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L'enseignement spécial, des "anormaux d'école" aux "anormaux d'emploi"

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par Sharon Geczynski
Université Libre de Bruxelles - Diplôme d'études spécialisées en Sciences du Travail 2003
  

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1.2 LES IMPERATIFS DU SYSTEME DE PRODUCTION

C'est le debut de la grande entreprise tayloriste, de l'Organisation Scientifique du Travail et de la recherche du maximum de rentabilite par une « rationalisation » du travail. C'est la Science qui va donner l'impulsion necessaire a la mise en place de la grande industrie. Taylor joue un role primordial puisqu'il lui attribue une place de choix. L'Organisation Scientifique du Travail (O.S.T) preconise une rationalisation entre le travail de conception et le travail d'execution. C'est l'idee du « chacun sa place selon ses capacites, ses aptitudes et son merite », idee selon laquelle certains individus sont « (naturellement ou genetiquement) faits » pour les travaux manuels et d'autres pour les travaux intellectuels c'est-h-dire diriger, naturalisant la reproduction de la hierarchie socio-economique ainsi que l'exprime Henry FORD : « Le travail repetitif -- faire continuellement la meme chose de la meme maniere -- est une perspective terrifiante pour certains types d'esprits. C'est terrifiant pour moi. Il me serait impossible de faire la meme chose jour apres jour. Mais pour d'autres types d'esprits, sans doute la majorite, l'activite repetitive n'a rien d'effrayant. En fait pour certains types d'esprits, penser est absolument epouvantable (...) Je regrette de devoir dire que l'ouvrier moyen desire un travail qui n'exige pas trop d'effort physiques et qui, surtout, ne l'oblige pas a penser24. »

Par ailleurs, le vagabondage, l'alcoolisme et les mceurs des couches populaires ne font pas bon menage avec la conception tayloriste du futur travailleur des villes. L'institution de l'obligation scolaire va alors, prioritairement, se donner comme mission de « redresser l' amoralite » des couches populaires

C'est dans le cadre de la transformation des mceurs et modes de vies des classes populaires afin qu'ils ne pertubent pas la bonne marche de la societe, incarnee par les progres rapides de l'industrialisation que s'inscrit l'institution de l'ecole obligatoire. « Si, dans tous les milieux, on soulignait bien l'analphabetisme des ouvriers, leur mauvaise condition de vie et de moralité, on ne se plaignait pas souvent de leur manque de qualification (...) Par contre, l'école faisait bien l'unanimité lorsqu'il s'agissait de l'apprécier non pas en fonction de la qualification des ouvriers mais de leur "moralisation". La lutte contre le vagabondage,

24 FORD H., « My life and work, London », Heinemann, 1923, p.103 cite par BUDE J. in « Du sentiment de verite: au nom de Dieu ou de la Science », a paraitre.

l'alcoolisme, la "mauvaise" tenue du ménage, c'est-a-dire le role de l'école dans un domaine situé en dehors de la vie professionnelle était largement apprécié25 »

Les enfants « trop refractaires a l'enseignement et/ou a l'ordre etabli » doivent beneficier d'un enseignement specialise, tout entier tourne vers l'enseignement de la morale pour qu'ils puissent transmettre a leurs familles et a leur futur descendance les preceptes morau x grace au xquels ils s'adapteront a la societe et y contribueront par leurs travail d'ouvriers.

« On fera de non-valeurs sociales souvent nuisibles, des titres capables de rentrer dans la vie des normaux ou au moins des entités pouvant fournir un travail utile et diminuer ainsi leurs frais d'entretien26 », « Donner a ces malades la capacité de fournir un travail dont le produit compense leur consommation27 », en mettant les gens a leur juste place dans la societe.

Les ecrits d'Alred BINET et de Theodore SIMON tout en allant dans le sens de la necessite d'enseigner la morale aux « moins fortunés », se demarquent dans ce conte xte oil le contrele social est la priorite des pouvoirs publics et oil l'instruction obligatoire a plutôt tendance a inquieter les classes dominantes. Leur originalite reside dans le fait qu'ils vont s'interesser au « rendement social » de l'ecolier. Persuades de l' « educabilite » des enfants qui ne profitent pas de l'enseignement qui leur est dispense dans les classes primaires « normales », ils prenent un enseignement specialise.

Pour obtenir un bon rendement scolaire, il faut que l'ecolier puisse beneficier d'un enseignement adapte a son « intelligence naturelle », c'est dans ce cadre que des ideologues, notamment Alfred BINET grace a son echelle metrique de l'intelligence, vont fournir les outils scientifiques necessaires au classement des ecoliers. Des lors, la notion de formation sera intimement liee a la necessite de modes d'enseignement differents adaptes aux enfants ; specialises en fonction des demandes de la mutation industrielle en cours -- essentiellement la separation hierarchisee de la conception des taches (le travail intellectuel) et de leur execution (le travail manuel).

