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L'enseignement spécial, des "anormaux d'école" aux "anormaux d'emploi"

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par Sharon Geczynski
Université Libre de Bruxelles - Diplôme d'études spécialisées en Sciences du Travail 2003
  

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INTRODUCTION

Fin du 19eme siecle, la scolarisation progresse lentement mais regulierement, elle n'est encore ni obligatoire ni gratuite. Les classes dominantes ont le monopole de la scolarite. Les classes populaires se distinguent alors non seulement par leur analphabetisme mais egalement par leur mode de relations entre enfants et adultes caracterise par le rapport au monde du travail : « Le travail des enfants (pendant la premiere moitie du 19eme siecle) a maintenu ce caractere de la societe medievale : la precocite du passage chez les adultes. C'est toute la couleur de la vie qui a ete changee par les differences du traitement scolaire de l'enfant bourgeois ou populaire.6 >>

Deux mondes de l'enfance se distinguent, dans l'un, le modele bourgeois, la prise en charge par l'ecole joue un role preponderant dans la socialisation, dans l'autre, evaluee selon les criteres de la classe dominante, la socialisation des enfants ne reunit aucuns des criteres permettant d'assurer de sa qualite. A l'instar de l'enseignement dans les colonies, il s'agit en intervenant sur l'education des enfants de « civiliser les classes populaires, les faire acceder au minimum d'instruction necessaire, les faire sortir de leur condition miserable et de l'amoralite de leur milieu d'origine >>7.

En Europe, et surtout dans les grandes villes, la situation e xplique aisement ces preoccupations. La proletarisation s'accorde mal avec la reproduction des liens traditionnels : « A Paris, le taux de nuptialite ne suit pas l'expansion demographique provoque par l'afflux de jeunes migrants venus des campagnes. "L'illegitimite" et le concubinage, formes frequentes de rapports entre sexes dans le proletariat, s'opposent au modele bourgeois de la famille centre sur la legitimite et la stabilite du noyau parental. Et si, progressivement une partie des ouvriers stabilise sa situation sociale, adopte un mode de vie plus conforme aux normes bourgeoises,

6 ARIES PH., L'Enfant et la Famille sous l'Ancien Regime cite par PINELL P. ET

ZAFIROPOULOS M., Lin siècle d'echecs scolaires (1882-1982) , Collection politique sociale, Les editions ouvrieres, Paris, 1983, p.23.

7 PINELL P. ET ZAFIROPOULOS M., op. cit., p.23.

chaque temps fort du developpement industriel amene son contingent de proletaires "deracines"8»

Ce n'est pas un hasard si les fondements de l'enseignement special emergent precisement a cette epoque. L'ecole ne peut legitimer la selection qu'elle opere qu'en faisant appel a un autre systeme de classement, le medicopsychologique:

«L'ecole ne peut demeurer "ecole pour tous" qu'au prix de ne pas etre l'ecole de tous. Dans la societe de l'epoque, il apparait rapidement que, lorsque l'egalite devant l'ecole, c'est-a-dire devant l'instruction, qui se donne pour la verite de l'ecole, est confrontee dans la pratique institutionnelle a la realite socio-economique de la misere la plus grande -- celle qui se voit dans les corps et s'entend dans la pauvrete du langage -- elle ne peut demeurer verite qu'a la condition de classer selon la logique d'un autre systeme (medico-psychologique) ceux qu'elle ne peut tolerer9. »

L'institution de l'obligation scolaire, en donnant acces a l'ecole aux couches les plus defavorises de la societe, transforme les inegalites sociales en inegalites scolaires, inherentes a l'acquisition de connaissances par l'apprentissage cumulatif. L'enseignement special medicalisant l'echec scolaire grace a un dispositif medico-pedagogique, en proposant d'y remedier, a transforme ces inegalites scolaires en inegalites de nature operant une pathologisation de l'echec scolaire.

La scolarite devenue obligatoire et le conte xte dans lequel s'insere cette obligation mettent en evidence les facteurs qui ont favorise l'emergence de l'enseignement special. L'ecole va y etre envisagee comme un bon outil de controle social susceptible d'adapter les couches populaires a la societe. La « grande entreprise » naissante commence a formuler les imperatifs du systeme de production economique et a dicter ses besoins auxquels vont devoir s'adapter les futurs e xecutants. « Desormais civilises, les futurs travailleurs pourront sans risque vivre en ville »

L'analyse socio-historique de l'enseignement special met en evidence les mecanismes ideologiques qui sous-tendent les filieres scolaires et determinent l'orientation professionnelle. Ces mecanismes ideologiques repondent aux imperatifs du systeme de production caracterise par la division du travail comme l'e xprime Mateo ALALUF «La primaute des tendances individuelles qui caracterisent les dispositifs d'orientation cache en realite sa dependance aux exigences

8 PINELL P. ET ZAFIROPOULOS M., op.cit p.24.

9 MUEL F., « L'ecole obligatoire et l'invention de l'enfance anormale » in Actes de la recherche en sciences sociales, 1, janvier 1975, p.69

10 MUEL F., op. cit., p.74.

economiques, elles-memes etant determinees par des logiques mises en cruvre par les groupes dirigeants (...) Les inegalites reposent en consequences aussi bien sur la division de la societe en classes que sur le systeme scolaire qui conduit a l'assignation d'une position particuliere, suivant le niveau et le type d'enseignement, pour l'entree dans la vie professionnelle. C'est precisement la division du travail qui en definissant la demande sociale de main d'cruvre eduquee, ordonne aussi bien les categories qui organiseront la selection que les tris dont seront l'objet les jeunes11. »

L'enseignement special destine aux « debiles legers » se presente aujourd'hui comme une structure de « rattrapage » et preconise de « diagnostiquer » de maniere precoce les enfants susceptibles d'être consideres comme deficients intellectuels afin de remedier a l'echec scolaire.

En consequence, l'orientation scolaire etant d'autant plus determinante qu'elle est precoce, la detection sur base d'un diagnostic psycho-medico-social fige l'enfant caracterise de debile leger dans son statut d'anormal.

Cette stigmatisation est renforcee par le fait que ce ne sont pas n'importe quels enfants qui sont orientes vers cette filiere comme semble le faire croire la neutralite scientifique attribuee aux tests de depistage. Ces enfants sont, comme a l'epoque des fondements de l'enseignement special, en majorite issus des milieux defavorises.

11 ALALUF M., « Fonction graphique, orientation professionnelle et qualification du travail : comportements individuels et structures sociales dans l'cruvre de Pierre Naville » in L'orientation scolaire et professionnelle, 1997, 26, n°2, p.252.

1.1 ORDRE MORAL ET CONTROLE SOCIAL

En cette fin de 19eme siecle, la Commune de Paris n'est pas tres loin, cette periode de lendemain de cataclysme a l'avantage de presenter une masse de documents ecrits oil la lutte des classes s'e xprime sans ambages et oil l'ideologie scientifique ne masque pas encore les fonctions sociales des institutions : « Les écrits portant sur le thème de "l'enfance anormale" parus approximativement entre 1890 et 1910 offrent un ensemble de discours que l'on peut appréhender au niveau des mots utilisés (sens banal et usage scientifique), des images retenues (métaphores, etc.) et des thèmes insistants, comme autant d'expressions de fantasmes sociaux (le crime, la propreté, la rue, l'ordre, etc.), échos du cataclysme social qu'a représenté pour la classe dominante, la Commune de Paris1; » L'apparition de nombreuses institutions d'encadrement ideologiques temoigne de cette volonte de lutter contre le desordre, desordre des mceurs, desordre des corps, desordre des esprits13 : « Les esprits ont besoin hélas d'hygiénistes et de médecins comme les corps. Quelles belles batailles il y a livrer contre les maladies des esprits ! Que de préjugés a combattre ou a détruire ! C'est le préjugé qui pousse certains ouvriers a voir dans tous les patrons des égoistes, comme certains patrons a voir dans les ouvriers des mécontents (...) L'autorité intérieure doit avoir le pas sur l'autorité extérieure14. »

Ces institutions15 (associations, ligues, comites, societes de patronage, etc.) visent a façonner au nom de la « prevoyance sociale » des individus dont le comportement doit dorenavant etre previsible16.

Le mouvement en faveur de l'enfance anormale est integre dans le mouvement plus global de « prevoyance sociale » visant a proteger « l'enfance en danger » : l'hygiene contre le lait pollue, la morale, la rue polluante, le patronage contre la faiblesse parentale et la delinquance.

Toutes ces initiatives temoignent d'une volonte de remplacer le concept de charite par celui de prevoyance, il ne s'agit plus d'apporter de l'aide a un indigent sans ressources mais de le rendre a meme de se suffire a lui-meme

12 MUEL F., op. cit. p.66.

13 FOUCAULT M., « Surveiller et punir », Gallimard, Paris, 1975.

14 Leon Bourgeois cite par MUEL F., op.cit p. 62. Leon Bourgeois est president de la commission de 1904 sur les classes speciales et il apparait comme un representant e xemplaire de la classe politique de l'epoque. C'est egalement lui qui a preface le rapport de la Commission redige par BINET et SIMON publie sous la forme d'un guide d'admission des enfants anormau x dans les classes de perfectionnement.

15 Quelques e xemples de ces Societes (françaises) d'education sociale : Societe des parents educateurs, Societe d'encouragement au bien, Societe de propagande coloniale, Alliance d'hygiene sociale, Union française antialcoolique, Ligue française de la moralite publique et aussi la fameuse Societe pour l'Etude Psychologique de l'Enfant d'Alfred BINET.

16 MUEL F., op. cit., p.62

« Dans les ateliers on installe des appareils préventifs qui défendent l'ouvrier contre les accidents du travail et le mettent a l'abri de sa propre imprudence; il doit en etre de meme pour les maladies, l'alcoolisme 17». La prevoyance sociale, c'est aussi la rationalisation et, l'ouvrier ideal est celui qui se controle lui-meme.

Dans cette periode de mutation, l'instauration de l'enseignement primaire obligatoire et gratuit permettra d'une part de former une main d'ceuvre qualifiee designee par les caracteristiques de la main d'ceuvre dont les usines ont besoin et d'autre part d'assurer une fonction civilisatrice « La volonté de généraliser l'instruction en la rendant obligatoire répond a un double souci : assurer le minimum vital culturel nécessaire a la formation d'élèves destinés a devenir les futurs ouvriers et paysans de la nation ; assurer une fonction civilisatrice en harmonisant les règles de conduite et de comportement des enfants du "peuple" avec les références morales d'un idéal culturel supérieur inaccessible en tant que tel aux élèves18. »

Le reperage des anormau x est associe a ce mouvement civilisateur dans le sens d'une garantie contre les risques imprevus a venir « En donnant a la société du Patronage de l'enfance, vous faites une bonne affaire et un bon placement en meme temps qu'un acte de charité. Vous payez en quelque sorte une prime d'assurance contre le vol19. ». Alfred BINET e xplique pourquoi le reperage des enfants anormau x doit faire partie des priorites de l'education, il met en garde contre un futur danger social que representent les « moins fortunés » alias les pauvres: « La généreuse philanthropie des siècles précédents nous parait etre aujourd'hui quelque peu démodée, et nous substituons a cette vertu de luxe l'idée autrement féconde que nous sommes tous contraints, par un véritable devoir, a nous occuper du sort réservé a nos concitoyens (...) en particulier a ceux qui sont le moins fortunés. Ce devoir ne repose pas seulement sur les exigences d'un sentiment d'humanité ; il est dicté également par notre intéret personnel le plus pressant, car si, dans un certain délai, il n'était pas donné satisfaction a ce qu'ont de légitime les revendications des neuf dixièmes de la société, qui aujourd'hui travaillent pour des salaires peu en harmonie avec leurs efforts et leurs besoins, on entrevoit déjà qu'une révolution violente, oet ceux qui possèdent n'auraient pas grand'chose a gagner, bouleverserait de fond en comble l'organisation actuelle de la Société20. »

17 Discours de Casimir Perier au Congres de prevention sociale, Milan, 1906 cite par MUEL F., op.cit p.63.

18 PINEL P., « L'invention de l'échelle métrique de l'intelligence » in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1995, juin, p.27

19 L'enfant, 1891 cite par MUEL F., op.cit., p.66

20 BINET S. Et SIMON T., Les enfants anormaux. Guide pour l'admission des enfants anormaux dans les classes de Perfectionnement, 6e Edition 1934 (Ed. originale 1904), p.1 et 2.

Les premieres enquetes de la Societe Libre pour l'Etude Psychologique de l'Enfant (la SLEPE, pour plus de details voire encadre sur l'importance de l'oeuvre d'Alfred BINET p. 14) illustrent bien ce besoin de discipliner les corps et les esprits pour faire regner l'ordre social. Ces travau x scientifiques visent a mesurer la moralite des familles21, en occultant la question de l'appartenance de classe.

C'est a travers les themes de predilection de l'epoque comme l'alcoolisme, la syphilis et la tuberculose des parents, responsables de la degenerescence des enfants, que l'on assiste a la condamnation d'un style de vie. De meme, les familles qui ne ressemblaient pas au modele de la famille bourgeoise se sont vues caracterisees par la notion de « famille anormale » ainsi que l'e xprime le Dr Henri THULIE qui preconise des maisons d'orthopedie mentale afin de « redresser les degeneres » mentalement et moralement : « Ces petits malheureux ramasses dans les rues, sous les ponts, arretes pour vagabondage et quelquefois pour un delit plus grave, arraches a leur famille corrompue, les elevant dans le vice et le crime, devaient dans ma pensee, etre pour la plupart des detraques soit par les habitudes prises, soit par leur triste education, soit par heredite22. »

L'ecole primaire laïque se montre determinee a presenter une image propre et saine vis-à-vis de l'opinion publique dans sa competition avec l'ecole primaire religieuse. L'objectif est d'eviter la fuite des enfants de « bonne famille » a cause de l'hesitation des parents a confier leurs enfants a l'ecole publique par peur de la « promiscuite » et de la « contagion ».

Dans cet ordre d'idees circule a l'epoque un projet qui vise a creer une « ecole annexe » et prevoit « d'isoler les enfants les plus propres de la classe primaire afin qu'ils ne soient pas contaminés par les manieres, le langage et les parasites des "apaches". C'est en un certain sens l'homologue de l'école des classes de perfectionnement mais a l'autre bout de l'echelle23. »

Une quinzaine d'annees -- apres la loi sur l'obligation scolaire en France (1883) -- aura suffit a l'ecole primaire pour produire les « dechets » dont l'exclusion constituera l'elaboration d'un nouvel appareil ideologique, le medicopedagogique. En Belgique la loi sur l'obligation scolaire mettra plus de temps a apparaitre. Votee en 1914 sa promulguation sera retardee par la premiere guerre mondiale jusqu' en 1918.

21 Les premiers travau x de la Societe libre pour l'Etude de la Psychologie de l'Enfant (la SLEPE) traitent du mensonge.

22 Dr THULIE H., « Le dressage des jeunes dégénérés ou orthophrénopédie », Felix Alcan, Paris, 1900, p.6

23 MUEL F., op.cit., p.69

L'IMPORTANCE DE L'CEUVRE D'ALFRED BINET

Alfred BINET, psycholo gue, est membre actif de la Societe Libre pour l'Etude Psycholo gique de l'Enfant (La SLEPE) fondee en 1899. Il en devient le President en 1902 et va etre, a ce titre, associe a la mise en place, dans le cadre de l'ecole primaire, d'un ensei gnement specialise destine aux anormaux. Une Commission interministerielle est chargee en 1904 de mener des etudes sur les enfants qui reussissent mal dans les classes normales et fait appel a son experience en la matiere. Avec Theodore SIMON, son eleve, il fait des recherches a l'ecole de la Salpetriere et dans les ecoles du deuxieme et dixieme arrondissement de Paris. Le but de ces etudes est l'organisation des ecoles pour anormaux et surtout la recherche d'une methode scientifique visant a reperer les futurs beneficiaires. Il va elaborer un test permettant d' « etablir le diagnostic des etats inferieurs de l'intelligence » et propose une methode nouvelle pour « le diagnostic du niveau intellectuel des anormaux ». Il publia plusieurs versions de son echelle avant sa mort (1911), l'edition de 1905 ne fait que classer les epreuves dans un ordre croissant de difficultes alors que celle de 1908 etablit les criteres utilises dans la mesure de ce qu'on appelle aujourd'hui le Q.I.

Alfred BINET est un precurseur dans le domaine de la debilite mentale, il propose la distinction entre les « anormaux d'ecole » educables et utilisables socialement et les « anormaux d'hospices » destines aux asiles.

Son importance est telle que son discours se retrouve encore aujourd'hui chez les professionnels de l'ensei gnement special. Edulcore ou modernise son echelle visant a mesurer l'intelli gence et la terminolo gie qu'il emploie pour caracteriser les types d'anormaux est toujours d'actualite.

Son ouvrage « Les enfants anormaux. Guide pour l'admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement » publie a la demande de la Commission deviendra une reference en matiere d'ensei gnement special.

(Pour plus des informations plus detaillees, voir « La mal-mesure de l'homme » de Stephen Jay GOULD)

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein