1.2 LES IMPERATIFS DU SYSTEME DE PRODUCTION
C'est le debut de la grande entreprise tayloriste, de
l'Organisation Scientifique du Travail et de la recherche du maximum de
rentabilite par une « rationalisation » du travail. C'est la Science
qui va donner l'impulsion necessaire a la mise en place de la grande industrie.
Taylor joue un role primordial puisqu'il lui attribue une place de choix.
L'Organisation Scientifique du Travail (O.S.T) preconise une rationalisation
entre le travail de conception et le travail d'execution. C'est l'idee du
« chacun sa place selon ses capacites, ses aptitudes et son merite »,
idee selon laquelle certains individus sont « (naturellement ou
genetiquement) faits » pour les travaux manuels et d'autres pour les
travaux intellectuels c'est-h-dire diriger, naturalisant la reproduction de la
hierarchie socio-economique ainsi que l'exprime Henry FORD : « Le travail
repetitif -- faire continuellement la meme chose de la meme maniere -- est une
perspective terrifiante pour certains types d'esprits. C'est terrifiant pour
moi. Il me serait impossible de faire la meme chose jour apres jour. Mais pour
d'autres types d'esprits, sans doute la majorite, l'activite repetitive n'a
rien d'effrayant. En fait pour certains types d'esprits, penser est absolument
epouvantable (...) Je regrette de devoir dire que l'ouvrier moyen desire un
travail qui n'exige pas trop d'effort physiques et qui, surtout, ne l'oblige
pas a penser24. »
Par ailleurs, le vagabondage, l'alcoolisme et les
mceurs des couches populaires ne font pas bon menage avec la conception
tayloriste du futur travailleur des villes. L'institution de l'obligation
scolaire va alors, prioritairement, se donner comme mission de « redresser
l' amoralite » des couches populaires
C'est dans le cadre de la transformation des mceurs et
modes de vies des classes populaires afin qu'ils ne pertubent pas la bonne
marche de la societe, incarnee par les progres rapides de l'industrialisation
que s'inscrit l'institution de l'ecole obligatoire. « Si, dans tous les
milieux, on soulignait bien l'analphabetisme des ouvriers, leur mauvaise
condition de vie et de moralité, on ne se plaignait pas souvent de leur
manque de qualification (...) Par contre, l'école faisait bien
l'unanimité lorsqu'il s'agissait de l'apprécier non pas en
fonction de la qualification des ouvriers mais de leur "moralisation". La lutte
contre le vagabondage,
24 FORD H., « My life
and work, London », Heinemann, 1923, p.103 cite par BUDE J. in « Du
sentiment de verite: au nom de Dieu ou de la Science », a
paraitre.
l'alcoolisme, la "mauvaise" tenue du ménage,
c'est-a-dire le role de l'école dans un domaine situé en dehors
de la vie professionnelle était largement
apprécié25 »
Les enfants « trop refractaires a l'enseignement
et/ou a l'ordre etabli » doivent beneficier d'un enseignement specialise,
tout entier tourne vers l'enseignement de la morale pour qu'ils puissent
transmettre a leurs familles et a leur futur descendance les preceptes morau x
grace au xquels ils s'adapteront a la societe et y contribueront par leurs
travail d'ouvriers.
« On fera de non-valeurs sociales souvent
nuisibles, des titres capables de rentrer dans la vie des normaux ou au moins
des entités pouvant fournir un travail utile et diminuer ainsi leurs
frais d'entretien26 », « Donner a ces malades la
capacité de fournir un travail dont le produit compense leur
consommation27 », en mettant les gens a leur juste place dans
la societe.
Les ecrits d'Alred BINET et de Theodore SIMON tout en
allant dans le sens de la necessite d'enseigner la morale aux « moins
fortunés », se demarquent dans ce conte xte oil le contrele social
est la priorite des pouvoirs publics et oil l'instruction obligatoire a
plutôt tendance a inquieter les classes dominantes. Leur originalite
reside dans le fait qu'ils vont s'interesser au « rendement social »
de l'ecolier. Persuades de l' « educabilite » des enfants qui ne
profitent pas de l'enseignement qui leur est dispense dans les classes
primaires « normales », ils prenent un enseignement
specialise.
Pour obtenir un bon rendement scolaire, il faut que
l'ecolier puisse beneficier d'un enseignement adapte a son « intelligence
naturelle », c'est dans ce cadre que des ideologues, notamment Alfred
BINET grace a son echelle metrique de l'intelligence, vont fournir les outils
scientifiques necessaires au classement des ecoliers. Des lors, la notion de
formation sera intimement liee a la necessite de modes d'enseignement
differents adaptes aux enfants ; specialises en fonction des demandes de la
mutation industrielle en cours -- essentiellement la separation hierarchisee de
la conception des taches (le travail intellectuel) et de leur execution (le
travail manuel).
Dans cette tradition ideologique generalement qualifiee
d'O.S.T et dans laquelle s'inscrivent egalement les travaux de Binet
:
« L'intelligence instrumentale formelle du
dirigeant qui signe l'aboutissement normal de l'évolution de
l'humanité, est noble, supérieur : la pensée, la raison,
la science. L'apprentissage instrumentale et l'intelligence concrete de
l'ouvrier, qui se
25 ALALUF M., Le temps du
labeur. Formation, emploi et qualification en sociologie du travail , Institut
de Sociologie, Sociologie du travail et des organisations, Editions de
l'Universite Libre de Bruxelles, 1986, p.78
26 Dr. JACQUIN J., «
De l'assistance et de l'education des enfants arrieres » Rapport au 3eme
Congres d'assistance publique et de bienfaisance privee, Bordeaux, 1903. Cite
par MUEL F., op.cit., p. 62
27 Seguin cite par MUEL F.,
op. cit., p.62
situent en de ca de cet aboutissement, en deca de la
normalite adulte, sont vulgaires, inferieures : la matiere, les sens et le
travail manuel. La grande majorite des hommes n'atteignent pas le terme de
l'evolution, la normalite adulte. Ils ne sont pas pleinement
humains28 ». Ils sont « retardes » :
debiles.
Ainsi, selon BINET:
« Le but des ecoles est le classement des anormaux
dans la societe, leur adaptation aux besoins de cette societ~28.
»
« Toute classe, toue ecole d'anormaux doit etre
oriente vers l'utilisation sociale de ces enfants ; il ne s'agit pas de leur
orner l'esprit, mais de leur donner les moyens de gagner leur pain par le
travail 30»
C'est dans ce cadre qu'il convient d'inscrire
l'elaboration des tests d'evaluation en vue d'identifier les enfants deficients
qui devraieent beneficier d'un enseignement special.
L'instruction devenue obligatoire et gratuite pour
tous fait apparaitre qu'une certaine partie de la population scolaire «
ne suit pas », ce sont les « anormau x d'ecoles » chers a
Alfred BINET. La preoccupation du recensement des
« anormaux d'ecole » devient cruciale,
particulierement au debut du 20eme siecle31. En effet,
les responsables politiques et les promoteurs de l'enseignement
special32 desirent connaitre leur nombre et leur degre d'handicap.
Les outils necessaires a une classification de plus en plus diversifiee des
handicaps basee sur des criteres scientifiques vont être crees. Cette
classification est a l'origine d'une politique de segregation de plus en plus
intense vis-à-vis des « enfants differents ».
L'objectif des recherches de BINET et SIMON est de
trouver une methode pour reperer les beneficiaires eventuels des ecoles pour
anormau x. BINET
28 BUDE J, « Du
sentiment de vérité. Au nom de Dieu ou de la Science », a
paraitre
29 BINET A. Et SIMON T., op.
cit., p.193
30 BINET A. Et SIMON T., op. cit., p.171
31 Malgre tout l'interêt qu'on a pu porter, a cette
epoque, a l'enseignement special, ce n'est seulement qu'apres la seconde guerre
mondiale et l'explosion scolaire qui lui est contemporaine, que les ecoles
speciales vont reellement prendre de l'ampleur.
