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Compréhension du processus d'engagement écologique - l'importance du collectif, des connaissances et des émotions pour une transformation intérieure et extérieure de nos représentations


par Laurie Benisti
Institut Catholique de Paris - Politiques environnementales et management du développement durable 2018
  

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Annexe 2 : Guide des entretiens individuels

Il est vivement conseillé de lire les retranscriptions complètes des entretiens, au fil de la présentation de chaque profil, pour avoir une compréhension complète de chaque parcours.

Valentin a 21 ans. Sa prise de conscience s'est faite très tôt, mais son engagement a été plus tardif. Dès la 6ème, un documentaire lui a fait prendre conscience du problème de la surpêche des requins, qui a fonctionné comme un déclic pour lui, et lui a fait réaliser l'aspect systémique des choses. Valentin a commencé à réfléchir à la possibilité d'un effondrement dès la classe de 1ère, avec notamment la lecture du Manuel de transition de Rob Hopkins. Cette période a été très difficile, car dans la petite ville où il vivait, il était seul dans son cheminement, il n'avait personne à qui en parler, et n'avait pas de moyen de s'engager. Mais Valentin a pu sortir de cette phase difficile en déménageant à Paris pour un service civique dans une association promouvant l'économie sociale et solidaire, en rencontrant des personnes qui pensaient comme lui, et en agissant et s'engageant au quotidien. « Cette année à Paris m'a vraiment débloqué. Je m'engage beaucoup plus, je suis beaucoup plus en phase avec moi-même, avec mes idées. J'ai beaucoup plus de recul sur mes actions au quotidien ou de manière générale sur ma vie personnelle ». Annexe 3 : Retranscription - Valentin

Juliette a 23 ans. Depuis qu'elle est petite, elle a toujours porté de l'intérêt pour les enjeux écologiques, mais sans aller plus loin dans la connaissance et dans l'engagement ; tout cela restait distant et flou. Le film Demain a été un premier déclic qui lui a donné envie d'agir et de s'engager, et qui l'a menée à faire un master en développement durable. Ce master a été une grosse étape qui l'a petit à petit amenée à mieux comprendre les enjeux. Puis elle a commencé à entendre parler des théories de l'effondrement et de collapsologie par son début d'engagement à Avenir Climatique. Avec d'autres questionnements personnels sur sa vie, ces découvertes ont eu un « effet boule de neige », et elle a vécu une période difficile où « plus rien n'avait de sens ». Aujourd'hui, c'est dans l'engagement, notamment avec Avenir Climatique, et dans les relations humaines, qu'elle retrouve du sens et de la joie. Annexe 4 : Retranscription - Juliette

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Alix a 29 ans. Il a vécu à l'étranger entre ses 6 et ses 15 ans : en Côte d'Ivoire pendant 3 ans, au Cameroun pendant 3 ans, en Guadeloupe pendant 3 ans. Lorsqu'il est rentré à Paris, au fil des années, il s'est rendu compte qu'il était sur une « pente descendante vers la virtualité, l'apparence ». Alix a ensuite enchaîné les expériences, ne trouvant chaque fois pas de sens à ce qu'il faisait. Il est tombé dans une phase de dépression, de burnout : « je n'avais pas envie de me lever pour aller bosser parce que je ne voyais pas de sens à mon job ». Cela l'a fait se questionner plus globalement sur le sens de sa vie, de la vie et de nos sociétés. Au fil des recherches et des questionnements, il a découvert les théories de l'effondrement, qui ont été un vrai déclic pour lui en lui permettant de mieux comprendre les enjeux et d'y voir plus clair. Par la conscience de son rôle, par la philosophie, par les rencontres et par l'engagement, Alix a finalement trouvé le sens qui lui manquait et est aujourd'hui épanoui et en accord avec ses valeurs. Annexe 5 : Retranscription - Alix

Angèle a 23 ans. Elle a toujours eu une sensibilité, une civilité écologique, qu'elle estime tenir de son père qui est horticulteur et qu'elle aide chaque été. Elle est rapidement devenue engagée, de par notamment son alimentation végétarienne, et son intérêt pour l'humanitaire. Après des études qui manquaient de sens, elle est entrée dans un master de développement durable, qui lui « a ouvert à une grande partie de ce qui a suivi ». Puis elle a découvert les théories de l'effondrement, qui l'ont à la fois désespérée et motivée. Aujourd'hui, elle trouve de l'espoir et de la joie dans son engagement citoyen et militant, notamment à Avenir Climatique, et dans le partage et l'humain. Annexe 6 : Retranscription - Angèle

Gaëlle a 22 ans. Son engagement écologique est d'abord passé par l'alimentation via le végétarisme. Elle a ensuite eu besoin de convaincre ses proches, et pour cela de se renseigner et de s'informer plus en profondeur. C'est de cette façon qu'elle a pris conscience de la gravité des changements climatiques, mais aussi des interconnexions avec les autres crises, et du risque d'effondrement de nos civilisations. Bien que cela lui faisait du bien d'avoir des personnes avec qui parler d'autres choses, elle se sentait seule dans ses questionnements, et a donc cherché une association ou un groupe duquel se rapprocher. C'est là qu'elle a découvert Avenir Climatique, qui lui a permis de beaucoup réduire les émotions négatives via les rencontres et l'engagement dans le projet EduClimat. Aujourd'hui, elle prépare une thèse sur les modélisations du cycle du carbone et l'impact sur les calottes glaciaires au laboratoire des sciences du climat et de l'environnement, mais se pose des questions sur l'utilité et l'impact de ce travail par rapport à un travail plus actif de sensibilisation à plein temps. Annexe 7 : Retranscription - Gaëlle

Luc a 25 ans. Il a grandi à Toulouse entre la ville et la campagne, a fait une école d'ingénieur et travaille aujourd'hui en tant que consultant énergie-climat à B&L Evolution pour accompagner des

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territoires sur des plans climat. Pendant son année de césure, son voyage humanitaire de 3 mois à Madagascar lui a ouvert l'esprit et fait remettre en question beaucoup de choses dans son mode de vie. Le vrai déclic pour lui a été pendant ses 3 mois de chômage après ses études, lorsqu'il a eu du temps pour approfondir les sujets. Il parle d'un « engrenage » qui l'a poussé à s'engager, à s'informer, à mettre en accord son quotidien, son métier, avec ces enjeux. Annexe 8 : Retranscription - Luc

3) Description et analyse

Nous voyons déjà, par la présentation rapide de ces profils (et l'éventuelle lecture des retranscriptions), qu'il existe de grandes similarités dans ces parcours. Nous pouvons cependant faire une distinction entre les parcours de Valentin d'une part, d'Alix d'autre part, et de Juliette, Angèle, Gaëlle, et Luc d'autre part.

Pour ces derniers, il y a au départ une sensibilité, un intérêt et une conscience de ces enjeux, puis une découverte plus approfondie des mécanismes, des enjeux, de leurs implications, puis une période difficile de remises en question et de bouleversements voire d'effondrement intérieur pour certains, et, enfin, un engagement associatif, personnel, professionnel, et des rencontres permettant de retrouver du sens et de la joie.

Pour Valentin, la temporalité a été différente : il a été conscient des enjeux et de leur gravité très tôt, mais est resté seul pendant de nombreuses années, ne sachant à qui en parler ou comment s'enga-ger. La période de doutes et de déprime a été beaucoup plus longue, et il n'y a pas eu de choc ou d'effondrement, mais l'engagement s'est fait ensuite via le groupe et les rencontres. Il a l'impression de « s'être construit dans l'autre sens ».

Enfin, pour Alix, c'est plus le contexte qui différait. Plus âgé, il était déjà dans la vie active et ce sont ses expériences professionnelles qui lui ont fait prendre conscience du manque de sens. Ces questionnements sont venus avant la découverte des théories de l'effondrement, qui ne sont donc pas arrivées pour lui comme un choc ou un effondrement intérieur, mais plutôt comme un déclic voire un soulagement qui lui a permis de comprendre et de mettre un mot sur ce qu'il ressentait, et de passer à l'action.

On voit donc que la temporalité et les contextes ont été différents, il y a souvent des facteurs déclenchants, des déclics spécifiques au contexte de la personne. Mais dans ces 6 cheminements, nous retrouvons des facteurs clés communs : l'importance de la connaissance, notamment via les théories de l'effondrement, l'effet du groupe et de l'engagement, notamment via Avenir Climatique, et le rôle central des émotions, autant positives que négatives, dans ce processus.

Approfondissement des connaissances et théories de l'effondrement comme déclencheurs de l'engagement

Pour chacune des 6 personnes, la volonté de s'engager est passée par une connaissance approfondie des enjeux écologiques. Les théories de l'effondrement ont joué une place importante pour tous, souvent via le livre de Pablo Servigne, Comment tout peut s'effondrer.

Pour Alix, qui était en pleine période de doutes, de perte et de recherche de sens, les théories de l'effondrement ont été comme un éclaircissement de tous ses questionnements : « C'est comme si tu avais une pelote de noeuds, et que tu trouvais le petit truc sur lequel tirer et tout devient limpide. Ça a permis de mettre un mot sur l'intuition qu'il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, il y a un truc qui cloche. Ce n'est pas la perspective d'effondrement, mais finalement plus la compréhension, le modèle qui amène à ce fait là. Le fait que tout est lié. De comprendre par quoi c'est lié, par quoi ça a un impact. Là, ça a été... waouh. Ça a été ah ouais, ok, là je réalise, je comprends l'am-pleur du truc et... Ah c'était complètement dingue, c'était complètement dingue. » On voit ici que ce n'est pas la perspective de l'effondrement qui l'a le plus marqué, mais la compréhension des mécanismes qui amènent à cette perspective.

Dans cette compréhension, la vision systémique des problèmes a été centrale chez les 6 personnes. Gaëlle explique ainsi : « j'ai commencé à comprendre que ce n'était pas juste un problème, que tout était connecté, que toute la société, tout le système allait mal ». On retrouve ici l'échelle de conscience de Chefurka : souvent, les personnes partaient d'un problème : l'alimentation ou l'humanitaire pour Angèle, l'alimentation aussi pour Gaëlle, les requins pour Valentin... puis réalisaient la diversité, l'interconnexion des crises, et enfin que ce problème était présent partout. « Tu vois tout par ce prisme-là », explique Juliette.

Ainsi, par la collapsologie notamment, mais aussi par d'autres sources (ont été cités Jancovici, le manuel de transition de Rob Hopkins ou encore le rapport Meadows), les personnes ont approfondi leurs connaissances en réalisant notamment :

- l'aspect systémique des crises (« tout est lié »)

- la globalité et l'origine des problèmes (« toute la société, tout le système (va) mal »)

- les liens entre les crises et son propre quotidien

- les implications de ces constats (possible effondrement de nos civilisations, impossibilité d'un statu quo)

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Implications émotionnelles des théories de l'effondrement

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Pour chacun, l'approfondissement des connaissances a été difficile, à des degrés divers, mais tous ont été impactés en comprenant les mécanismes en jeu et donc l'ampleur et la gravité de la situation.

Pour Angèle, « ça a provoqué beaucoup de peine. C'était à la fois désespérant, à la fois enrageant de se dire qu'on est un peu seuls à se préoccuper de ça, et en même temps j'avais parfois envie de m'amuser comme tout le monde, et en même temps je me disais comment est-ce qu'on peut s'amuser alors qu'il y a ces questions-là ». Il y a donc non seulement la peine des perspectives que ces constats imposent, mais il y a aussi une remise en question personnelle sur son mode de vie et sur soi, face à ces perspectives et à ces constats. Thibaud Griessinger, chercheur en sciences comportementales, explique en effet que : « Si tu te rends compte que ton mode de vie est délétère, ça nécessite de remettre en cause un certain nombre de certitudes et de représentations qui s'étaient stabilisées, sur lesquelles tu t'appuyais pour aller de l'avant sur autre chose. Donc en effet, tu vas t'attaquer à des bases que tu pensais stables. C'est anxiogène, ça conduit à des périodes de stress, de doutes, de remises en question etc. » Gaëlle explique ainsi : « Ça a un peu été un effondrement personnel. Une perte de sens. On t'a toujours dit il faut faire ça, avoir tel métier... Et en fait, tu réalises que ça n'a pas de sens, que notre société telle qu'elle est ne pourra pas continuer bien longtemps. ». Pour Luc aussi, ces connaissances ont impliqué des remises en question de son mode de vie : « Quand t'es au courant que factuellement, on va dans la mauvaise direction à grande vitesse, c'est difficile après de se dire qu'on peut continuer comme ça. Et ça impacte toute ta vie, parce qu'on fait des choses tout le temps qui ont des impacts, ça remet tout en question. » Pour Angèle, « c'est un peu comme un deuil, je suppose », rappelant les réflexions de Joana Macy et de Pablo Servigne sur la courbe du deuil.

