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Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer

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par Ives SANGOUING LOUKSON
Université de Yaoundé I - Master2 0000
  

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III-2- Perspective narrative et vouloir du personnage dans Ways of Dying

L'analyse de l'écriture romanesque interpelle le critique dans divers lieux de la création esthétique. C'est la raison pour laquelle je m'intéresse dans cette partie de ma réflexion à la perspective narrative et au vouloir du personnage central de Ways of dying. L'étude de ces deux autres catégories constitutives de l'écriture romanesque me semblent pertinente pour dégager l'Histoire (avec grand H) qui a lieu sous le mouvement superficiel de l'histoire , celle vécue par les personnages , comme le dit Henri Mitterand201(*) . Cette analyse permet sinon de mettre en évidence la conjonction des préoccupations esthético- politiques de Mda et d'André Brink , du moins d'apporter un éclaircissement déterminant sur le sens de Get a life de Nadine Gordimer. C'est tout au moins parce que l'éclaircissement en question scelle les coïncidences esthétique, politique et idéologique entre Get a life de Nadine Gordimer et Elizabeth Costello de John Coetzee que la perspective narrative et le vouloir de Toloki méritent d'être étudiés ensemble.

III-2-1-Le vouloir de Toloki

Philippe Hamon estime que le vouloir du personnage est une modalité essentielle dans l'analyse du roman. Il écrit à cet effet :

Dans l'univers anthropomorphe du roman qui organise la confusion personne-personnage, le vouloir instaure le personnage comme actant-sujet et déclenche le processus narratif. Il transforme n'importe quel acteur, à n'importe quel moment du récit, en un sujet virtuel doté d'un programme local ou global et en relation déjà finalisée avec un objet auquel il attribue une valeur soit positive (il désire l'objet) ,soit négative (il désire l'éviter). Cet objet peut lui-même , être soit un objet concret(vouloir une maison ,vouloir un enfant...) ,soit un état ( vouloir être heureux...) , soit une modalité (vouloir le pouvoir , désirer un savoir) etc. et ce vouloir-faire peut être inné ou acquis202(*).

Autrement dit, le vouloir du personnage s'appréhende à partir de deux principaux axes : l'axe du processus narratif linéaire et l'axe sémiologique le long duquel la pensée de l'auteur sur la société  « s'y montre en tant qu'elle s'y cache »203(*). Aussi commencerai-je par exposer l'essentiel des faits narrés dans Ways of Dying204(*) pour terminer par l'examen de la pensée de Zakes Mda telle qu'elle se dégage du vouloir de Toloki.

Toloki est un jeune sud- africain noir qui, suite à une carence affective de la part de son père Jwara, décide de quitter le village où il est né pour s'installer, à 18 ans, dans l'un des multiples townships qui continuent de peupler les villes sud-africaines. L'école primaire ne lui ayant pas apporté grand-chose sinon le développement de ses talents de chanteur (WD : 43), Toloki, au regard des multiples décès au sein de la communauté noire en Afrique du Sud, se métamorphose en ce qu'il appelle « a professional Mourner » (WD: 133), un pleureur professionnel. Il entend ainsi gagner sa vie et échapper à la mendicité en ville. Avant d'exercer comme pleureur professionnel, Toloki a connu, l'espace d'un éclair, un temps de prospérité, en tant que commerçant ambulant de denrées alimentaires. C'est suite au cambriollage de sa carriole de viande cuite et surtout de son humiliante aventure avec le menuisier Nefolvhodwe que Toloki n'a pas d'autre choix que de devenir un pleureur professionnel. Issu du même village que Toloki, et ancien ami du père de Toloki, Nefolvhodwe a connu une ascension sociale fulgurante avec son établissement en ville. Le secret de cette ascension sociale réside dans des cercueils très courus que Nefolvhodwe sait seul confectionner :

In the city, Nefolvhodwe soon established himself as the best coffin maker. Like everyone else, when he first arrived, he lived in one of the squatter camps. Unlike the village, death was plentyful in the city. Every day there was a line of people wanting to buy his coffins. Then he moved to a township house. Although there was always a long waiting list for township houses, he was able to get one immediately because he had plenty of money to bribe the officials. The township house soon become too small for his needs, and for his expanding frame. He bought a house in one of the very up-market suburbs. People of his complexion were not allowed to buy houses in the suburbs in those days. He used a white man, whom he had employed as his marketing manager, to buy the house on his behalf (WD: 125)

