INTRODUCTION
Fin du 19eme siecle, la scolarisation
progresse lentement mais regulierement, elle n'est encore ni obligatoire ni
gratuite. Les classes dominantes ont le monopole de la scolarite. Les classes
populaires se distinguent alors non seulement par leur analphabetisme mais
egalement par leur mode de relations entre enfants et adultes caracterise par
le rapport au monde du travail : « Le travail des enfants (pendant la
premiere moitie du 19eme siecle) a maintenu ce caractere de la
societe medievale : la precocite du passage chez les adultes. C'est toute la
couleur de la vie qui a ete changee par les differences du traitement scolaire
de l'enfant bourgeois ou populaire.6 >>
Deux mondes de l'enfance se distinguent, dans l'un, le
modele bourgeois, la prise en charge par l'ecole joue un role preponderant dans
la socialisation, dans l'autre, evaluee selon les criteres de la classe
dominante, la socialisation des enfants ne reunit aucuns des criteres
permettant d'assurer de sa qualite. A l'instar de l'enseignement dans les
colonies, il s'agit en intervenant sur l'education des enfants de «
civiliser les classes populaires, les faire acceder au minimum d'instruction
necessaire, les faire sortir de leur condition miserable et de l'amoralite de
leur milieu d'origine >>7.
En Europe, et surtout dans les grandes villes, la
situation e xplique aisement ces preoccupations. La proletarisation s'accorde
mal avec la reproduction des liens traditionnels : « A Paris, le taux de
nuptialite ne suit pas l'expansion demographique provoque par l'afflux de
jeunes migrants venus des campagnes. "L'illegitimite" et le concubinage, formes
frequentes de rapports entre sexes dans le proletariat, s'opposent au modele
bourgeois de la famille centre sur la legitimite et la stabilite du noyau
parental. Et si, progressivement une partie des ouvriers stabilise sa situation
sociale, adopte un mode de vie plus conforme aux normes
bourgeoises,
6 ARIES PH., L'Enfant et la
Famille sous l'Ancien Regime cite par PINELL P. ET
ZAFIROPOULOS M., Lin siècle d'echecs scolaires
(1882-1982) , Collection politique sociale, Les editions ouvrieres, Paris,
1983, p.23.
7 PINELL P. ET ZAFIROPOULOS
M., op. cit., p.23.
chaque temps fort du developpement industriel amene son
contingent de proletaires "deracines"8»
Ce n'est pas un hasard si les fondements de
l'enseignement special emergent precisement a cette epoque. L'ecole ne peut
legitimer la selection qu'elle opere qu'en faisant appel a un autre systeme de
classement, le medicopsychologique:
«L'ecole ne peut demeurer "ecole pour tous" qu'au
prix de ne pas etre l'ecole de tous. Dans la societe de l'epoque, il apparait
rapidement que, lorsque l'egalite devant l'ecole, c'est-a-dire devant
l'instruction, qui se donne pour la verite de l'ecole, est confrontee dans la
pratique institutionnelle a la realite socio-economique de la misere la plus
grande -- celle qui se voit dans les corps et s'entend dans la pauvrete du
langage -- elle ne peut demeurer verite qu'a la condition de classer selon la
logique d'un autre systeme (medico-psychologique) ceux qu'elle ne peut
tolerer9. »
L'institution de l'obligation scolaire, en donnant
acces a l'ecole aux couches les plus defavorises de la societe, transforme les
inegalites sociales en inegalites scolaires, inherentes a l'acquisition de
connaissances par l'apprentissage cumulatif. L'enseignement special
medicalisant l'echec scolaire grace a un dispositif medico-pedagogique, en
proposant d'y remedier, a transforme ces inegalites scolaires en inegalites de
nature operant une pathologisation de l'echec scolaire.
La scolarite devenue obligatoire et le conte xte dans
lequel s'insere cette obligation mettent en evidence les facteurs qui ont
favorise l'emergence de l'enseignement special. L'ecole va y etre envisagee
comme un bon outil de controle social susceptible d'adapter les couches
populaires a la societe. La « grande entreprise » naissante commence
a formuler les imperatifs du systeme de production economique et a dicter ses
besoins auxquels vont devoir s'adapter les futurs e xecutants. « Desormais
civilises, les futurs travailleurs pourront sans risque vivre en
ville-° »
L'analyse socio-historique de l'enseignement special
met en evidence les mecanismes ideologiques qui sous-tendent les filieres
scolaires et determinent l'orientation professionnelle. Ces mecanismes
ideologiques repondent aux imperatifs du systeme de production caracterise par
la division du travail comme l'e xprime Mateo ALALUF «La primaute des
tendances individuelles qui caracterisent les dispositifs d'orientation cache
en realite sa dependance aux exigences
8 PINELL P. ET ZAFIROPOULOS
M., op.cit p.24.