32 En Belgique, c'est la
societe pour la protection de l'enfance anormale qui, la premiere, pose
l'epineuse question du nombre d'anormau x. Cette societe est creee en 1901. Son
but est de favoriser la creation et le developpement des ceuvres destinees aux
desherites physiques et intellectuels.
insiste sur « la necessite d'etablir un diagnostic
scientifique des etats inferieurs de l'intelligence33
».
Pour nos deux auteurs, l'enfant anormal ne peut etre
considere comme l'equivalent d'un enfant normal qui serait plus jeune de
plusieurs annees, une telle conception ne justifierait pas la necessite de
methodes differentes et plus appropriees. Ils emettent des reserves a propos de
la theorie classique qui consiste a considerer un enfant anormal comme
l'equivalent d'un enfant normal qui serait ralenti ou arrete dans un moment de
son evolution : « L'anormal ne ressemble nullement a un normal ralenti ou
arrete dans un moment de son evolution ; il n'est pas inferieur en degre, il
est autre.34» et font ainsi une distinction entre le degre
d'instruction (acquis) et le degre d'intelligence (inne) « Nous
emploierons souvent des formules comme celle-ci : "Anormal de onze ans qui est
au niveau de neuf ans". Mais il ne faudrait pas se meprendre sur le sens que
nous attribuons a ces termes. Ce n'est qu'une maniere commode d'exprimer un
certain degre d'instruction35 »
L'anormalite de l'enfance vue sous l'angle de leur
educabilite ou non educabilite et in fine de leur utilisation sociale justifie
selon BINET la necessite de dispenser aux « anormaux d'ecole » un
enseignement dote d'une pedagogie speciale car « les methodes, les
programmes d'etudes qui ont ete organises pour les normaux ne conviennent que
partiellement aux anormaux36 »
Ils distinguent les traits caracteristiques des «
anormaux d'ecole » :
« 1° un retard de developpement ; 2° ce
retard accuse specialement dans certaines facultes, moins dans d'autres, d'oet
un defaut d'equilibre ; 3° parfois un trouble particulier, a cachet
pathologique des facultes mentales37 » et mettent en evidence
deux groupes d'enfants anormau x au sein de la population specifique qu'ils
etudient, certains enfants peuvent presenter les deux formes d'anomalies
:
1. Les arrieres de l'intelligence, ceux qui ne
presentent pas une anomalie bien tranchee du caractere ; mais ils ne profitent
pas ou tres peu de l'enseignement ordinaire
2. Les instables ou indisciplines, ce sont
principalement des anormau x du caractere ; ils sont refractaires a la
discipline ordinaire, ils se signalent par leur turbulence, leur bavardage,
leur defaut d'attention, et parfois leur mechancete
33 BINET ET SIMON, op. cit.,
p.14.
