L'ENSEIGNEMENT SPECIAL, DES « ANORMAUX D'ECOLE
» AUX « ANORMAUX D'EMPLOI ».
INTRODUCTION GENERALE
L'enseignement special est presente par les
specialistes et acteurs de terrain (enseignants, directeurs d'ecoles et
psychologues) comme une structure composee de petites classes permettant une
meilleure prise en charge des enfants dits en difficulte scolaire. Certains
enfants, qui au debut de leur parcours scolaire, n'atteignent pas le niveau
exige, sont orientes vers cette filiere. Theoriquement, il s'agit de donner la
possibilite a ces enfants de
« se remettre a niveau », de « rattraper
leur retard » afin de reintegrer l'enseignement general a la fin de
l'enseignement primaire.
Les parents ne desirent pas, au depart, inscrire leur(s)
enfant(s)1 dans ce type d'enseignement perçu comme une ecole
pour «handicapes mentaux ».
Les professionnels de l'enseignement special les
rassurent par l'explication des objectifs de cette filiere et surtout par
l'assurance que leur(s) enfant(s), grace a une meilleure prise en charge,
pourra rejoindre l'enseignement general et avoir les memes chances que les
autres d'acceder a une formation qui mene a un metier.
Pourtant des recherches ont mis en evidence les
incoherences du discours scientifique par rapport aux « anormau x d'ecole
», les aberrations des tests de depistage des « deficients legers
» et surtout la difficulte de cerner la notion « d'inadaptation
scolaire ». Tantot type 1 (arrieration mentale legere ), tant+t type 3
(troubles caracteriels, troubles de la personnalite) ou encore type 8 (troubles
instrumentau x), c'est a l'issue d'un test multidisciplinaire que ces enfants
obtiendront l'attestation qui determinera leur type de handicap intellectuel et
leur type de carriere scolaire et professionnelle.
L'emergence du phenomene de l'enfance
intellectuellement deficiente est liee a l'instauration de la scolarite
obligatoire, ayant revele la presence dans le milieu scolaire d'un certain
nombre d'eleves qui « suivent » pas.
1 Certaines familles de
milieux populaires comptent parfois plusieurs de leurs enfants dans cette
filiere.
Cette epoque, a la charniere du 19eme
siecle et du 20eme siecle, est egalement une periode de mutations
economiques, la naissance de « la grande entreprise » rendant urgente
la connaissance de techniques et la formation de travailleurs. Elle offre a
l'analyse une masse considerable de documents oil les fonctions sociales des
institutions s'e xpriment sans ambages. La science et la morale sont
indissociables dans une perspective qui fait de la« Grande Entreprise
» l'incarnation du progres. Du besoin de creer « une filiere a part
» pour les « anormaux d'ecoles », autrement dit les debiles
legers « educables », va naitre le projet de l'enseignement
special.
Ce projet va prendre de l'ampleur parce qu'il est
intimement lie a la conception de l'epoque selon laquelle les pauvres ne sont
plus ces indigents a qui il faut offrir la charite mais des personnes qu'il
faut eduquer, civiliser et surtout contrOler pour eviter qu'ils soient
nuisibles a la societe.
L'institution de l'obligation scolaire, en donnant
acces a l'ecole aux couches les plus defavorisees de la societe, qui reveler
une « espece d'ecolier » qui ne profitent pas de l'enseignement qui
est dispense dans les classes primaires. Dans les ecoles, les instituteurs,
habitues a un public homogene, sont confrontes a des enfants qui sont «
refractaires au regime scolaire ordinaire », dont nombre d'entre eu x ont,
a leurs yeu x, herites de l' « amoralite » du milieu duquel ils sont
issus. Afin de regler ce probleme et de ne pas « contaminer » les
eleves de « bonne famille », ils font appel aux pouvoirs publics,
qui, a leur tour, font appel a des specialistes dont la figure emblematique est
Alfred BINET (voire encadre sur l'importance de l'ceuvre d'Alfred BINET p.
14).
Alfred BINET et son collaborateur Theodore SIMON vont
voir l'echec scolaire comme un symptOme de deficience intellectuelle et les
enfants comme le contingent dans lequel pourront etre recrutes les «
anormaux d'ecoles » necessitant un enseignement specialise. Leur travail
marquera les developpements ulterieurs de l'enseignement special et deviendra
une reference en la matiere.
Dans un contexte oil le contrOle social est la
priorite des pouvoirs publics, Alfred BINET apparait comme un progressiste car
malgre le conservatisme de ses contemporains, il prone l'educabilite de ceu x
qu'il qualifie d' « anormau x d'ecole ». Ce n'est pourtant que
cinquante ans plus tard, apres l'e xplosion scolaire qui suit la fin de la deu
xieme guerre mondiale, que ses conceptions seront finalement mises en
pratique.
aujourd'hui. Les echecs scolaires tendent encore a etre
systematiquement interpretes comme des symptomes de perturbations
psychologiques.
Sous le couvert d'une « neutralite scientifique
», l'arsenal medico- psychologique contribue a
occulter l'origine sociale des enfants orientes vers l'enseignement
special.
Cette recherche se propose de mettre en relations les
discours fondateurs des classes pour « anormaux d'ecole » et ceux des
professionnels de l'enseignement special aujourd'hui afin de nous interroger
sur les fondements ideologiques de la notion de debilite legere.
Nous nous interrogerons sur les criteres qui president a
l'orientation des enfants vers l'enseignement special.
L'evaluation de la gravite d'une inadaptation revelee
par le milieu scolaire est pleine d'ambiguites, d'autant plus que la plus
grande partie de l'enseignement special est constitue d'enfants dits «
debiles legers » -- deficients intellectuels, caracteriels et troubles
instrumentaux -- a l'intelligence dite normale.
Nous nous efforcerons de repondre aux questions suivantes
:
Quelles significations donne t-on a l'inadaptation
scolaire ? Sur quelles bases ces enfants sont-ils catégorisés
"débiles légers"? Quelles pratiques met-on en ceuvre pour
remédier a ces "inadaptations scolaires" ? L'enseignement spécial
correspond t-il a leurs besoins ou renforce t-il la discrimination dont ils ont
déjà été l'objet dans l'enseignement ordinaire? Cet
enseignement va t-il permettre a ces « inadaptés » de «
rattraper leur retard » pour réintégrer l'enseignement
général et avoir les memes chances que d'autres d'accéder
a un métier? Quelles sont les procédures de décisions ?
Quelle est la marge de manceuvre des parents? Quelle est le devenir de ces
enfants?
PRESENTATION DE LA DEMARCHE
L'enquete a debute alors que nous participions a un
projet de recherche sur le parcours scolaire des enfants issus des quartiers
populaires a l'initiative de l'INSTITUT DE LA VIE. Une des activites de cette
association concernait les populations defavorisees, et plus particulierement
les meres et leurs enfants, dans une perspective de lutte contre l'e xclusion
sociale.
Le Centre d'accueil2de cette association,
cadre convivial a l'image des Maisons Vertes de Francoise Dolto, est situe dans
un quartier dit « difficile » de l'agglomeration bruxelloise et les
femmes qui le frequentent habitent le quartier et sont en grande partie issues
de l'immigration turque et marocaine. Ce lieu propose une rencontre et un
partage d'e xperiences de femmes, autour d'interets communs et un espace oil
les enfants, en bas age, peuvent jouer avec d'autres sous les regards de leurs
meres.
L'appropriation du lieu par les femmes et les enfants
ainsi que la longue presence sur le terrain d'une des animatrices, avaient
reussi a creer un climat de confiance. Le parcours scolaire des enfants s'est
revele etre une des preoccupations majeures de ces femmes qui, pour la plupart
d'entre elles, connaissent peu le fonctionnement du systeme scolaire, ses
differentes filieres et ses debouches. Rapidement, nous nous sommes heurtes a
la problematique de l'enseignement special. Notre etonnement fut grand lorsque
plusieurs femmes evoquerent leur desarroi face a la precocite de l'orientation
de leurs enfants (en Pre ou 2eme primaires) vers une
filiere d'obedience medicopsychologique, l'enseignement special.
Suite a plusieurs entretiens avec des meres d'enfants
inscrits dans cette filiere, nous avons tente de cerner sa problematique en
interrogeant des directrices d'ecoles speciales3 afin d'une part de
lui donner plus de transparence et d'autre part de repondre aux interrogations
de ces femmes.
2 Nous en profitons ici pour
remercier toutes les femmes qui frequentaient le Centre, sans lesquelles nous
n'aurions peut-être jamais eu connaissance de cette problematique et avec
lesquelles nous avons eu des echanges chaleureu x et riches d'un savoir qui ne
s'apprend pas dans les livres. Sans oublier d'autres femmes de caractere, les
membres de l'INSTITUT DE LA VIE qui nous ont permis de realiser ces entretiens
: Fanny Gashugi, Oumnya Salhy, et Sarah Deutsch (Secretaire Generale de
l'IV).
3 Notons ici que le projet de
recherche-action depose, nous savions qu'il s'ecoulerait un certain laps de
temps avant l'obtention d'une reponse. Nous avons decide de continuer nos
investigations en dehors des activites de l'association.
La realisation d'un memoire tombait a point
nomme.
Nous avons circonscrit notre enquete aux ecoles
speciales accueillant les enfants consideres comme debiles legers d'une commune
de l'agglomeration bru xelloise4. Ces ecoles sont au nombre de
trois. L'une accueillant les enfants de type 1 (arrieration mentale legere) et
3 (troubles caracteriels, troubles de la personnalite) et les deux autres les
enfants de type 1 et de type 8 (troubles instrumentau x) ; l'une de ces deux
ecoles faisant partie du reseau Libre et l'autre du reseau
Officiel.
L'enquete concerne la debilite legere dans laquelle
s'inscrit les trois types que nous venons d'evoquer et qui se distinguent, dans
la classification de l'enseignement special, par leurs recours au quotient
intellectuel.
Les autres « types » sont constitues
d'enfants diagnostiques avant leur entree a l'ecole et dont les donnees d'ordre
medicales attestent d'un handicap, mental ou physique, d'une gravite telle
qu'ils necessitent une structure d'apprentissage
adaptee5.
Nous avons accorde une importance particuliere aux
enfants de type 8 car, pour ces derniers, la legislation n'organise pas
d'enseignement secondaire. Leur intelligence etant consideree comme «
normale », ils sont senses reintegrer l'enseignement general soit en cours
de cycle primaire, soit a l'entree des etudes secondaires.
La premiere partie de ce travail, « Aux fondements
de l'enseignement special : les anormaux d'école », ebauche le
conte xte ideologique de la naissance de la filiere d'enseignement special. La
deuxieme partie, « Des méres confrontees a l'enseignement special
», est consacree a l'analyse d'un entretien effectue aupres d'une des
femmes dont quatre des cinq enfants ont ete orientes vers l'enseignement
special. Ce temoignage nous a paru particulierement representatif des
inquietudes des meres face a l'enseignement special.
Et enfin, la troisieme partie, « Le discours de
l'enseignement special » vise a repondre aux interrogations des familles
concernant l'organisation, les conditions de l'orientation, les structures et
les remediations proposees par cette filiere et leurs effets.
4 Pour des raisons ethiques,
nous avons eviter de nommer la commune afin que l'identite des directrices
ainsi que celle des familles restent dans l'anonymat
5 Il s'agit des aveugles,
sourds-muets, enfants hospitalises et handicapes physiques et egalement des
handicapes mentau x severes.
1. AUX FONDEMENTS DE L'ENSEIGNEMENT SPECIAL : <<
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