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Esquisse d'une sociologie des sociologues


par Florian Bertrand
Université de Poitiers - Master 2018
  

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Chapitre 6 : Le rapport à la sociologie : un construit social

S'intéresser au rapport que les diplômés entretiennent à leur discipline peut recouvrir de nombreux aspects tels que les usages des savoirs, les références théoriques plus ou moins implicites, les définitions normatives de la sociologie, les méthodologies déployées, etc. Comme l'a si bien montré le travail de Houdeville (2007) la relation qu'ont les sociologues avec leur discipline est en lien directe avec l'histoire de sa professionnalisation. De ce fait, il est possible que le tournant praticien, les positions sociales et/ou professionnelles ainsi que les expériences socialisatrices soient autant d'éléments qui modulent le rapport que les diplômés ont envers leur discipline.

Cette hypothèse ouvre des perspectives de recherches tellement larges qu'il serait présomptueux pour nous de prétendre que nous l'avons traitée de façon exhaustive. Nous avons préféré centrer l'analyse sur deux principaux aspects qui feront l'objet chacun d'une partie de ce chapitre. Le premier correspond aux considérations que les diplômés ont de l'utilité de leur discipline, c'est-à-dire interroger les « intérêts de la connaissance » (Habermas, 1976) qu'ils perçoivent dans le savoir sociologique. Le second aspect interroge les modes d'identification à la sociologie, d'essayer d'éclaircir en l'absence de l'existence d'un titre conforme, le cheminement qui conduit un diplômé à se sentir légitime à se prétendre sociologue. Ces deux questions étant affaires de perception, notre démarche se veut être un travail compréhensif où l'on axe notre analyse sur le sens que les diplômés donneront à leurs pratiques et à leurs représentations.

Pour notre interrogation qui concerne l'utilité que les diplômés perçoivent du savoir sociologique, cela peut revenir dans un certain sens à se poser la question « A quoi sert la Sociologie ? » en soulevant la possibilité que les déclinaisons des réponses rapportées puissent être corrélées à la position sociale et/ou professionnelle de l'agent et à son parcours.

1. « A quoi sert la Sociologie ? » un travail sur des idéaux-types

Cette question a fait l'objet d'un ouvrage collectif dirigé par Lahire (2002) qui prétend que cette interrogation est naïve, formulée essentiellement par des débutants qui n'auraient pas l'expérience d'une pratique scientifique intense ; engagement dans des jeux dont le fondement conduit le chercheur à ne plus interroger « la raison d'être » de sa discipline. Pourtant l'ouvrage

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regorge de conceptions différentes d'auteurs qui, loin d'être des néophytes, sont interpelés par cette question. Certains se refusent à dissocier leur activité de recherche d'un engagement, d'enjeux pratiques ou utilitaires... Alors que des travaux philosophiques reconnaissent une fonction d'utilité et de légitimation de la science et de la technique (Habermas, 1976), à bien des égards, les sciences humaines se présentent souvent comme « pures », désintéressées d'utilités « pratiques » (Kevles, 1979 ; Freidson, Chamboredon, & Menger ; 1986, Lahire, 2002). Pourtant il existe des sociologues qui se « dressent » contre cette considération et les nombreuses contributions à l'ouvrage « A quoi sert la sociologie » l'attestent.

Pour en revenir à la question qui nous guide, la lecture de cet ouvrage nous a conduits à étudier les conceptions existantes quant aux « intérêts de la connaissance » que différents sociologues perçoivent derrière leur activité. Ces considérations ne sont sans doute pas sans incidence sur leurs pratiques puisqu'elles sont en relation directe avec la manière de faire de la sociologie (sociologie expérimentale, sociologie praticienne, sociologie sociale, etc.). A partir de la lecture de cet ouvrage et des figures de sociologues qui le compose, nous avons élaboré 3 idéaux-types de rapport à la sociologie : « l'art pour l'art », « l'engagement critique » et « l'interventionnisme ». Cette typologie nous servira d'outils pour penser le rapport à la sociologie qu'entretiennent les diplômés et estimer si des différences de relations peuvent s'expliquer par des différences de positions ou de parcours.

L'art pour l'art

Lahire (2002) rattache l'art pour l'art à la figure du sociologue expérimental qui selon lui, doit inventer sa position sociale à partir de la figure du savant professionnel à plein temps. Un scientifique voué à son travail de manière totale et exclusive, indifférent aux exigences de la politique et aux injonctions de la morale, ne reconnaissant aucune autre forme de juridiction que la norme spécifique de son art. Ces sociologues privilégient la construction de l'objet sur l'objet de l'étude, se refusant à se laisser imposer ou à négocier avec quiconque (dominants comme dominés) leurs thématiques de recherche. Pour Lahire (2002), ces sociologues expérimentaux ne refusent pas systématiquement d'entrer dans le débat politique ou social, mais ils attachent une importance toute particulière à réaliser un travail le plus scientifiquement contrôlé. Leur idéologie professionnelle selon l'auteur relève de l'art pour l'art, de la science pour la science, avant d'être celle de la science en vue de perspectives et d'utilités extra-scientifiques (Lahire, 2002). Ainsi, à la question « à quoi sert la sociologie ? », ces agents

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répondent « à rien d'autre qu'à produire des vérités scientifiques sur le monde social » (Lahire, 2002). Ces sociologues expérimentaux revendiquent n'être au service de personne excepté de la vérité durement conquise et d'une quête sans fin de la connaissance pour la connaissance. Tous les paradigmes peuvent prétendre à l'égale « dignité » scientifique dans la mesure où sont respectées les exigences communément admises par la discipline : une persuasion argumentative devant prendre appui sur un haut degré de sévérité empirique et sur une rigueur méthodologique.

Lahire (2002) précise que cette conception épistémologique s'oppose à d'autres postures telle que la « sociologie sociale ». Les savants qui prônent l'art pour l'art, sont méfiants à l'égard de ceux qui revendiquent une forme d'engagement, qu'ils suspectent d'être englués dans les luttes sociales, trop concernés par leurs objets pour être crédibles à prétendre une autonomie suffisante nécessaire à l'objectivation et à l'élaboration de nouvelles manières de faire la science : « Celui qui vise à faire progresser ou à « inventer » de nouveaux points de vue de connaissance sait déceler chez le sociologue social l'utilisation ininterrogée et sans innovation des produits gelés de la recherche passée (qui a parfois été la plus avancée de son époque) et perçoit bien les limites sociales et politiques de sa pensée, les dettes qu'il a implicitement contractées envers les groupes ou les catégories dominés » (Lahire, 2002 : 54). L'auteur de l'homme pluriel précise par la même que la sociologie expérimentale, qui se refuse à hiérarchiser les objets d'études, n'apprécie pas le « moralisme » avancé par les sociologues « sociaux » dans le choix des thématiques. Ces derniers ne sont pas les seuls à faire l'objet d'un discrédit, puisqu'ils éprouvent une forme de « détestation » pour une sociologie qualifiée « d'institutionnelle », dénuée de visées heuristiques revendiquant une utilité et une prise sur le réel incompatible avec la quête de connaissance dont se dotent les sociologues expérimentaux (Lahire, 2002).

En ce qui concerne leur ancrage social, parce que ces sociologues sont eux aussi conduits à considérer qu'ils font partie de l'objet qu'ils étudient, Lahire (2002) précise que souvent, ces questions sont éludées ou remplacées par « de grands discours abstraits et par des positions de principes autour de la (bonne, mauvaise ou fausse) « neutralité axiologique » L...J » (Lahire, 2002 : 62). Cette forme « d'art pour art » n'est pas la seule posture qui semble se dégager de l'ouvrage « A quoi sert la sociologie » dans lequel certains sociologues semblaient attacher une importance particulière pour « la demande sociale ».

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L'engagement critique

Cette posture nous semble incarnée dans l'ouvrage collectif (Lahire, 2002) par Robert Castel qui expose tout au long du chapitre qui lui est alloué, son rapport à la sociologie. L'auteur des Métamorphoses de la question sociale prétend que, si utilité de la sociologie il y a, elle se fonde sur la conviction (et son application) que le sociologue doit des comptes à l'ensemble de ses concitoyens et pas seulement à l'institution académique et à ses groupes de pairs. En ce sens, la démarche de l'auteur consiste à répondre à la « demande sociale » qu'il définit comme « la demande que la société, c'est-à-dire les sujets sociaux différemment configurés dans l'espace social, adressent à la sociologie, et c'est au travail des sociologues de tenter d'y répondre » (Castel in Lahire, 2002 : 71). Pour l'auteur, il ne convient pas de les épouser stricto sensu, mais de les déconstruire, les reconstruire... La demande sociale peut se présenter sous des expressions diverses plus ou moins spontanées, plus ou moins confuses, plus ou moins masquées, elle peut « être tapie dans les souffrances de ceux qui pâtissent » sans qu'ils aient adopté une réflexivité suffisante pour contextualiser leurs maux : « La demande sociale n'est pas non plus seulement la commande sociale qu'adressent les mandataires officiels préposés aux questions de société, il faut aussi savoir la lire à travers les révoltes sans parole et le désarroi de ceux qui sont condamnés à vivre comme un destin ce qui leur arrive, alors qu'il y a bien à cela quelques raisons dont la sociologie a quelque chose à dire » (Castel in Lahire, 2002 : 72). En ce sens, « le boulot du sociologue » revient à élucider, clarifier, rendre intelligible les configurations problématiques86 inhérentes à notre société pour éclairer les décideurs et alimenter les débats publics.

A un certain moment de son exposé, l'auteur qualifie sa démarche de « critique ». Approche qui, selon Granjon (2012) ne s'inscrit pas seulement dans une culture du dévoilement mais aussi dans des perspectives de lutte, de résistance et de changement social. Cette approche entretient une solidarité de principe avec le progrès social « entendu comme une lutte contre les dominations visant l'émancipation L...J » (Granjon, 2012 : 76). On retrouve tous ces aspects-là dans le chapitre de Castel qui conçoit et revendique une position « partisane », que son travail s'inscrit dans une « lutte idéologique ». Position qui, si l'on se réfère au travail de Mannheim (1929) correspondrait plus à un point de vue « utopique » : placement « oblique » vis-à-vis de

86 Dans son chapitre, l'auteur cite par exemple le chômage de masse, la précarisation des relations de travail, la dégradation des conditions de vie dans certaines banlieues, la crise des sociabilités quotidiennes, les dysfonctionnements de l'école, de la famille...

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« l'idéologie » dominante permettant d'envisager de ce fait, l'objectivation des processus de domination. Pour ces chercheurs, l'engagement n'est pas synonyme de biais heuristiques à partir du moment où l'on place la réflexivité au coeur de la démarche de recherche : être vigilant à se détacher du point de vue des agents (risque de critique « ordinaire »), vigilance pour la dimension symbolique de la domination, interroge sa propre subjectivité, son rapport à l'objet, la manière dont on se « fait ses idées ».

Pour Granjon (2012), cette posture critique se couple à d'autres formes d'exigence comme celle de démystifier le principe de neutralité axiologique et ce que Castel qualifie de « puritanisme sociologique » : « j'ai une très grande suspicion à l'égard d'une attitude frileuse que l'on pourrait qualifier de puritanisme sociologique qui méprise les compromis avec le siècle et exalte les vertus de la recherche désintéressée à la manière dont certains artistes, jadis prônaient l'art pour l'art [...] celui d'un discours « neutre », de l'objectivisme qui prend pour acquis les situations acquises et ce faisant les cautionnent » (Castel in Lahire, 2002 : 69). Comme le relate Lahire (2002), cette démarche sociologique ne semble pas s'accorder non plus avec une autre posture que l'on peut qualifier d'« interventionnisme ».

L'interventionnisme

Nous avons déjà au préalable traité cette question lorsque nous nous sommes attachés à décrire les emplois praticiens (cf. Chapitre 5.2 « les emplois typiques de praticiens) et par conséquent nous serons brefs sur ce sujet. La figure qui se rattache le plus à ce rapport dans l'ouvrage collectif est Claude Dubar qui défend la conception d'une sociologie orientée vers l'action pratique. En s'appuyant sur de grandes figures comme Friedmann, Morin ou Tréanton, le sociologue des groupes professionnels plaide pour le développement et la reconnaissance d'une recherche appliquée permettant une pratique d'intervention.

Claude Dubar (in Lahire, 2002) promulgue un modèle « praticien » qui se rattache dans son activité à un « domaine de spécialité », un « champ des problèmes », « une configuration d'acteurs », un terrain en somme... Dans lequel le praticien s'appuiera sur ses savoirs ancrés dans la tradition disciplinaire afin de répondre aux attentes de ses employeurs. Pour Dubar (2002), dans une pratique d'intervention, le statut d'expert que l'on reconnait au praticien doit lui permettre d'oeuvrer à partir d'une position d'extériorité. Lorsque le praticien intervient,

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l'activité de sa recherche/son diagnostic devient indissociable d'une action où l'on participe à une dynamique de changement par rapport à un problème déconstruit et/ou reconstruit.

D'autres modèles existent, fondés sur une sociologie dite « de l'intervention ». Cette démarche consiste pour le sociologue à effectuer méthodiquement un travail empirique auprès d'un groupe afin de susciter la prise en charge de ce collectif par lui-même, lui permettant de développer son autonomie et sa capacité à auto-gérer les conflits (Moreau, 2014). Le sociologue interventionniste dans sa pratique, met un point d'honneur à attribuer un rôle essentiel à la « parole sociale », à favoriser l'autogestion du groupe pour chercher avec lui les solutions à des problèmes tout en étant vigilant à adopter et à conserver une position d'extériorité (Lapeyronnie, 2004).

Dans le cadre d'une intervention, le bagage disciplinaire tend à être instrumentalisé. La production de connaissances est relayée au second plan car elle est avant tout rattachée à l'action et à la résolution de problèmes. Le savoir sociologique représente un outil appuyant l'activité du praticien, dépendante et construite à partir d'exigences concrètes et pragmatiques, extérieures à celle de la formalisation scientifique. De telle sorte que ce « rapport à la sociologie » peut être perçu comme une velléité à ne pas dissocier la connaissance de l'action où l'on privilégie l'intervention par le savoir et non pour le savoir.

Dubar (in Lahire, 2002) qui promulgue un modèle praticien n'aspire pas à son hégémonie mais il souhaite, dans un contexte d'explosion des flux de certifiés en sociologie, une articulation entre 3 différentes composantes, un modèle « oecuménique » du métier de sociologue : chercheur, enseignant et praticien.

2. Différents rapports pour différents parcours

Au cours de notre enquête, nous avons cherché à reconstruire le rapport que les participants développent vis-à-vis des intérêts de la connaissance sociologique à partir de la typologie que nous venons de présenter. Nous avons échangé avec les diplômés sur cette question de débutant « A quoi sert la sociologie ? » pour estimer en surface, si dans les

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échanges87 on retrouve nos rapports typiques et juger si l'on peut rattacher les différences de réponses à des différences de parcours.

Concernant notre typologie, nous avons retrouvé tous les différents idéaux types à travers notre corpus mais à des proportions différentes. A la question « A quoi sert la Sociologie ? » la grande majorité des diplômés se référait à ce que Lahire qualifie d'idéologie de « l'art pour l'art » à l'image des propos de Noah (32 ans, ACCESS, parcours homogène, docteur en sociologie) : « Moi mon but quand je fais de la sociologie, c'est uniquement de produire des connaissances qui tendent le plus vers l'objectivité. Pour ça il faut avoir une position d'extériorité » : prééminence d'autant plus forte chez les doctorants.