Dépourvu de son chariot de commerce, Toloki demande à être soutenu par Nefolovhodwe. Ce dernier suggère à Toloki de garder les cimetières afin de lui reporter les auteurs des déterrements illicites de ses cercueils, lesquels déterrements affectent ses gains journaliers. Lors d'un de ces gardiennages, Toloki est sauvagement battu par les trafiquants véreux de cercueil qu'il ne parviendra jamais à identifier (WD: 132). Toloki prend dès lors sa liberté en main, et s'écarte de la vie de Nefolovhodwe pour exercer dorénavant comme « professional mourner ».

Chez Noria, une jeune femme noire et soeur de même village que Toloki avec laquelle ce dernier a grandi, Toloki retrouve sa propre réplique. C'est ainsi qu'à sa demande, Toloki déménage de son squatter pour partager le domicile de fortune de Noria dans un Township.

Dans l'intrigue de Ways of Dying, Zakes Mda expose deux postures de société en conflit : celle dont Nefolovhodwe est le principal représentant et celle que Toloki cherche activement à forger. Le vouloir de Toloki se pose en s'opposant absolument au type de société dont Nefolovhodwe n'est qu'un porte-voix. Le monde de Nefolovhodwe fait penser à la classe des Noirs sud-africains qui ont connu une ascension sociale soudaine avec la fin officielle de l'Apartheid. Peu nombreux au sein de la majorité des Noirs en Afrique du Sud, c'est une minorité qui, comme Nefolovhodwe, s'est contentée de s'enrichir au point de finir par ignorer les problèmes réels que sont le logement, la nutrition, l'emploi, l'urbanisation auxquels la majorité des Noirs et, partant, toute l'Afrique du Sud fait face. Nefolovhodwe s'est tellement dépersonnalisé à l'avantage de la culture dominante « au point d'adopter son costume, sa cuisine, souvent sa religion et parfois même ses tics » comme l'aurait écrit Amadou Hampâté Bâ205(*). Il s'offusque par exemple de ce que Toloki lui demande en personne l'emploi, plutôt que de passer par ses chargés de ressources humaines :

You come and disturb my peace here at home when I am relaxing with my fleas just because you want employement? Don't you know where my office is in the city? Do you think I have time to deal with mundane matters such as people seeking employment? What do you think I employ personnel managers for? (WD: 129)

Cette réaction de Nefolovhodwe confirme son interchangeabilité avec la classe des évolués dont Kom Ambroise précise le sens en ces termes :

Dans la plupart des cas, l'on a affaire à des individus ayant subi une dépersonnalisation achevée. A la longue, ils ont intériorisé les besoins du maître et vont poursuivre les mêmes objectifs que ce dernier. Leur africanité se réduit pour ainsi dire à la couleur de la peau et à quelques souvenirs d'enfance. Autrement dit, ce sont des étrangers tant ils ont à coeur les intérêts de l'Autre206(*).

Mais dans le cas de Nofolovhodwe, cette copie conforme du colonisateur207(*) brille particulièrement par un sadisme plus actif vis-à-vis du Noir et par l'accumulation exubérante des gadgets provenant de l'univers du maître. Il possède par exemple, à lui seul, une douzaine de « german, british and american luxury cars » (WD: 128). Inutile de rappeler aussi combien Nelofovhodwe se montre insensible et cruel vis-à-vis de Toloki.

Toloki refuse de se laisser impressionner par la fortune de Nelofovhodwe qu'il estime suspecte parce que, constate-t-il « Nelofovhodwe had attained all his wealth through death » (WD: 133). Il se résout d'ailleurs à restituer à celui qu'il considère comme anti-modèle, la totalité des dépenses concédées pour sa nutrition : « Toloki promised himself that one day he was going to refund every cent's worth of food he had eaten at the despicable man's house » (WD: 132)

Ce que Toloki veut, c'est finalement l'éclosion chez le Noir d'une personnalité authentique parce qu'autonome. Il refuse la compromission à la mentalité d'exclusion du Blanc capitaliste. Toloki rêve qu'émergent des individus noirs qui, comme lui, refusent autant la dilution dans le groupe dominant, que l'enfermement dans des valeurs traditionnelles immuables. D'où l'observation que fait Rita Barnard: « Mda's Toloki is nothing if not crossings and transitions: his name is an isiXhosa version of the Afrikaans word tolk («translator»), and he is described by other «characters as looking», like something that has come to fetch us to the next world »208(*).

C'est dire que Toloki refuse les absolus et privilégie les solutions intermédiaires comme l'aurait dit Njabulo Ndebele dans Rediscovery of the ordinary209(*). C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il accepte de se lier à Noria. Comme Toloki, cette dernière redoute l'aumône venant des hommes : « I do not take things from men » (WD: 71) fait-elle savoir à Toloki qui s'étonne de ce que Noria décline la forte offre pécuniaire que lui propose Bhut Shaddy, un autre Noir de la même posture que Nelofovhodwe.

À la manière de Caliban dans une Tempête d'Aimé Césaire ou de Tituba dans Moi, Tituba Sorcière Noire de Salem de Maryse Condé, Toloki veut participer à son épanouissement de façon autonome. Toloki a horreur de la dépendance vis-à-vis autant de la nouvelle classe de dirigeants noirs symbolisée par Nelofovhodwe que du capitaliste blanc qui a, comme l'aurait dit Edward Said, créé le bourgeois ou le bureaucrate noirs dont le mode opératoire est défini par Nelofovhodwe.

Zakes Mda a donc l'avantage d'attirer l'attention sur une catégorie de nouveaux dirigeants noirs dont la légitimité réside dans une collaboration complexe avec l'ancien système. Les valeurs de ces dirigeants et riches soudains sont la corruption, l'exécution ou le sabotage des potentiels concurrents noirs, l'accumulation des gadgets de la civilisation occidentale capitaliste et la liste est loin d'être exhaustive.

Ways of Dying trouve par ailleurs son pendant dans The other side of silence d'André Brink lorsqu'on prend en compte l'Afrique du Sud dans sa diversité raciale. En effet, alors que Zakes Mda s'attaque explicitement à la race noire, André Brink, lui porte un regard ouvertement caustique sur la race blanche. André Brink et Zakes Mda suggèrent par ces postures que Blanc comme Noir, chacun a des défauts. Aussi l'abandon des absolus et la recherche des postures intermédiaires s'imposent-elles comme conditions sine qua non pour l'amélioration des conditions de vie en Afrique du Sud.

L'autre point de convergeance entre Zakes Mda et André Brink est le féminisme. Mda, comme Brink, pense devoir miser sur la femme pour une meilleure survie en Afrique du Sud. C'est à Toloki que Mda laisse traduire l'espoir qu'il place en la femme :

The women are never still. They are always doing something with their hands. They are cooking. They are sewing. They are outside scolding the children. They are at the tap drawing water. They are washing clothes. They are sweeping the floor in their shacks, and the ground outside. They are closing holes in the shacks with cardboard and plastic. They are loudly joking with their neighbors while they hang washing on the line. Or they are fighting with the neighbors about children who have beaten up their own children. They are preparing to go to the taxi rank to catch taxis to the city, where they will work in the kitchens of their madams. They are always on the move (...) you know what I think, Noria? From what I have seen today, I believe the salvation of the settlements lies in the hands of women. (WD: 175-176)

Eu égard à l'espace de vie des femmes à qui Mda rend ainsi hommage, il est difficile de confondre ces femmes à Elizabeth Costello dans Elizabeth Costello ou aux épouses de Derek, de Thapelo et de Paul Bannerman dans Get a life. Par contre leur milieu de vie les rapproche d'Hanna X avec la superficielle différence que la dernière évolue dans un milieu proprement carcéral alors que les premières évoluent dans des townships sud-africains, autres milieux carcéraux euphémiques. Voilà qui justifie en quoi Brink et Mda sont complémentaires et méritent d'être considérés comme écrivains sud-africains à la posture idéologique différente de celle de J.M. Coetzee et de Nadine Gordimer en période post-apartheid.