Pour Alix, le ressenti a été différent car il ne trouvait déjà pas de sens dans son travail et son quotidien ; comprendre pourquoi et y mettre un mot a plus été synonyme de soulagement et de renouveau que de deuil. Il explique ainsi : « Après, il s'en est suivi du coup que je n'étais pas forcément plus heureux de comprendre ça (rires). Mais au moins je pouvais mettre un mot là-dessus. Il y a d'abord eu du soulagement de me dire, je ne suis pas fou. Parce que dans mon quotidien où j'es-sayais d'en parler autour de moi c'était difficile. Donc du soulagement d'abord. Ensuite de la tristesse de se dire on est peut-être foutus. Et puis un sentiment de renaissance, de renouveau de me dire : ok, maintenant que j'ai compris ce qui me gênait dans mon mode de vie, voilà, je sais comment je peux agir là-dessus et essayer de vivre mieux. »

Pour Valentin, ce passage à l'action a été plus long, et il avertit sur les risques que ces constats peuvent impliquer dans certains contextes « Je pense que c'est un truc qui peut te transformer en

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quelqu'un de pas bien. Pendant plusieurs années, je faisais que me ressasser des données stressantes, je n'avais personne à qui en parler. Et c'était complètement inefficace. J'étais peut-être plus averti que d'autres personnes mais je ne faisais rien, rien n'avait de sens. C'était une période où j'étais un peu en mode zombie. Je n'avais pas trop de volonté, ni d'attrait pour quoi que ce soit ». Il ajoute plus tard : « Je pense qu'il y a des gens que ça va juste détruire et qui vont rester comme ça. Si j'avais dû rester dans mon village, je ne vois pas très bien où j'en serais et comment je m'en serais sorti ». On voit ici toute l'importance d'être entouré et bien accompagné psychologiquement dans ce cheminement. Angèle résume ainsi : « Je pense qu'il y a vraiment un passage de se rendre compte de tout ça, et il est plus ou moins difficile selon comment on est entouré ».

Nous avons donc vu que l'approfondissement des connaissances pouvait mener à :

- de la peine et de la tristesse de la situation et des perspectives

- un effondrement intérieur, une remise en question et une perte de sens dans sa vie et dans la

société

- un soulagement et du sens dans la compréhension des problèmes

- une motivation et une envie d'agir et de changer, l'impossibilité de ne rien faire ou de rester

indifférent

Que ce soit pour trouver du réconfort, pour trouver du sens, et/ou concrétiser cette envie d'agir, la

place du groupe a eu une grande importance dans chaque parcours.

Les rencontres et le groupe comme moyen d'engagement, de partage et de joie

En effet, en leur demandant ce qui les avait aidés à sortir de cette phase difficile liée à la compréhension des constats et des théories de l'effondrement, c'est la plupart du temps l'aspect social et collectif qui est ressorti. « Le fait de ne pas être seule m'a énormément aidée », explique Juliette. Pour Angèle, « ça aide beaucoup d'être entourée et de se dire que si tu vas dans une direction, tu n'y vas pas tout seul ». Comme on l'a vu, pour Valentin, qui a passé plusieurs années seul avec ces questionnements, c'est en déménageant à Paris et en rencontrant d'autres personnes qu'il a pu remonter la pente : « je me dis que je ne suis pas le seul à porter le fardeau du monde sur les épaules. (...) Le fait de rencontrer des gens qui pensent la même chose que toi, ça ta rassérène beaucoup ». Gaëlle était aussi un peu seule dans son cheminement, et elle a « ressenti le besoin de (se) rapprocher de personnes, de milieux qui (la) comprennent » ; c'est de ce besoin et en faisant des recherches qu'elle a découvert Avenir Climatique. On voit donc que l'engagement de groupe peut venir du besoin de partage et de réconfort.

Ce partage et l'aspect collectif de l'engagement est souvent source de moments de joie et d'épa-nouissement : pour Angèle, « ça crée des moments de solidarité qui sont incroyables et source de

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joie ». Pour Gaëlle aussi, « le fait d'avoir rencontré d'autres personnes, ça a beaucoup enlevé les émotions négatives. » Même son de cloche pour Juliette : « le fait de voir que je ne suis pas seule. Je pense que c'est vraiment ça qui me tire vers le haut. Qui me fait voir la lumière au bout du tunnel. Qui me fait dire « il y a quelque chose, il y a des gens, il y a des pensées, il y a des idées ». Juliette ajoute : « c'est des moments presque euphoriques parfois, quand j'ai passé du temps avec des gens qui sont exactement dans les mêmes pensées, qui agissent pour ça, dans lesquels je me retrouve... (...), plein de critères qui font que tout est décuplé, une sorte d'intensité, d'énergie. »

Pour Juliette, en plus du réconfort et de la joie, l'aspect social a eu un impact important sur son engagement. « J'ai rencontré des gens qui sont rapidement devenus des modèles. Ça m'a plus poussé à agir en me disant « si je veux être cohérente avec ce groupe, cette asso, il faut que ça suive derrière ». Sans rien m'imposer, mais une sorte de pression que je me mettais moi-même. Ça impliquait des choix. Pendant des années, j'ai eu peur d'être hors-système : il fallait que j'aie des habits à la mode, que je sois dans une université cool... Certains trucs que je plaçais à un niveau important. Et en fait aujourd'hui ces trucs là c'est presque la honte. C'est bizarre, mais il y a certains trucs qui faisaient que j'étais une fille cool. Mais aujourd'hui avec ces gens-là que j'ai rencontrés, ce serait ridicule parce que ce serait dérisoire. J'accorde beaucoup d'importance à ce qu'on pense de moi, donc en étant en cohérence avec les gens avec qui je suis, je tends vers un truc qui me ressemble plus et qui leur ressemble plus et qui est plus en cohérence avec ce pour quoi on se bat. Une sorte d'écosystème. » Ce témoignage est très intéressant car il illustre comment les notions de norme sociale, de désir mimétique et d'interaction spéculaire que nous avons abordées dans la revue de littérature peuvent fonctionner dans l'autre sens et au profit de nouveaux récits et imaginaires. Le système de représentations d'une personne peut ainsi évoluer grâce à l'engagement collectif.