Un argumentaire de type « art pour art » s'est retrouvé dans la quasi-totalité du groupe des thésards qui avançaient la plupart une rupture avec une dimension utilitariste et politique que l'on pourrait rattacher à une activité de recherche : « Quand je fais de la sociologie, y'a pas d'intérêts politiques pour moi derrière. Je suis critique, dans le sens où je me détache du sens commun mais je ne cherche pas à faire de politique. Je me restreins à un travail scientifique fourni, etc... Y'a une certaine sensibilité comme les inégalités mais quand je fais mon travail, que je mène mes analyses, je ne perçois pas... Je ne cherche pas d'intérêt politique derrière. Ça peut aider dans les débats sans doute mais la place que je dois occuper dans l'espace public s'arrête là pour moi » (Clémentine, 28 ans, ACCESS, transfuge88, doctorante). Néanmoins, nous avons rencontré un doctorant qui se distinguait des conceptions rapportées par la plupart des thésards. Il s'agit de François qui nous exposait sa manière d'entrevoir la sociologie qui se rattache plus à l'idéal-type de « l'engagement critique » :

Enquêteur : Qu'est-ce que vous entendez par sociologie pragmatique ? Une sociologie qui n'est pas expérimentale ?

Enquêté : Oui voilà. Pour moi la sociologie doit être pragmatique, pratique. Par exemple, mon modèle c'est le sociologue Park, de l'école de Chicago où la ville était un laboratoire pour cette école. Ce n'était pas des recherches qui restaient au niveau de l'université ou comme ça. C'est des recherches qui avaient des retombées politiques et sociales. Et moi ma recherche, et c'est ça qui m'a orienté vers la sociologie politique. C'est qu'elle n'est pas dissociable du politique puisqu'elle se base sur un problème politique. [...] Par exemple, quand je travaillais sur la question de l'immigration ou émigration de la population haïtienne... On est un des rares pays au monde où il y a un ministère des citoyens vivant à l'étrangers... Par rapport aux discours politiques, les ministères encourageaient le retour des haïtiens vivant à l'étranger pour le développement d'Haïti. Moi ma démarche, ma posture, c'était de montrer qu'ils ont faux. J'ai donc une démarche critique en opposition à ça. Parce que moi je pense qu'une politique dans le cadre de l'émigration ne doit pas retenir les gens. Comme le disait Voltaire « il ne faut pas interdire aux gens que le hasard a fait naître de partir », il ne faut pas interdire ça. Si vous voulez les retenir, il faut leur donner de quoi vivre. Et alors, ils ne partiront plus. Mais si l'on tient un discours en disant « si vous partez vous n'aurez rien, et si vous restez vous aurez des avantages », c'est une forme de leurre. Donc y'a des risques qu'ils n'émigrent pas. Alors que souvent, ceux qui partent, ce ne sont pas les plus pauvres mais ceux qui se sentent vulnérables. Vulnérable au

87 Il ne s'agissait pas seulement pour nous de poser simplement la question mais de rebondir sur leurs réponses pour les questionner sur ce qu'ils pensent du rôle de la Sociologie : doit-elle servir à résoudre les problèmes, peut-elle servir une forme d'engagement, etc...

88 Menant une activité de recherche depuis 3 ans

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niveau économique, social, politique ou sécuritaire. Donc pour répondre à votre question... Je sais quand on fait des entretiens que l'on coupe au montage... Je ne veux pas que vous me fassiez dire que je suis contre une sociologie expérimentale. Je n'ai rien contre cette sociologie-là ni contre aucune autre d'ailleurs. C'est juste que moi je m'attache plus à une sociologie des problèmes sociaux.

Enquêteur : Je vois que vous lisez dans mon questionnement ce qui est normal. J'essaye de comprendre d'où ça vous vient cette façon de faire. C'est lié à votre parcours, à votre cursus en sciences politiques ?

Enquêté : Oui c'est sans doute lié à ça, à ma formation en sciences politiques (4 années) oui mais aussi en même temps quand même au fait que je suis étudiant du tiers-monde. En sociologie il faut appeler un chat un chat. Et c'est vrai... Je me suis déjà posé cette question. Si j'étais américain sans doute que je ne ferais pas cette sociologie et sans doute pas de sociologie tout-court. Pour aider mon pays j'aurais sans doute fait un autre domaine... François (38 ans, ACCESS, duettiste, doctorant).

Dans la manière dont François présente sa posture on sent bien l'engagement dans lequel s'inscrit sa démarche envers la cause de ses concitoyens vulnérables concernés par l'émigration. Il ne cherche pas à dissimuler l'ancrage politique dans laquelle sa recherche s'inscrit au contraire, il semble la revendiquer, d'inscrire son enquête dans une forme de contre croyance à partir d'où, par opposition idéologique il objectivera le problème qu'il soulève. Comme nous avons pu l'évoquer avec lui, étant lui-même un émigré du « tiers-monde » très concerné par les questions politiques de par son parcours universitaire, les considérations « normatives » (Voltaire) sur lesquelles se fonde sa recherche semblent directement faire écho à sa propre trajectoire et expérience sociale qui le disposerait à ne pas dissocier engagement et recherche, politique et connaissance... Cette posture d'engagement à la vue de l'ensemble de notre corpus de doctorants semble rare. La manière dont ces diplômés considèrent l'utilité de la sociologie semble se référer à des croyances de l'ordre de « l'art pour l'art » (Lahire, 2002).

Pour ce qui concerne les praticiens, étant donné que leur posture de travail les conduit à user de la sociologie dans leurs pratiques professionnelles (cf. Chapitre 5.2 « les emplois typiques de praticiens), nous nous attendions à ce qu'ils évoquent dans l'échange un rapport de type « intervention » - entrevue comme un savoir permettant la résolution de problèmes humains par l'humain - néanmoins les réponses furent très disparates. On retrouve effectivement chez les praticiens cette conception à l'image des propos d'Amélie (25 ans, DIS, Transfuge, anciennement chargée de mission) : « La sociologie je pense que, par tous les moyens que l'on peut exploiter, elle doit permettre de trouver des solutions pour résoudre des problèmes qui se présentent à nous ». Nous avons rencontré d'autres praticiens qui à travers leurs positions professionnelles considéraient que leurs connaissances sociologiques recouvrent des intérêts pratiques mais aussi politiques : « Moi je pense que la sociologie elle a sa place dans la société, c'est un appui. L...J c'est un appui pour moi quand je suis au contact de différents publics, pour ouvrir les yeux et avoir une démarche pédagogique auprès des élus » (Sabine, 27 ans, DIS, parcours homogène, conseillère d'action technique). A l'exception de Sabine, considérer que la sociologie peut intervenir sur le social semble être essentiellement

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rapporté par les diplômés dotés d'un parcours de type transfuge (le master représentant la première année de sociologie dans le supérieur). Le rapport envers la discipline était quelque peu différent pour les diplômés « convertis » et « homogènes » devenus praticiens.

Malgré le fait que l'on ait constater que ces agents réaménagent leurs savoirs disciplinaires dans leurs activités, leurs considérations quant aux intérêts de la connaissance se rapportaient à l'idéal-type de « l'art pour l'art » : « La sociologie pour moi c'est un programme qui est lié à la recherche. Là-dessus je suis très wébérien, biberonné à la neutralité axiologique. La sociologie pour moi c'est la production de connaissances détachée de toute forme d'intérêt. Voilà, intervenir pour moi ce n'est pas de la science. Les consultants sociologues que je croise, qui interviennent, pour moi, ne font pas de la sociologie » (Thomas, 34 ans, DIS, parcours homogène, Manager).

« L'art pour l'art » est l'intérêt de la connaissance le plus rapporté et ce, même par les praticiens qui opérationnalisent et usent de la sociologie à des fins « utilitaires ». Nous avons observé par ailleurs que ceux qui développaient un rapport différent étaient dotés pour la plupart d'un parcours non-homogène (duettiste ou transfuge) et pour qui, le master représentait la première et unique année en sociologie ; délai temporel de formation pour ces diplômés significativement plus faible que les parcours « converti » ou « homogène ». Cet « Espace-temps » est susceptible de moduler à des degrés divers, le rapport qu'entretiennent les diplômés avec leur discipline si l'on considère la formation de sociologie comme une matrice disciplinaire (Kuhn, 1983 ; Berthelot ; 1996 ; Millet, 2004).