34 BINET ET SIMON, op.
cit., p.20 33 BINET ET SIMON, op. cit., p.19
36 BINET ET SIMON, op. cit,
p.22
37 BINET et SIMON, op.
cit., p.21
BINET et SIMON accordent une importance particuliere a
la categorie des instables car « L'instable est pour l'école une
gene perpétuelle (...) Il trouble constamment l'ordre dans sa classe et
compromet son autorité 38», « Ils sont turbulents,
bavards et incapables d'attention (...) C'est une instabilité du corps,
du langage, de l'attention qui peut provenir soit d'un exces de
nervosité soit tout simplement d'une nature dont l'exubérance
répugne a l'étude sédentaire et silencieuse39
»
Il faut l'eduquer pour d'une part, eviter sa nuisibilite
:
« C'est pour eux surtout qu'on a
réclamé des écoles spéciales. Leur maniere
d'accepter les sanctions de la discipline est bien
intéressanteD? (...) »
Et d'autre part obtenir un bon « rendement scolaire
» :
« C'est d'eux qu'on tirera le meilleur parti car
c'est eux qui tirent le plus de profit de l'enseignement des anormaux car il
accuse un léger retard seulement », « L'instabilité
mentale s'accompagne d'ordinaire d'un retard intellectuel qui est d'environ une
annéeD- »
Alors que l'instable est caracterise par tous les
penchants egoistes, l'arriere lui est altruiste. Il n'a nul besoin d'être
contrôle car il n'est pas « réfractaire a toute
autorité », au contraire dans une classe, « on peut faire
comme s'il n'était pas la », « il est obéissant (...)
aime rendre service ».
C'est dans ses aptitudes intellectuelles que se
manifeste l'anormalite necessitant un enseignement special: «
L'arriéré est un enfant chez lequel dominent l'intelligence des
sens et des perceptions concretes et l'aptitude aux mouvements. Ce sont ces
facultés-la qui ont recu un développement normal. Sa faiblesse
constante en rédaction prouve que chez lui la fonction verbale est
restée bien visiblement inférieure aux fonctions sensorielles et
motrices. »
Les objectifs de la creation de l'enseignement special
tels qu'ils sont e xprimes par BINET et SIMON correspondent, comme nous l'avons
deja evoque, aux preoccupations morales de l'epoque, controler, faire regner
l'ordre moral et le controle social, ainsi qu'au x conceptions modernes sur les
liens entre l'homme et le travail insufflees par l'essor de « la grande
entreprise ».
Pour souligner la difference de leur destination et par
la meme, la difference de gravite de leur handicap, BINET et SIMON
preconisent l'utilisation des
38 BINET et SIMON, op. cit.,
p.33
39 BINET et SIMON, op.
cit., p.34 4° BINET et SIMON, op. cit.,
p.34 41 BINET et SIMON, op. cit., p.35
termes « anormaux d'hospices » et «
anormau x d'ecole ». Ils insistent sur les definitions terminologiques car
ils constatent que les termes n'ont pas la meme signification pour tous les
specialistes et proposent une uniformisation des definitions des termes
idiotie, imbecillite, debilite42. « A coup sir, l'idiot est
pour l'hospice. A coup sir, le debile est pour l'ecole. Reste l'imbecile au
sujet duquel on peut hesiter. Du moment que l'imbecile ne peut apprendre ni a
lire, ni a ~crire, sa place n'est qu'a l'atelier. On recherchera dans quelle
mesure il profiterait de l'enseignement special43 »
Cette distinction terminologique est fondamentale dans
la mesure oil elle debouche sur une evaluation differente de l'inadaptation
scolaire qui preconise une autre forme de remediation afin d'adapter le debile
a la societe. Elle revele une construction basee sur des representations
ideologiques et culturelles du normal et du pathologique fondees sur le
biologique. La notion d'adaptation, notamment, meriterait un bien plus long
developpement.
Les methodes et les pratiques qu'ils preconisaient
sont encore d'actualite aujourd'hui. Ces dernieres ont bien evidemment ete
remaniees, approfondies mais sans etre fondamentalement modifiees. Elles
permettent, aujourd'hui encore, de recruter les enfants pour l'enseignement
special grace a un dispositif medico-pedagogique charge ideologiquement. En
effet, les professionnels de l'enseignement special (personnel scolaire et
conseillers d'orientation) ont recours a des pratiques tres proches de celles
de BINET. Il est toujours questions de tests d'inteligence qui permettent de
differencier ceux qui disposent de capacites intellectuelles « normales
» de ceu x qui en sont prives.
42 Ils gardent, neanmoins, la
classification usitee au cours du siecle dernier.
43 BINET et SIMON, op. cit.,
p.113
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