En attirant d'ailleurs l'attention sur une classe de bourgeois noirs en émergence dans la nouvelle Afrique du Sud, Ways of Dying offre l'opportunité de revenir sur le sens de la relation entre Paul Bannerman, Thapelo et Derek dans Get a life de Nadine Gordimer. En effet, le portrait qui est fait des épouses de Derek et de Thapelo explique au moins en partie pourquoi Thapelo et Derek sont difficilement des sujets au même titre que Paul Bannerman :

Derek has four children and Thapelo three on their legs and a baby in a padded carry-cot decked with dangling toys. Derek's wife manages to look like the sexually challenging teenager she must have been, with nipples poking at a T-shirt but the set of years is in the angle of the cigarette in her mouth. Thapelo's is a beauty, a school teacher who could be one of the models in Brenice's Campaigns to promote luxury cars or cosmetics. The tossing blond hair of Derek's woman, placing her as a sister rather than mother to her twelve-year-old daughter casting about her blond veil in the same way, is completed in contemporary fashionableness by the braided and beaded headed heads of Thapelo's woman and six-year-old daughter (GL : 111)

En trahissant la complicité des épouses de Derek et Thapelo avec la culture occidentale, ce portrait suggère par le même coup la subalternité de Thapelo et de Derek vis-à-vis de Paul Bannerman qu'ils appellent d'ailleurs « chief » (GL: 94). La déculturation / inculturation de Derek et de Thapelo est d'autant plus consommée que leurs enfants ne se nourrissent que de Pizzas et ne fréquentent que « the private schools » (GL: 112), autrefois réservées aux enfants blancs exclusivement. Autrement dit, le démantèlement de l'Apartheid que Gordimer célèbre, n'a pas, sous la plume de Zakes Mda, coïncidé avec la parturition d'une société plus juste en Afrique du Sud.

Homi Bhabha n'a donc pas tort de faire remarquer que l'au-delà, ou pour le cas de l'Afrique du Sud, la période post-apartheid, ne signifie pas nécessairement rupture ou libération de la tyrannie du passé. Il peut aussi toujours signifier mise sur pied de nouvelles techniques d'exclusions plus efficaces que les précédentes :

The « beyond » is neither a new horizon, nor a leaving behind of the past (...) In the fin de siècle, we find ourselves in the moment of transit where space and time cross to produce complex figures of difference and identity... For there is (...) in the « beyond »: an explanatory, restless movement caught so well in the French rendition of the words « au-delà ». (...) What is theoretically innovative, and politically crutial, is the need to think beyond narrative of originary and initial subjectivities and to focus on those moment or processes that are produced in the articulation of cultural differences210(*).

Le détour par le vouloir de Toloki a finalement permis de jeter une lumière d'un éclat déterminant pour la compréhension de Get a life. Il en découle la complémentarité des écrits de J. M. Coetzee et de Nadine Gordimer malgré de réels écarts de perspective en période post-apartheid. A ce duo sud-africain, Lars Engle aurait ajouté le dramaturge Athol Fugard211(*).

* 201 Voir Henri Mitterand, Le discours du roman, op. cit.

* 202 Philippe Hamon, Le personnel du roman, op.cit., pp. 236-237.

* 203 Gérard Genette, Figures II, op.cit., p. 292.

* 204 Désormais, les références à cet ouvrages seront indiquées par le sigle WD suivi de la page et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

* 205 Amadou Hampaté Bâ, Amkoullel, l'enfant peul, Paris, Actes Sud, 1991, p. 499.

* 206 Ambroise Kom, La malédiction Francophone, Défis culturels et condition postcoloniale en Afrique, Münster-Hamburg-London et Yaoundé, LiT Verlag et Clé, 2000, p. 81.

* 207 La construction est de Kom, op.cit., p. 88

* 208 Rita Bernard, Apartheid and beyond, South African Writers and the Politics of Place, op. cit., p. 154.

* 209 Njabulo Ndebele, Rediscovery of the ordinary, op. cit., pp. 31-53.

* 210 Homi Bhabha, The Location of culture, London, Routledge, 1998, réédition, 2001, p. 1.

* 211 Rita Banard écrit à ce propos: «In his assay The Novel without the Police, Lars Engle categorizes the work of J.M. Coetzee, Nadine Gordimer, and Athol Fugard according to Raymond Williams's familiar triard of the dominant, emergent, and residual forces discernible in any given cultural formation including that of academic literary criticism», Apartheid and Beyond, op. cit., p. 95.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault