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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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A. IRREALITE DU DISCOURS RENARDIEN : TOUT UN MONDE IN ORE REINARDI 101

L'engin, conçu comme métis et techné, caractérise l'art du goupil, qui comme le rappelle Brun, « a fait tantes molestes / et conchïees tantes bestes » (Ia, v. 55-56). Son mode d'application consiste en des manoeuvres déceptives fondées sur un canevas matriciel. La ruse, dans la logique renardienne, tient pour le trickster à punir sa dupe par là-même où elle a péché, exaltant les pouvoirs de la gula dans l'infléchissement de la volonté d'un personnage. La ruse conçue comme tour pendable se nourrit de l'imaginaire propre aux figures archétypales (le miel catalyseur de la chute de l'ours), elle rend présent et actuel ce qui est absent et de l'ordre du désir. Cependant, le triomphe de la ruse et la jouissance verbale du goupil impliquent que l'élément central de la ruse (le miel, les souris et les rats) soit introduit très en amont dans le discours.

La justification du retard pris dans sa venue à la cour tient à la reprise du topos biblique de Lazare et du Mauvais Riche : la cour étant un lieu de perdition dans lequel « povres hom qui n'a avoir / fu faiz de la merde au deauble », v. 532-534), Renart se restaure avant de se mettre en chemin, remarque d'autant plus paradoxale que celui qui fait bombance, jouissant d'un « merveilleus mangier françois », v. 524 composé de ses « maus aünés », v. 553 ne saurait être considéré sous le rapport de sa pauvreté. La raison d'être de ce festin tient dans sa conclusion, dans les « .VI. Danrees / de novel miel en bonnes rees » qui amènent Brun à célébrer cette nouvelle comme un miracle : « Nomini Patre, Christum file », v. 557. L'engin opère ainsi un retournement d'autant

100 En référence à l'ouvrage fondateur de Carl-Gustav JUNG, Paul RADIN et Charles KERENYI, Le Fripon divin : un mythe indien », Genève, Georg, 1958. Dans cette étude, les anthropologues développent le concept d'enfant intérieur, de « speculum mentis », qui, dans ses multiples composantes, peut être adapté au personnage de Renart : exaltation sexuelle, tours pendables incessants, débordement d'activités...

101 Expression forgée à la lecture du chapitre intitulé « Le Monde que renferme la bouche de Pantagruel », dans l'ouvrage d'Erich AUERBACH, Mimésis, La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 272 : « in ore Pantagruelis, tout se présente comme en Europe... ».

plus complet que si le discours du décepteur retourne le langage102, il amène sa dupe à se placer en contradiction avec elle-même, à renier toute morale et toute valeur.

La première étape de la ruse consiste dans l'acceptation par la dupe de son conchïement futur. Ces prémisses adoptées, le décepteur abandonne l'habit du tentateur pour revêtir celui de l'adjuvant ironique, exhortant les victimes à se jeter elles-mêmes dans une situation délicate : « Di va, faist il, ovre la bouche / a poi que la langue n'i toche », v. 615-616. La ruse se fonde ainsi sur une duplicité du personnage décepteur, qui dans le moment même où il feint d'apporter son aide, travaille contre sa dupe : « Endementres que cil i bee / Renart a les coinz enpoigniez / et a grant poine fors sachiez », v. 620-622 ; la concomitance des deux actions mise en évidence par la locution temporelle à valeur de simultanéité « endementres que » manifeste l'étendue de la duplicité. De même avec Tibert, lorsque le goupil s'exclame « fi ! Merde, con tu ies coarz ! / Je garderai par ça defors », v. 670.

Le monde crée par la parole du fripon divin est frappé d'irréalité par l'absence de référent dans la réalité de la fiction. L'exemple à cet égard le plus frappant se situe dans la branche XII, quand le goupil simule à lui seul les sonneries de trompette et le fracas des chasses du Comte Thibault, afin d'amener Brun à se dissimuler sous terre : « Lietart, cui la noise bien plest / Que Renars fait par le forest... » (XII, v. 778-779). Cette ruse permet au vilain de frapper l'ours de sa cognée, mettant fin à la promesse de lui livrer Rougel, son boeuf qu'il jugeait trop lent.

A l'instar de l'épisode du vilain, la création d'un monde contrefactuel dans lequel le père de Martin d'Orléans posséderait de l'orge et souffrirait les avanies des souris et des rats est signifiée par le narrateur de la branche initiale, lorsqu'il écrit : « Mais li lechieres li mentoit / qar li prestres qui la menoit / n'avoit ne orge ne avoine / De ce n'estoit il ja en paine » (Ia, v. 832-834). Renart s'empare en paroles de l'objet du désir, conformément aux inclinations naturelles de chaque bête et l'actualise par le seul pouvoir de la parole. De même, Renart use des ressources formelles de la rhétorique au mépris de toute éthique.

B. COULEURS DE RHETORIQUE DE L'ELOQUENCE JUDICIAIRE

La parole séductrice prend la forme d'un discours chargé d'artifices et de flagorneries, à l'instar du plaidoyer pro domo que prononce Renart à la cour du Roi

102 La création d'un univers de peu de réalité est sensible dans la remarque du conteur aux v. 623-624 : « Bien le cunchie et bien le boule / Car il n'i a ne miel ne ree ».

Noble ; il réinvestit dans cet épisode le thème du contemptus mundi, mépris d'un monde voué à la corruption et au triomphe du mal : « Mais puis ains, sires, rois s'amort / A croire ses malvais larrons (...) Puis voist sa terre a male vue », Ia, v. 1232-1233 et 1237. L'antithèse, à la rime, des « malvais larrons » et des « haus barons » (Ia, v. 1234-1235) et les apophtegmes à valeur morale (« cil qui sont serf de nature / Ne sevent regarder mesure », Ia, v. 1238-1239) reprennent en semblance certains marqueurs rhétoriques de la Bible, car en en reproduisant le style, il n'en reconnaît pas les fondements moraux. L'expression « couleurs de tortherique » (Ia, v. 1299) peut se lire à la lumière de la teinture dont Renart se trouve paré au début de la branche Ic. De même que la teinture fait apparaître le goupil comme un double en négatif du Christ (cf. infra), substituant l'apparence à l'essence, son discours relève d'une même déception. En effet, comme nous l'évoquerons en deuxième partie, l'art de la teinture disposait d'une image peu flatteuse au Moyen-âge, en un temps où changer l'apparence des choses inspirait la suspicion103.

Sur un ton prophétique, à tout le moins biblique, Renart se présente comme une éternelle victime, qui jamais n'a commis de crime de lèse-majesté à l'égard de son Seigneur, et qui cependant fait l'objet d'inculpations perpétuelles : « je vos salu / com cil qui plus vos a valu / que tuit li baron de l'ampire », Ia, v. 1236-7. La parole bestornante pose ainsi Renart en exemple de vertu bafoué et méprisé. La séduction procède de cette inversion des valeurs, une destinée malheureuse (« par mal eür », Ia, v. 1239) orientant vers lui l'anathème de chacun. Ce sophisme inclut un contrepoint comminatoire, dans l'exposé pseudo-moraliste de la menace à laquelle se prête Noble pour n'accorder le consilium qu'à de « mavés larrons » : « Mes, sire, puis que rois s'amort / a croire les mavés larrons / et il laisse les hauts barons / et guepist le chief por la queue / puis va la terre a male veüe », Ia, v. 1248-1252 ; cette mise en garde vise à placer implicitement Renart comme l'unique adjuvant véritable du Roi, partant à jeter le discrédit sur le reste de la Cour.

Le dessein qui anime la parole séductrice l'amène enfin à faire serment d'allégeance, de respect et d'obéissance à l'égard de son seigneur, évoquant ainsi la « foi et la lïautez / que je ai toz jorz maintenue », v. 1294sq. Les couleurs de rhétorique qui dissimulent la colère et l'angoisse de Renart visent en effet à simuler l'incompréhension mais aussi à faire la preuve de sa bonne foi malgré le caractère

103 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier. Histoire symbolique et sociale d'un métier réprouvé », Médiévales, n° 29, 1995, p. 47-63.

intempestif de l'invitation à la cour : « Si fait pechié qui a cort me mande » (Ia, v. 1281). Malgré l'injustice de cette convocation, Renart se pose en victime respectueuse en semblance de la parole royale : « mes qant messires le conmande / il est bien droiz que je i vaigne » (Ia, v. 1282-1283). La parole séductrice est ainsi une parole qui cherche à faire vaciller les repères de celui pour qui elle est proférée, qui le détourne de sa route.

Lors de l'ambassade de Brun, Renart introduit dans son discours l'image du détour : « Bruns, fait Renart, biax douz amis / com an grant poine vos a mis / qui ça vos fist desvoier ! » (I, v. 519-521, Manuscrit de Cangé). Le chemin devient détour à l'instar de la parole, il détourne la vérité au profit d'un discours en négatif qui réaccorde à son avantage l'ordre du monde. C'est ainsi que Renart, « plains de mal art » (X, v. 308) affirme en un retour spéculaire sur ses propres pratiques : « et ai sovent de droit torz faiz / Et mainte foiz du tort le droit » (XII, v. 486-487).

L'aisance rhétorique du goupil est sensible dans la translatio criminis104, procédé emprunté à la rhétorique judiciaire et qui revient à détourner l'accusation d'un crime en reportant paradoxalement la faute sur la victime. Avant que ne s'exerce son gab à l'encontre de Brun, Renart inverse la répartition axiologique des rôles, suggérant la perfidie (« Si m'en feriés vous male part », Ia, v. 580) de sa dupe (« caitis », Ia, v. 567) pour mieux l'engignier. A la cour, selon un procédé analogue, le discours du « plaideor » (XII, v. 489) fait porter sur eux-mêmes la responsabilité du malheur qui accable Brun et Tibert : « Se sire Tibert le chaz / Menja les soriz et les raz / s'il fu pris et l'en li fist honte / por les sainz Dieu a moi me monte ? », v. 1268-1261. Les « couleurs de tortherique » (Ia, v. 1297) dont s'arbore Renart désorientent la responsabilité pénale par le truchement d'une omission - la scène est en effet rejouée, réinterprétée, recomposée suivant une logique subjective tendant à gommer toute implication partant, toute inculpation. Renart fait l'ellipse de son propre rôle, rapportant les événements en témoin passif des infortunes de ses pairs : « Me voelent il dont demander / çou que il ne pueent amender ? » (Ia, v. 1264-1265).

104 Ce procédé de la rhétorique antique est rappelé par Cicéron dans la Rhétorique à Hérennius, Pars prima sive opera rhetorica et oratoria, Volume 1, éd. Johann August ERNESTI, Christian G. Schutz, Paris, Lemaire, 1831, p. 38 : « Assumptivae partes sunt quattuor : concessio, remotio criminis, translatio criminis, comparatio ». La translatio criminis consiste à prétendre que l'on a été contraint, par la faute d'autrui, de commettre l'acte incriminé. Elle prend place dans les questions juridiciaires adsumptivae, i. e. lorsque l'accusé s'appuie pour sa défense sur des considérations extérieures au fait reproché.

C. TRANSGRESSION DU CODE, VACILLEMENT DU MONDE

Or au Moyen Age, et particulièrement au XIIe siècle, le langage est conçu selon le modèle symbolique, auxquels correspondent l'organisation sociale de la féodalité et la pensée théologique régnante. Pris dans ce régime de sens, le pouvoir diabolique jette sur le langage un trouble profond en menaçant systématiquement les symbolisés quand bien même le mouvement de la symbolisation est respecté, comme le suggère le conteur de la fable « De la Raine qui conchie la Souris »: « Pour ce est ce trop grans peris / Quant la bouche au cuer ne s'acorde ; / Tels a pensee vis et orde / Qui mout a douce la parole », v. 8-11. Le Roman de Renart varie à l'infini le renversement des symboles et des systèmes symboliques, littérature, société, religion et coupe, entre symbolisants (lettre, homme, monde) et symbolisés (esprit, âme, Dieu), un lien que l'imaginaire médiéval instaure, dans tout objet et dans toute conduite, comme une aspiration fondamentalement ascendante et sacrée 105 . Le scandale qu'il commet se situe précisément dans cette inversion : alors que la sémiotique médiévale impose toujours une hiérarchisation des rapports symboliques, la renardie, du même coup, dévoie le sens de la relation et double le symbole droit de son envers.

Renart s'avise de bouleverser les éléments symbolisés eux-mêmes et dénonce leur fixité comme une fiction, sous laquelle se profile la ruse du désir. Ainsi Roger Dragonetti a-t-il pu affirmer en une formule célèbre que le jugement « n'est pas que la critique du langage d'un procès, c'est un langage en procès - c'est le procès du symbolisme du langage ». La rhétorique installe ses ruses à partir d'un contrat (la fience), développé dans un code qui se suppose universel et contraignant.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein