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La protection du droit de manifester dans l'espace public


par Charles ODIKO LOKANGAKA
Université de Kinshasa - Doctorat 2020
  

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§2. La dynamique jurisprudentielle de protection de la liberté de manifestation

La seule organisation de voies de recours au juge, aussi perfectionnées soit-elles, ne saurait suffire pour conclure à l'effectivité de la protection juridictionnelle des libertés fondamentales. Car, à la vérité, celle-ci dépend tout autant, si ce n'est plus, de l'attachement du juge aux droits de la personne humaine. Or, le discours arboré par le juge laisse transparaître que chacune de ses décisions s'inscrit « [...] dans la logique d'une jurisprudence protectrice et la jurisprudence dans la perspective d'ensemble de l'histoire du progrès continu des droits et libertés ».577(*) C'est ainsi que, en Espagne, le Tribunal Constitutionnel a gagné ses lettres de noblesse en s'érigeant, dès les premières années de fonctionnement du régime démocratique, en véritable gardien des droits fondamentaux consacrés par le titre premier de la Constitution578(*). En atteste sa jurisprudence du 14 juillet 1981, confirmée à plusieurs reprises, selon laquelle au sein de l'ordonnancement juridique espagnol la liberté et la démocratie ne sauraient être dissociées. Ou, encore, les nombreuses décisions affirmant que l'ensemble de l'ordonnancement juridique doit être interprété conformément aux valeurs constitutionnelles supérieures prévues par l'article 1.1 de la Constitution espagnole que sont la « liberté », la « justice », « l'égalité » et le « pluralisme politique ».

Afin d'appréhender plus amplement cet attachement du juge aux droits de la personne humaine, deux observations liminaires méritent d'être apportées.

En premier lieu, il convient de préciser que les modalités jurisprudentielles de protection des droits fondamentaux divergent sensiblement selon le système juridique considéré. En Espagne notamment, la jurisprudence développée par le juge trouve un fondement solide à travers un ensemble de règles constitutionnelles « de compétence, de procédure ou de fond qui doivent jouer dès lors que les droits constitutionnels sont en cause ». En France, en revanche, l'indifférence du texte constitutionnel à la notion de droits fondamentaux se répercute dans une large mesure sur le terrain du régime juridique applicable à cette catégorie de droits. Dans un tel contexte, c'est le juge lui-même qui, la plupart du temps, précise ce régime juridique en vue d'asseoir la suprématie des droits fondamentaux au sein de l'ordre juridique interne.

En second lieu, l'on doit considérer l'ampleur de la jurisprudence relative à la protection des droits fondamentaux. D'une part, la priorité sera donnée à la jurisprudence constitutionnelle compte du fait que les droits fondamentaux, en tant que droits de valeur supralégislative, intéressent essentiellement la juridiction constitutionnelle. D'autre part, parce qu'une étude de la jurisprudence constitutionnelle spécifique à chaque droit fondamental conduirait à sacrifier l'analyse au profit d'une exhaustivité présentant finalement que peu d'intérêt579(*), seront privilégiées les grandes lignes de ce mouvement jurisprudentiel finalement très peu prolixe en RDC.

En RDC, le comportement des juges dans la gestion de la liberté de manifestation dénote une carence inquiétante de la culture des droits fondamentaux. Les violations récurrentes et systématiques des garanties procédurales par les acteurs judiciaires sont devenues pathologiques en RDC. En ce qui concerne la liberté de manifestation, la gestion judiciaire des manifestations des mouvements citoyens en donnent une macabre illustration. Ceux-ci sont victimes d'une attitude des pouvoirs publics consistant à « l'utilisation de cadres juridiques, de stratégies et d'actions politico-judiciaires dans l'intention d'appliquer un traitement d'illégitimité ou d'illégalité » à la défense, la promotion et la protection des droits humains. L'objectif final étant d'agresser les Défenseurs des Droits de l'Homme et/ou d'entraver leur travail580(*). Le cas de la Lucha expose clairement la manière dont les pouvoirs et les autorités publiques cherchent à restreindre la capacité d'action du mouvement, soit par la criminalisation de ses membres et par la création d'un discours stigmatisant le mouvement et visant à empêcher leurs actions de protestation et de défense des droits et des libertés581(*).

Il apparaît clairement que les pouvoirs publics, principalement des branches de pouvoir exécutif et législatif, sont l'acteur principal de la criminalisation des membres de la Lucha, en créant des normes légales pour obstruer le travail de la Lucha et d'autres mouvements citoyens.

Sur le plan spécifique du droit pénal, les militants de la Lucha sont soumis à une criminalisation primaire50 liée aux normes légales existantes dans le Code Pénal Congolais51. Dans la plupart des cas, des militants de la Lucha ont été poursuivis pour les infractions suivantes se trouvant dans le Code Pénal : incitation à la révolte (Art 135 bis), association des malfaiteurs (Art 156), outrage aux autorités (Art 136), rébellion (Art 133), destruction méchante (Art 110). Moise Monidela, le bâtonnier Muyambo, président national du parti politique SCOD et tant d'autres ont payé le prix de la liberté de manifestation.

