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Dégénérescence morale: Une étude comparative de Gabriel Gradère et De Ferdinand Bringuet dans Les Anges Noirs de François Mauriac et La Retraite aux Flambeaux de Bernard C lavel

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par Virginie Blanche NGAH
Université Yaoundé I - Maà®trise en Lettres Modernes Françaises (Option Littérature) 2007
  

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CHAPITRE I :

INSTANCES NARRATIVES

ET FOCALISATIONS

L'oeuvre romanesque est spécifique à chaque auteur, mais a ceci de particulier qu'elle est une littérature qui raconte toujours ; d'où l'utilisation permanente de la narration. De ce fait, cette première partie de l'analyse va déterminer qui sont les narrateurs dans ces textes, et de quels foyers sont perçus les faits qui y sont relatés.

De manière générale, la narratologie dans sa présentation systématique des voix et perspectives narratives, utilise souvent un registre métaphorique où l'on trouve des expressions telles que : voix ou instances d'une part, et vision, point de vue ou focalisation d'autre part. Ces termes prêtent souvent à confusion au niveau des compétences entre le perceptif et le cognitif, ou encore entre le voir et le savoir. Pour établir une différenciation, il convient donc de répondre aux questions suivantes en les distinguant bien l'une de l'autre : À qui appartient la voix qui parle dans le texte ?  Qui est-ce qui voit dans le texte ? À ces questions, certains pourraient répondre que c'est l'auteur du texte ; et cela peut s'expliquer par le fait que les propos et les actes posés par les personnages sont souvent très proches sinon identiques aux situations vécues par des personnes réelles. C'est dans ce cadre que Woolf fera cette remarque à tous les lecteurs invétérés : 

Si vous pensez à ces livres, vous pensez immédiatement à quelque personnage qui vous a semblé si réel [...] qu'il a le pouvoir de faire penser non seulement à lui-même, mais à toutes sortes de choses vues à travers lui - à la religion, à l'amour, à la guerre, à la paix, à la vie familiale, à des bals de province, à des couchers de soleil, à des levers de lune, à l'immortalité de l'âme. 22(*)

C'est exactement ce qui se passe avec Gabriel et Ferdinand, et pour éviter ce trouble, Todorov définit le narrateur en donnant son rôle. Pour lui, ce conteur incarne les principes à partir desquels sont portés des jugements de valeur. C'est lui qui dissimule ou révèle les pensées des personnages ; il a la possibilité d'opérer aussi des choix entre le discours direct et le discours transposé, entre l'ordre chronologique et les bouleversements temporels. Cela conduit immanquablement au problème de la voix narrative ; et les degrés de présence de ce raconteur varient selon qu'il se trouve ou non dans l'histoire qu'il narre. Des théoriciens tels que Todorov, Pouillon et Genette ont abordé ce problème et le dernier affirme à ce propos que : [dans] tout récit, le statut de narrateur [est défini] à la fois par son niveau narratif (extra ou intra-diégétique) et par sa relation à l'histoire ( hétéro-ou homo-diégétique)23(*) 

Toute diégèse implique soit un narrateur homodiégétique, soit un narrateur hétérodiégétique. Le premier parle d'une histoire dans laquelle il se trouve présent, tandis que le second fait un récit, sans y être impliqué. Par ailleurs, lire ne donne pas seulement des informations sur les faits présentés, mais aussi sur la manière dont ceux-ci sont perçus par le narrateur : on parle alors de point de vue ou focalisation. Il est à souligner que cette focalisation diverge en fonction des récits, et c'est Goldstein qui donne l'attitude à adopter face à une situation qui semblerait ambiguë :

Devant chaque oeuvre, le lecteur doit se demander sous quel angle les faits sont vus. La vision est-elle unique ou bien varie-t-elle au cours de la narration et dans quel but ? Quelle influence le choix d'un point de vue exerce-t-il sur la narration ? Le scripteur a-t-il respecté les limites imposées par son choix et, en définitive, le point de vue paraît-il adapté au sujet ?24(*)

Ce point de vue ou ``aspect'' pour parler comme Todorov, se détermine par la vision qui nous en est donnée ; et il est possible d'avoir plusieurs types de focalisations dans un seul et même texte. Dans des analyses faites à ce sujet, Valette a recensé trois types de focalisations qu'il a présentés sous forme de tableau. Pour le résumer, cette notion de point de vue que les anglo-saxons, Brooks et Warrens, appellent Focus of narration25(*), désigne simplement le foyer narrationnel, le lieu d'observation où le narrateur se tient pour voir les événements racontés. On parlera alors de focalisation externe ou interne et de focalisation zéro, selon les textes.

La focalisation est dite externe lorsqu'une perception est assez objective ; ce qui restreint le champ de vision. Dans ce cas, les lieux d'action, les événements, les paysages et autres renseignements sont appréhendés de l'extérieur, raison pour laquelle Pouillon parle de  ``vision du dehors''.

Elle est dite interne quand les événements sont perçus par un personnage du récit, et ceci de façon subjective ; on parle alors avec Pouillon de vision par dedans.  Ce type de focalisation fait habituellement une restriction du champ d'observation en la conscience d'un ou de plusieurs protagonistes ; et dans ce cas, on peut avoir des relais de parole. Dans Figure III, Genette la subdivisera en trois sous-types :

- Focalisation interne fixe, où il existe un narrateur unique.

- Focalisation interne variable, où on a plusieurs narrateurs.

- Focalisation interne multiple, où il y a évocation ou rappel d'un même événement, perçu selon des points de vue différents.

Après ces deux types de perspectives narratives, on a la focalisation zéro, où le récit est dit non focalisé. Ici, l'angle de vue est illimité et le narrateur sait tout sur tout le monde. Il a la pleine connaissance de n'importe quel événement et, plus qu'aucun personnage, il est doté du pouvoir d'omniscience et bien souvent de celui de l'ubiquité. La différence entre Dieu et lui est quasiment nulle, ce qui a fait dire à Genette qu'il a le  regard de Dieu  alors que Pouillon parle de vision par derrière. On a l'impression que ce narrateur est une ombre de chaque personnage ; il sait tout et révèle tout : les sentiments, les rêves et les pensées les plus intimes. Il ravive le passé, parle du présent et prédit même l'avenir. Avec une telle connaissance, il ne pouvait être assimilé qu'à Dieu.

Les notions de voix narrative et de focalisation distinguées, celles-ci vont à présent être illustrées dans ces textes de Mauriac et Clavel.

I-1- Instances narratives dans Les Anges noirs et La Retraite aux flambeaux

L'analyse de la narration dans ces textes nécessite au préalable l'étude du statut du narrateur, selon qu'il se trouve ou non dans l'histoire. C'est la voix de ce dernier qui présente les faits et les personnages ; et connaître son statut permet de déceler le degré de son adhésion à l'histoire qu'il raconte.

Le pronom personnel Je est l'expression qui ouvre le roman de Mauriac. Dans le prologue qui est une confession, on se rend compte que celui qui parle est en fait un personnage que l'on pourrait appeler personnage-narrateur. Gabriel Gradère, puisqu'il s'agit de lui, est considéré comme tel, puisqu'il parle de sa vie. Cette déduction peut se justifier par le fait que  le personnage-narrateur, lui, n'existe que dans sa parole. Plus exactement, le narrateur ne parle pas, comme le font les protagonistes du récit, il raconte.26(*) On est alors mieux outillée pour marquer la différence entre ce personnage qui est un relais de parole et le narrateur même du récit. En effet, quelques pages plus loin on constate que le narrateur assume pleinement sa fonction. Dès cet instant on voit apparaître le pronom personnel il qui désigne le personnage central qui, au départ, jouait le rôle de narrateur.

Après lectures, nous pouvons donc parler d'instances narratives à deux niveaux dans Les Anges noirs. Tout d'abord, la présence de l'indice de la première personne qui parle dans le texte : le Je qui surgit et s'approprie l'énonciation démontre que cette voix est bien dans l'histoire. Si on le considérait comme narrateur, ce personnage serait certainement un narrateur homodiégétique puisqu'il parle de lui-même. Plusieurs indices de subjectivité penchent en faveur de cette voix qui à ce niveau, est celle de Gabriel Gradère, et le texte livre une abondante deixis personnelle matérialisant la présence de ce personnage. Les premières personnes du singulier et leurs substituts (Je, me, moi), trahissent bien l'implication directe de Gabriel dans l'intrigue ; tandis que (vous, vos, votre) montrent qu'il s'adresse à une tierce personne qui n'est autre que l'abbé Forcas à qui est destinée cette confession écrite. Pour confirmer cette hypothèse, le nous qui équivaut à (Je + vous), vient corroborer cette idée dans ses propos : Je jurerai que vous ne serez pas surpris par le déroulement de ma vie. [...] rien ne nous sépare : ni votre vertu, ni mes crimes ! Pas même votre soutane que j'ai failli porter, pas même votre foi [...].27(*)

Cependant le véritable narrateur des Anges noirs n'entre en jeu qu'après le prologue, et l'on constate très vite qu'il n'est nullement impliqué dans le récit qu'il déroule. Il commence par le terme à connotation impersonnelle l'homme, expression qui sera reprise durant tout le texte par le pronom personnel il qui est une non-personne dans la narration : L'homme posa son stylo, relut ce qu'il venait d'écrire, se leva. Il était vêtu d'une robe de chambre de soie bleue, déchirée et tachée.28(*) Par conséquent, il est clairement établi que Gabriel n'est pas le narrateur du récit parce que le narrateur relate une histoire dans laquelle il est absent. Ceci fait de lui un narrateur omniscient qui a toutes les informations sur chacun, et même sur Gabriel qu'il emploie comme relais de parole.

C'est également le cas pour le narrateur de La Retraite aux flambeaux qui commence son propos par : Les gros volets de bois [...] sont fermés29(*). Dans ce roman, ce qui frappe d'entrée de jeu est le ton de la narration qui est au constat. Les événements sont relatés d'un point de vue purement objectif. Celui qui parle est un narrateur omniscient comme dans le roman de Mauriac. En réalité, le conteur dans La Retraite aux flambeaux se trouve lui aussi hors de l'histoire qu'il relate. Il s'agit là d'une voix qui présente les choses de manière détaillée et placide. Pour cela elle utilise la troisième personne du singulier comme dans ce propos :

Les gros volets de bois dont la peinture s'écaille sont fermés. Derrière, Ferdinand Bringuet a placé un escabeau double dont il se sert au jardin pour tailler les arbres et cueillir les fruits. Il se tient dessus, l'oeil collé au petit trou en forme de coeur, qu'il dégage en soulevant le papier noir qu'il a cloué30(*).

C'est un narrateur qui sait tout, bien que les volets de la maison de Ferdinand soient fermés et que ce dernier soit dans l'ombre.  La présence d'indices, qu'ils soient de personne, de temps ou de lieu, est quasiment nulle. Par ailleurs, les déictiques traduisant la présence ou l'implication de ce narrateur dans le récit n'existent pas. Il est donc hétérodiégétique étant donné qu'il reste détaché de l'histoire. Présent au début du récit, on le retrouve deux ans après, soutenu de temps à autre par des relais de parole. Il connaît les pensées de Ferdinand, il revit certains souvenirs avec lui et possède la pleine connaissance de son passé. C'est pour cela qu'il peut affirmer que : Ferdinand ne pense pas vraiment, mais il est habité par des souvenirs d'autrefois.31(*)

Signalons dans la même foulée qu'en alternant les styles direct, indirect et indirect libre, la narration dans les deux récits utilise abondamment les trois points de suspension pour exprimer les silences, la menace, l'étonnement, la stupéfaction, l'inquiétude et même l'anxiété. Cette ponctuation marque aussi l'inachèvement d'un propos, et laisse ainsi au lecteur le soin d'en deviner la suite :

Jérôme ! Vous avez pas vu Jérôme ?

Les gens la regardent l'air étonné. Certains disent :

- On l'a vu...

- Il est par là [...]

- Jérôme !... Jérôme! [...]

- Jérôme, vite...Il est pas bien ...Vite...Vite !32(*)

Dans le roman de Mauriac, en plus de la deixis personnelle, l'énonciation donne aussi à voir les adjectifs démonstratifs ce et cette. Ceux-ci agissent comme déictiques spatio-temporels pour situer le personnage dans un lieu, à l'instant précis de sa déclaration. Ces démonstratifs certifient ainsi que la voix se trouve en présence de ce dont elle parle : Je vais m'efforcer [...] sans donner aucun prétexte à l'ange que vous êtes de déchirer ce cahier [...] vous avez exigé une vue d'ensemble de ce destin ; [...] cette histoire a de quoi fortifier votre foi.33(*)

Dans le même ordre d'idées, nous pouvons aussi énumérer quelques verbes d'opinion qui apparaissent dès la première ligne du texte, et qui marquent la forte adhésion de Gabriel Gradère à son énoncé : Je ne doute point, monsieur l'abbé, de l'horreur que je vous inspire [...] s'il existe au monde un homme à qui je souhaiterai de m'ouvrir, c'est à vous.34(*)

La syntaxe est un fait à prendre également en compte. Dans Les Anges noirs, les phrases sont quelques fois longues et parfois complexes. Cette longueur peut s'interpréter comme un débit rapide de la parole ou une volubilité qui marque le désir de se libérer pour soulager sa conscience. C'est une tentative de justification des actes de Gabriel Gradère qui veut paraître franc et honnête aux yeux du curé. On le voit dans sa confession, s'attelant à se justifier devant le jeune prêtre Forcas. Gabriel sollicite la compréhension et peut-être même l'assentiment de ce dernier, même s'il ne le dit pas clairement :

S'il vous est arrivé jamais de recevoir la confession de toute une vie, vous ne vous êtes pas contenté d'une sèche nomenclature de crimes ; vous avez exigé une vue d'ensemble de ce destin ; vous en avez suivi les lignes de faîte ; vous avez projeté de la lumière dans les plus sombres vallées. Eh bien ! Moi qui ne souhaite pas de vous une absolution, qui ne crois pas à votre pouvoir de remettre les péchés - sans l'ombre d'une espérance, je m'ouvre à vous jusqu'au tréfonds. 35(*)

Dans La Retraite aux flambeaux par contre, le ton est haletant et celui-ci est exprimé par des phrases simples et courtes. Cela traduit bien l'angoisse, l'anxiété et le suspens qui prévalent tout au long de l'intrigue. C'est également en cela que le récit devient captivant, car la description des actions est faite d'une manière si vivante que l'on a l'impression d'être en présence d'une mise en scène cinématographique : 

 Le moteur gronde. On entend des cris. Des ordres secs puis le camion s'éloigne et c'est le silence presque total. Les trois hommes demeurent un moment tendus. Ils perçoivent le pas de Maria qui, elle aussi, avait dû aller jusqu'à la porte pour essayer de deviner ce qui se déroulait en face. D'une voix enrouée, Joseph dit : à présent, Ferdinand, faut y aller. Le mieux c'est que tu lui passes un bout de corde autour du cou. Par derrière, vous serrez un bon coup. Avec la poigne que vous avez, ça fera pas un pli. 36(*)

De façon générale, la voix narrative s'exprime par le style indirect pour  viser un seul but : rendre ce récit le plus objectif possible. Cela amène aussi à penser au type de focalisation qui peut exister, car cette instance qui parle, raconte ce qu'elle observe d'un certain foyer narrationnel.

I-2- La vision dans Les Anges noirs et La Retraite aux flambeaux

Si le narrateur et le point de vue peuvent se confondre, il convient alors de se demander à partir de quel foyer le narrateur regarde les événements qu'il relate, et quelle vision il a des faits qu'il présente. Pour commencer, il faut relever le fait que l'on peut retrouver plusieurs types de focalisations dans un même texte. Cependant, rechercher la perspective dans laquelle les informations sont livrées, c'est regarder de manière globale comment celles-ci sont données ; la vérité étant que  les faits qui composent l'univers fictif ne nous sont jamais présentés « en eux mêmes », mais selon une certaine optique, à partir d'un certain point de vue. 37(*)

La lecture des Anges noirs laisse voir deux foyers d'observation différents. Dans ce cas, Todorov précise que : Deux visions différentes du même fait en font deux faits distincts. Tous les aspects d'un objet se déterminent par la vision qui nous en est offerte.38(*) Le prologue de ce roman présente un récit homodiégétique à focalisation interne que Pouillon appelle la vision avec, en ce sens que la perception se resserre autour du regard du personnage central. Gabriel parle de sa propre histoire, par conséquent, ce regard est empreint de subjectivité, puisqu'il ne saurait voir les événements de façon impersonnelle. L'impression nette qui se dégage au premier abord du texte est celle d'un récit autobiographique. En outre, l'on se rend compte qu'au cours du récit que fait le narrateur, François Mauriac gomme de temps à autre sa présence, et laisse directement  la parole aux personnages eux-mêmes :

C'était un matin de la semaine sainte...Un moment de ma vie où je n'ai pas fait le mal, monsieur l'abbé, où j'ai fait le bien où j'ai retenu cette âme au bord du désespoir...malgré moi, sans doute, malgré moi...Malgré un autre aussi. [...]

- Tu crois me connaître...tu ne sais pas ce dont je suis capable...(comme si j'eusse voulu, comme s'il avait fallu qu'Adila devînt ma femme en connaissance de cause).

- Comment ne le saurai-je pas ? Elle posa cette question d'une voix sourde où je crus sentir du dégoût. Ma colère se réveilla.

- Tu ne seras pas si fière quand ce sera fait. 39(*)

Cependant, tout porte à croire que le point de vue dominant est le point de vue de Dieu, c'est-à-dire la focalisation zéro. Le texte livre en effet une vision par derrière des personnages, et donne ainsi à voir une perception faite par une conscience panoramique et omnisciente. Toute la vie du personnage est connue, son passé, son présent et même son futur. Cela se dénote nettement dans cet extrait où le narrateur fait commente un dialogue entre Gabriel et Mathilde:

 - Toi qui te vantes de le connaître, ma pauvre Mathilde ! J'en sais plus long que toi. Et pourtant je ne suis arrivé que d'hier soir... [...]

- Oh ! Je me doute bien de ces choses !

Elle mentait : elle ne savait pas de quoi cet individu voulait parler. Pour lui, il s'apercevait qu'elle souffrait et cette douleur éveillait la sienne, sans que la sympathie y fût pour rien. Dans cette chambre d'Adila, vingt années plus tôt, il avait dû se démasquer devant Mathilde, elle avait découvert enfin l'homme qu'il était. Il se souvint du bruit sourd de son corps quand elle s'était évanouie derrière la porte. Aujourd'hui, c'est pour Andrès qu'elle se tourmente. Non, il n'est pas jaloux d'Andrès ; simplement, il aurait voulu rejoindre Mathilde dans le souvenir amer de ce qui avait été....40(*)

À travers ce morceau choisi où les faits sont décrits objectivement, il apparaît nettement que cette focalisation est omnisciente ; et vu la répartition du récit, elle est dominante dans toute l'oeuvre.

Parallèlement, l'oeuvre de Clavel présente pareillement un point de vue qui est celui de Dieu. Comme dans le premier texte, le narrateur est supérieur au personnage, parce qu'il en sait plus long que chacun d'eux. Son champ de vision est si étendu qu'on le retrouve deux années plus tard après la guerre. En plus de cela, il possède le don d'ubiquité et se retrouve à la fois, sur la place du village où il présente Maria cherchant Jérôme, et à la maison où il décrit Ferdinand troublé et agité :

 Elle bouscule tout le monde, scrute les visages et continue d'appeler d'une voix qui n'en peut plus :

- Jérôme !...Jérôme !

[...] l'enfant l'entraîne vers la terrasse du café Bonniro. Jérôme est attablé, avec d'autres gens du village. Maria crie :

- Jérôme, vite...Il n'est pas bien...vite...Vite ! Jérôme se lève et les autres aussi. [...]

Dans le jardin, Ferdinand s'est dirigé aisément car la clarté du feu d'artifice arrive jusque là. Il a contourné la maison en grognant.

- Les salauds, faut qu'y tirent sur tout ce qui bouge.

À présent, il descend l'escalier de la cave et essaie d'ouvrir la porte. 41(*)

Ce phénomène est tout aussi visible dans l'oeuvre de Mauriac où le narrateur présente simultanément Gabriel et l'abbé, au même moment, mais en des lieux différents :

Jamais il n'avait éprouvé dans la chambre d'Adila cette chaleur d'une présence invisible qui le terrifiait à Paris [...] La lune déclinait le brouillard couvrait la campagne. Sauf Gabriel Gradère, quel être vivant, dans Liogeats, n'était assoupi ?

Un autre veillait dans le presbytère lépreux, bien que ces yeux fussent fermés. Autour du lit de fer pliant, la lune éclairait le désordre d'une chambre vaste et nue.42(*)

En fin de compte, les deux récits du corpus présentent un narrateur dont le statut est hétérodiégétique. Ces narrateurs ont de très grandes capacités : celles de tout savoir sur les personnages et d'être à plusieurs endroits au même instant. Concernant la vision des événements, c'est la focalisation zéro qui prévaut dans les deux intrigues. Le regard est celui de Dieu, le foyer narrrationnel est dans les deux cas tellement, étendu qu'on ne doute pas des pouvoirs d'omniscience et d'ubiquité détenus par celui qui voit. Il a tout vécu, le passé ainsi que l'avenir des personnages qu'il décrit dans le présent. On comprend par là qu'une perception nous informe [à la fois] aussi bien sur ce qui est perçu que sur celui qui perçoit43(*). Et c'est justement cette perception qui permet de comprendre non seulement qu'il s'agit de la focalisation zéro, mais elle facilite également l'appréciation de ces personnages qui sont étudiés, et que les narrateurs peignent dans ces romans.

* 22 V. Woolf, L`Art du roman, op.cit., P. 51.

* 23 G. Genette, Figures III, Paris, Editions du Seuil, 1972, p.203.

* 24 J.-P. Goldstein, Pour lire le roman, Paris, Duculot, coll. « Louvain la neuve », 1983, p.37.

* 25 C. Brooks et P. warrens, Understanding fiction, New-York, 1943, cités par G.Genette, dans Figures III, op.cit., p. 206.

* 26 T. Todorov, Qu'est-ce-que le structuralisme? , op.cit, p.66.

* 27 F. Mauriac, Les Anges noirs, Paris, Grasset, 1936, p.7.

* 28 Ibid., p. 51.

* 29 B. Clavel, La Retraite aux flambeaux, Paris, Albin Michel, 2002, p. 5.

Toutes nos citations seront tirées de ces éditions qui désormais seront désignées par L.A.N. pour Les Anges noirs et R.A.F. pour La Retraite aux flambeaux.

* 30 B. Clavel, R.A.F., p. 13.

* 31 Ibid., P.100.

* 32 Ibid., pp.118 -119.

* 33 F. Mauriac, L.A.N., pp.7-8.

* 34 Ibid., p.1.

* 35 Ibid., pp.7-8.

* 36 B. Clavel, R.A.F., p.73.

* 37 T. Todorov, Qu'est-ce que le structuralisme ? , op.cit., p.56.

* 38 F. Mauriac, L.A.N., p.57.

* 39 F. Mauriac, L.A.N., pp. 27-28.

* 40 Ibid., p.109.

* 41 B. Clavel, R.A.F., p.120.

* 42 F. Mauriac, L.A.N., p.78.

* 43 T. Todorov, Qu'est-ce-que le structuralisme ? op.cit., p.58.

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"Ceux qui rĂªvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rĂªvent de nuit"   Edgar Allan Poe