Cela implique aussi une certaine difficulté à jongler entre différents écosystèmes, avec des normes sociales, des façons de penser et d'agir très différentes. Ainsi, pour Juliette, « Ce qui est dur, c'est de toujours dépendre d'un système. Mon mode de vie en soi n'a pas changé drastiquement. Je vis toujours au même endroit, les mêmes amis. J'ai toujours cette espèce de socle de ma vie. Du coup c'est difficile d'évoluer tellement et tellement vite intérieurement et de rester les deux pieds bloqués dans un système et un mode de vie qu'on subit parce qu'on ne peut pas tout quitter du jour au lendemain non plus. » Et d'ajouter : « ces espèces d'obligations et de cases à cocher qui n'ont plus de sens et qui me retiennent comme si j'avais un boulet au pieds et que ça me retenait, que ça me faisait couler et que j'avais beau nager de toutes mes forces pour en sortir, ce me retient. A un moment ça va lâcher... ». Pour Angèle : « C'est difficile de convaincre les gens, et de ne pas être avec des personnes comme toi. Ça rend fou parce que j'ai l'impression que la question de l'environ-nement c'est le truc primordial aujourd'hui, que tu devrais te lever et penser à ça, te coucher et penser à ça. »

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Malgré cette difficulté, certains ont aussi évoqué l'importance des groupes moins sensibilisés dans leur engagement. Pour Juliette, le fait de rester attachée à ce socle et à d'autres groupes sociaux peu ou pas engagés est une force : « au quotidien, (...) il y a encore des éléments qui confirment mon engagement, qui me font avancer. Je parle surtout des retours que j'ai sur l'écologie, des retours de mes proches ou des gens que je rencontre, qui parfois ne comprennent pas ce combat, posent des questions, ou me mettent en colère par un scepticisme ou une nonchalance ou un cynisme par rapport à ce que je fais ou à l'écologie. Ce sont des déclencheurs quotidiens qui me rappellent pourquoi je fais ça, ça me donne l'envie de les convaincre, de leur montrer que j'ai raison de me battre pour ça, d'avoir mis ça au centre de ma vie, qu'il y a des raisons de s'inquiéter et que tout le monde devrait s'engager, et que ce n'est pas moi qui suis censée être vue comme marginale ». Gaëlle a aussi expliqué qu'au moment où elle se posait « plein de questions intenses et assez dures », le fait d'être avec des gens peu sensibilisés lui permettait de se « vider le cerveau ». Valentin évoque aussi l'importance des groupes moins sensibilisés, et d'une complémentarité entre les différents groupes sociaux : « Il y a à la fois besoin de fréquenter des gens qui pensent comme toi pour voir que t'es pas tout seul, des gens moyennement sensibilisés avec qui tu peux faire de la « propagande », et aussi des gens qui n'en ont rien à foutre pour juste parler d'autre chose. Il faut aussi avoir des relations comme ça, des relations diverses. » Luc souligne aussi l'importance de savoir « déconnecter », à la fois pour pouvoir alléger la « charge mentale » que cela peut provoquer, et aussi pour ne pas rester enfermé dans un même cercle : « quand t'es dans ta bulle, tu ne vois pas forcément le reste, tu penses que tout est partout comme ça alors que pas du tout. » Enfin, selon lui, être avec des groupes moins sensibilisés est aussi une façon de se sensibiliser lui-même : « le fait d'être proac-tif et d'en parler autour de toi, c'est une forme d'engagement, ça te donne des responsabilités et une mission d'exemplarité, les gens vont regarder ce que tu fais, te suivre parfois. Du coup ça influence aussi ma manière de faire, ma manière d'agir, parce qu'il faut être en accord avec ce que je dis. Et donc ça m'engage et me sensibilise moi-même. »

On voit donc que pour les 6 personnes, l'aspect social et collectif a été central dans la prise de conscience et dans l'engagement. Et ce à différents niveaux :

- le groupe peut être source de partage, de réconfort et de moments de joie

- le système de représentations d'une personne peut évoluer via les interactions au sein du groupe d'engagement

- il peut y avoir une difficulté à faire partie de groupes sociaux aux systèmes de valeurs et de représentations différents

- cette difficulté et le fait de rester attaché aux autres groupes sociaux peut être une force et permettre de renforcer l'engagement

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Divers degrés et formes d'engagement

Au fil de ces entretiens, différentes formes d'engagement ont été abordées. Nous les avons distinguées en trois groupes : l'engagement quotidien (mode de vie), l'engagement professionnel (métier ou études), et l'engagement collectif (associatif, militantisme).

Engagement quotidien :

L'engagement quotidien concerne tout ce qui peut être fait dans le mode de vie d'une personne pour

limiter son impact écologique, et construire de nouveaux modes de vie. Ont été évoqués dans les

entretiens :

- l'alimentation via des produits locaux, de saison, bio

- l'alimentation via un régime végétarien, végétalien, ou une baisse de la consommation de viande

- une réduction des déchets pour tendre vers le zéro déchet

- une baisse générale des biens de consommation

- privilégier l'occasion au neuf

- privilégier les mobilités douces

- changer sa façon de voyager, ne plus prendre l'avion

Cet engagement au quotidien n'est pas toujours facile, et les personnes avaient conscience de leurs limites. Juliette explique ainsi : « je sais que je ne suis pas au maximum mais j'essaie. En tout cas j'essaie d'être consciente d'absolument tout ce que je fais et de savoir que si je fais quelque chose qui ne va pas dans le sens de la planète, au moins je le sais. Ce qui est difficile, c'est de changer des habitudes ancrées depuis des années. » Et : « je trouve ça difficile tous ces changements, ces éco-gestes quand tu es dans un mode de vie, dans un système qui ne te facilite pas la tâche ». Alix évoque aussi ces difficultés : « j'ai grandi dans une société de consommation, donc il y a des choses qui restent. (...) Je ne suis pas critique, mais je suis conscient qu'il y a des améliorations à beaucoup d'égards qui pourraient être faites. Je suis en train de travailler là-dessus. » Valentin, quant à lui, explique avoir provisoirement fait « machine arrière » sur ses engagements au quotidien. Il explique s'être restreint pendant plusieurs années, avoir découvert de nouvelles choses à Paris, et vouloir ainsi « savoir comment est-ce que, de manière générale, quelqu'un de ma génération vit, avant de revenir comme avant ». Il explique que cela est aussi dû à son mode de vie parisien bien rempli et au manque de temps pour par exemple cuisiner ou faire des courses.

Engagement professionnel :

L'engagement professionnel concerne l'intégration de ces enjeux dans le métier et/ou dans les études. Dans les 6 cas, l'intégration de ces enjeux dans leur métier est une condition évidente : Juliette explique : « il est hors de question que je fasse un métier qui ne porte pas en son coeur ces

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questions ». Pour Valentin : « Je ne m'imagine pas du tout ne pas intégrer ces enjeux dans mon métier, ne serait-ce que par sécurité personnelle. Je n'ai pas du tout envie de faire un métier qui contribue à pérenniser ce système et qui ne m'amène pas dans un futur particulièrement radieux, autant dans le mode de vie actuel que si tout se casse la gueule. » Valentin souligne d'ailleurs, parmi toutes les formes d'engagement, l'importance de l'engagement professionnel : « Je pense que l'en-gagement professionnel est une des clés de voûte. Créer un métier pour rendre sa zone d'implanta-tion plus résiliente, je pense que c'est une des actions les plus efficaces sur le court terme, et qui peut le plus traverser les crises. Car tu vas vraiment faire des choses qui vont rester. » Alix aussi place ces enjeux « en 1ère ligne » dans son métier.

Au fil des entretiens, le ressenti concernant cette partie a été qu'il s'agissait de l'aspect le plus difficile à entreprendre, ou celui qui posait le plus de questionnements. En effet, sur les 6 personnes, seul Luc se voyait continuer son travail actuel (consultant dans le cabinet de conseil B&L Evolution pour accompagner les territoires sur des plans climat) toute sa vie. « C'est super stimulant, ça me plait et je me vois faire ça toute ma vie parce que c'est un but à côté duquel on ne peut pas passer ».

Alix est volontairement au chômage depuis quelques mois, ayant démissionné de son ancien travail dans lequel il ne trouvait pas de sens. Il se focalise aujourd'hui sur un projet de création d'entreprise de vêtements éthiques en lin, avec un double objectif écologique et social. Il explique que sa vision du travail a changé, et que son projet n'est pas pensé « dans une optique de (s')enrichir mais de pouvoir proposer des alternatives utiles ».

Angèle et Juliette, après avoir effectué leur stage de fin d'études dans des structures où elles ont douté de l'utilité, de l'impact et du sens de leur mission, ont toutes deux décidé de prendre une année pour se consacrer à des projets associatifs et militants, et pour aller à la rencontre de personnes et d'alternatives. Juliette explique son raisonnement : « Quand je parlais du système qui me retiens et que je subis encore, je vais essayer de m'en détacher petit à petit. C'est pour ça que je fais le choix de ne pas trouver un métier comme on l'entend l'année prochaine. Pour me rapprocher de mes valeurs, que tout mon écosystème soit en lien avec ça et que j'arrête de subir des situations et d'être retenue par des obligations, par ce système et tout ce qu'il engendre. Donc ma vision future c'est de me détacher petit à petit de ça. »

Quant à Gaëlle, qui effectue une thèse sur les modélisations climatiques, elle se dit en « dilemme intérieur », et se questionne sur l'impact de ce travail : « je me dis que chaque temps compte, et que les 8h par jour que je passe au bureau je pourrais les passer à autre chose. Est-ce que je ne ferais pas mieux de faire autre chose pendant ce temps ? Parce que certes je vais apprendre plein de

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choses sur mon sujet, mais la recherche c'est pas mal de temps devant un ordi à coder des trucs, à faire tourner des simulations, et pendant ce temps tu ne sensibilises pas grand monde. »

Valentin évoque la notion de devoir en lien avec l'engagement professionnel : « Pour moi le choix du métier est une question de devoir. Je me demande plutôt « qu'est-ce que je dois faire ». Le sens du devoir est un sentiment qui prévaut beaucoup pour moi. C'est quelque chose qu'on a beaucoup oublié, et qui va devoir revenir en force. On y pense même plus, quand on demande « pourquoi tu fais ça », soit ils pensent que c'est parce que tu vas en retirer un bénéfice, soit parce que tu aimes. Alors qu'en fait il y a une troisième chose, juste le fait qu'il faut le faire. » De façon similaire, Angèle se pose la question de son métier sous le prisme de la nécessité et, « en se posant cette question, finalement, ce qui (lui) vient à l'esprit c'est de faire de l'agriculture ou de la boulangerie. Parce qu'il faut manger ! ».

Engagement collectif :

L'engagement collectif désigne l'engagement se faisant au sein d'un groupe ayant un objectif d'intérêt général commun : ce peut être une association, un groupe militant, un groupe politique, un groupe citoyen, un groupe d'habitants de quartier... Dans le cas des 6 personnes, c'est surtout l'aspect associatif, via Avenir Climatique, qui a eu un rôle central. Nous l'avons déjà abordé dans la partie précédente, et l'analyserons plus en détails dans la partie participation observante. Les 6 personnes ont toutes indiqué accorder une grande partie de leur temps à l'association, voire pour certains aussi à d'autres associations.

Nous avons également évoqué l'engagement militant via la participation à des manifestations, des marches pour le climat, des grèves, des boycotts ou encore des actions de désobéissance civile. La désobéissance civile est intéressante à étudier, car c'est un mode d'engagement et d'action avancé et en plein développement. Certains n'y ont jamais participé, comme Gaëlle par manque de temps et d'occasion, ou comme Luc, pour qui l'aspect illégal et l'image que cela renvoie à la société font « un peu peur ». Juliette et Angèle ont toutes deux découvert ce mode d'action récemment et participé à une action. « C'était très intense et fort » pour Juliette, et « super motivant » pour Angèle. Valentin est engagé à ANVCOP21, mais n'est pas convaincu de la vraie utilité de ce type d'action « C'est peut-être plus pour évacuer la pression et être avec des gens qui se bougent que je fais ça. Je me demande s'il n'y a pas certains engagements que je fais juste pour évacuer la pression plutôt que pour changer le monde. » Enfin, Alix considère ce type d'action comme très important : « Je pense que les changements de société viendront de nos actes civils. Je trouve ça très dangereux de respecter des règles quoiqu'il arrive. Certaines règles ne sont pas bonnes à suivre et il faut savoir en bafouer certaines pour faire changer les choses ».

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Engagement culturel ?

Enfin, d'autres types d'engagement ont aussi été évoqués, moins pratiques et plus dans le discours et le comportement. Par exemple, pour Angèle, « le fait d'habiter en communauté, de créer du lien, de tenter de vivre avec bienveillance, je pense que c'est une forme d'engagement et des choses qu'il faut qu'on développe parce qu'on va en avoir besoin ». Pour Luc, comme déjà présenté précédemment, le fait d'être proactif et d'en parler autour de soi est aussi une forme d'engagement. Il évoque aussi le fait d'essayer de réfléchir et de penser de nouvelles façons de voyager, qui soient à la fois attrayantes et respectueuses de l'environnement. Ainsi, on pourrait considérer que le fait de vouloir construire de nouvelles représentations, de nouveaux récits basés à la fois sur l'humain et sur le respect de l'environnement via le discours et la façon de penser pourrait constituer une autre forme d'engagement, un engagement culturel.

On a donc vu, via l'exploration des différentes formes d'engagement des personnes :

- il semble y avoir trois grands types d'engagement (quotidien, professionnel et collectif) et divers degrés d'engagement pour chacun

- les personnes ne semblent pas concentrer leurs efforts dans l'engagement quotidien

- les notions d'utilité, de devoir et de nécessité sont centrales dans l'engagement professionnel - on pourrait distinguer une quatrième forme d'engagement : un engagement culturel, qui viserait

au changement de mentalités (il peut être transversal aux trois autres, et se retrouve à la fois

dans le discours et dans les actions)

Une certaine similarité et intensité dans les émotions, tant positives que négatives

Maintenant que nous avons une compréhension plus précise des types d'engagement des personnes, comment l'engagement est-il vécu ? Les émotions sont-elles plus positives ou négatives ? Pour Juliette, « C'est un doux mélange des deux », révélant bien la diversité et la palette d'émotions vécues et racontées par les 6 personnes.

Un des principaux facteurs d'épanouissement de l'engagement est de se sentir en accord avec ses valeurs, et de pouvoir contribuer à construire une société meilleure. Alix explique ainsi : Ce qui m'attristait, c'était plus ma situation personnelle et de me dire que je suis un pion du système et que je ne sers à rien. Maintenant je sens mon rôle et mon utilité. On agit tous sur notre environnement au quotidien. » Et : « ça me rend heureux de pouvoir me dire que je contribue à mon échelle de construire la société telle que j'aimerais qu'elle soit (...) Aujourd'hui je me sens complètement en accord, et c'est source de satisfaction ». Pour Gaëlle, « le fait de sentir son impact fait se sentir mieux », et elle parle aussi de « la satisfaction de voir son impact sur les proches qui commencent à être

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sensibilisés et à changer. » Luc aussi explique : « Ça procure du plaisir, de la satisfaction d'être en accord avec ses valeurs. T'as aussi des opportunités de redécouvrir plein de choses que t'aurais pas forcément pensé ou fait et qui vont être super et que tu vas vivre pleinement justement parce que c'est en accord avec tes valeurs. »

Est aussi revenu le sentiment de fierté d'agir. Juliette parle d'une « fierté d'appartenir à un mouvement, de m'investir là-dedans ». Pour Luc : « c'est aussi positif parce que tu as l'impression d'être un peu là en précurseur. T'as l'impression d'apporter quelque chose et de faire avancer les choses sur un sujet qui est hyper important. Il y a une part de fierté, et une satisfaction de transmettre des savoirs que j'ai sur le sujet que d'autres n'ont pas forcément. »

L'excitation du défi et du challenge à relever est aussi beaucoup revenue. Luc explique ainsi : « C'est un énorme défi, et c'est très challengeant. Pouvoir être à la hauteur de ce défi et pouvoir répondre à certaines problématiques, c'est hyper stimulant. Moi, ça me stimule. Et comme c'est stimulant, ça me procure aussi pas mal de bien-être et de bonheur. J'ai envie qu'on réussisse. Je trouve que c'est aussi une belle aventure. Et on le voit, quand on est engagés avec des gens qui sont un peu pareil, il y a des moments où tu te dis on va révolutionner ça, on va écrire de nouveaux récits, on va repenser des modes de transports, du coup ça ouvre plein de nouvelles portes, de nouvelles opportunités et ça j'adore. » Angèle parle aussi de « l'excitation de créer un truc, d'être dans un énorme projet » ; « C'est quand même fou ce qu'on vit là, c'est aussi super fédérateur et motivant. » Cette stimulation et motivation se retrouve aussi dans les propos de Valentin, pour qui « c'est une période rêvée pour avoir du recul sur le monde, sur l'humanité, sur la planète, sur le sens de la vie, sur toi-même. (...) Je pense que ça peut permettre d'être plus maître de nous-même, le fait de se poser les bonnes questions à cette époque. ».

Enfin, nous l'avons déjà abordé, l'aspect social et collectif de l'engagement est souvent source de moments de joie.

Mais pour tous, il subsiste encore des moments difficiles au quotidien. Certains sont parfois en colère, comme Juliette : « Parfois j'ai envie de secouer les gens en disant bon il est temps au moins d'être conscient, d'arrêter de se mettre des oeillères. (...) Mais tout ça prend du temps et c'est normal » ou encore : « Quand je vois que même sur des chaines nationales il y a des propos climatosceptiques qui sont tenus... là c'est vraiment de la colère parce que je n'ai pas de moyen d'action sur ces gens-là ». Angèle également : « La colère contre les autres, qui sont cons, et la colère contre moi-même qui suis peu indulgente et qui me permet de dire que les autres sont cons. »

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La tristesse et la peine subsistent aussi. Angèle explique : « Parfois je lis des choses et ça me fait pleurer parce que c'est trop injuste. Les espèces animales en voie de disparition, ça peut me faire pleurer. De savoir comment on élève des animaux dans des abattoirs, ça peut me faire pleurer. Qu'il y ait des gens qui travaillent dans ces abattoirs, et qui n'ont soit pas le choix soit qui ne se rendent plus compte parce qu'ils sont victimes d'un système, ça aussi ça peut me faire pleurer. »

Pour Gaëlle, « les moments où ça ne va pas, c'est plus sur des trucs précis et spécifiques. Par exemple, à l'élection de Bolsonaro au Brésil, je me suis sentie mal, je me suis dit ah ouais on n'y arrivera jamais. Ça arrive parfois ». Cette peur de ne pas y arriver se retrouve aussi chez Luc : « Un peu de peur. Peur qu'on n'arrive pas à relever ce défi et des conséquences que ça peut engendrer sur des guerres, sur des populations, des minorités. Un peu de peur, et je n'ai pas envie que ça arrive. »

Luc ressent aussi « un peu de frustration, parce qu'on nous le dit depuis longtemps, on sait aussi ce qu'on peut faire, mais ce n'est pas du tout une conscience partagée par tout le monde, et les règles ne sont pas à la hauteur. Donc de la frustration, parce que c'est chiant, ça fait chier. » Il parle aussi de la frustration et des difficultés qu'il a à convaincre ses proches : « tu as l'impression de passer pour le rabat-joie ».

Enfin, Valentin décrit un sentiment plus diffus, plus global : « le fait de ressasser tout ça, d'avoir tout ça en arrière-plan, toutes ces choses négatives, c'est pesant », en évoquant alors le concept d'éco-anxiété.