Il faut soutenir ici la position prise par le Tribunal de paix de Kananga, qui protège le droit de manifester en refusant de condamner les membres d'un mouvement citoyen et pour des motifs très démocratiques.

Le 23 janvier 2018, le Tribunal de paix de Kananga (Kasaï Central) a acquitté 10 militants des mouvements citoyens Lucha, Debout congolais, bâtissons et Filimbi, arrêtés le 29 décembre 2017 en préparation d'un rassemblement pacifique. Le Tribunal a motivé sa décision en invoquant les dispositions de l'article 26 de la Constitution, garantissant le droit à la liberté de manifestation et consacrant un régime de notification, et non d'autorisation préalable. Le Tribunal a renforcé sa décision en appliquant l'article 28 de la Constitution consacrant le droit de refuser d'exécuter tout ordre manifestement illégal reconnu à tout individu et à tout agent public.

Les autorités n'ont pas défini le contexte qui aurait pu justifier les interdictions de manifester, ni le cadre légal de l'intervention nécessitant l'emploi cumulé des services de sécurité et des forces de défense, ni même leurs relations de subordination. Au contraire, pour appliquer les interdictions de manifester imposées à l'opposition et/ou aux organisations de la société civile, le déploiement des services de sécurité et des forces de défense a été ordonné dans le but d'intimider ou de réprimer les manifestations.

La situation se révèle autre au Bénin. L'exemple de la décision DCC 03-134582(*) du 21 août 2003 est révélateur de l'apport du juge constitutionnel béninois à la protection de la liberté de manifestation. Le requérant devant la Cour, Monsieur Pierre Badet exposait que, par Lettre n° 287/CUC/CAB-SP du 29 avril 2002, le chef de la Circonscription urbaine de Cotonou (CCUC) a interdit la marche pacifique que se propose d'organiser le parti «La Renaissance du Bénin » (RB). Il évoquait en guise de motif que « les expéditeurs de la lettre de déclaration ne forment pas un groupe constitué » et que « l'un des signataires avait tenté d'organiser une marche malgré l'interdiction de celle-ci ». La Cour a tiré de la Lettre n° 268/CUC/SG/SGA/DAPSC-C du 23 avril 2002 qui interdisait ladite marche pacifique du RB l'idée suivante : l'auteur considérait que dans la lettre de déclaration, les termes utilisés « ne laissent pas présager qu'il s'agit d'une marche pacifique, mais plutôt d'une déclaration de guerre que l'autorité investie des pouvoirs de police doit pouvoir prévenir et prendre les décisions qui s'imposent » ; que le chef de la Circonscription urbaine de Cotonou conclut que lesdits termes laissent entrevoir « des troubles à l'ordre public que ne sauraient contenir les forces de sécurité publique... » et qu'il lui est revenu de « sources concordantes et dignes de foi que les manifestants se sont réellement apprêtés pour troubler l'ordre public... ». Après confrontation d'arguments, la Cour a conclu que l'analyse de la correspondance de la Renaissance du Bénin ne révèle aucun élément susceptible de faire craindre des troubles à l'ordre public ; que les raisons invoquées sont sans rapport avec l'exception d'ordre public et l'effectif suffisant d'agents de Force de sécurité publique disponible ; que dans ces conditions, la Cour doit faire droit à la demande du requérant en déclarant contraire à la Constitution la Lettre n° 287/CUC/CAB-SP querellée.

Le juge constitutionnel espagnol est, d'ailleurs, allé jusqu'à indiquer, de manière assez précise, que des difficultés de circulation ne pourront justifier une restriction de la liberté de manifestation lorsque des mesures préventives s'avèrent impossibles à adopter ou sont impuissantes à atteindre le but fixé par exemple, parce qu'elles ne permettent pas l'accès à la zone concernée, ou sont disproportionnées par exemple, lorsque les itinéraires alternatifs envisageables supposent des retards ou des détours irraisonnables »583(*). Dans le même sens, toujours à propos de l'interruption du trafic automobile du fait de l'organisation d'une manifestation, le Tribunal constitutionnel a jugé qu'une telle perturbation ne pouvait pas être à elle seule de nature à justifier une interdiction car elle n'est pas assimilable à une atteinte à l'ordre public mettant en danger des personnes ou des biens. Par conséquent, la référence à la seule perturbation du trafic automobile, sans autre détail, c'est-à-dire sans référence ni démonstration allant au-delà de la pure et simple constatation d'une interruption de la circulation pendant 45 minutes est insuffisante à justifier une atteinte à la liberté de manifestation, car cette perturbation est, « en quelque sorte, accessoire »584(*).

En France, le juge a estimé qu'« une manifestation ne peut être interdite que si elle constitue une menace pour l'ordre public. Ce motif d'interdiction est le seul admis, une manifestation ne pouvant pas être interdite pour un motif autre que le risque d'atteinte à l'ordre public. Ainsi, le fait qu'une manifestation (d'opposition à la visite d'un chef d'État étranger) puisse « porter atteinte aux relations internationales de la République » ne constitue pas un motif légal585(*). A l'occasion de la visite du chef de l'État chinois en France, le préfet a considéré par un arrêté que la tenue d'une manifestation allait impacter négativement sur les relations diplomatiques de la France et l'a interdite. Le Conseil d'État a affirmé « que si l'arrêté litigieux était également motivé par le fait que les manifestations envisagées pouvaient "porter atteinte aux relations internationales de la République", un tel motif, qui ne fait pas référence à des risques de troubles à l'ordre public, n'était pas, en lui-même, de nature à justifier l'arrêté litigieux ». De même, le fait que des fonctionnaires risquent de méconnaître leurs obligations déontologiques à l'occasion d'une manifestation ne peut être pris en compte pour interdire celle-ci dans la mesure où cette considération est étrangère à l'ordre public. La Cour d'appel de Paris a considéré que « que si les arrêtés litigieux étaient également motivés par le fait que la manifestation envisagée était "susceptible de donner lieu à des actes et propos de nature à porter le discrédit sur la fonction policière", un tel motif tiré de la méconnaissance éventuelle par les fonctionnaires des services de police de leurs obligations statutaires ne pouvait fonder légalement les arrêtés pris par l'autorité administrative investie des pouvoirs de police en vue d'assurer la protection de l'ordre public »586(*).

Il est dès lors communément admis que les risques de troubles de l'ordre public constitue le seul motif d'interdiction d'une manifestation publique, sans omettre que l'exercice de cette liberté peut se traduire par des actes qui appellent la responsabilité des acteurs.

* 577POIRMEUR (Y.), Le Conseil constitutionnel protège-t-il véritablement les droits de l'homme ?, Op. cit. p. 308.

* 578VILANOVA (P.), Espagne, trente ans de démocratie : notes pour un bilan, Pouvoirs, 2008, n° 124, p. 13.

* 579Pour de telles études « micro-juridiques », v. par ex. : FAVOREU (L.) (Dir.) et alii, Droit des libertés fondamentales, Op. cit., pp. 167-438 ; B. GENEVOIS, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, Les éditions S.T.H., Paris, 1988, pp. 207 et ss. ; F. LUCHAIRE, La protection constitutionnelle des droits et libertés, Economica, Paris, 1988, pp. 75 et ss. ; J. MIRANDA, Manual de direito constitucional, tomo IV, direitos fundamentais, Coimbra Editora, 3ème éd., 2000, pp. 405-542 ; F.J. Enériz OLAECHEA, La protección de los derechos fundamentales y las libertades públicas en la Constitución Española, Op. cit., pp. 191-389 ; L.M. DIEZ-PICAZO, Sistema de derechos fundamentales, Thomson Civitas, serie derechos fundamentales y libertades públicas, Madrid, 3ème ed., 2008, pp. 193-542.

* 580 ECHEVERRÍA (J.), Criminalización de la protesta social, Commission internationale de juristes (CIJ), 2012, p.3; cité par Protection International, La Criminalisation des défenseurs des droits de l'Homme, Catégorisation du phénomène et mesures pour l'affronter, 2015, p. 4.

* 581 Détails disponible sur https://www.protectioninternational.org/sites/default/files/2018-criminalisation-series-DRC-La-Lucha-web.pdf, consulté le 01 novembre 2018.

* 582 Disponible sur http://www.cour-constitutionnelle-benin.org/doss_decisions/0308134.pdf, consulté le 01 novembre 2018 à 14 heures 19'.

* 583 Arrêt 66/1995 du 8 mai 1995.

* 584Arrêt 66/1995 du 8 mai 1995, Op. cit.

* 585 CE, 12 nov. 1997, Communauté tibétaine en France, n° 169295, Lebon p. 417 (arrêt concernant l'interdiction d'une manifestation d'opposition à la visite en France du président Chinois) : le Conseil d'État affirme « que si l'arrêté litigieux était également motivé par le fait que les manifestations envisagées pouvaient "porter atteinte aux relations internationales de la République", un tel motif, qui ne fait pas référence à des risques de troubles à l'ordre public, n'était pas, en lui-même, de nature à justifier l'arrêté litigieux ».

* 586 CAA Paris, 7 mars 2000, Syndicat national des officiers de police, n° 97PA00133, inédit (arrêt concernant l'interdiction d'une manifestation d'agents de police).

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