Dans cette tradition ideologique generalement qualifiee d'O.S.T et dans laquelle s'inscrivent egalement les travaux de Binet :

« L'intelligence instrumentale formelle du dirigeant qui signe l'aboutissement normal de l'évolution de l'humanité, est noble, supérieur : la pensée, la raison, la science. L'apprentissage instrumentale et l'intelligence concrete de l'ouvrier, qui se

25 ALALUF M., Le temps du labeur. Formation, emploi et qualification en sociologie du travail , Institut de Sociologie, Sociologie du travail et des organisations, Editions de l'Universite Libre de Bruxelles, 1986, p.78

26 Dr. JACQUIN J., « De l'assistance et de l'education des enfants arrieres » Rapport au 3eme Congres d'assistance publique et de bienfaisance privee, Bordeaux, 1903. Cite par MUEL F., op.cit., p. 62

27 Seguin cite par MUEL F., op. cit., p.62

situent en de ca de cet aboutissement, en deca de la normalite adulte, sont vulgaires, inferieures : la matiere, les sens et le travail manuel. La grande majorite des hommes n'atteignent pas le terme de l'evolution, la normalite adulte. Ils ne sont pas pleinement humains28 ». Ils sont « retardes » : debiles.

Ainsi, selon BINET:

« Le but des ecoles est le classement des anormaux dans la societe, leur adaptation aux besoins de cette societ~28. »

« Toute classe, toue ecole d'anormaux doit etre oriente vers l'utilisation sociale de ces enfants ; il ne s'agit pas de leur orner l'esprit, mais de leur donner les moyens de gagner leur pain par le travail 30»

C'est dans ce cadre qu'il convient d'inscrire l'elaboration des tests d'evaluation en vue d'identifier les enfants deficients qui devraieent beneficier d'un enseignement special.

L'instruction devenue obligatoire et gratuite pour tous fait apparaitre qu'une
certaine partie de la population scolaire « ne suit pas », ce sont les « anormau x
d'ecoles » chers a Alfred BINET. La preoccupation du recensement des

« anormaux d'ecole » devient cruciale, particulierement au debut du 20eme siecle31. En effet, les responsables politiques et les promoteurs de l'enseignement special32 desirent connaitre leur nombre et leur degre d'handicap. Les outils necessaires a une classification de plus en plus diversifiee des handicaps basee sur des criteres scientifiques vont être crees. Cette classification est a l'origine d'une politique de segregation de plus en plus intense vis-à-vis des « enfants differents ».

L'objectif des recherches de BINET et SIMON est de trouver une methode
pour reperer les beneficiaires eventuels des ecoles pour anormau x. BINET

28 BUDE J, « Du sentiment de vérité. Au nom de Dieu ou de la Science », a paraitre

29 BINET A. Et SIMON T., op. cit., p.193

30 BINET A. Et SIMON T., op. cit., p.171

31 Malgre tout l'interêt qu'on a pu porter, a cette epoque, a l'enseignement special, ce n'est seulement qu'apres la seconde guerre mondiale et l'explosion scolaire qui lui est contemporaine, que les ecoles speciales vont reellement prendre de l'ampleur.

32 En Belgique, c'est la societe pour la protection de l'enfance anormale qui, la premiere, pose l'epineuse question du nombre d'anormau x. Cette societe est creee en 1901. Son but est de favoriser la creation et le developpement des ceuvres destinees aux desherites physiques et intellectuels.

insiste sur « la necessite d'etablir un diagnostic scientifique des etats inferieurs de l'intelligence33 ».

Pour nos deux auteurs, l'enfant anormal ne peut etre considere comme l'equivalent d'un enfant normal qui serait plus jeune de plusieurs annees, une telle conception ne justifierait pas la necessite de methodes differentes et plus appropriees. Ils emettent des reserves a propos de la theorie classique qui consiste a considerer un enfant anormal comme l'equivalent d'un enfant normal qui serait ralenti ou arrete dans un moment de son evolution : « L'anormal ne ressemble nullement a un normal ralenti ou arrete dans un moment de son evolution ; il n'est pas inferieur en degre, il est autre.34» et font ainsi une distinction entre le degre d'instruction (acquis) et le degre d'intelligence (inne) « Nous emploierons souvent des formules comme celle-ci : "Anormal de onze ans qui est au niveau de neuf ans". Mais il ne faudrait pas se meprendre sur le sens que nous attribuons a ces termes. Ce n'est qu'une maniere commode d'exprimer un certain degre d'instruction35 »

L'anormalite de l'enfance vue sous l'angle de leur educabilite ou non educabilite et in fine de leur utilisation sociale justifie selon BINET la necessite de dispenser aux « anormaux d'ecole » un enseignement dote d'une pedagogie speciale car « les methodes, les programmes d'etudes qui ont ete organises pour les normaux ne conviennent que partiellement aux anormaux36 »

Ils distinguent les traits caracteristiques des « anormaux d'ecole » :

« 1° un retard de developpement ; 2° ce retard accuse specialement dans certaines facultes, moins dans d'autres, d'oet un defaut d'equilibre ; 3° parfois un trouble particulier, a cachet pathologique des facultes mentales37 » et mettent en evidence deux groupes d'enfants anormau x au sein de la population specifique qu'ils etudient, certains enfants peuvent presenter les deux formes d'anomalies :