De façon plus générale, certains ont affirmé ressentir beaucoup plus d'émotions, et de façon plus intense, qu'avant leur engagement : « j'affirme plus mes émotions aujourd'hui, et elles sont souvent plus intenses, que ce soit dans la joie ou dans la peine », explique Angèle. Juliette explique aussi : « C'est difficile de mettre un mot sur une émotion, mais il y a une sorte de puissance dans ce que je vis, dans ce que je ressens, où n'importe quelle rencontre, n'importe quelle action va être décuplée, je vais le ressentir de manière plus importante que les émotions que je ressens dans le quotidien. Ça accentue tout, mais le positif comme le négatif, ça accentue tout. Et c'est des moments presque euphoriques parfois ». Elle explique aussi comment comprendre l'origine de ses émotions l'a libérée : « Cette colère dont je parle, c'est des trucs qui ont toujours été là. C'est comme si ça me donnait un espace-temps, une sorte de truc intemporel pour sortir mes émotions. Depuis toute petite je suis en colère, pas à ma place, je sens que je suis en décalage. Et là c'est comme si pour la 1ère fois il y avait une légitimité, une raison à toutes ces émotions que j'ai ressenties toute ma vie. Je pense que ça me donne un espace pour laisser parler ces émotions et les justifier. Parfois je ne savais pas pourquoi j'étais en colère et triste, et là je sais pourquoi. Même s'il ne faut pas voir toutes ces émotions

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par le prisme de ce combat, c'est un gros poids qui explique beaucoup de choses. » Ce témoignage fait écho à Joanna Macy, qui explique que l'expression et la compréhension de ses émotions en lien avec l'état du monde peut se révéler libérateur et fonctionner comme un déclic, comme un soulagement. Dans son entretien, Thibaud Griessinger souligne le risque de paralysie face aux émotions négatives provoquées par ces enjeux, et l'importance de la gestion des émotions et de la régulation émotionnelle afin de le réduire pour qu'elles soient génératrices d'action plutôt que de paralysie : « Mieux les émotions sont gérées, utilisées à bon escient, plus elles sont facteur de changement. Plus tu les subis, plus tu es incapable d'identifier ce qui les déclenche et ce à quoi elles peuvent te servir, et plus ça va être facteur de paralysie »

De façon globale, les sentiments positifs étaient plus prégnants et les personnes se disaient surtout optimistes. Souvent pessimistes sur le constat et les crises, mais optimistes sur l'humain et le social.

Finalement, on voit que les émotions ont un rôle central dans le processus d'engagement. Voici les principales conclusions des 6 témoignages analysés :

- Les émotions fonctionnent à la fois comme résultat et comme moteur de l'engagement. Globalement, il semble que ce sont plus les émotions négatives qui mènent à l'engagement, et les émotions positives qui en sont le résultat, puis les émotions positives tout comme négatives permettent d'entretenir et de renforcer l'engagement.

- La prise de conscience et l'engagement mènent à une libération des émotions qui sont ressenties de façon plus intense

- Le processus de prise de conscience et d'engagement peut permettre une compréhension de l'origine de ses émotions, ce qui peut être source de soulagement ou de libération

- L'engagement est source de joie et d'épanouissement plus que de peine

Un processus de changements personnels

On a déjà entrevu, via la connaissance, l'engagement, le groupe et les émotions, comment ce processus pouvait contribuer à changer les personnes.

Ainsi, à la question de savoir si ce processus l'avait changé, Alix répond : « Complètement. Complètement. Ça a complètement changé ma façon d'aborder les choses, d'aborder l'autre. Ça a été un revirement total ». Pour Juliette aussi, les changements en cours sont considérables. Elle explique : « Je pense que je me suis construite socialement dans un certain milieu (social, éducatif, affectif) autour de certaines choses. Maintenant que je suis investie, je remets en question ces choses, je remets en question la manière dont j'ai été éduquée, dont je me suis comportée avec les gens, dont j'ai construit mes relations, mon rapport aux choses, au monde. Ces trucs-là sont en train

de prendre moins de place pour laisser la place aux valeurs qui ont toujours été là mais un peu cachées : la solidarité, le militantisme, les relations plus simples, plus humaines... ça a toujours été là mais elles prenaient moins d'importance que le côté parisien, être inclue dans certains groupes, ressembler à certaines personnes... Toute cette espèce d'image sociale qu'on se construit, c'est en train de devenir dérisoire par rapport au combat qu'on porte. » Les notions de construction et de remise en question qu'elle évoque illustrent la pensée de Freire que nous avons étudiée, selon lequel la prise de conscience passe par une conscience des croyances et représentations qui nous déterminent, et une remise en question de celles-ci. Gaëlle aussi explique : « Je pense que des valeurs qui étaient déjà là se sont affirmées. La compassion, l'affirmation des convictions notamment. »

Pour Valentin, « le fait de (s')engager (lui) permet d'avoir beaucoup plus d'énergie qu'avant, (il) fai(t) les choses avec plus de force ». Il évoque l'importance qu'a eu pour lui le fait de se connaître et de comprendre sa psychologie : « Il y a aussi le fait de m'analyser moi-même, et faire des ponts entre ça et d'autres choses de ma psychologie. Car encore une fois, tout est lié dans ta psychologie. Il n'y a pas d'un côté l'éco-anxiété et les relations sociales. Ça déteint sur tout. Donc tu prends du recul sur toi-même. Le fait de s'autoanalyser permet de voir où il faut agir. Le travail que j'ai fait sur moi-même il y a quelques temps, je le rapprocherais plus du développement personnel. Le fait de maîtriser sa construction psychologique : d'avoir tellement de recul sur toi-même que tu es capable de redisposer les trucs comme tu veux. Je pense que c'est la principale façon d'aller de l'avant. T'autoanalyser, te compartimenter, comprendre comment tu es structuré. Une fois que tu as ce recul-là tu peux agir. Parce que quand c'est juste des sentiments diffus dont tu ne sais pas pourquoi ils arrivent, tu es juste prisonnier de toi-même. Je pense que toutes ces choses, les relations sociales, aller à Paris, agir, j'ai pu commencer à faire tout ça avec énergie parce que j'ai appris à me con-naitre. Tant que tu ne te connais pas, tu ne peux pas vraiment agir. » Valentin se dit en ce sens intéressé par l'écopsychologie, car il pense que « la crise environnementale touche à beaucoup de points sensibles dans la psychologie humaine ».

Nous avons donc vu que le processus d'engagement pouvait menait à une remise en question et une évolution du rapport à soi, aux autres et au monde :

- Rapport à soi : meilleure connaissance de soi, plus d'énergie, de force

- Rapport aux autres : relations plus simples, plus humaines, plus de solidarité, moins d'impor-tance à l'image sociale qu'on se construit et au regard des autres

- Rapport au monde : évolution de ses représentations

4) Conclusions

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Le tableau suivant résume les principaux points abordés :

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Tableau résumé des principales conclusions des entretiens individuels

Eléments clés du
processus

Conclusions

Approfondisse-
ment des connais-
sances

- aspect systémique des crises

- globalité et origine des problèmes

- liens entre les crises et son propre quotidien

- implications de ces constats, théories de l'effondrement

Implications émo-
tionnelles

- peine et tristesse de la situation et des perspectives

- effondrement intérieur, remise en question et perte de sens dans sa vie et dans la société

ou soulagement et sens dans la compréhension des problèmes

- motivation et envie d'agir et de changer

Collectif

- le groupe peut être source de partage, de réconfort et de moments de joie

- le système de représentations d'une personne peut évoluer via les interactions au sein du

groupe d'engagement

- il peut y avoir une difficulté à faire partie de groupes sociaux aux systèmes de valeurs et de
représentations différents

- cette difficulté et le fait de rester attaché aux autres groupes sociaux peut être une force et
permettre de renforcer l'engagement (importance de ne pas se restreindre à ce groupe et s'extraire des autres).

Formes d'engage-
ment

- il semble y avoir trois grands types d'engagement (quotidien, professionnel et collectif) et

divers degrés d'engagement pour chacun

- les personnes ne semblent pas concentrer leurs efforts dans l'engagement quotidien

- notions d'utilité, de devoir et de nécessité centrales dans l'engagement professionnel

- possible quatrième forme d'engagement : l'engagement culturel

Impact émotionnel
de l'engagement

- les émotions fonctionnent à la fois comme résultat et comme moteur de l'engagement

o les émotions négatives sont déclencheur de l'engagement

o l'engagement est source d'émotions positives

o les émotions positives tout comme négatives permettent d'entretenir et de renfor-cer l'engagement

- la prise de conscience et l'engagement mènent à une libération et un intensification des
émotions

- la prise de conscience et l'engagement peut permettre une compréhension de l'origine de
ses émotions, ce qui peut être source de soulagement ou de libération

Transformations

- le processus d'engagement mène à une remise en question et évolution du rapport à soi,

aux autres et au monde

o rapport à soi : meilleure connaissance de soi, plus d'énergie et plus de force

o rapport aux autres : relations plus simples, plus humaines, plus de solidarité, moins d'importance à l'image sociale qu'on se construit et au regard des autres

o rapport au monde : évolution de ses représentations

 

Pour résumer le processus dans les grandes lignes, à l'origine, divers facteurs comme un intérêt, une sensibilité de base ou une perte et un questionnement de sens peuvent mener à approfondir les connaissances de la situation. Cet approfondissement des connaissances fait prendre

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conscience de l'ampleur, de la gravité, et de l'aspect systémique des crises, ainsi que de la possibilité d'un effondrement de nos civilisations industrielles. Cette compréhension peut mener à de la peine, et soit à un soulagement si la personne était en perte de sens, soit à un effondrement ou un deuil intérieur si ces constats remettent en question la vision qu'ils avaient du monde, de leur vie et de leur avenir. Elle mène aussi à une volonté d'agir, et une volonté de se rapprocher de personnes ayant les mêmes questionnements. Pour cela, les personnes s'engagent dans un collectif et entrent alors dans une boucle d'engagement via les personnes, les connaissances, l'action et les émotions. Au fil de ce processus, les personnes évoluent voire se transforment dans le rapport à soi, aux autres et au monde.

Ce résumé permet d'avoir une idée générale du processus d'engagement, mais il reste général : ces cheminements nous ont aussi montré que le processus incluait aussi des facteurs personnels, propres au contexte, à la personnalité, à l'histoire de chacun (ex : voyages, lieux de vie, entourage...). Cependant, dans les 6 cheminements que nous avons analysés, la connaissance, le collectif, l'action et les émotions ont tous joué un rôle central.

Enfin, il est important de souligner que, bien qu'il puisse être analysé de façon linéaire dans les grandes lignes, ce processus n'est pas linéaire : de nombreux facteurs entrent en jeu, se renforcent les uns les autres et il y a d'importantes rétroactions entre chaque élément.

Nous avons vu, au travers ces entretiens, l'aspect central du groupe dans le processus d'engagement écologique. Pour mieux le comprendre, nous allons donc maintenant approfondir et analyser l'enga-gement dans le contexte du collectif, au sein de l'association Avenir Climatique.

II- Participation observante - Avenir Climatique

En effet, l'engagement individuel et l'engagement collectif écologiques semblent intimement liés. L'objectif de cette partie est d'explorer ces liens à travers la participation observante du chercheur au sein d'Avenir Climatique (AC), une association de sensibilisation aux enjeux énergie-climat, et en essayant de comprendre le processus d'engagement au sein de ce contexte collectif.

1) Méthodologie

Le choix du terme de participation observante plutôt qu'observation participante est volontaire et justifié par la place prégnante de la participation par rapport à l'observation pendant ma démarche de recherche. Dans son article sur l'usage et la justification de la notion de participation observante (PO) en sciences sociales, Bastien Soulé résume ainsi les enjeux du terme de PO : « Très fortement

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impliqués sur leur terrain, voire enchâssés dans celui-ci, les chercheurs recourant au terme de PO revendiquent un rapport singulier au terrain, qui les place en décalage avec « la bonne pratique méthodologique » relatée dans les manuels : observer et participer à parts égales, en veillant à ne pas sacrifier l'un au bénéfice de l'autre. » En effet, mon rôle de recherche et d'observation est resté au second plan, étant avant tout participante et partie prenante des événements. Mais Soulé souligne les avantages de ce positionnement, qui permet d'enrichir considérablement l'analyse par l'expé-rience et le vécu des éléments étudiés, à condition que le travail de réflexivité soit effectué.

J'ai donc essayé d'effectuer ce travail de réflexivité et d'observation via un journal de bord, sur le moment si cela était possible, ou sur mon temps personnel, lorsque je privilégiais la participation. Enfin, j'ai également réalisé un entretien avec Guillaume Martin, membre actif de l'association, au cours duquel nous avons évoqué les facteurs clés d'engagement d'AC. La méthodologie de cet entretien est la même que pour les autres ; le guide et la synthèse de l'entretien sont en annexe. Annexe 9 : Guide d'entretien - Guillaume Martin

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery