant's quarters or in modest apartments of the kind they favoured, or had to being unable to afford anything better (P. 8).

Lorsqu'elle n'est pas dans son appartement, elle est soit à El-Ay café soit chez son oncle Archie. El-Ay café est davantage un symbole qu'un simple microscome :

El-Ay. Whoever owned the café thought the chosen name offered the inspiration of an imagined life-style to habitués, matching it with their own, probably he confused Los Angeles with San Francisco. The name of his café was a statement. A place for the young; but also one where old survivors of the quarter's past, ageing Hippies and Leftist Jews, grandfathers and grandmothers of the 1920s immigration who had not become prosperous bourgeois, could sit over a single coffee. (P. 5)

Vue de cette manière, El-Ay café s'impose comme une métaphore de la table de la fraternité dont parlait Martin Luther King:

Je rêve que un jour, sur les rouges collines de Georgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d'esclaves pourront s'asseoir ensemble à la table de la fraternité 48(*).

Ce n'est d'ailleurs pas fortuit si parfois la dénomination El-Ay café est remplacée par "The Table" dans The Pickup. Julie aime y aller parce que le credo en vigueur dans ce microscome convient à sa personnalité. Ce credo est le suivant: whatever you do, love, whatever happens, hits you, mate, bra, that's all right with me (P. 23). El-Ay café est donc un lieu où s'incarnent l'amour et la fraternité entre toutes sortes de personnes. Cette particularité de El-Ay café se retrouve aussi dans la clinique de l'oncle Archie. C'est une clinique qui emploie toutes catégories de femmes comme on peut le constater :

 The bejewelled hands of his Indian receptionist note any change of address of the habituée patient greeted once again. There is a bustle of several nurses with motherly big backsides, Afrikaner and black, calling back and forth to one another, who receive for urine tests the wafers peed upon by the patient in the privacy of a blue-tiled bathroom where a vase of living flowers always stands on the toilet tank (P. 66).

C'est pour cette raison que Julie préfère son oncle à son père: If she could have chosen a father, then it would have been him. It still would be (P. 67). Ne pouvant plus faire face au radicalisme du Ministère des Affaires Intérieures concernant le rapatriement de Musa, Julie émigre vers le pays de Musa, abandonnant définitivement l'Afrique du Sud et donc l'univers de son père.

Dans le pays de Musa, Julie est impressionnée de prime abord par la solidarité qui se dégage du comportement des frères et parents de Musa. Chacun contribue volontiers à l'aménagement du jeune couple en provenance de l'Afrique du Sud, dans le domicile familial de Musa :

The house - its face, facade - she could be aware of only peripherally behind the excited assembly, the carrying of the elegant suitcase, canvas bag and bundles snatched by various hands taking charge (P. 119).

Le domicile familial de Musa est un cadre modeste qui se distingue par la solidarité qui anime ses habitants. Pour cette raison, il est comparable à El-Ay café, bien que situé à des milliers de kilomètres plus loin. Le narrateur traduit la similitude dans l'esprit qui habite ces deux microcosmes en ces termes :

 people sat round small tables on the carpet and cushions and ate the way Ibrahim had given up, in the company of the Table, agilely with their fingers  (P. 120).

Dès son arrivée dans le pays de Musa, Julie fait face à l'aggravation des illusions de Musa sur lui-même et sur son propre pays. Dès les premiers jours, Musa se montre troublé, perplexe et furieux en même temps. Il a honte de se révéler à Julie tel qu'il est :

 He was angry - with this house, this village, these his people, to have to tell her other unacceptable things, tell her once and for all what her ignorant obstinacy of coming with him to this place means, when she failed, with all her privilege, at getting him accepted in hers  (P. 122).

Tandis que Musa exige qu'ils communiquent exclusivement en Anglais, we must talk English (P. 152), Julie désire plutôt apprendre la langue arabe. D'après elle, cette langue lui permettrait de s'intégrer facilement dans le pays de Musa :

Why sit among this people as a deaf-mute? Always the foreigner where she ate from the communal dish, a closeness that the Table at the distant El-Ay café aimed to emulate far from any biological family (P. 143).

C'est ainsi que Julie se lance dans l'apprentissage de la langue arabe en se faisant aider par Maryam, la jeune soeur de Musa.

Julie va régulièrement seule au désert contre le gré de Musa. Elle évite même de lui faire part de sa fréquentation du désert : He did not know of her hours with the desert ; she didn't tell him, because he avoided, ignored, shunned the desert (P. 173) Julie y découvre, à sa grande surprise une jeune bedoine cherchant un pâturage pour son troupeau de moutons:

 The sands are immobile. She tried to think it was like gazing out of the window of a plane into space, but then there is always a wisp of cloud that comes across and creates scale. After a while there was an objection - objects - which quickly drew into focus, black marks, spots before the eyes? And as they grew became a woman enveloped in black herding a small straggle of goats. She came only near enough into vision for a staff she was wielding to be made out, taking her goats in another direction. In search of pasture. Here? (P. 167-68).

Une autre fois, c'est la vie qu'elle découvre au milieu du désert qui l'impressionne. Cette fois là, elle va visiter la rizière de l'ami du père de Musa accompagnée de Maryam et du père de Musa :

She was gazing in concentrated distraction on what was suddenly there before her with its own drawn close limit of horizon and dazzling density, man-high, what seemed to be meshed slender silky needs, green, green. A kind of wooden walkway offered itself, dank water glancing between planks, and she turned away from the others and took it. The intoxication of green she entered was audible as well as visual, the twittering susurration of a great company of birds clinging, woven into the green as they fed; their tremble, balance, sway, passing through it continuously like rippling breeze, a pitch of song as activity, activity as song, filled her head. The desert is mute; in the middle of the desert there is this, the infinite articulacy; pure sound. Where else could that be? (P. 210-11).

Dès lors que Julie découvre qu'il est possible de pratiquer l'agriculture dans le pays de Musa, elle désire s'acheter une parcelle de terre afin de cultiver du riz, de la patate, de la tomate, du haricot ou des oignons (P. 212). Ce désir rencontre la ferme opposition de Musa : You want to buy a rice concession ! You ! What for ? (...) Julie, we do not live here ! (P. 215-16).

La tension entre Julie et Musa se radicalise à partir du moment où Julie décide de s'établir dans le pays de Musa. À la proposition de partir aux USA que lui fait Musa, Julie réagit par la négative : I'm not going back there. I don't belong there, (...) I'm staying here (P. 252-53) Musa émigre seul pour les USA et Julie reste dans le pays de Musa.

À travers les espaces que Julie fréquente dans The Pickup, on se fait aisément une idée de sa personnalité. Julie se pose en s'opposant aux us et coutumes de son groupe social. Elle s'insurge contre la fermeture de cette classe aux souffrances et aux peines des pauvres. Cette classe qui participe explicitement ou implicitement sinon à la subalternéisation du moins aux malheurs de l'autre. C'est pourquoi elle se sépare de ce groupe social, se solidarise avec la convivialité et le partage de El-Ay café, embrasse Musa, l'épouse jusqu'à émigrer avec lui vers son pays pour s'y établir. Par sa séparation d'avec sa classe sociale et par son établissement dans le pays de Musa, Julie établit une corrélation entre son groupe social et la honte de soi dont fait montre Musa. Julie s'insurge contre la honte de soi chez Musa et contre les us et coutumes du groupe de son père comme pour souligner le fait que leurs conduites reposent sur des pathologies de même nature. Tout se passe comme si Julie reprenait la thèse de Fanon au sujet des complexes entre le Blanc et le Noir pendant l'époque coloniale. Fanon écrivait alors que :

le Nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité, se comportent tous deux selon une ligne d'orientation névrotique »49(*).

Dans la perspective de Julie, Musa peut être considéré comme le Noir et le père de Julie ou tous ses amis comme le Blanc. Julie comme Fanon refuse les complexes dans les relations entre les hommes.

L'itinéraire de ces deux personnages montre à quel point Musa est représentatif du sujet colonisé. Il est un sujet qui s'est convaincu de ce que l'Europe a raison de faire de lui ce qu'il est : un subalterne. Julie quant à elle s'affirme comme une résistante autant à l'assimilation à l'Europe qu'à l'idée de supériorité de l'Europe dont l'univers de son père peut tenir lieu de symbole.

L'itinéraire de ces personnages est indissociable de la migration. Musa quitte son pays quatre fois de suite pour l'Angleterre, l'Allemagne puis l'Afrique du Sud et enfin pour les USA. Julie quitte d'abord son milieu en Afrique du Sud puis l'Afrique du sud pour le pays de Musa. Les raisons qui poussent ces personnages à la migration sont inversement les mêmes. Musa quitte son pays parce qu'une force a pris possession de lui, l'a dénaturé au point de le convaincre que son pays est un enfer. Il convient de souligner que par ses multiples migrations, Musa traduit ses convictions selon lesquelles l'Europe constitue le Paradis tandis que son pays constitue la géhenne. Il huile le mécanisme qui produit physiquement le centre et la périphérie dans la perspective de la théorie postcoloniale.

Julie quitte son pays parce qu'elle refuse l'aspiration à inférioriser l'autre qui caractérise son groupe social. Elle refuse que les groupes humains correspondent à la configuration dominant/dominé. Le narrateur le reconnaît d'ailleurs lorsqu'il affirme:

 In an anthology of poetry were the lines that expressed what she was aware of in herself: whoever embraces a woman is Adam. The woman is Eve. Everything happens for the first time. (...) Praise be the love wherein there is no possessor and no possessed but both surrender (P. 28).

Avec sa migration, Julie dévoile la corrélation entre le groupe dominant et le groupe dominé dont Musa n'est qu'un symbole. Sa migration traduit sa volonté de détruire ou de déconstruire la logique de domination qui régit le groupe dominant et le groupe dominé dans le but de jeter entre ces groupes le pont de l'amour et de la solidarité. Dans leurs quêtes respectives, Musa et Julie rencontrent sans doute des obstacles ou bénéficient des aides de la part d'autres personnages.

I.2 LES PERSONNAGES

Dans un article intitulé « Analyse structurale des récits », Roland Barthes souligne l'importance des personnages dans les récits lorsqu'il fait observer qu'il n'existe pas un seul récit au monde sans personnages50(*). Yves Reuter affirme pour sa part que d'une certaine façon, toute histoire est histoire des personnages51(*). C'est dans cette optique que Philippe Hamon définit le personnage comme :

une métaphore de cohérence du texte d'une part et d'autre part, une résultante, le point modal anthropomorphe où se recompose, dans la mémoire du lecteur et à la dernière ligne du texte, une série d'informations échelonnées52(*).

C'est dire qu'en considérant la manière dont les personnages sont organisés dans le roman, il est possible de parvenir à la signification de ce roman. Je m'appuie sur la notion d'action narrative développée par Bourneuf et Ouellet pour étudier l'organisation des personnages dans The Pickup. Il s'agit ainsi d'étudier

le jeu des forces opposées ou convergentes en présence (...) chaque moment de l'action constitue une situation conflictuelle où les personnages se poursuivent, s'allient ou s'affrontent 53(*).

I.2.1 L'organisation des personnages

Les personnages sont organisés dans The Pickup à la manière de ceux du Ventre de l'Atlantique54(*) de Fatou Diome. La différence avec le roman de Fatou Diome est cependant que le personnage de Julie n'a point d'équivalent parmi les personnages du Ventre de l'Atlantique. En effet, il y a chez Gordimer comme chez Diome avec Madické, des personnages qui s'opposent à la migration de Musa et ceux qui sont favorables à celle-ci.

Le propriétaire du garage où Musa vit et travaille en Afrique du Sud considère Musa comme un être inférieur à exploiter. Pour ce propriétaire de garage, il est hors de question que Musa soit traité comme une personne qui a besoin d'affection, de liberté, d'égalité ou de fraternité en Afrique du Sud. Il suffit que Musa se conforme au principe selon lequel The only way to get into countries that don't want you is as a manual labourer or Mafia  (P ; 15) pour que sa migration soit acceptée. C'est pourquoi ce propriétaire de garage tire profit de l'irrégularité de Musa en Afrique du Sud, l'asservit et lui refuse la possibilité d'être propriétaire de quoi que ce soit. C'est du moins ce que Musa affirme à Julie dans l'extrait suivant :

 even this I'm wearing, this dirt, even a shed, a corner in the street to sleep in, that's his, not mine... Whatever I have is his (...) you, your father's daughter are his, not mine (P. 63).

Compte tenu de ce que le propriétaire de ce garage épouse les mêmes idées que le père de Julie, on peut conclure que c'est le groupe du père de Julie qui s'oppose à la migration de Musa au plan humain. Mais dans son pays, d'autres personnages s'opposent aussi à son émigration. C'est par exemple le cas de sa mère. Celle-ci refuse de le dénoncer bien que, sachant que Musa a transgressé avec Julie l'interdit d'avoir des rapports sexuels en plein ramadan :

 How would her son be dealt with by the men of the family (...) But she knew what would happen. Ibrahim would not take disgrace from anyone here, such edicts were bearings cast loose, their authority over sons lost in the alien authority of exile, emigration - that she knew (P. 153).

Parmi les personnages favorables à la migration de Musa, on compte les jeunes avec qui il passe le plus de temps dans son village. Ceux-ci le considèrent comme une référence en ce sens qu'ils estiment que sa migration ou ses émigrations lui confèrent une certaine omniscience. C'est du moins l'idée qui se dégage des propos d'un de ces jeunes lorsqu'il déclare :

Any kind of isolation can't stand a chance with what's happening in the world, ask Ibrahim, technological revolution already here while we're just talking, talking... !  (P. 177).

Musa apparaît ici comme une référence. C'est aussi de cette manière que certains voisins et jeunes enfants le considèrent, au regard de sa prochaine émigration vers les USA. Pour ces derniers, Musa constitue l'incarnation de la réussite parce qu'il a pu obtenir le visa pour les USA :

Neighbours come to see off the lucky one bound for America (...) children ran to him to touch the great adventure, the achievement that is emigration, not understood but sensed (P. 266)

Julie n'est pas contre la migration de Musa comme Salie avec Madické dans Le Ventre de l'Atlantique. Elle est davantage contre le pouvoir qui contraint Musa à mettre en scène ses migrations répétées. Julie ne s'oppose pas à proprement parler à la migration de Musa parce qu'elle soutient Musa en Afrique du Sud. Julie est davantage contre le pouvoir dont Musa n'est qu'une proie parce qu'elle rejette la fermeture de l'univers de son père aux pauvres comme elle rejette la honte que Musa fait valoir au sujet de son propre pays. Dans sa quête identitaire, Julie est aidée par ses amis de El-Ay café, par son oncle Archie et par Maryam pour ne se limiter qu'à ceux-là.

Les amis de El-Ay café lui prodiguent des conseils et lui procurent la joie de vivre qui manque cruellement dans l'univers de son père. C'est aussi ce que fait l'oncle Archie. Maryam lui permet de s'intégrer facilement dans le pays de Musa. Elle enseigne à Julie la langue arabe, l'accompagne dans le désert où Julie découvre qu'il est possible de pratiquer l'agriculture et l'élevage dans le pays de Musa.

Julie se heurte à la rigide opposition de son père, du propriétaire du garage où Musa vit et travaille en Afrique du Sud. Elle se heurte également à l'opposition de Musa. L'illustration de l'opposition de Musa à la quête de Julie est contenue dans la réaction de Musa suite à la décision de Julie. Julie a en effet décidé d'acheter deux billets d'avion afin qu'ils retournent dans le pays de Musa :

 Who asked you to buy two tickets. You said nothing to me. Don't you think you must discuss? No, you are used to making all decisions, you do what you like, no father, no mother, nobody must ever tell you. And me - What am I, don't speak to me, don't ask me, you cannot leave in my country, it's not for you, you can't understand what it is to live there, you can wish you were dead, if you have to live there. Can't you understand? (P. 95).

Musa tient ici quasiment les mêmes propos que ceux du propriétaire du garage en Afrique du Sud55(*) ou ceux du père de Julie au sujet du départ de Julie : What more can I say : you choose to go to hell in your own way (P. 98).

Au regard de l'opposition à laquelle Julie se heurte devant Musa, on peut conclure que cette opposition s'explique par la représentation qu'il a de Julie. Cette représentation confère à Musa le pouvoir de dissuasion, ou de persuasion que ce dernier déploie en direction de Julie. La logique de Musa peut ainsi servir d'illustration à la théorisation que John Beverley fait de la représentation :

 Power is related to representation: which representations have cognitive authority or can secure hegemony, which do not have authority or are not hegemonic 56(*)

C'est à ce titre que Musa peut être considéré comme un personnage symbolique pour l'aventure de la représentation dans le monde. Fanon parle de l'aventure spirituelle57(*) pour désigner la même chose.

I.2.2 La fonction des personnages

Claude Bremond définit la fonction d'un personnage non seulement par une action, mais par la mise en relation d'un personnage-sujet. Selon lui, la structure du récit repose, non sur une séquence d'actions, mais sur un agencement de rôles58(*). C'est dire que les personnages dans les récits sont importants en ce sens qu'ils ne jouent que des rôles, c'est-à-dire que, comme dans le théâtre, ils ne sont que des prétextes pour amener le lecteur à réfléchir sur la réalité.

Pour étudier les fonctions des personnages dans The Pickup, je m'appuierai sur les analyses de Philippe Hamon qui distingue trois types de personnages : Les personnages - référentiels ou personnages historiques qui servent d'ancrage et assurent ce que Roland Barthes appelle « l'effet du réel »59(*) ; les personnages - embrayeurs qui apparaissent comme les porte-parole et les personnages - anaphores ou personnages prédicateurs, doués de mémoire.

Dans The Pickup, les personnages référentiels sont ceux évoqués dans le récit à l'instar de Youssou N'dour, Salif Keita, Brenda Fassie, Hugh Masekela et Bob Marley. Ces grandes vedettes de la musique internationale constituent des références pour Julie. Elle les considère comme des modèles parce qu'ils se sont fait accepter de par le monde sans user de la violence ou la domination. C'est la raison pour laquelle Julie garde précieusement les CDs de ces vedettes chez elle tel que le remarque Musa : You like to drive a second-hand car but you have first-class equipment for music (P. 20).

Ces personnages sont référentiels parce que leur évocation dans le récit permet au lecteur d'être situé par rapport au contexte de référence de The Pickup. Ce contexte est celui de la fin du XXe siècle et du XXIe siècle puisque ces vedettes vivent encore pour certaines. Il est davantage celui des peuples ayant connu la domination blanche. Il s'agit, pour ne se limiter qu'à la nationalité de ces vedettes, de la Jamaïque, du Mali, du Sénégal et de L'Afrique du Sud. Ainsi, The Pickup peut être considéré comme une contribution à la réflexion sur les défis qui sont ceux du présent et du futur. Dans cet ordre d'idée, The Pickup interpelle autant les peuples impérialistes que ceux autrefois colonisés ou ceux qui sont dominés par l'impérialisme blanc. C'est à Julie qu'il revient d'accomplir cette fonction interpellative. C'est pourquoi The pickup fait des vedettes ci-dessus des modèles chez Julie comme pour plaider pour la multiplication ou l'accroissement arithmétique de ces vedettes.

Les personnages embrayeurs sont Julie et Musa. Ces deux personnages jouent le rôle de porte parole de deux idéologies contraires. Dans cette perspective, Julie apparaît comme la voix qui indique les défis du siècle. Elle résiste en amont et en aval à l'impérialisme. Julie semble dire qu'on freinerait l'immigration clandestine comme celle de Musa en amenant le groupe dominant à rejeter le racisme et en convaincant le groupe dominé de se départir de son complexe d'infériorité. Elle correspond à cet égard au principe du décentrement cher à la théorie postcoloniale. C'est pourquoi elle s'ouvre à toutes catégories de personnes jusqu'à choisir de s'établir dans le pays de Musa.

Musa est victime d'une forme toute particulière d'impérialisme. La colonisation qui a pris fin dans son pays a laissé des séquelles fortement enracinées dans son imaginaire. À cause de la colonisation, Musa est devenu un être dont la capacité de résister à la domination du groupe dominant s'est transformée en désir d'accomplir la volonté du dominateur.

L'oncle Yaqub est un personnage analepse. Sa mémoire retrace l'époque de la colonisation blanche dans le pays de Musa comme nous l'avons vu plus loin.

L'oncle Yaqub prédit l'avenir en ce sens qu'il montre par sa réussite sociale dans le pays de Musa la voie que les jeunes devraient emprunter. Sa structure de maintenance automobile devrait servir aux jeunes d'exemple pour résister à la tentation de l'émigration vers l'Europe. Pour lui, la clef du succès réside dans l'entreprise personnelle. Il décrie ainsi le manque d'entreprise chez les jeunes du pays malgré les avantages ou les opportunités liés à leur époque :

 Government owes them everything. The Lord has given them what a man needs to live a good life in the faith, their families have educated them, they can marry and bring up children in security (...) what more do they want ? (...) The young men already have so much that we, their parents, never had. And why not? We are glad of it (...) What else is really worth having out there in the world of false gods? (P. 189).

L'oncle Yaqub est convaincu que c'est suite à la prise d'initiative par les jeunes que le pays pourra tourner le dos au sous-développement. Yaqub plaide pour la prise en charge endogène des problèmes locaux. C'est cette approche qui atténuera efficacement l'émigration des jeunes vers l'Europe.

De l'organisation des personnages, on retient que ceux-ci sont organisés autour des personnages centraux : Julie et Musa. Leurs fonctions respectives poussent à conclure que la migration et la représentation constituent des préoccupations essentielles dans The Pickup. Ceci étant, il reste maintenant à étudier l'instance narrative de laquelle le lecteur tire toutes les informations jusqu'ici dégagées.

I.3 LA PERSPECTIVE NARRATIVE

Françoise Van Rossum-Guyon et Gérard Genette se sont intéressés à la question de la perspective narrative. Elle désigne selon Genette, ce mode de régulation de l'information qui procède du choix (ou non) d'un "point de vue" restrictif 60(*). Dans le même ordre d'idée, F. Van Rossum-Guyon affirme que dans un roman, ce qu'on nous raconte, c'est toujours aussi quelqu'un qui se raconte et qui nous raconte61(*). Dans cet exercice, parler de la perspective narrative revient à se poser les questions que soulève Genette, à savoir qui voit et qui parle?62(*) Il s'agira, à propos de The Pickup d'étudier la position du narrateur et son identité dans l'histoire qu'il raconte.

I.3.1 L'identité du narrateur

Tzvetan Todorov63(*) a déterminé trois focalisations ou foyers narratifs dans les récits. La première correspond à la formule du narrateur >personnage. Le narrateur ici en sait plus que le personnage. La seconde focalisation correspond à la formule du narrateur = personnage. Dans ce cas de figure, le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage. La dernière focalisation est symbolisée par la formule narrateur < personnage. Le narrateur ici, en dit moins que n'en sait le personnage. Ces trois focalisations permettent d'étudier la personnalité ou l'identité que le narrateur revendique dans le récit. Je m'emploierai à étudier l'identité du narrateur compte tenu des espaces à partir desquels il voit ce qu'il raconte.

Au début du roman, le narrateur voit tout ce qu'il raconte à partir de l'Afrique du Sud. La page qui introduit le récit révèle que le narrateur se trouve dans une rue ; une rue bruyante à cause des klaxons de voitures suite à l'encombrement que cause la voiture de Julie qui vient de tomber en panne au milieu de cette rue.

À la station suivante, le narrateur manifeste sa présence à El-Ay café où Julie va s'informer sur l'existence ou non d'un garage dans les environs. Ensuite, le narrateur est dans le garage où Julie rencontre Musa, alias Abdu, puis de nouveau à El-Ay café. Au fur et à mesure que les jours passent, le narrateur change de position entre le domicile de Julie où Musa vit peu après avoir rencontré celle-ci, le garage où il travaille et El-Ay café. Le narrateur s'invite par la suite tour à tour dans le domicile du père de Julie, chez l'avocat Motsamai, chez l'oncle Archie où Julie va régulièrement. Toutefois, El-Ay café apparaît comme une station dans laquelle la présence du narrateur est assez fréquente, compte tenu de ce que Julie y est très souvent. Enfin, le narrateur émigre lui aussi comme le font Musa et Julie vers le pays de Musa.

Dans ce pays, le narrateur continue de se mouvoir d'un lieu à l'autre. Il est à l'aéroport où Musa et Julie ont atterri, puis dans le restaurant où le couple se désaltère. Il est dans la voiture qui conduit le couple de la capitale jusqu'au terminus, situé dans le village de Musa, à des kilomètres du domicile familial de ce dernier. Il est ensuite dans la voiture de l'oncle Yaqub qui conduit à son tour le couple du terminus jusqu'au domicile familial de Musa. Enfin, le narrateur s'invite dans tous les espaces que Julie et Musa (seuls ou ensemble) fréquentent dans ce village. Il quitte même le village pour assister Musa dans la capitale du pays où il va pour chercher des visas pour les pays européens. Grâce à une analepse, le narrateur révèle le séjour de Musa en Europe. Il a été en Allemagne et en Angleterre où il est allé avant d'émigrer vers l'Afrique du Sud ou vers les USA où il se dirige à la fin du roman.

Tout se passe comme si la nécessité d'un narrateur dans The Pickup dépendait exclusivement de ce que font ou disent les personnages Musa et Julie. Devant une telle situation, il est difficile d'éviter la conclusion que le narrateur se veut le témoin de ce qu'il raconte. Ce narrateur se fait un voyageur ou un migrant. Il veut ainsi indiquer que The Pickup porte essentiellement sur des phénomènes migratoires.

Il convient d'observer que dans sa mobilité, le narrateur s'arrange à être inférieur ou égal au personnage pour parler comme Todorov. C'est comme si le narrateur voulait que le lecteur considère ses personnages comme des êtres vivants existant par eux-mêmes et non simplement comme des êtres de papier64(*) ; c'est-à-dire des êtres dénaturés par leur jugement ou leur évaluation dans le récit par le narrateur. Il y a de la part du narrateur un effort pour se mettre au même plan que ses personnages. Cet état de chose enlève au roman son caractère de fiction et renforce l'idée que ce roman peut être considéré comme un document.

I.3.2 La position du narrateur

Sur la question : qui parle ? The Pickup se veut hermétique. En effet, le narrateur et les personnages y ont tous droit à la parole. Du point de vue des sentiments, le narrateur est très proche de ses personnages. Les personnages et le narrateur sont sur ce plan interchangeables. Ceci autorise dans The Pickup que le narrateur prenne la parole pour parler à son propre compte ou au compte des personnages. Dans l'extrait qui suit, le narrateur parle par exemple à son propre compte :

clustered predators round a kill. It's a small car with a young woman inside it. The battery has failed and taxis, cars, minibuses, vans, motorcycles butt and challenge one another, reproach and curse her, a traffic mob mounting its own confusion (P. 3)

Des passages de cette nature sont légion dans The Pickup. Mais le narrateur parle aussi souvent au compte de Julie, de Musa ou d'autres personnages. C'est le cas par exemple dans l'extrait ci-après où le narrateur parle à la place de Julie :

It was awkward to walk beside him (Musa) through the streets with people dodging around them, but she did not like to walk ahead of the garage man as if he were some sort of servant (P. 7)

Ici, le narrateur se substitue à Julie car il rend compte du sentiment ou du point de vue de Julie : Julie refuse la relation maître/serviteur entre elle et Musa. Qu'en est-il de Musa?

 He named a country she (Julie) had barely heard of. One of those partitioned by colonial powers on their departure, or seceded from federations cobbled together to fill vacuums of powerlessness against the regrouping of those old colonial powers under acronyms that still brand-name the world for themselves. One of those countries you can't tell religion apart from politics, their forms of persecution from the persecution of poverty, as the reason for getting out and going wherever they'll let you in (P. 12).

Dans cet exemple, le narrateur se place dans la perspective de Musa pour exprimer comment ce dernier apprécie son propre pays. Il s'introduit dans la peau de Musa pour raconter.

C'est dire que ce narrateur assume les idées de ses personnages ou leurs positions sur certains faits. Cette situation n'est pas sans incidence sur la signification de The Pickup.

Le fait que le narrateur s'introduise dans la peau de ses personnages pour rendre compte de leurs points de vue sur certains faits, a pour incidence de multiplier dans The Pickup les manières de voir. Dans cette perspective, The Pickup devient un site où foisonnent diverses représentations. Mais le narrateur n'attribue pas ce statut à The Pickup de façon naïve. Dans sa manière d'exprimer ses idées, il fait ressortir de façon manifeste qu'il existe diverses manières de regarder un même objet, en l'occurrence Julie. Il le souligne d'ailleurs lui-même lorsqu'il parle de Julie en ces termes :

 there has been no description of this Julie, little indication of what she looks like, unless an individual's actions and words conjure a face and body. There is anyway, no description that is the description. Everyone who sees a face sees a different face - her father, Nigel Ackroyd Summers, his wife Danielle, her mother in California, remembering her, her contemporaries of The Table, the old unpublished poet; her lover (P. 93).

Au sujet de Julie, chaque personnage y va de ses propres critères d'appréciation. Par ce commentaire, le narrateur indique qu'il est aussi question des représentations dans son récit.

De l'étude de la perspective narrative, on note que le narrateur se déplace d'un pays à un autre pour raconter son histoire. La mobilité de ce narrateur est révélatrice de l'importance de la migration dans The Pickup. À travers ses introductions dans la peau de ses personnages, le narrateur met en évidence sa proximité avec ceux-ci. En outre, ces introductions ont pour effet de faire de The Pickup une espèce de scène où se déploient diverses représentations.

Ce chapitre liminaire repose sur l'hypothèse selon laquelle la fiction peut servir à l'investigation sur des phénomènes existentiels réels. Il s'agissait de considérer l'objet artistique que The Pickup constitue afin de vérifier qu'il

propose à son lecteur, d'un même mouvement, le plaisir du récit de fiction, et, tantôt de manière explicite, tantôt de manière implicite, un discours sur le monde65(*).

Il fallait pour cela interroger la fiction de Gordimer question d'exhumer les préoccupations existentielles abordées dans The Pickup. Nous avons sélectionné quelques catégories poétiques qui nous ont semblées pertinentes par rapport à cet objectif. Il s'agit de l'espace, des personnages et de la perspective narrative. De ce chapitre liminaire, il s'en dégage que The Pickup s'affirme comme un réservoir d'exemples et lieu d'illustration 66(*) de deux idéologies adverses articulées respectivement par Musa et Julie.

Musa expose les prolongements de la colonisation qui a eu cours dans son pays en suggérant que la migration de son pays vers l'Europe serait la seule issue pour être heureux. Musa est à cet égard promoteur de l'idéologie impérialiste contre laquelle Julie s'insurge. Julie résiste à l'impérialisme tant à la base qu'au sommet. A la base, elle suggère que la fermeture de son groupe social à l'autre favorie sinon sa domination du moins sa marginalisation. Au sommet, elle rejette les complexes d'infériorité qui fondent ou déterminent la conduite de Musa. Julie prône une idéologie du décentrement, du mélange, du partage ou de l'ouverture.

Dans l'adversité des deux idéologies qui se dégagent de The pickup, la migration joue un rôle particulier. Elle sert de scène d'exposition à ces deux idéologies. Compte tenu de cette spécificité de la migration, il y a lieu d'envisager une réflexion sur le pourquoi de ce double rôle de la migration dans The pickup. En effet, il semble que Gordimer procède de cette manière pour démonter les mécanismes de l'impérialisme et ses conséquences afin d'en suggérer les défis quant à son éviction définitive. Voilà qui me pousse à examiner les rapports entre représentation et migration dans The pickup.

* 35 G. Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 227.

* 36 La narratologie est un concept forgé par Tzvetan Todorov pour désigner un projet scientifique de l'étude du récit, voir Grammaire du Décaméron. La Haye, 1969, p. 10. Cette science a bénéficié de l'essor du structuralisme des années soixante. Bernard Valette pense pour sa part que « la narratologie est une sorte de « poétique restreinte » limitée au fait romanesque », in Le roman. Initiation aux méthodes et aux techniques modernes d'analyse littéraire, Paris, Nathan, 1992, p. 10.

* 37 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, réed. 1990, p. 92.

* 38 Mikhail Baktine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, réed., 2001, p. 62.

* 39 Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 262.

* 40 J. Y. Tadié, Poétique du récit, Paris, P.U.F., 1978, p. 47.

* 41 G. Gusdorf, Mythe et Métaphysique, Paris, Flammarion, 1953, p. 48.

* 42 Roland Bourneuf, Réal Ouellet, L'univers du roman, Paris, P.U.F., 1989, p. 103.

* 43 Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë, Paris, Julliard, Coll. 10/18, 1961, P. 125.

* 44 Philippe Breton, La Parole manipulée, Canada, Éditions du Boréal, 1997, p. 196.

* 45 Raphael Confiant et al., Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989, p. 37

* 46 Nadine Gordimer, L'Écriture et l'existence, Paris XIIIe, Bibliothèque 10/18, 1996, p. 159.

* 47 Edward Said, Culture and Imperialism, New York, Vintage Books, 1994, p. xiii et xiv.

* 48 Martin Luther King, Je fais un rêve, Paris, Éditions Bayard, 1987, p. 67.

* 49 Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1962, p. 50.

* 50 Roland Barthes, « Analyse structurale des récits » art. in Gérard Genette, Tzvetan Todorov (s/d), Poétique du récit, Paris, Le Seuil, 1977, P. 33.

* 51 Yves Reuter, Introduction à l'analyse du roman, Paris, Bordas, 1991, P. 50.

* 52 Philippe Hamon, Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1983, P. 185.

* 53 R. Bourneuf et R. Ouellet, L'univers du roman, Paris, P.U.F., 1989, p. 162.

* 54 Fatou Diome, Le Ventre de l'Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003.

* 55 Voir supra. P. 22.

* 56 John Beverley, Subaltern and Representation, Durham and London, Duke University press, 1999, p. 1.

* 57 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1961, réed., 1991, p. 371.

* 58 Claude Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, P ; 133.

* 59 R. Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », Communications N° 8, 1966.

* 60 G. Genette, Figures III, op. cit., p. 203.

* 61 F. v. Rossum-Guyon, Critique du roman, Paris, Gallimard, 1970, p. 114.

* 62 G. Genette, Figures III, op. cit., p. 203.

* 63 T. Todorov, « Les catégories du récit littéraire », art., cité par G. Genette, Figures III, op. cit., p. 206.

* 64 P. Valery, Tel quel, cité par P. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage » in G. Genette et T. Todorov (s/d), Poétique du récit, Paris, Le Seuil, Coll. "Essais", 1977, P. 115.

* 65 Henri Mitterrand, Le discours du roman, Paris, P.U.F., 1980 p. 5.

* 66 Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 68.

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