3. La force socialisatrice de la matrice disciplinaire

Titre fort certes, mais cette partie représente en réalité pour nous une ouverture. Néanmoins, nous avons construit des matériaux qui encouragent à penser que la formation de sociologie peut être perçue comme une matrice disciplinaire susceptible de moduler le rapport que les diplômés entretiennent avec leur discipline. Pour Gaussot (2014 : 13) « une matrice disciplinaire est ce qui organise une communauté autour de certaines manières de faire, à la fois cognitives et sociales, et qui se donnent à voir dans le langage commun ». Dans cette même conception, Millet (2004) montre que les filières d'études sont de puissantes matrices de socialisation, elles façonnent les pratiques en tant que cadre cognitif-disciplinaire spécifique qui opèrent à travers diverses modalités pédagogiques qui structurent un ensemble de savoirs

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(scientifiques ou littéraires, appliqués ou fondamentaux, stabilisés ou en construction, etc.). De ce fait, elles sont susceptibles d'impacter la manière dont on entrevoit les intérêts de la connaissance sociologique.

Cependant, il est difficile voire impossible de décrire le savoir sociologique de manière homogène. En fonction des traditions théoriques et des écoles de pensée, souvent conflictuelles, la manière de faire de la sociologie et de la considérer différera. Contrairement à d'autres disciplines, la sociologie ne semble pas être un champ de pratiques et de connaissances unifié. Pour Millet (2004), les orientations théoriques et pratiques des chercheurs, divergent d'une université à l'autre contribuant à faire varier les logiques de connaissances et la considération de leur usage. De telle sorte que, certains espaces de formations sociologiques, dans leurs pratiques de recherche et pédagogiques attacheront une importance non négligeable à la dimension appliquée du savoir. Tandis que d'autres axeront leurs pratiques vers une dimension fondamentale qui se refusera ou non, à des formes d'engagements. Afin d'estimer l'impact que joue la formation sur le rapport qu'entretiennent les diplômés à leur discipline nous avons tenté de reconstruire au mieux la matrice disciplinaire où l'enquête s'est déroulée.

La formation au métier de sociologue module un rapport cognitif au

savoir

Pour mener ce travail de reconstruction, nous nous sommes entretenus avec le responsable (provisoire) du département de sociologie. De cet entretien, nous avons pu prendre la mesure que l'objectif pédagogique affirmé par le département est de pratiquer un enseignement de la recherche par la recherche et d'initier les étudiants au métier de sociologue comme il a été pensé par Bourdieu, Chamboredon et Passeron (1968) : « Le type de sociologie enseigné est lié au recrutement des enseignants. Chez la majorité on retrouve une importance pour le terrain, pour les enquêtes de terrain. L...J Même si elle n'est pas unique, y'a un pont assez fort pour la sociologie de Bourdieu » (Responsable du département provisoire). Ce modèle de métier est lié à des exigences telles que : construire un objet de recherche, formuler des hypothèses, élaborer des protocoles d'enquêtes, construire une grille d'entretien ou un questionnaire, définir un terrain d'enquête, retranscrire un entretien, rédiger des travaux de recherches... C'est à travers ce modèle de référence, tout au long du cursus que le rapport au savoir sociologique des étudiants est façonné (ou consolidé) et s'éloigne d'une tendance à appliquer le savoir dans une perspective de résolution de problèmes. Ainsi, la matrice

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disciplinaire où s'est effectuée l'enquête socialise les agents qui la traverse à développer un rapport « cognitif » au savoir : détaché d'intérêts extrascientifiques. Ce qui explique partiellement pourquoi la majorité des enquêtés, avec un parcours « homogène » passés par la voie professionnelle (et même recherche) nous rapportent que la sociologie sert avant tout à produire de la connaissance pour la connaissance.

Comme nous l'avons précisé, cela n'était pas le cas des diplômés « transfuges » qui ont intégré la formation de la sociologie uniquement à partir du master professionnel. Ces enquêtés qui, pour la plupart provenaient de psychologie semblaient avoir développé un tout autre rapport au savoir. En effet, la psychologie peut être perçue comme une matrice disciplinaire qui s'organise autour du modèle de métier de praticien clinicien. Contrairement à la sociologie, la production du savoir psychologique s'effectue dans une dimension non pas fondamentale mais appliquée. De telle sorte que les diplômés transfuge que nous avons rencontré étaient plus disposés à développer un rapport « pragmatique » au savoir et d'être plus agencés à considérer que la sociologie fournit des outils pour résoudre des problèmes. Une situation d'entretien que nous avons menée simultanément auprès de deux diplômés rend bien compte à nos yeux de ce phénomène.

L'entretien en question s'est déroulé au contact simultané d'Amélie (25 ans, DIS, transfuge, chargé d'étude) et de Claire (27 ans, DIS, parcours homogène, chargé d'étude) dans une salle de pause sur leurs lieux de travail. Le moment de l'échange où nous avons discuté des intérêts que l'on peut retirer d'une connaissance sociologique a été particulièrement évocateur des différences de rapports au savoir relatifs à des disparités de parcours. Voici un extrait qui retranscrit bien nos dires :

Enquêteur : La sociologie pour vous, elle doit permettre d'intervenir sur le social, de résoudre des problèmes et de préconiser ?

Amélie : Ah ba clairement pour moi oui, tu dois avoir une action sur le terrain. Moi quand je travaillais sur les familles monoparentales, j'avais participé à mettre des choses en place pour les aider dans leurs difficultés. Oui clairement quand j'étais chargé de mission, je ne me voyais pas rien faire, moi je voulais améliorer les choses. Moi c'est pour ça que chargé d'études c'est provisoire, je préfèrerais trouver un emploi de chargé de mission car là tu peux mettre des choses en place.

Claire : Je ne sais pas trop quoi en penser moi. En sociologie nous on nous a toujours dit de faire attention aux attentes des commanditaires. De ne pas se laisser porter par leurs volontés. [...] Moi j'ai fait ma formation en sociologie à xxxxxxx et j'ai bien vu leur posture, faire de la recherche pour la recherche sans se préoccuper de ce qu'il y a autour. L'intention de ne pas s'imposer sur le social. Le social il fonctionne comme il fonctionne, on n'est pas là pour dire comment il doit fonctionner. C'est une position que j'ai apprise en sociologie et que je défends pour une part.

Amélie (qui reprend) : Moi qui venais de psycho, ça m'a choqué. Pour moi la psycho c'est pour aider les gens. C'est pour mieux sortir les gens des cases, pour les comprendre et les aider. En sociologie c'est l'inverse. On créer des cases pour mieux les comprendre, c'est intéressant pour les comprendre mais on ne recherche pas à...

Claire (l'a coupe) : Mais c'est aussi une différence que l'on a avec la psycho c'est que... La psycho intervient sur le social. Et ce n'est pas toujours positif. Par exemple Goffman, il ne dit pas comment ça devrait être, c'est comme ça... C'est toute la force de la sociologie. En psychologie on est tout le temps en train de dire ça devrait être comme ci comme ça.

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Amélie : Oui mais c'est pour aider le patient, ce n'est pas toujours positif, on tente on échoue et ainsi de suite. Pour en revenir à ta question, moi je pense que notre boulot ça doit servir par tous les moyens que l'on peut exploiter à trouver des solutions face aux problèmes qui se présentent à nous.

Claire : Ça peut créer des problèmes aussi c'est ça le truc. J'avais fait une étude bénévole avant de venir ici en lien avec le mariage forcé à Angoulême. Et j'avais fait des préconisations. Et je les regrette encore. Voilà j'avais donné des conseils... bref et je me suis dit après coup mais qu'est ce qui m'autorise à encourager des dispositifs qui empêchent des personnes d'avoir des enfants avant 18 ans. Ba c'est ma vision normative. Et féministe parce que quelque part ça me dérange que l'on se marie avant 18 ans. Moi je voudrais que l'on fasse des études avant. Donc je pense moi que c'est pas mal que la socio fasse abstraction parfois.

A travers cet extrait, on discerne bien deux rapports distincts au savoir que l'on peut rattacher aux deux parcours universitaires de ces deux enquêtées : un rapport cognitif pour Claire (homogène) qui est timorée à l'idée de préconiser et un rapport beaucoup plus « pragmatique » pour Amélie (transfuge) qui conçoit volontiers que la sociologie permette de résoudre des problèmes.

Comme le stipule Millet (2004), la matrice disciplinaire semble être un agent de socialisation puissant qui dans l'espace où s'est déroulée l'étude semble façonner (sur un temps conséquent) un rapport au savoir cognitif congruent avec une croyance de type « art pour art » qui, comme nous l'avons évoqué, dénie toute forme d'engagement.

La formation au métier de sociologue, un étiolement des postures d'engagement

La lecture de l'ouvrage collectif de Lahire (2002) nous a questionné sur cette déclinaison de la sociologie qui part de la demande sociale et qui ne se refuse pas à une forme d'engagement et à un positionnement situé. A titre indicatif, seule une de nos camarades de promotion semblait dans sa démarche affirmer un positionnement « utopique », contestataire vis-à-vis d'un ordre établi qu'elle s'efforçait de décrire et de critiquer. La dimension politique était inhérente à son travail d'enquête qui la concernait directement puisqu'il correspondait à un de ses anciens emplois dont elle s'efforçait d'objectiver les formes d'aliénations. Ces démarches de recherches, indissociables d'une forme d'engagement apparaissent à la vue de notre corpus et de ce que nous avons pu constater dans notre cursus, rares. Et là encore, la collègue à qui nous faisons allusion présentait un parcours non-homogène, bifurquant en sociologie après avoir été formée dans une autre discipline à la suite d'une expérience professionnelle conséquente. De telle sorte qu'à la lecture des travaux portant sur les « matrices disciplinaires » nous avons interrogé l'éventualité que la formation de sociologie dispose les diplômés à refouler leurs dispositions à l'engagement ou tout du moins, les conduise à ne pas les développer à travers leurs pratiques scientifiques.

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Là encore, pour éprouver cette hypothèse il convient de reconstruire la matrice de formation afin d'estimer les considérations que le corps enseignant entretient envers une forme de sociologie engagée. Nous avons cherché à effectuer ce travail notamment en nous entretenant avec le responsable du département (provisoire). De cet entretien, il fut impossible pour nous d'avoir une vision globale de cette question car comme le précise cet enseignant, la conception du métier (terrain, recherche, empirisme...) semble être l'unique aspect sur lequel repose le consortium des chercheurs de cette université de province : « Ma fonction de directeur n'a pas de prise sur les contenus de cours. Et soyons honnêtes, on a très peu de réunions de concertation. Il faudrait faire le bilan sur les textes que l'on donne mais elles sont très rares. Ces questions-là ne sont pas évoquées parce qu'il y a une autonomie de chacun ».

Sur cette question, nous avons recueilli uniquement son point de vue personnel : « Il y a parfois un glissement entre sociologie critique et ce que j'appelle un « gauchisme sociologique ». C'est une tendance qui utilise la sociologie comme alibi pour des points de vue politiques et des positionnements politiques. Moi ça me pose un problème sur la discipline même et sa crédibilité. L...] Il peut y avoir parfois des travaux de sociologie critique, qui me tombent un peu des mains où je me dis « mais la réponse est là avant la recherche ». Enfin le terrain ne sert qu'à illustrer une thèse que l'on veut démontrer. Donc je pense que ça peut parfois, par rapport à la discipline, ça peut poser des problèmes sur son image. Des problèmes si effectivement on veut garder ce statut de discipline qui raisonne, qui critique du point de vue de Bachelard ... Qui amène des éléments de preuve etc. ».

On sent bien dans les propos de cet enseignant une méfiance pour la posture de chercheur engagé, nuisible pour l'image de la discipline et par ailleurs, un scepticisme quant à la possibilité de produire un savoir objectivant dans une telle position. Même si le rapport qu'entretien cet enseignant avec sa discipline n'appartient qu'à lui, il est possible que ces conceptions ne soient pas rares comme le relate Gaussot (2014) qui argue que « les sciences sociales françaises affirment se construire contre les prénotions, contre le sens commun et la connaissance ordinaire, contre l'engagement et l'implication du chercheur, contre l'idéologique et le politique ; elles se définissent contre le militantisme, voir contre la figure de l'intellectuel engagé et ce, au double titre de la tradition durkheimienne et bachelardienne, de la « rupture épistémologique », de la science positive prétendant à l'objectivité et, de la tradition wébérienne de la « neutralité axiologique/idéologique » (Gaussot, 2014 : 41).

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Comme nous l'avons précisé, nous n'avons pas pu mesurer l'ensemble des considérations des enseignants qui composent la matrice disciplinaire, de telle manière que notre travail restera hypothétique. Supposition qui néanmoins, peut être étayée par les propos tenus par certains diplômés avec qui nous avons échangé. Nous avons pu nous rendre compte de considérations redondantes et majoritaires qui concernent la posture à adopter dans une démarche sociologique : « Le sociologue il doit être autonome, il doit se détacher, il doit être neutre » (Sabine, 27 ans, DIS, parcours homogène) ; « Le sociologue il produit de la connaissance tout en se détachant du politique » (Clémentine, 28 ans, ACCESS, Transfuge 3 ans de sociologie) ; « Quand tu fais une recherche, faut pas s'impliquer. T'es pas là pour résoudre des problèmes où pour dire quoi faire. Un problème n'existe que dans la tête de ceux qui ont des problèmes. Le sociologue il doit être détaché. Il doit juste comprendre et décrire comment les choses sont » (Steve, 27 ans, ACCESS, parcours homogène). Un échange que nous avons eu avec Romain, en nous expliquant les différences scripturales qu'il avait connues entre les styles journalistique et sociologique, nous informe involontairement de l'impact des attendus des enseignants sur la manière dont les diplômés doivent considérer la pratique sociologique :

« En commençant par faire des articles, je me suis aperçu que j'avais une écriture un peu neutre, une écriture académique, un peu chiante. Il a fallu que je change ça. Parce que, quand tu écris en socio, tu ne peux pas te permettre de ne pas être neutre. Dans mon mémoire de M1 je m'étais permis une fois... J'avais parlé de politique. J'avais parlé de Hollande et je m'étais permis de mettre en parenthèse que c'était un faux socialiste, un truc comme ça... Et le jury, enfin mon directeur me l'avait reproché alors que xxxxxxxx elle avait rigolé. Elle est très militante aussi... Donc tu vois en sociologie on est très cadré dans notre écriture. Il faut avoir une écriture neutre où finalement tu ne peux pas te permettre de dire tes opinions, ça t'est vite reproché. Y'en a qui se le permettent mais ils sont déjà tout en haut [...] » (27 ans, DIS, parcours homogène, rédacteur en chef dans une revue d'e-sport).

Les propos de Romain invitent à penser que la manière de produire de la connaissance est directement en relation avec les attendus disciplinaires qui comme le suggère ses propos, enjoignent l'étudiant à faire abstraction de ses convictions politiques. Un autre échange que nous avons eu avec Clémentine rend à nouveau compte de cela. Avant de faire des études de sociologie, notre enquêtée militait dans le monde associatif. En intégrant la discipline, elle a pris conscience, au contact des attendus pédagogiques, que le militantisme et la sociologie était deux choses qu'il fallait dissocier :

Enquêtée : Moi quand j'étais militante au xxxxxx je lisais beaucoup Foucault.

Enquêteur : Il a survécu Foucault ?

Enquêtée : Il n'a pas trop survécu non. C'est un truc qui m'avait été reproché. J'avais eu une bonne note au mémoire mais... Ils m'avaient dit de faire attention à cette perspective. Que l'on ressentait trop la perspective militante. [...] Foucault je l'ai connu dans un contexte militant. Donc l'utilisation que j'en avais ce n'était pas neutre. Donc y'avait un côté militant quand je l'utilisais. En plus je ne l'utilisais pas bien. Alors quand tu ne l'utilises pas bien et que tu commences la socio... Je devais le plaquer sur du social de manière trop hâtive. [...] Donc je l'ai un peu mis de côté depuis la socio.

Enquêté : On te reprochait d'être trop militante ?

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Enquêtée : Ils l'ont indiqué oui, ça et d'autres choses aussi. Ça allait trop vite parfois, faire des liens entre la prison et le scolaire un peu rapidement... De ne pas argumenter assez. (Clémentine, 28 ans, ACCESS, Transfuge 3 ans de sociologie).

A travers les propos de Clémentine, on perçoit dans les standards pédagogiques, une injonction relativement implicite l'incitant à réviser ou à réprimer dans ses recherches ses dispositions militantes afin que, par la pratique de la sociologie, elles se muent en dispositions scientifiques. Cette conversion de socialisation s'opère donc à travers le renoncement de ses formes d'engagement manifestes susceptibles d'être autant de biais dans sa quête d'objectivation.

La matrice disciplinaire est donc susceptible de jouer un rôle socialisateur important. Elle semble disposer les diplômés à adopter un rapport « cognitif » au savoir tout en les incitant à écarter de leur activité sociologique, tout discours qui pourrait être produit en dehors du champ scientifique (politique, militant, etc.) et de ce fait, à renoncer à toute forme d'engagement idéologique explicite. Ce qui peut expliquer partiellement pourquoi ceux qui produisent une recherche partant d'une demande sociale ou d'un engagement sont rares. Alors que de nombreux travaux (Naudier et Simonet, 2011) réaffirment le potentiel heuristique de l'engagement et revisitent le concept de neutralité axiologique dans lequel les diplômés que nous avons rencontrés semblent avoir été « biberonnés89 ».

4. Une relecture du concept de neutralité axiologique

Depuis la publication de deux conférences de Raymond Aron dans une réédition du Savant et le Politique de Weber (1919), la question de l'engagement du sociologue a été posée essentiellement par le prisme de ses adhésions idéologiques, de ses partis pris politiques, de son militantisme, et jugée à travers le concept de « neutralité axiologique » : norme selon laquelle tout savant ne devrait pas porter de jugement de valeur dans son travail (Naudier & Simonet, 2011).

Cependant, l'épistémologie féministe, à l'image des travaux de Devreux (in Naudier et Simonet, 2011) réinterroge ce concept en stipulant que la neutralité n'est pas simplement difficile mais bien impossible à tenir car elle n'est pas en apesanteur, en dehors de représentations produites par des rapports sociaux déterminés. Par exemple, des travaux féministes (Guillaumin, 1981), ont remis en question le point de vue présenté comme neutre

89 Pour reprendre les termes d'un de nos enquêtés.

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d'une science particulièrement androcentrée. Dans ce sens, Guillaumin (1981) stipule que prétendre à une analyse neutre et objective est un effet de domination. A ce sujet, Kalinowski (2005) montre que l'usage du concept de « neutralité axiologique » peut être utilisé pour discréditer des formes d'engagement jugées trop extrémistes. L'auteure donne l'exemple d'Aron qui dépréciait à travers ce principe, le potentiel heuristique des travaux marxistes prétextant que leur fondement reposait sur des enjeux politiques comme la lutte des classes. On voit bien à travers cet exemple en quoi le concept de « neutralité axiologique » peut être utilisé comme une arme scientifique, un argumentaire par lequel on légitimise une connaissance plus épurée, plus objective... En somme une recherche de meilleure qualité sous prétexte que le sociologue en serait dépourvu. Alors qu'aujourd'hui, des travaux comme l'ouvrage collectif dirigé par Naudier et Simonet (2011) montrent que nombreux sont les sociologues qui font leur travail alors même qu'ils sont engagés et font partie du monde social qu'ils analysent. Cet ouvrage est constitué de nombreux récits de chercheurs de sexe, d'âge et d'écoles différentes qui apportent une réflexion concrète sur la manière de faire leur métier, en articulant pratiques de recherche et engagements politiques, institutionnels, professionnels, etc. Pour justifier le caractère objectivant de leur analyse ces sociologues n'invoquent pas le concept de « neutralité » mais revendiquent leur « ancrage » dans la société. Le potentiel heuristique de leur analyse repose non pas sur un principe de distance mais sur la mise en lumière de leurs engagements, la manière dont ils influencent, participent, orientent, délimitent et instruisent leurs pratiques.

Les travaux féministes et « engagés » nous invitent donc toujours à contextualiser la production du savoir et à considérer de ce fait, qu'il est toujours politique. Conviction partagée par d'illustres sociologues tel que Bourdieu (1979) qui écrivait dans La Distinction : « la théorie de la connaissance et la théorie politique sont inséparables ». Autrement dit, il n'y a pas de théorie de la connaissance qui ne soit pas en même temps une théorie politique et toute théorie politique implique une théorie de la connaissance.

Dans une perspective de sociologie de la connaissance, cette dernière est toujours produite à partir d'un point de vue, d'une position et suppose de ce fait, la mobilisation d'a priori desquels dépendent pour partie, du contexte social et des propriétés du chercheur, de son habitus, de ses valeurs mais aussi et surtout, de ses intérêts. A ce propos, Mannheim (1929) précise que le moteur de la connaissance est le conflit et la lutte pour l'hégémonie. A travers cette considération et au regard de l'utilisation passée de la « neutralité axiologique », « il faudrait interroger les effets pervers potentiels de cette rupture ou de ce discours, L...J

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s'interroger sur le sens de la rupture : principe orientant la recherche ou idéologie professionnelle du champ ? » (Gaussot, 2014 : 41).

La notion d'idéologie induit que la pensée des groupes dominants dépend tellement de leurs intérêts socio-historiquement situés qu'ils en finissent par perdre la capacité de percevoir certains faits préjudiciables à leur domination (Gaussot, 2014). L'idéologie de « l'art pour l'art » ne masquerait elle pas des enjeux de pouvoir ? Une velléité pour ces professionnels de la connaissance à sauvegarder leur position de monopole (Mannheim, 2001) et d'opérer à travers cette croyance une césure nette entre leurs pratiques légitimes du métier et d'autres formes de déclinaisons ? Ne sont-ils pas happés par des besoins distinctifs (Bourdieu, 1979) qui les conduiraient à renoncer à composer avec les enjeux sociétaux de leur temps ? Pourtant, viser le changement, agir sur la réalité du monde, maîtriser la nature, mais aussi l'homme par l'homme, y compris l'intérêt émancipatoire de la domination ne sont-ils pas le propre de la recherche scientifique ? (Habermas, 1976 ; Guillaumin 1981 ; Berthelot, 1996 ; Devreux, 2004 ; Gaussot, 2014).

Si nos matériaux nous conduisent à mettre ces questions sur la table, ils ne nous permettent pas cependant d'avoir la prétention d'y répondre pleinement et sont une invitation à se pencher plus à même sur la question. En parallèle, au cours de notre démarche nous avons eu l'intuition que la perception qu'ont les diplômés des usages légitimes de leur discipline semble être corrélée à la représentation qu'ils ont de la figure de l'enseignant-chercheur. Ce modèle professionnel dominant est susceptible d'avoir une importance conséquente sur les modes d'identification professionnelle développés par les diplômés.

5. Domination du modèle académique

Au cours de notre enquête, nous nous sommes entretenus avec les diplômés pour recueillir leurs représentations de la figure du sociologue et estimer s'ils se sentaient légitimes à s'identifier comme tel. Au premier abord, la relation d'enquête ne se prête pas idéalement à cet exercice car il y a fort à parier que la dimension symbolique qui se joue dans l'interaction impacte l'assurance à affirmer une identité de sociologue. Il est donc important de considérer que les représentations rapportées sont propres à la situation d'entretien. Par exemple, un diplômé pouvait ne pas se sentir sociologue à notre contact mais dans d'autres configurations assumer et revendiquer ce statut. Par la même, comme Dubar (2000) l'a démontré, l'identité

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professionnelle se décompose en deux dimensions : une identité pour soi (construite pour nous-mêmes) et une identité pour autrui (que nous souhaitons renvoyer aux autres). Par conséquent, ce qui semblait se jouer dans l'interaction c'était la légitimité à se prétendre sociologue aux yeux d'un apprenti sociologue. Situation qui après réflexion peut se révéler riche en informations à partir du moment où l'on considère la légitimité à s'identifier sociologue à notre contact comme la résultante d'une pluralité de facteurs que nous avons cherchés à reconstruire.

Sur une trentaine d'enquêtés avec qui nous avons échangé à ce sujet, seulement 2 d'entre eux nous ont semblés clairement légitimes à s'identifier comme sociologue à notre contact. L'un d'eux l'a déclaré sans aucune hésitation comme Michel (52 ans, ACCESS, parcours homogène, professeur agrégé et doctorant) : « Oui je me sens sociologue. Je fais partie du département, j'ai mon bureau, je donne des cours. Je suis parfaitement intégré au labo et puis les collègues ne font pas de différences particulières... Oui je me sens quand même bien sociologue ». A travers ces propos, on dénote, semble t'il, l'importance de l'ancrage dans l'univers scientifique : avoir un bureau attitré, enseignant la sociologie pour le département, travailler au contact de sociologues qui le reconnaissent comme un pair... Tous ces facteurs sont susceptibles d'avoir une influence conséquente quand il s'agit de se sentir légitime à s'identifier sociologue à notre contact. D'autres l'insinuaient de manière détournée, en faisant référence à une logique de titres scolaires comme l'attestent les propos de Noah (docteur en sociologie) :

Enquêteur : Y'a une hiérarchie institutionnelle ?

Enquêté : Oui y'a une hiérarchie institutionnelle mais pas entre les docteurs, les postes doc et le reste... Il n'y a pas de hiérarchie en ces termes. La hiérarchie c'est... Ba y'a le passage de la soutenance de thèse à l'université. C'est vraiment un rite de passage. Dès que tu as ta thèse tu fais partie de ce monde-là et quand tu ne l'as pas, tu n'en fais pas encore partie. C'est vraiment un rituel très symbolique. Donc une fois que l'on est docteur on est sociologue. Enquêteur : Tu l'as ressenti ? C'est du vécu ?

Enquêté : C'est comme ça que le perçois d'une façon générale. C'est comme ça que j'interprète le rituel de soutenance, c'est un rituel de passage. C'est quelque chose de très important. Il y a ceux qui l'ont et ceux qui ne l'ont pas. Ceux qui sont en doctorat, qui vont la passer et ceux qui l'ont. Si y'a une hiérarchie, c'est plus là-dessus qu'elle se joue. Noah (32 ans, ACCESS, parcours homogène, docteur en sociologie).

Si on se fie aux propos de Noah, la thèse semble tenir une importance conséquente dans le cheminement socio-cognitif qui dispose le diplômé à notre contact, d'être légitime à se prétendre sociologue. Un moment de l'échange que nous avons eu avec Patrick (41 ans, ACCEES, converti, formateur) semble confirmer notre intuition :

Enquêteur : Tu te dirais sociologue ?

Enquêté : Après le problème c'est que t'as pas le droit (rire). Non mais tu n'as pas le droit. Tu n'as pas de titre protégé, où en général tu te définis sociologue quand tu as ton doctorat. Donc ne l'ayant pas je ne vais pas me clamer sur tous les toits que je suis sociologue. Je me dis « formateur ». Après je me sens très sociologue à l'intérieur de moi en termes de lecture du monde. Voilà.

Enquêteur : Aux yeux de tes collègues tu es formateur, sociologue ?

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Enquêté : Un peu les deux ouai. Formateur sociologue. Mais je ne brandis pas la carte « je suis sociologue ». Il y en a qui le font. Je me souviens d'une prof en formation qui était maître de conf, on ne l'aurait pas dit comme ça. Et un collègue pendant le tour de table où l'on devait se présentait avait dit : « bonjour je suis sociologue ». Elle avait répondu simplement « ah bon d'accord ». Et quand il a appris qu'elle était Maître de conférences ça l'avait calmé. Bref tu vois....

Enquêteur : Être sociologue c'est à partir de la thèse ?

Enquêté : C'est con ce que je te dis mais c'est comme ça que je le vis. Jamais je n'irais mettre que je suis sociologue sur une carte de visite tu vois. Ça ne se fait pas trop chez les sociologues. Ou y'en a qui mettent une carte « sociologue consultant » en entreprise. Alors que les psychologues le font puisqu'ils ont un titre. Chez nous ça ne se fait pas, parce que ce qui prime c'est la consécration du doctorat. Même si je pense que la sociologie tu peux la penser mieux sans doctorat. C'est des petits problèmes identitaires... C'est une logique de classement scolaire, de hiérarchie sociale en termes de classement. Et ça peut être dangereux de se prétendre sociologue. Comme y'a pas de titre, tout le monde peut l'être et c'est un danger pour les établis.

Si l'on s'attache à reconstruire la logique identitaire de Patrick, on s'aperçoit que malgré le fait qu'il soit sociologue pour lui-même (« je me sens très sociologue à l'intérieur de moi ») et pour ses collègues, ce sont des logiques statutaires qui priment (« la consécration de la thèse », le statut de maître de conférences). D'autres enquêtés, pourtant docteurs ne se sentaient pas légitimes à rapporter, qu'à travers leur activités professionnelles (autres que scientifiques) ils sont sociologues même si là encore, pour eux-mêmes ils semblent l'être :

Enquêteur : Dans votre position actuelle vous êtes sociologue ?

Enquêté : D'un certain côté si. Je me sers de cadres d'analyses sociologiques. J'en ai besoin ça m'aide. Pour faire une carte scolaire anticipée par exemple. Après on peut voir ça aussi à travers la manière dont on travaille avec les acteurs. Il y a une forme de sociologie des organisations autour de ça. Comment on mobilise, comment on coordonne les personnes sur les mesures. Ça m'aide à intervenir là-dedans. Un travail d'explication, de démonstration auprès des administrations. Y'a un travail d'expertise c'est sûr. Mais si je suis sociologue... Dans ma position actuelle non. Ce n'est pas que je ne me dise pas sociologue, mais je ne vais pas m'improviser sociologue. Dans mon objet de travail je n'ai pas la liberté d'expression qu'il faudrait, on n'a pas tous les mêmes marges de manoeuvre, la même franchise qu'un sociologue à l'université. Antoine (52 ans, ACCESS, converti, docteur, inspecteur de l'éducation nationale).

On sent bien à travers le discours d'Antoine qu'il use de la sociologie dans son travail dans des logiques d'interventions qui ne semblent pas à ses yeux correspondre à une activité de sociologue car comme il le relate, son modèle de référence est la figure de l'universitaire. En somme, la consécration de la thèse semble importante quant à la légitimité à s'identifier sociologue auprès d'autrui mais pas suffisante, le sentiment d'appartenir professionnellement au monde académique semble prépondérant. Ce qui peut expliquer pourquoi les diplômés que nous qualifions de « praticiens », même s'ils usent de la sociologie dans leur activité, ne se sentent pas légitimes en notre présence à se qualifier de sociologue. La plupart du temps, pour se décrire professionnellement, ils se réfèrent à l'intitulé de leur emploi « chargés d'études », « chargés de missions », « formateurs », etc... D'autres parfois, conscients tout de même qu'ils font oeuvre de sociologie dans leur activité, se rattachaient à des figures telles que l'ingénieur ou l'ethnographe :

Enquêté : Je ne me considère pas sociologue non. A la rigueur je me considère ethnographe. Comme la sociologie je retiens que son utilité pratique. C'est-à-dire la manière dont je fais un questionnaire, être vigilant à la manière dont je l'élabore. Les questions, l'ordre des questions, etc. [...] Pour les entretiens c'est pareil, je fais attention à tout un tas de trucs. La manière dont je me présente, comment je mène les entretiens. C'est l'utilisation de

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la sociologie que j'en ai [...]. Donc tu vois je me considère plus comme ethnographe que sociologue [...]. Jamais je ne me considérerai comme sociologue... Ma vision est peut-être biaisée mais je pense qu'il faut au minimum avoir un doctorat avec les félicitations du jury. Avant ça, tu ne l'es pas forcément. Ou tu l'es à moitié (rire). (Romain, 27 ans, DIS, parcours homogène, chargé d'étude et rédacteur d'e-sport).

En somme, l'enquête qualitative que nous avons menée auprès des diplômés montre que, loin de reconnaître l'existence et la légitimité de multiples exercices professionnels de la sociologie, ces derniers intègrent un modèle principal de référence, celui du chercheur ou de l'universitaire consacré par le titre de docteur. Constat qui est sans équivoque puisque quand on leur demande de nous décrire la figure du sociologue, ils se rattachent tous à cette représentation. Comme nous avons pu le voir, la plupart (exceptés ceux qui n'étaient pas prompts à répondre90) définissent l'activité du sociologue exclusivement comme un métier scientifique sur le mode de la rupture (voir la partie précédente). Ce détachement s'opère avec le sens commun mais aussi avec l'intervention, l'action, les finalités économiques et à certains égards politiques.

Tout cela peut s'expliquer directement par l'histoire de la discipline qui s'est institutionnalisée et professionnalisée sur le modèle de la science. D'un point de vue statutaire, les diplômés qui oeuvrent en dehors du champ universitaire se disqualifient eux-mêmes, leur identité de sociologue ne se retrouve pas dans l'usage du savoir qu'ils en font parce qu'ils se rapprochent d'un modèle de profession appliquée, ignoré et dévalué par le segment dominant. Certains, même dotés du plus haut grade universitaire, mesurant l'écart entre leur pratique professionnelle et celle de chercheur ou de l'enseignant, ne se reconnaissent pas le droit de porter le titre. La sociologie dans ce cas ne constitue pour ces diplômés qu'une activité professionnelle lointaine auquel ils s'identifient culturellement ou intellectuellement. En ce sens, être sociologue semble plus reposer sur une appartenance à la communauté académique qu'à un passage en formation. Dis autrement, ce qui prime dans la légitimité à s'identifier sociologue se réfère plus à la science et à l'appartenance à ses institutions qu'à la sociologie comme discipline.

Même si le degré de professionnalisation de la discipline apparaît faible (Chenu, 2002) il existe tout de même et semble avoir suivi une tendance scientifique (Houdeville, 2007). Comme nous l'avons vu au cours de notre partie qui concerne l'histoire de l'institutionnalisation de la discipline, deux modèles de métier ont été promu : un modèle « universel » (fondamental) et « particulariste » (appliqué). Le rapport de force s'est plutôt

90 Il ne faut pas éluder le fait que certaines configurations d'entretiens ne se prêtaient pas à cet échange. Nous étions là avant tout pour parler de leur parcours et nous sentions que pour certains, parler d'autres choses ne les enjouaient pas forcément.

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établi en faveur du segment académique. Les enseignant-chercheurs semblent aujourd'hui les seuls à imposer leurs savoir et leurs pratiques. En cela, ils contrôlent la sociologie en matière de socialisation, de légitimité professionnelle et de relations avec les commanditaires (Piriou, 1999) ; emprise qui, si l'on se réfère aux travaux d'Houdeville (2007) s'est consolidée suite à un évènement qui a chamboulé la discipline toute entière : l'affaire Tessier.

6. L'affaire Elisabeth Tessier et son incidence sur l'exercice du métier

Le 7 avril 2001 l'astrologue Elisabeth Tessier soutenait sa thèse91 à l'université de Paris

V, sous la direction de Michel Maffesoli, professeur de sociologie. Cette soutenance a suscité un véritable scandale au sein de la « communauté » des sociologues et pas seulement, elle a fait l'objet de nombreuses publications dans la presse. S'ensuivit une véritable effervescence dans le champ sociologique, des échanges vifs dans l'ASES, une profusion de messages électroniques et autres moyens de diffusion (entre enseignants-chercheurs) et à une intense activité épistolaire (Houdevile, 2007). Elle a également donné lieu à des publications scientifiques92, à une pétition à l'initiative de l'ASES et la mise en place d'un « comité de relecture » de la thèse. Il s'agissait pour cette commission de relever les écarts manifestes entre la rédaction du rapport de thèse de Tessier (2001) et les canons de l'exercice « professionnel » de la discipline. Pour Houdeville (2007), à travers le « remous » provoqué par cette thèse, tout un pan de la discipline s'est dressé pour expliciter et affirmer les critères de jugement d'un travail scientifique de sociologie. De telle sorte qu'au travers de cette « affaire », le modèle de profession de la sociologie s'est incarné, réincarné ou réaffirmé autour d'un modèle scientifique (Houdeville, 2007). Autrement dit, c'est autour de ce modèle que l'on entend juger du « professionnalisme » des sociologues qui ne peuvent être considérés (les nouveaux entrants) qu'aux exigences d'un travail scientifique. Pour Houdeville (2007), cette affaire a eu pour conséquence pour certains chercheurs de dévoiler leurs certitudes sur le métier et à les expliciter. A travers cet événement, les chercheurs d'horizons théoriques et d'écoles de pensées diverses se sont accordés sur des consensus minimaux quant à la manière de faire de la sociologie, situation sans précédent. Il semble que pour la première fois de son histoire, la

91 Elizabeth Hanselmann-Teissier, Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés post-modernes, op. cit.

92 Bernard LAHIRE, « Une astrologue sur la planète des sociologues ou comment devenir docteur en sociologie sans posséder le métier de sociologue ? », dans Barnard LAHIRE, l'esprit sociologique, op.cit.,p. 351-387.

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sociologie scientifique peut prétendre être unifiée autour de cadres, de normes, de paradigmes, de règles et de capitaux scientifiques dont leur potentiel heuristique n'est plus à démontrer.

Toutefois, pour Houdeville (2007) cette avancée scientifique n'exonère pas la profession d'un système de croyances professionnelles qui ne sont pas sans conséquences sur la définition octroyée au métier :

« Les réactions des nouveaux entrants éclairent d'une façon que nous croyons significative cet « intérêt » à refuser d'inclure dans la « profession » de sociologue certains usages, d'exclure hors de ce qui fait le sérieux de la discipline certaines pratiques inféodées à d'autres logiques, d'autres espaces [que la science], d'écarter tout ce qui n'est pas très présentable, bref d'établir une ligne de démarcation entre un exercice du métier de sociologue non légitime du point de vue des caractéristiques qui les définissent, des propriétés qui sont les leurs. C'est tout un contexte, aboutissement d'une longue histoire, qui se trouve en vérité être au principe de leur prise de position. A ceux qui ont leur carrière devant eux, s'impose la nécessité de produire et de contribuer à reproduire le cadre d'exercice de leur métier qui correspond aux capitaux spécifiques qu'ils ont acquis [...J. Dans cet univers, on peut dire que la sociologie [...J peut compter actuellement sur des représentants très fortement disposés à la défendre dans son autonomie difficilement conquise et toujours à produire » (Houdeville, 2007 : 301-302).

Dans une telle configuration, il serait étonnant que le segment académique s'attarde sur la dimension appliquée des savoirs ou au développement d'un modèle de praticien. Car il est possible que ce tournant soit perçu comme une menace de « déprofessionnalisation » (Heilbron, 1984) de la sociologie scientifique chèrement conquise aux yeux de ceux qui la servent, farouchement enclins à la défendre. Possible donc, que la manière légitime de déclarer les débouchés, les savoirs ou les pratiques servent avant tout à la reproduction de ce corps et à la perpétuation de son fonctionnement.

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire