WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Christiania : micro-société subversive ou "hippieland" ?

( Télécharger le fichier original )
par Félix Rainaud
Université de Poitiers - Master 1 Sociologie 2012
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

2.3.2 Un espace stigmatisé

« Les effets de la stigmatisation territoriale se font aussi sentir au niveau des politiques publiques. Dès lors qu'un lieu est publiquement étiqueté comme une « zone de non-droit » ou une « cité hors-la-loi » et hors la norme, il est facile aux autorités de justifier des mesures spéciales, dérogatoires au droit et aux usages, qui peuvent avoir pour effet - sinon pour objectif - de déstabiliser et de marginaliser plus encore leurs habitants, de les soumettre au diktat du marché du travail dérégulé, de les rendre invisibles, ou de les chasser d'un espace convoité ».

(Loïc WACQUANT 2007 : 22)

La stigmatisation peut se définir comme l'exclusion associée à un sentiment péjoratif, une connotation de dévalorisation, au moins aux yeux du « stigmatisateur ». Dans le cadre de Christiania, la stigmatisation a été un instrument politique utilisé par tous ses adversaires.

Autrement dit, une image négative du freetown a été diffusée dans les médias et à travers les discours des partis politiques afin d'arriver à atteindre un objectif : sa fermeture. Un effet de la stigmatisation territoriale sur Christiania a aussi été « d'exacerber les pratiques de différenciation et de distanciation sociales internes qui contribuent à diminuer la confiance interpersonnelle et à saper la solidarité locale » (WACQUANT, 2007a : 188). En effet, en imposant une pression constante sur Christiania (en particulier sur la question de la drogue), les autorités ont ainsi cristalisé davantage les tensions internes.

Pour continuer avec les théories de Loïc Wacquant, Christiania a souffert de l'image d'être « consigné dans un territoire clos, réservé et inférieur, lui-même dévalorisé par son double statut de réserve raciale et d'entrepôt pour les rebuts humains des couches les plus basses de la société. » Le « statut de réserve raciale » est cependant à nuancer puisque Loïc Wacquant évoque en effet par-là « les Noirs du ghetto américain qui souffrent de la conjugaison des stigmatisations » qui n'est absolument pas comparable avec ce qui peut exister à Christiania. Il existe toutefois une discrimination importante des Inuits du Groenland dans la société danoise dont certains ont trouvé refuge à Christiania.

« Le sens aigu de l'indignité sociale qui enveloppe les quartiers de relégation ne peut être atténué qu'en reportant le stigmate sur un autre diabolisé et sans visage - les voisins du dessous, la famille immigrée qui habite dans un immeuble mitoyen, les jeunes de l'autre côté de la rue dont on dit qu'ils « se cament » ou qu'ils « font du bizness » » (WACQUANT, 2007b : 21). Là encore on peut observer que cette remarque de Loïc Wacquant s'est tout à fait vérifiée à Christiania. Là où la drogue circulait librement, celle-ci est un jour devenue un problème qui n'a trouvé de solution que dans l'expulsion manu militari des junkies lors de la `Junk Blockade' de 79. Le conflit de génération et celui avec les pushers peut être mis dans cet ensemble.

Christiania a donc été stigmatisé concernant l'usage et la vente de drogue, qu'il s'agisse, dès les premières heures, de toutes les sortes de drogues comme le LSD et l'héroïne, jusqu'à la `Junk Blockade' de 1979, ou plus récemment et encore aujourd'hui par rapport au trafic de haschich. Christiania fut aussi accusé d'être la plaque tournante de l'exportation de drogue vers la Suède, entrainant à plusieurs reprises des tensions diplomatiques entre les pays voisins.

Afin de répondre à ce stigmate de « havre de la drogue » accolé à l'image du freetown, les christianites ont organisé des débats, récurrents et ouverts, sur la place de la drogue dans la société. Jean-Manuel Traimond rapporte l'arrivée de l'héroïne dans le freetown (TRAIMOND 1994 : 121) ainsi que les étapes des cures de désintoxication conséquentes. La drogue a ainsi été combattue au sein même du freetown. Cela est valable pour les drogues dures (avec l'épisode de la `Junk Blockade' donc) mais aussi pour le trafic du haschich : « Dès le début, il y avait cependant aussi des opinions partagées concernant les drogues, qui séparaient les Christianites en différents groupes. Le Christianite Børge Madsen affirme qu'un énorme fossé s'était creusé entre militants et pushers dès le début des années 1970, principalement sur la question des bénéfices, mais le fossé devenait de plus en plus net au cours des années 1980, lorsque le marché du haschisch a commencé à devenir plus autonome » (NILSON 2011 : 210). De plus, « à l'un des premiers meetings commun (qui gouverne Christiania) une résolution fut adoptée qui statuait que Christiania `en tant que communauté alternative, ne pouvait sous aucune condition autoriser le commerce de drogues. Evidemment, à cette époque, la vente de drogue était devenue un problème concernant Christiania tout entier. Selon un Christianite influent, Per Løvetand Iversen, il y avait eu une hausse de vente de drogues à Christiania, malgré les résolutions antérieures. Peu de temps après que cette résolution fut prise, un article paru dans le périodique de Christiania fit entendre des critiques sur le trafic de drogue en cours à Christiania. Être un pusher à Christiania ne devrait pas être possible, écrivait l'auteur, et suggérait que tous les dealers (comme les utilisateurs de drogues dures) devraient être expulsés » (Ibid. 209).

Il n'y a pas que les médias ou les discours politiques qui ont alimenté la stigmatisation de Christiania. L'action de la police y a aussi joué un rôle important en ramenant les junkies arrêtés à Copenhague devant Christiania. On peut citer à ce titre, cet épisode rapporté par Jean-Manuel Traimond, très parlant et qui montre bien l'entreprise de stigmatisation de Christiania : « Comme tout arrive, la police danoise eut un jour un coup de génie : elle comprit comment faire d'une pierre deux coups et se débarrasser des junkies de Copenhague tout en détruisant Christiania. Jusque-là, seuls les plus désespérés des junkies s'installaient à Christiania. Un junkie rencontre déjà en ville tant de difficultés qu'un lieu si rude qu'il faut y couper son bois pour se chauffer n'a aucun charme pour lui. La police changea cela : elle offrit l'impunité aux junkies arrêtés en possession de drogue en échange de la promesse de s'installer à Christiania et de n'en plus sortir. S'ils acceptaient, une voiture de patrouille les y emmenait aussitôt. Avec le temps, la police ne demanda plus leur avis aux junkies : elle les déposait dans Prinsessegade en les avertissant qu'ils seraient coffrés si on les revoyait en ville. Je tiens ceci de nombreux témoignages de junkies entendus pendant et avant le blocus, et notés par des membres des organisations caritatives. L'idée, brillante, faillit réussir.» (TRAIMOND, 1994 : 128).

La `Junk Blockade' fut certainement l'un des évènements les plus marquants de l'histoire de Christiania d'autant plus comme le fait remarquer Maria Hellstrom, citée par John Jordan et Isabelle Frémeaux, que cet évènement « frappa la communauté alternative en son point le plus faible, c'est-à-dire la tentative de maintenir des règles et des normes sans structures explicites de sanction ou de punition » (FREMEAUX & JORDAN 274). Concrètement, les Christianites décidèrent un jour de 1979 d'expulser les junkies et les revendeurs de drogues dures du freetown. Pour ce faire, ils fermèrent les accès à Christiania durant 40 jours afin d'imposer le bannissement des drogues dures à Christiania. Le problème fut réglé mais pour une courte durée seulement puisque le trafic de drogues reprit sous le contrôle des gangs, en particulier de Bullshit. Le problème des drogues dures fut définitivement réglé à Christiania avec la dissolution de Bullshit en 1987. A la suite de cette dissolution de nouvelles règles furent établies à Christiania : l'interdiction d'insignes montrant une appartenance à un gang, pas de violence, pas d'armes et pas de trafic de drogues dures.

La position des Christianites sur les drogues fut d'ailleurs la même que celle des Blacks Panthers : « Christiania's position on drugs is the same as that of the Black Panther Party and the Metropolitan Indians: life drugs (marijuana, hashish, mushrooms) should be cheap and legal while death drugs (speed, cocaine, heroin) should be unavailable » (KATSIAFICAS, 2006 : 183). Ce « nettoyage » des drogues dures, leurs vendeurs et leurs consommateurs, s'accompagnait en parallèle de campagnes pour la légalisation des drogues douces, en particulier le cannabis : « Le mouvement pour la légalisation du cannabis à Christiania était centré autour de `Free Hash', un groupe de personnes qui mirent publiquement en avant des arguments sur les impacts positifs de fumer du hasch, et, finalement, cherchait à légaliser le haschisch. Leur devise était: `Combattre les stupéfiants - autoriser le haschich' » (NILSON, 211). Cette entreprise de promotion du cannabis était donc, à travers le discours portant sur la dépénalisation du haschich, un moyen de sortir Christiania du stigmate de « fumeurs délinquants ».

Un autre argument va servir la stigmatisation territoriale de Christiania : l'argument sanitaire. En effet, les bâtiments squattés étant d'anciens bâtiments militaires, non destinés à être des habitations, ceux-ci ne disposaient ni de toilettes, ni de douches. De plus, « entre l'abandon par l'armée de la caserne en 1969 et l'arrivée des squatters en 1971, débrouillards et artisans ont pillé la plomberie, les portes, les baignoires, les cuvettes de WC, les circuits électriques, les éviers » (TRAIMOND 2000). Avec la présence de nombreux enfants, pour beaucoup orphelins, dans le freetown, cet argument sera repris lors du premier débat sur Christiania au parlement comme nous le verrons plus loin. Ainsi, bien que les Christianites aient dès le début de leur occupation payé l'eau et l'électricité, « il est à noter que même les gouvernements conservateurs n'ont jamais coupé l'eau et l'électricité, par peur des épidémies » (TRAIMOND 1994 : 103).

Enfin, dernier élément de la stigmatisation territorial : l'insécurité, cristallisée par la présence des gangs. Bullshit en particulier sembler faire régner la peur, aux Christianites comme aux personnes extérieures : « les Bullshit, certes, en rajoutaient : trafiquants d'armes, racistes, structurés, formellement du moins, en grades militaires, sillonnant Christiania de leurs Harley-Davidson malgré l'aversion générale pour voitures et motos, porteurs de croix gammées... » (Ibid. 40). D'ailleurs, comme on le verra plus tard dans l'analyse des débats sur Christiania au parlement, la stigmatisation de cet espace dans le débat de 2003 ne se fait plus par le recours à des images ou des concepts de misère sociale, sanitaire, etc... mais en l'associant à des bandes criminelles de motards, de « blousons noirs » (« rocker-kriminalitet ») et à la peur de citoyens ordinaires pour leur sécurité personnelle en venant et en emménageant dans le voisinage du « freetown ».

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus