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Du nomadisme contemporain en France avec les saisonniers agricoles qui vivent en camion

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par Anaà¯s ANGERAS
Université Lyon 2 - Master 2 Recherche Spécialité Dynamique des Cultures et des Sociétés 2010
  

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c) Un espace-temps différencié

La condition d'un mode de vie nomade, même pour cette jeunesse qui le contemporanise, reste tributaire des aléas climatiques. Et savoir s'en adapter est essentiel : il nous renseigne quant à ses principes d'organisation sociale et matérielle. Mais leurs possibilités de renouer avec un nomadisme ancestral, dans une société devenue sédentaire il y a très longtemps à l'échelle de l'Histoire, ne tient pas seulement à ce fait évident.

Leur activité professionnelle agricole joue, aussi, dans leur façon de vivre au gré des saisons. Le métier de saisonnier contient sa base en taux horaire par les possibilités qu'offrent le temps météorologique : on ne taillera ou ébourgeonnera pas le même nombre de pieds de vigne selon un temps très ensoleillé et assommant, ou un temps nuageux, ou des averses, qu'il s'agisse d'un travail effectué au rendement ou à l'heure. Les recherches de travail en donnent un indice probant. Un agriculteur m'a dit un jour : « ...c'est comme ça, vous savez, c'est pas moi qui décide, c'est la nature... Et pour le moment, elle ne nous a pas donné beaucoup de soleil... Si jamais vous trouvez à travailler ailleurs, je comprendrai, je ne vous en voudrais pas... ». Ce métier requiert donc une certaine forme physique, et surtout de l'endurance, pour travailler dehors toute l'année. Il faut parvenir à effectuer des tâches minutieuses qui demandent du soin, et ce, tout en gardant un rythme rapide et efficace. Le travail est estimé dans la journée par le patron, qui demande généralement du travail « vite fait et bien fait ». Ces qualités s'acquièrent avec l'expérience : la force morale paraît nécessaire également en tant que bonne volonté, détermination et bonne humeur afin de surmonter des conditions parfois rudes.

Quelques employeurs agricoles ont pu nous confier leur étonnement, en constatant la présence, de plus en plus régulière, de jeunes individus autonomes dans leurs camions -pourtant non qualifiés, car d'origine urbaine- qui ont acquis les techniques et savoir-faires que réclame le métier de saisonnier agricole. Considéré comme précaire, instable, n'offrant pas de sécurité d'emploi, il n'empêche : ils trouvent là une jeune population de travailleurs assidus, là où la jeunesse rurale, parce que devenant de plus en plus urbaine, leur fait défaut.

Au fond, travailler en fonction des temps de travail qu'offrent les saisons agricoles, c'est à dire en intermittence, est un moyen économique et idéologique choisi. Elle permet d'en aménager d'autres, plus oisives : d'activités artistiques ou manuelles, de voyage, ou d'autres projets à court terme. Pour preuve: mes heures salariées, depuis l'année 2007, qui m'ont permis l'achat de véhicules, leur aménagement, ainsi que le financement de mes temps de recherche, révèlent une moyenne de travail de 3 heures 30 minutes par jour. En tant que population minoritaire dans un système économique majoritaire, si tous ces saisonniers nomades ne se sentaient pas forcés d'obtenir un salaire afin d'entretenir l'aspect matériel de leur mode de vie, travailleraient-ils pour vivre? J'en viens à me demander si ce groupe socioprofessionnel, qui nomadise toute l'année au moyen de leurs habitats mobiles, ne constituerait pas un groupe social qui assure ses propres traits d'« abondance » dans un système économique majoritairement surconsumériste.

Encore une fois, je retrouve chez eux quelques aspects des traditionnels « chasseurs-collecteurs nomades», aspects d'un principe économique différencié : « le travail quotidien n'est que rarement soutenu, coupé qu'il est de fréquents arrêts de repos. Les temps consacrés aux activités économiques (...) ces prétendus misérables ne s'y emploient au maximum que cinq heures par jour en moyenne, plus souvent entre trois et quatre heures. Parce qu'ils « s'assignent des objectifs économiques limités, définis qualitativement, comme mode de vie, plutôt que quantitativement, comme richesse abstraite, (...) le travail, de ce fait, est peu intensif, intermittent, et tout lui est prétexte à s'interrompre : n'importe quelle activité ou empêchements culturels, depuis le rituel le plus pesant jusqu' à l'averse la plus légère. » Les propos de Pierre Clastres, contenus dans la préface de l'ouvrage de M. Sahlins, est encore plus éclairante: il distingue la figure de l'homme « primitif » (à celui de l' « entrepreneur » du système capitaliste) par cette phrase : « c'est parce que le profit ne l'intéresse pas ; que s'il ne « rentabilise » pas son activité (...), c'est non pas parce qu'il ne sait pas le faire, mais parce qu'il n'en a pas envie ! » De la même manière, sa proposition selon laquelle les « `sauvages' produisent pour vivre, ne vivent pas pour produire », pourrait s'avérer juste dans le cas de ces nomades contemporains, si l'on se permet, toutefois, de remplacer le terme « production » par celui de « travail saisonnier » : « ils travaillent saisonnièrement pour vivre, ils ne vivent pas pour travailler saisonnièrement » : elles représentent, toutes deux, des « sociétés du refus de l'économie moderne».

Si l'on en croit Georg Simmel37(*), « les plus graves problème de la vie moderne ont leur source dans la prétention qu'à l'individu de maintenir l'autonomie et la singularité de leur existence contre la prépondérance de la société, de l'héritage historique, de la culture et de la technique de vie qui lui sont extérieurs : c'est là la forme la plus récente de combat avec la nature, que l'homme primitif a livré pour son existence physique ». Dès lors, ne peut-on pas voir, dans les efforts de développement de ce nomadisme contemporain, une manière de lutter contre « le fondement psychologique sur lequel s'élève le type de l'individualité des grandes villes », qu'ils ont fuient, dû à « l'intensification de la stimulation nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des stimuli externes et internes » ? Apparemment, car, selon ce philosophe, « la grande ville forme un profond contraste avec la petite ville et la campagne, dont la vie sensible et intellectuelle coule plus régulièrement selon un rythme plus lent, d'avantage fait d'habitudes », le « caractère du psychisme de la petite ville » étant « beaucoup plus fondé sur la sensibilité et sur des rapports affectifs ». Il nous rappelle, par ailleurs, « la haine de personnalités telles que Ruskin et Nietzche contre la grande ville - personnalités qui trouvent la valeur de la vie uniquement dans une existence non schématique, qui ne peut être définie avec précision pour tout le monde, et qui, pour les mêmes raisons, éprouvent une haine contre l'économie monétaire et contre l'intellectualisme de l'existence ».

Ces voyageurs, dont je m'efforce de tirer une analyse des raisons de leur choix de vie, n'ont peut-être pas de formation diplômante, mais ils pourraient bien se trouver d'accords avec ces philosophes illustres...

La volonté qui motive les raisons de ce nomadisme actualisé provient du même désir que celui des populations traditionnellement nomades -qui, aujourd'hui, à de maints endroits du monde, doivent lutter pour conserver leur mode d'être et de penser. Ce désir pourrait être résumé ainsi : « de l'autosuffisance, de la liberté et des grands espaces »38(*). Leur apparent « non-cadre » territorial n'est donc pas à percevoir comme un manque problématique, mais il me paraît, plutôt, rejoindre la même « passion de la liberté »39(*). Ce « vivre dehors » serait, alors, à prendre comme un cadre « hors frontières » : pour déjouer une certaine « pesanteur territoriale et communautaire »40(*).

Comment ne pas partager l'avis de Fredrick Barth41(*), à propos de la notion de « frontières » ? « Il y a ici un domaine qui doit être entièrement repensé »...

Les travaux de recherche menés par Maryse Bresson42(*), ou celui de Patrick Declerck43(*), questions qui, « appliquées aux sans domicile fixe, (...) interrogent l'influence du domicile sur le rapport au temps et à l'avenir des individus et des groupes sociaux », me semblent provenir de la même intuition. Ils cherchent à « étudier ce que recouvre pour le sens commun l'expression d'après laquelle les SDF sont `hors du temps' » : « les médias, les (...) politiques, les travailleurs sociaux présentent souvent les `exclus' comme des individus déstructurés, ayant perdu tous leurs repères, en particulier leur repères temporels. ». Pour eux, il faudrait envisager sous un autre regard ces « fausses évidences » en considérant, à l'inverse, qu'il ne s'agit pas d'une perte de repères spatio-temporels, mais que, en réalité, « leurs repères ne sont pas les nôtres » : « la vie des SDF est surdéterminée, envahie par les contraintes qui réduisent à presque rien les marges nécessaires à la maîtrise du temps selon les attentes sociales (...). Il est abusif de prétendre que les SDF sont incapables de s'organiser. Sur le terrain, l'observation montre au contraire d'authentiques capacités d'adaptation». Capacités d'adaptation qui me paraissent communes que celles développées par les acteurs de mon terrain d'enquête, bien que, pour ceux-ci, la qualification « Sans Domicile Fixe » devienne impropre : ils s'agit, à présent, d'une population « Avec Domicile Mobile »...

* 37 Cf G. Simmel, « Métropoles et mentalité », 1903.

* 38 Cf Courrier International, « Sur la route », Hors série n° 1082-83-8, 2011.

* 39 Cf W. Bouzar (Op.cit.)

* 40 Cf B. Badie, « La fin des territoires : essai sur le désordre international et sur l'utilité sociale du respect », 1995.

* 41 Cf F. Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », 1995.

* 42 Cf M. Bresson, « Les sans domicile fixe et le temps : la place du domicile dans la construction des repères temporels », 1998.

* 43 Cf P. Declerck, « Les naufragés : avec les clochard de Paris », 2001.

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