1. Les arrieres de l'intelligence, ceux qui ne presentent pas une anomalie bien tranchee du caractere ; mais ils ne profitent pas ou tres peu de l'enseignement ordinaire

2. Les instables ou indisciplines, ce sont principalement des anormau x du caractere ; ils sont refractaires a la discipline ordinaire, ils se signalent par leur turbulence, leur bavardage, leur defaut d'attention, et parfois leur mechancete

33 BINET ET SIMON, op. cit., p.14.

34 BINET ET SIMON, op. cit., p.20
33 BINET ET SIMON, op. cit., p.19

36 BINET ET SIMON, op. cit, p.22

37 BINET et SIMON, op. cit., p.21

BINET et SIMON accordent une importance particuliere a la categorie des instables car « L'instable est pour l'école une gene perpétuelle (...) Il trouble constamment l'ordre dans sa classe et compromet son autorité 38», « Ils sont turbulents, bavards et incapables d'attention (...) C'est une instabilité du corps, du langage, de l'attention qui peut provenir soit d'un exces de nervosité soit tout simplement d'une nature dont l'exubérance répugne a l'étude sédentaire et silencieuse39 »

Il faut l'eduquer pour d'une part, eviter sa nuisibilite :

« C'est pour eux surtout qu'on a réclamé des écoles spéciales. Leur maniere d'accepter les sanctions de la discipline est bien intéressanteD? (...) »

Et d'autre part obtenir un bon « rendement scolaire » :

« C'est d'eux qu'on tirera le meilleur parti car c'est eux qui tirent le plus de profit de l'enseignement des anormaux car il accuse un léger retard seulement », « L'instabilité mentale s'accompagne d'ordinaire d'un retard intellectuel qui est d'environ une annéeD- »

Alors que l'instable est caracterise par tous les penchants egoistes, l'arriere lui est altruiste. Il n'a nul besoin d'être contrôle car il n'est pas « réfractaire a toute autorité », au contraire dans une classe, « on peut faire comme s'il n'était pas la », « il est obéissant (...) aime rendre service ».

C'est dans ses aptitudes intellectuelles que se manifeste l'anormalite necessitant un enseignement special: « L'arriéré est un enfant chez lequel dominent l'intelligence des sens et des perceptions concretes et l'aptitude aux mouvements. Ce sont ces facultés-la qui ont recu un développement normal. Sa faiblesse constante en rédaction prouve que chez lui la fonction verbale est restée bien visiblement inférieure aux fonctions sensorielles et motrices. »

Les objectifs de la creation de l'enseignement special tels qu'ils sont e xprimes par BINET et SIMON correspondent, comme nous l'avons deja evoque, aux preoccupations morales de l'epoque, controler, faire regner l'ordre moral et le controle social, ainsi qu'au x conceptions modernes sur les liens entre l'homme et le travail insufflees par l'essor de « la grande entreprise ».

Pour souligner la difference de leur destination et par la meme, la difference
de gravite de leur handicap, BINET et SIMON preconisent l'utilisation des

38 BINET et SIMON, op. cit., p.33

39 BINET et SIMON, op. cit., p.34
BINET et SIMON, op. cit., p.34
41 BINET et SIMON, op. cit., p.35

termes « anormaux d'hospices » et « anormau x d'ecole ». Ils insistent sur les definitions terminologiques car ils constatent que les termes n'ont pas la meme signification pour tous les specialistes et proposent une uniformisation des definitions des termes idiotie, imbecillite, debilite42. « A coup sir, l'idiot est pour l'hospice. A coup sir, le debile est pour l'ecole. Reste l'imbecile au sujet duquel on peut hesiter. Du moment que l'imbecile ne peut apprendre ni a lire, ni a ~crire, sa place n'est qu'a l'atelier. On recherchera dans quelle mesure il profiterait de l'enseignement special43 »

Cette distinction terminologique est fondamentale dans la mesure oil elle debouche sur une evaluation differente de l'inadaptation scolaire qui preconise une autre forme de remediation afin d'adapter le debile a la societe. Elle revele une construction basee sur des representations ideologiques et culturelles du normal et du pathologique fondees sur le biologique. La notion d'adaptation, notamment, meriterait un bien plus long developpement.

Les methodes et les pratiques qu'ils preconisaient sont encore d'actualite aujourd'hui. Ces dernieres ont bien evidemment ete remaniees, approfondies mais sans etre fondamentalement modifiees. Elles permettent, aujourd'hui encore, de recruter les enfants pour l'enseignement special grace a un dispositif medico-pedagogique charge ideologiquement. En effet, les professionnels de l'enseignement special (personnel scolaire et conseillers d'orientation) ont recours a des pratiques tres proches de celles de BINET. Il est toujours questions de tests d'inteligence qui permettent de differencier ceux qui disposent de capacites intellectuelles « normales » de ceu x qui en sont prives.

42 Ils gardent, neanmoins, la classification usitee au cours du siecle dernier.

43 BINET et SIMON, op. cit., p.113

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"Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche !"   Charles de Gaulle