WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Esquisse d'une sociologie des sociologues


par Florian Bertrand
Université de Poitiers - Master 2018
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

Conclusion

Pour conclure ce mémoire, nous souhaitons relever les principaux apports, limites et prolongements possibles de cette recherche. De manière générale, les analyses de ce travail permettent d'y voir plus clair quant au devenir des diplômés de sociologie d'un niveau master, en réinscrivant cette question dans les mutations récentes qui touchent la discipline. Ces deux aspects semblent être liés puisque dans un contexte d'explosion des flux de certifiés, nous interrogions la possibilité que la sociologie entre dans une nouvelle étape de professionnalisation destinant les diplômés à oeuvrer de plus en plus en dehors du secteur public. Nos résultats indiquent qu'effectivement, le panel des horizons professionnels de ces diplômés ne se cantonnent plus aujourd'hui au monde de la recherche et de l'enseignement.

Notre travail donne du crédit à des travaux de sociologues des professions qui stipulent qu'aujourd'hui, la sociologie peut se décliner à travers 3 postures professionnelles : le chercheur, l'enseignant et le praticien. En reconstruisant les trajectoires d'insertion des diplômés, on s'aperçoit qu'un taux non-négligeable oeuvre professionnellement dans le secteur privé dans des champs tels que la production d'études appliquées, la formation d'adultes, le conseil en développement local, en entreprise... Ces agents que nous qualifions de « praticiens » qui détiennent un haut niveau d'études en sociologie, sont conduits dans leurs emplois non pas à faire de la science mais à réaménager le savoir disciplinaire dans leurs activités. Alors qu'historiquement la discipline s'est professionnalisée à travers son segment académique et par la pratique scientifique du métier, le « tournant praticien » semble conduire inexorablement de plus en plus de diplômés à constituer un segment professionnel différent plus orienté vers l'application du savoir à des fins utilitaristes et pratiques. Leur posture professionnelle peut se caractériser par un double ancrage : à la fois dans le milieu professionnel et dans la tradition sociologique. L'utilisation du savoir disciplinaire peut recouvrir plusieurs formes et est à pondérer avec la singularité de chaque conjecture professionnelle. Mais schématiquement, nous avons relevé que l'usage que font ces professionnels de la sociologie oscille entre une pratique d'expertise et une sociologie publique. Fréquemment ces praticiens sont conduits à user de la sociologie dans le cadre de « diagnostics » qui sont des études comportant des visées opératoires. Alors que les sociologues scientifiques s'attachent à expliquer les causes d'un phénomène, les recherches praticiennes, ancrées dans une relation avec un commanditaire, s'attachent avant tout à « décrire » leur objet dans une perspective de résolution de problèmes, de changement et d'une recherche d'efficience et d'efficacité.

170

Néanmoins, notre recherche montre que leur démarche « sociologique » ne s'arrête pas là. Les expériences professionnelles rapportées par ces agents dénotent qu'en règle générale, ils ne conduisent pas l'action mais l'accompagnent, coconstruisent et conseillent. Ils cherchent à initier une relation dialogique avec les publics avec qui ils sont en contact et ont en toile de fond l'exercice démocratique. Ils tentent de créer l'émergence d'un débat public à travers lequel la dynamique de changement s'opérera. Dans des espaces régis par des logiques de pouvoir, les praticiens à travers leur autorité professionnelle (technique ou hiérarchique) adoptent une posture d'extériorité à partir de laquelle ils feront circuler l'information, faciliteront la confrontation et l'échange entre différents partis directement concernés par l'action politique93. Ils endossent alors un rôle de « passeur » ou de médiateur qui aident les agents en présence à clarifier les enjeux et favorisent le débat, le consensus, la négociation... En somme, ces praticiens semblent sollicités dans leurs activités à contribuer par leur analyse à l'élucidation de problèmes sociaux et à la mise en place de dispositifs institutionnels adaptés sans rompre inéluctablement avec la tradition critique de la discipline.

Le second résultat important de ce mémoire concerne l'insertion professionnelle des diplômés. Alors qu'il existe un discours politique ambiant qui prétend que la sociologie serait une usine à chômeurs, notre enquête montre que cette assertion est loin d'être vraie. Les diplômés n'éprouvent pas de difficultés à obtenir un emploi suite à leurs études néanmoins, ils accèdent difficilement à une activité professionnelle stable et à une rémunération à la hauteur de leur niveau d'études. Tout cela peut s'expliquer notamment par l'histoire de l'institutionnalisation de la discipline encore récente (60 ans) et par sa faible reconnaissance sur le marché de l'emploi. Notre enquête montre que les diplômés, face à ces « contrariétés » socio-économiques adoptent des stratégies d'insertion qui sont structurées par leur socialisation familiale. Dans le cadre de notre recherche, nous avons observé que les logiques d'insertion se déploient avant la fin des études, dès que les diplômés se présentent face à la bifurcation à l'entrée du master entre une voie recherche et une voie professionnelle. Nous avons constaté que les agents qui avaient baigné dans une socialisation populaire et technocratique sont plus disposés à s'orienter vers la voie professionnelle alors que les diplômés originaires des classes moyennes dites « intellectuelles » s'orientent majoritairement vers les voies recherches. Les agents de milieux populaires, développent une disposition profonde, un « goût du nécessaire » qui se réactualise face à la bifurcation du master et qui les dispose à s'orienter vers la voie professionnelle perçue comme plus sécurisante, permettant d'accéder plus rapidement à

93 Qu'il faut entendre par l'exercice du pouvoir.

171

l'emploi. Les « technocrates » quant à eux, par leur socialisation familiale, développent des dispositions que nous qualifions de « pragmatiques » les conduisant à rechercher des emplois à fort prestige et fortement rémunérés ; pragmatisme qui les dispose à s'orienter vers la voie professionnelle pour vendre leur opérationnalité sur le marché. Contrairement aux « intellectuels » qui développent des dispositions que nous qualifions de « cognitives » par lesquelles ils cherchent sans cesse à accumuler le capital culturel sur lequel repose leur réussite sociale ; disposition qui structure leur orientation vers la voie recherche. Tout cela n'est pas sans incidence sur le devenir professionnel des enquêtés car la spécialité du master impacte significativement l'insertion : les diplômés de la voie professionnelle s'orientent plus vers les emplois de praticiens et ceux de la voie recherche vers les métiers de l'enseignement et le doctorat. Ce qui affecte le renouvellement du corps des enseignants-chercheurs puisque l'entrée en thèse - étape nécessaire pour postuler à ces emplois- est fortement marquée socialement. Majoritairement, les doctorants ont baigné dans une socialisation liée à l'enseignement et dans une culture légitime inhérente au secteur public ou parapublic.

Le 3ème volet des principaux résultats de ce mémoire relève de l'étude du rapport que ces diplômés entretiennent avec leur discipline. Cette relation a été étudiée à travers une approche compréhensive, essentiellement à travers deux dimensions : l'utilité perçue du savoir sociologique et les modes d'identification légitimes à la figure du sociologue. Concernant les intérêts de la connaissance perçus, cette question semble être très débattue au sein du champ sociologique. Un travail à partir de l'ouvrage « A quoi sert la Sociologie ? » (Lahire, 2002) nous a permis de dresser 3 idéaux types : l'art pour l'art, l'engagement critique et l'interventionnisme. Dans les entretiens que nous avons menés, même si l'on retrouve toutes les considérations typiques, les diplômés rapportent majoritairement un discours qui retranscrit ce que Lahire (2002) qualifie d'idéologie professionnelle de « l'art pour art » : croyance en laquelle le sociologue sert uniquement à produire des vérités scientifiques sur le monde social en adoptant une posture neutre, détachée de toute forme d'engagement. Cette conception semble fortement promue au travers de la matrice de formation par le concept de « neutralité axiologique » que les diplômés invoquent pour décrire la posture professionnelle légitime du sociologue. Cela les conduit à percevoir l'engagement comme un écueil à la connaissance, un ancrage idéologique qu'il faut mettre de côté pour prétendre à une meilleure objectivité.

Concernant la légitimité à s'identifier sociologue, en l'absence de titre officiel, notre enquête montre que c'est avant tout l'appartenance professionnelle à la science et à ses institutions qui suscite le sentiment d'être sociologue. Dans les représentations, la consécration

172

de la thèse octroie le statut mais dans les faits, lorsque l'on demande à des docteurs qui ne pratiquent plus la recherche, ils ne se sentent pas légitimes à s'identifier comme sociologue. C'est donc avant tout la pratique de la recherche et l'ancrage dans ce milieu professionnel qui confèrent la légitimité de sociologue.

Nous souhaitons maintenant évoquer les limites de ce travail. Une première insuffisance à soulever concerne les tailles d'échantillons de l'enquête Génération 2010 qui se révèlent faibles par rapport aux critères de significativité communément admis dans le champ. A l'avenir, il conviendrait d'effectuer nos analyses sur la base d'échantillons plus conséquents.

Une autre limite que nous voulons pointer concerne la manière dont nous avons apprécier la socialisation familiale, uniquement à travers les CSP des parents ce qui peut laisser place à beaucoup d'inférences. Dans le cadre d'une poursuite de cette étude, il conviendrait d'aller à la rencontre de la famille des diplômés pour reconstruire de plus près leur mode de socialisation familiale et étudier si les dispositions que nous avons relevées se retrouvent chez leurs proches.

Par ailleurs, nous n'avons pas assez insisté au cours de ce mémoire sur le fait que la sociologie est et reste une discipline subalterne au sein du champ académique. Il faudrait à l'avenir prendre plus en compte ce facteur qui n'est sans doute pas sans incidence quant aux problèmes que nous avons soulevés. De plus, il n'y a de sociologie que de la comparaison, alors cette étude mériterait d'être prolongée en comparant les parcours de diplômés sociologues avec des certifiés en provenance d'une autre discipline.

D'autre part, il nous semble important de préciser qu'il faut être prudent quant à l'effet « totalisant » que peut susciter notre étude qualitative. Il faut insister sur le fait que la sociologie est loin d'être une discipline homogène quant à ses savoirs, ses écoles de pensées, ses méthodes... Dès lors il faut être vigilant sur la portée généralisatrice de nos résultats et à l'avenir travailler sur les divergences qui existent au sein même du champ sociologique.

Enfin, nous avons évoqué succinctement l'importance des jugements professoraux dans la construction de la vocation et plus largement, de son poids sur les orientations d'insertion. Néanmoins, nous n'avons jamais évoqué la question des écarts de performances et leurs causes. Des travaux montrent que la culture sociologique est fortement attachée à celle des lettres (Lepeinies, 1994) et que les inégalités face au scriptural sont fortement marquées socialement (Lahire, 2008). Il conviendrait alors d'élargir la question de la vocation et plus largement, de la reproduction du corps des enseignants-chercheurs, aux inégalités relatives à la réception du savoir sociologique.

173

Dans ces dernières lignes, nous souhaiterions exhorter les sociologues à se pencher sur la question du devenir professionnel des agents qui ponctuent la discipline. Nous n'avons pas l'intention de rentrer dans un débat sur les intérêts d'évoluer vers une professionnalisation plus appliquée ou de maintenir l'orientation scientifique vers laquelle s'est orientée la sociologie. Nous souhaitons simplement insister sur l'importance du contexte social qui touche la discipline qui de gré ou de force, conduit à une nouvelle forme de professionnalisation. L'indifférence polie dont semble faire l'objet cette question et la dépréciation de ces nouvelles pratiques ne risquent-elles pas à l'avenir de nuire à l'assisse scientifique de la sociologie chèrement conquise ou à sa crédibilité ? L'affaire récente qui concerne Jean-Claude Kauffmann ne résulte-t-elle pas d'un désintéressement des sociologues pour cette question ? Il y aurait tout intérêt à travailler sur les clivages internes de la profession, à reconnaître la diversité des segments et à songer à des consensus minimaux sur ce que doit être une sociologie praticienne. D'autant plus que les différents segments semblent nouer des formes d'interdépendances et que les praticiens, au contact de divers publics participent à faire reconnaître la discipline dans le « champ de production large » (Bourdieu, 1979).

174

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Le don sans la technique n'est qu'une maladie"