CHAPITRE IV
LA MÉMOIRE COLLECTIVE
ET SA TRANSMISSION
La revendication sociale et
politique de la mémoire requiert une deuxième étape
après celle de l'identité : c'est celle de la
détermination de l'objet de cette mémoire. C'est dire que
l'identité circonstancielle et instrumentale que se donnent les
Africains et Afro-descendants dans le contexte québécois,
à travers différentes tentatives d'action collective, requiert
pour être crédible, la détermination d'un contenu propre.
En effet, présentée tantôt comme un projet à
réaliser par l'unité entre communautés afro-descendantes,
tantôt comme une réalité sociale imposée par le
reste de la société, l'identité «noire» semble
assumée comme un contrecoup du racisme, phénomène
étroitement lié à l'histoire de l'esclavage, à la
domination et à l'infériorisation.
Ce quatrième chapitre du mémoire vise à
comprendre le rapport des leaders interrogés avec leur histoire, ainsi
que le processus d'harmonisation ou d'intégration de leurs trajectoires
historiques très différentes, et parfois même
opposées. C'est que identité et mémoire
sont intimement liées comme nous l'avions montré dans le cadre
théorique. Chez les individus comme chez les groupes en effet, la
mémoire est le premier facteur d'identité. « Un peuple
qui n'a pas de conscience historique n'est qu'une population, a
déclaré un des leaders. Une population, c'est un attroupement
d'individus, conscients ou inconscients ; ça peut être un
troupeau» (AFR02). Et mieux qu'une simple volonté de figurer
dans le récit de l'histoire québécoise ou de s'affirmer
comme groupe social, cette rhétorique fait partie des stratégies
pour contrer le complexe d'infériorité :
... quand on a la conscience de ce qu'on est, même
si on ne sait pas exactement d'où on vient mais si on en connaît
une partie, quand on connaît le plus de facettes possibles de son
histoire, c'est-à-dire les parties qui sont valorisantes comme les
parties qui sont négatives, on se rend compte qu'on est un être
humain parmi les autres, avec les mêmes qualités et les
mêmes défauts (AFR02).
Nous reviendrons dans le cinquième chapitre sur le
discours et les stratégies de revendication de la mémoire. Pour
l'instant, il faut remarquer que dans cette recherche, le glissement entre
mémoire et histoire et été sciemment
permis, dans le but de faciliter les entrevues, de favoriser l'articulation
entre langage commun et langage académique en réduisant les
subtilités conceptuelles. Trois questions ont été donc
posées aux interviewés sur leur conception de l'histoire, sur
leur rapport à l'esclavage des populations africaines et la colonisation
des Africains et Afro-descendants, ainsi que sur les problèmes
liés à la transmission de cette mémoire.
4.1. Le procès de la mémoire
collective : différence et contribution
Pour comprendre et analyser les réponses données
à nos questions par les leaders, il s'est avéré
nécessaire d'examiner de plus près les groupes sociaux auxquels
ils se sont identifiés, puis de faire certaines observations. D'abord,
la quasi-totalité des interrogés sont de la première
génération d'immigrants. Ceci signifie qu'éventuellement,
l'immigration serait un facteur essentiel dans le regard sur l'histoire de leur
groupe à Montréal. Or, les leaders se sont parfaitement
identifiés aux membres de leurs communautés qui sont nés
au Québec, et même aux Afro-descendants québécois de
vielle souche. Cette posture de discours peut s'expliquer par le
caractère relativement récent des immigrations africaines et
caribéennes ; récentes en effet, ces immigrations ont cependant
été massives au point où la première
génération semble être représentative de l'ensemble
des communautés immigrantes. C'est pourquoi, d'abord identitaire, la
différence revendiquée s'est avérée logiquement
mémorielle. C'est dire que la variation du lexique identitaire telle
qu'élucidée dans le chapitre précédent donne
nécessairement lieu à une variation des lieux (ou limites
historiques et géographiques ) de la mémoire :
mémoires ethniques, mémoires nationales, mémoires
d'immigration, etc.
4.1.1. La revendication de la différence
La revendication de trajectoires historiques perçues
comme marginales ou secondaires, différentes de celle de la
société québécoise, vécues en tant que
peuple à l'origine, puis en tant qu'immigrants aujourd'hui, a
été évidente et clairement formulée dans le
discours des leaders. Un leader haïtien dira par exemple que
...la communauté haïtienne, comme
communauté, est issue d'une autre histoire, que l'histoire des
Québécois. Nous avons notre propre histoire, dans le peuple
aussi, et nous avons notre histoire aussi, comme immigrants, qui n'est pas le
vécu d'une personne qui vit ici (HTI04).
Ce sentiment de différence est si profond qu'un autre
leader, né en Amérique du Nord, et de parents américains,
dira au sujet de ses racines africaines:
...it is important to us, from the standpoint of
self-esteem, self awareness, self determination, self-respect... you need to
know where you came from. We need to understand that we don't begin as
African-Canadians four hundred years ago (ANG03).
Du côté des Africains, un des leaders a
déclaré:
...je n'ai pas grandi au Québec; quand je suis
arrivé au Québec, j'avais déjà 40 ans. J'avais tout
un passé. J'avais ma propre histoire et j'avais l'histoire dont je suis
issu, ma trajectoire politique, ma vision de monde (AFR02).
Mais la «vision du monde» portée par les
leaders africains et afro-descendants ne se distingue pas seulement d'avec la
société québécoise ; elle est aussi marquée,
non seulement par l'histoire de domination de leur pays d'origine par
l'Occident, mais aussi par l'actualité des conflits ethniques ou de
classe qui déstabilisent encore ces pays. Ainsi, un leader d'origine
africaine va se distancer de la mémoire globale du peuple
québécois, mais aussi de la mémoire nationale de son
propre pays d'origine :
... parce qu'il faut partir du raisonnement logique: quand
on part de chez nous, on est déjà divisé. En Afrique il
n'y a pas d'unité là-bas. Chacun, finalement se reconnaît
dans son ethnie propre. Donc il n'y a que peut-être le Français et
le gouvernement qui nous regroupent, mais quand on rentre spécifiquement
dans certains détails, c'est fini: chacun se retrouve dans son ethnie.
[...] Je porte une mémoire [de mon ethnie en Afrique]. Ici je porte une
mémoire [de mon ethnie en Afrique] parce que dans mon raisonnement, dans
mon comportement, tout ça, c'est vraiment [celle de mon ethnie en
Afrique] (AFR03).
L'ethnie est le cadre de référence primaire pour
ce leader africain, comme la race («nègre» en l'occurrence) et
l'histoire qui lui est rattachée, devient le cadre de
référence pour un autre, haïtien, qui dira sans
détour :
C'est sûr que je suis relié à une
histoire différente. Je suis né dans un pays de nègres
comme on dit ; un pays qui a subi l'esclavage, un pays qui est dominé
par une lutte qu'on peut dire lutte de classe en Haïti, entre les Noirs et
les Mulâtres (HTI01).
Or, en approfondissant le débat, on découvre que
pour ces mêmes leaders, l'histoire se poursuit dans le présent et
ce n'est plus seulement la différence qui est
revendiquée, mais aussi la reconnaissance d'histoires nouvelles qui se
prolongent dans l'histoire globale du Québec.
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