9 MUEL F., « L'ecole
obligatoire et l'invention de l'enfance anormale » in Actes de la
recherche en sciences sociales, 1, janvier 1975, p.69
10 MUEL F., op. cit.,
p.74.
economiques, elles-memes etant determinees par des
logiques mises en cruvre par les groupes dirigeants (...) Les inegalites
reposent en consequences aussi bien sur la division de la societe en classes
que sur le systeme scolaire qui conduit a l'assignation d'une position
particuliere, suivant le niveau et le type d'enseignement, pour l'entree dans
la vie professionnelle. C'est precisement la division du travail qui en
definissant la demande sociale de main d'cruvre eduquee, ordonne aussi bien les
categories qui organiseront la selection que les tris dont seront l'objet les
jeunes11. »
L'enseignement special destine aux « debiles
legers » se presente aujourd'hui comme une structure de « rattrapage
» et preconise de « diagnostiquer » de maniere precoce les
enfants susceptibles d'être consideres comme deficients intellectuels
afin de remedier a l'echec scolaire.
En consequence, l'orientation scolaire etant d'autant
plus determinante qu'elle est precoce, la detection sur base d'un diagnostic
psycho-medico-social fige l'enfant caracterise de debile leger dans son statut
d'anormal.
Cette stigmatisation est renforcee par le fait que ce
ne sont pas n'importe quels enfants qui sont orientes vers cette filiere comme
semble le faire croire la neutralite scientifique attribuee aux tests de
depistage. Ces enfants sont, comme a l'epoque des fondements de l'enseignement
special, en majorite issus des milieux defavorises.
11 ALALUF M., « Fonction
graphique, orientation professionnelle et qualification du travail :
comportements individuels et structures sociales dans l'cruvre de Pierre
Naville » in L'orientation scolaire et professionnelle, 1997, 26,
n°2, p.252.
1.1 ORDRE MORAL ET CONTROLE SOCIAL
En cette fin de 19eme siecle, la Commune de
Paris n'est pas tres loin, cette periode de lendemain de cataclysme a
l'avantage de presenter une masse de documents ecrits oil la lutte des classes
s'e xprime sans ambages et oil l'ideologie scientifique ne masque pas encore
les fonctions sociales des institutions : « Les écrits portant sur
le thème de "l'enfance anormale" parus approximativement entre 1890 et
1910 offrent un ensemble de discours que l'on peut appréhender au niveau
des mots utilisés (sens banal et usage scientifique), des images
retenues (métaphores, etc.) et des thèmes insistants, comme
autant d'expressions de fantasmes sociaux (le crime, la propreté, la
rue, l'ordre, etc.), échos du cataclysme social qu'a
représenté pour la classe dominante, la Commune de
Paris1; » L'apparition de nombreuses institutions d'encadrement
ideologiques temoigne de cette volonte de lutter contre le desordre, desordre
des mceurs, desordre des corps, desordre des esprits13 : « Les
esprits ont besoin hélas d'hygiénistes et de médecins
comme les corps. Quelles belles batailles il y a livrer contre les maladies des
esprits ! Que de préjugés a combattre ou a détruire !
C'est le préjugé qui pousse certains ouvriers a voir dans tous
les patrons des égoistes, comme certains patrons a voir dans les
ouvriers des mécontents (...) L'autorité intérieure doit
avoir le pas sur l'autorité extérieure14.
»
Ces institutions15 (associations, ligues,
comites, societes de patronage, etc.) visent a façonner au nom de la
« prevoyance sociale » des individus dont le comportement doit
dorenavant etre previsible16.
Le mouvement en faveur de l'enfance anormale est
integre dans le mouvement plus global de « prevoyance sociale »
visant a proteger « l'enfance en danger » : l'hygiene contre le lait
pollue, la morale, la rue polluante, le patronage contre la faiblesse parentale
et la delinquance.
Toutes ces initiatives temoignent d'une volonte de
remplacer le concept de charite par celui de prevoyance, il ne s'agit plus
d'apporter de l'aide a un indigent sans ressources mais de le rendre a meme de
se suffire a lui-meme
12 MUEL F., op. cit.
p.66.
13 FOUCAULT M., «
Surveiller et punir », Gallimard, Paris, 1975.
14 Leon Bourgeois cite par
MUEL F., op.cit p. 62. Leon Bourgeois est president de la commission de 1904
sur les classes speciales et il apparait comme un representant e xemplaire de
la classe politique de l'epoque. C'est egalement lui qui a preface le rapport
de la Commission redige par BINET et SIMON publie sous la forme d'un guide
d'admission des enfants anormau x dans les classes de
perfectionnement.
15 Quelques e xemples de ces Societes (françaises)
d'education sociale : Societe des parents educateurs, Societe d'encouragement
au bien, Societe de propagande coloniale, Alliance d'hygiene sociale, Union
française antialcoolique, Ligue française de la moralite publique
et aussi la fameuse Societe pour l'Etude Psychologique de l'Enfant d'Alfred
BINET.
16 MUEL F., op. cit.,
p.62
« Dans les ateliers on installe des appareils
préventifs qui défendent l'ouvrier contre les accidents du
travail et le mettent a l'abri de sa propre imprudence; il doit en etre de meme
pour les maladies, l'alcoolisme 17». La prevoyance sociale,
c'est aussi la rationalisation et, l'ouvrier ideal est celui qui se controle
lui-meme.
Dans cette periode de mutation, l'instauration de
l'enseignement primaire obligatoire et gratuit permettra d'une part de former
une main d'ceuvre qualifiee designee par les caracteristiques de la main
d'ceuvre dont les usines ont besoin et d'autre part d'assurer une fonction
civilisatrice « La volonté de généraliser
l'instruction en la rendant obligatoire répond a un double souci :
assurer le minimum vital culturel nécessaire a la formation
d'élèves destinés a devenir les futurs ouvriers et paysans
de la nation ; assurer une fonction civilisatrice en harmonisant les
règles de conduite et de comportement des enfants du "peuple" avec les
références morales d'un idéal culturel supérieur
inaccessible en tant que tel aux élèves18.
»
Le reperage des anormau x est associe a ce mouvement
civilisateur dans le sens d'une garantie contre les risques imprevus a venir
« En donnant a la société du Patronage de l'enfance, vous
faites une bonne affaire et un bon placement en meme temps qu'un acte de
charité. Vous payez en quelque sorte une prime d'assurance contre le
vol19. ». Alfred BINET e xplique pourquoi le reperage des
enfants anormau x doit faire partie des priorites de l'education, il met en
garde contre un futur danger social que representent les « moins
fortunés » alias les pauvres: « La généreuse
philanthropie des siècles précédents nous parait etre
aujourd'hui quelque peu démodée, et nous substituons a cette
vertu de luxe l'idée autrement féconde que nous sommes tous
contraints, par un véritable devoir, a nous occuper du sort
réservé a nos concitoyens (...) en particulier a ceux qui sont le
moins fortunés. Ce devoir ne repose pas seulement sur les exigences d'un
sentiment d'humanité ; il est dicté également par notre
intéret personnel le plus pressant, car si, dans un certain
délai, il n'était pas donné satisfaction a ce qu'ont de
légitime les revendications des neuf dixièmes de la
société, qui aujourd'hui travaillent pour des salaires peu en
harmonie avec leurs efforts et leurs besoins, on entrevoit déjà
qu'une révolution violente, oet ceux qui possèdent n'auraient pas
grand'chose a gagner, bouleverserait de fond en comble l'organisation actuelle
de la Société20. »
17 Discours de Casimir Perier au Congres de prevention
sociale, Milan, 1906 cite par MUEL F., op.cit p.63.
18 PINEL P., «
L'invention de l'échelle métrique de l'intelligence » in
Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1995, juin, p.27
19 L'enfant, 1891 cite par
MUEL F., op.cit., p.66
20 BINET S. Et SIMON T., Les
enfants anormaux. Guide pour l'admission des enfants anormaux dans les classes
de Perfectionnement, 6e Edition 1934 (Ed. originale 1904), p.1 et
2.
Les premieres enquetes de la Societe Libre pour
l'Etude Psychologique de l'Enfant (la SLEPE, pour plus de details voire encadre
sur l'importance de l'oeuvre d'Alfred BINET p. 14) illustrent bien ce besoin de
discipliner les corps et les esprits pour faire regner l'ordre social. Ces
travau x scientifiques visent a mesurer la moralite des familles21,
en occultant la question de l'appartenance de classe.
C'est a travers les themes de predilection de l'epoque
comme l'alcoolisme, la syphilis et la tuberculose des parents, responsables de
la degenerescence des enfants, que l'on assiste a la condamnation d'un style de
vie. De meme, les familles qui ne ressemblaient pas au modele de la famille
bourgeoise se sont vues caracterisees par la notion de « famille anormale
» ainsi que l'e xprime le Dr Henri THULIE qui preconise des maisons
d'orthopedie mentale afin de « redresser les degeneres » mentalement
et moralement : « Ces petits malheureux ramasses dans les rues, sous les
ponts, arretes pour vagabondage et quelquefois pour un delit plus grave,
arraches a leur famille corrompue, les elevant dans le vice et le crime,
devaient dans ma pensee, etre pour la plupart des detraques soit par les
habitudes prises, soit par leur triste education, soit par
heredite22. »
L'ecole primaire laïque se montre determinee a
presenter une image propre et saine vis-à-vis de l'opinion publique dans
sa competition avec l'ecole primaire religieuse. L'objectif est d'eviter la
fuite des enfants de « bonne famille » a cause de l'hesitation des
parents a confier leurs enfants a l'ecole publique par peur de la «
promiscuite » et de la « contagion ».
Dans cet ordre d'idees circule a l'epoque un projet
qui vise a creer une « ecole annexe » et prevoit « d'isoler les
enfants les plus propres de la classe primaire afin qu'ils ne soient pas
contaminés par les manieres, le langage et les parasites des "apaches".
C'est en un certain sens l'homologue de l'école des classes de
perfectionnement mais a l'autre bout de l'echelle23.
»
Une quinzaine d'annees -- apres la loi sur
l'obligation scolaire en France (1883) -- aura suffit a l'ecole primaire pour
produire les « dechets » dont l'exclusion constituera l'elaboration
d'un nouvel appareil ideologique, le medicopedagogique. En Belgique la loi sur
l'obligation scolaire mettra plus de temps a apparaitre. Votee en 1914 sa
promulguation sera retardee par la premiere guerre mondiale jusqu' en
1918.
21 Les premiers travau x de la Societe libre pour l'Etude
de la Psychologie de l'Enfant (la SLEPE) traitent du mensonge.
22 Dr THULIE H., « Le
dressage des jeunes dégénérés ou
orthophrénopédie », Felix Alcan, Paris, 1900,
p.6
23 MUEL F., op.cit.,
p.69
L'IMPORTANCE DE L'CEUVRE D'ALFRED BINET
Alfred BINET, psycholo gue, est membre actif de la
Societe Libre pour l'Etude Psycholo gique de l'Enfant (La SLEPE) fondee en
1899. Il en devient le President en 1902 et va etre, a ce titre, associe a la
mise en place, dans le cadre de l'ecole primaire, d'un ensei gnement specialise
destine aux anormaux. Une Commission interministerielle est chargee en 1904 de
mener des etudes sur les enfants qui reussissent mal dans les classes normales
et fait appel a son experience en la matiere. Avec Theodore SIMON, son eleve,
il fait des recherches a l'ecole de la Salpetriere et dans les ecoles du
deuxieme et dixieme arrondissement de Paris. Le but de ces etudes est
l'organisation des ecoles pour anormaux et surtout la recherche d'une methode
scientifique visant a reperer les futurs beneficiaires. Il va elaborer un test
permettant d' « etablir le diagnostic des etats inferieurs de
l'intelligence » et propose une methode nouvelle pour
« le diagnostic du niveau intellectuel des anormaux
». Il publia plusieurs versions de son echelle avant sa mort
(1911), l'edition de 1905 ne fait que classer les epreuves dans un ordre
croissant de difficultes alors que celle de 1908 etablit les criteres utilises
dans la mesure de ce qu'on appelle aujourd'hui le Q.I.
Alfred BINET est un precurseur dans le domaine de la
debilite mentale, il propose la distinction entre les « anormaux
d'ecole » educables et utilisables socialement et les «
anormaux d'hospices » destines aux asiles.
Son importance est telle que son discours se retrouve
encore aujourd'hui chez les professionnels de l'ensei gnement special. Edulcore
ou modernise son echelle visant a mesurer l'intelli gence et la terminolo gie
qu'il emploie pour caracteriser les types d'anormaux est toujours
d'actualite.
Son ouvrage « Les enfants anormaux.
Guide pour l'admission des enfants anormaux dans les classes de
perfectionnement » publie a la demande de la Commission deviendra
une reference en matiere d'ensei gnement special.
(Pour plus des informations plus detaillees, voir «
La mal-mesure de l'homme » de Stephen Jay GOULD)
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