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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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CHAPITRE II
LA TRANSGRESSION DES ECRITURES

RECRITURES DE LA COSMOLOGIE BIBLIQUE

« Des clercs facétieux s'égaient à transposer les textes sacrés et les textes liturgiques, tantôt pour se divertir, tantôt pour tourner en dérision le vilanus, ou pour dénoncer les scandales de la Curie romaine (...). Dans sa forme, la parodie médiévale est essentiellement transposition et déformation de textes ecclésiastiques, connus de tous les prêtres, sus par coeur, à des fins burlesques ou satiriques »164.

La transgression du sacré se révèle aussi bien dans la profanation des signes rituels que dans l'ordre de la réécriture. Le Roman de Renart et les fabliaux s'emparent en effet de la lettre des écrits bibliques, dont ils profanent la majesté sacrée : les motifs et épisodes bibliques sont les « parties cristallines »165 des narrations médiévales. Cette seconde partie a précisément l'ambition de rendre compte de la récriture du texte sacré.

La notion de texte sacré est assurément problématique. Nous retiendrons toutefois la tentative de définition proposée par Mélanie Adda : « Le texte sacré vient stabiliser la foi encore incertaine et mouvante dont il est issu, en l'établissant comme religion c'est-à-dire en fixant les croyances qu'elle véhicule et en les étayant de pratiques et de rites ».

« L'écriture sainte participe du discours théologique et de l'oeuvre poétique mais ne s'y réduit pas : elle a une valeur éthique et juridique. Le texte sacré regroupe une communauté humaine autour d'une même éthique, de mêmes lois, sanctionnées par l'origine divine qui leur est prêtée »166.

La variété des livres canoniques, en termes de style comme de substance (historiques, poétiques, sapientaux, prophétiques...) nous a conduits à concentrer notre étude sur trois récits emblématiques, porteurs d'une cosmologie cohérente : les récits d'origine et de fin (Genèse, Apocalypse) et la figure du Christ (Evangiles).

164 Philippe MENARD, Le Rire et le Sourire dans le Roman Courtois en France au Moyen-âge, 1150-1250, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises, CV, 1969

165 Claude LEVI-STRAUSS, Mythologiques, tome IV, L'Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 560

166 Mélanie ADDA, « Introduction », in Mélanie ADDA (éd.), Textes sacrés et culture profane : de la révélation à la création, Berne, Peter Lang, Recherches en Littérature et Spiritualité, n° 17, 2010, p. 5

La Genèse, en relatant les origines du monde et de l'humanité, impose une conception créationniste de l'Univers. La création divine du monde est par nature une donnée sacrée, le concept de sacré pouvant se lire, avec Carl Gustav Jung, comme « ce qui saisit l'individu, ce qui, venant d'ailleurs, lui donne le sentiment d'être ». Nous retiendrons de la Genèse deux épisodes fondamentaux : la Création divine du monde et l'épisode de la Chute du Jardin d'Eden.

L'Apocalypse, « Révélation de Jésus Christ » (Ap. 1, 1), se donne comme une prophétie eschatologique chargée de symboles et de signes. Ces visions attestent la véridicité du Dieu créateur, « Alpha et Omega », principe et fin de toutes choses : « [Dieu] envoya son ange pour la faire connaître à Jean son serviteur, lequel a attesté la Parole de Dieu et le témoignage de Jésus Christ : toutes ses visions » (Ap. 1, 1-2). A l'instar de la Genèse, l'Apocalypse prend son origine dans une parole sacrée, également performative.

Le caractère sacré du Christ et la prégnance de sa parole ne font pas mystère : dans le Christ, « le Verbe s'est fait chair » (Jean, 1, 14). Le Messie rédempteur incarne, par son parcours - ascendance divine, mort pour le rachat des péchés humains, résurrection - une figure de la Trinité sacrée. Le « Symbole de Nicée-Constantinople », consécutif aux conciles de 325 et de 381, définit le Credo, garant d'une croyance unifiée en Jésus-Christ : « Nous croyons en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, Lumière issue de la Lumière, vrai Dieu issu du vrai Dieu, engendré et non créé (...) ». Le Christ Pantocrator est lié à la Création par sa consubstantialité au Père, à l'Apocalypse dans les derniers mots de la profession de foi : « il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts » (Ap. 22, 20). L'Alpha de la Genèse, l'Oméga de l'Apocalypse, et le Fils trinitaire sont consubstantiels, qui offrent une vue complète de la cosmologie et de la mythologie chrétiennes.

Notre perspective tient ainsi à examiner plus avant les modalités d'une « poétique de la contamination et de la dégradation »167 de ces trois récits (Apocalypse, Genèse, Evangiles), à l'oeuvre dans Le Roman de Renart, les fables et les fabliaux.

167 Claudio GALDERISI, Une poétique des enfances. Fonctions de l'incongru dans la littérature médiévale, Orléans, éd. Paradigme, « Medievalia », 2000, p. 111

A. GENESE ET LEGITIMATION DE LA FICTION168

La récriture du texte sacré de la Genèse semble procéder, dans les narrations renardiennes, d'une ambiguïté essentielle, entre intertextualité dégradée et moyen d'une légitimation de la fiction. La relation qui unit la narration médiévale à son intertexte biblique excède cependant la notion parodie au profit de connexions plus complexes169. Le corpus retenu (« L'Ermite », « Les Enfances de Renart », « Comment Renart parfit le con ») donne à lire non seulement une dégradation de la Création divine du monde, mais, dans le cas des récits renardiens, une authentique création de la fiction par le détour de la Création. Ce trait est sensible dans le Roman de Renart, la branche dite des « Enfances »170 (XXV) étant le récit d'origine de la geste, sa mise en abyme ; la branche XXV s'inscrit dans les ramifications du Roman, tout en lui donnant une origine.

La récriture du récit édénique se situe ainsi dans un entre-deux, se comprenant en regard du modèle sacré (dégradation), et comme origine de l'écriture renardienne (contamination). Ces deux modalités d'écriture originelle se rejoignent cependant dans une double transgression du sacré : dégradation de la lettre et de l'esprit du texte originel, création seconde venant se substituer à la Création.

168 Le terme de légitimation, à propos des branches XXIII et XXV du Roman de Renart, s'entend en deux sens ; d'abord comme dans l'expression « enfant légitime », les personnages du Roman recevant une paternité biblique (« Les Enfances Renart ») ; ensuite en son sens premier, « conforme à la loi », la reprise de la Genèse conférant une véritable légitimité à des animaux crées par Eve.

169 La parodie peut se définir comme ce qui « ridiculise un modèle sérieux connu (...) [Elle] peut être considérée comme une forme de métatextualité : elle ne fonctionne que sur l'arrière-plan du modèle qu'elle déforme consciemment » Dictionnaire des Termes Littéraires, Hendrik van GORP, Dirk DELABATISTA, Lieven D'HULST, Rita GHESQUIERE, Rainer GRUTMAN et Georges LEGROS, Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2005, p. 355, art. « Parodie ». Ce ne sont pas tant les inclinations parodiques de l'écriture qui retiennent notre attention, que les enjeux théologiques de l'intertextualité.

170 Cette fascination pour les premiers exploits des jeunes héros est une constante dans la littérature médiévale, et particulièrement dans la chanson de geste, comme le rappelle Philippe MENARD, « Je sui encor bachelers de jovent (Aimeri de Narbonne, v. 766) », Les âges de la vie au Moyen-âge, Actes du Colloque de Provins, 16-17 mars 1990, textes réunis par Henri DUBOIS et Michel ZINK, Paris, PUPS, Cultures et Civilisations Médiévales, VII, 1992, p. 174 [à propos d'Aucassin et Nicolette] : « Au pluriel, les enfances d'Aucassin sont les prouesses accomplies pendant la jeunesse, les actions héroïques qui sortent de l'ordinaire. L'emploi du terme est connu dans les chansons de geste. Plusieurs poèmes ont pour titre les enfances. Ainsi Les Enfances Ogier, Les Enfances Vivien ».

1. ENJEUX D'UNE REINTERPRETATION DE LA GENESE

La fable LIII de Marie de France, « l'Ermite », apparaît comme une réflexion sur le péché originel. Si la critique féministe a relevé l'absence d'Eve, considérant l'isopet comme une « réinterprétation du péché originel » favorable à la femme171, un autre angle d'approche est concevable. Le retour à la lettre de la Genèse permet en effet d'interpréter la relation parodique à l'oeuvre dans la fable, qui met en scène un « reclus (...) ki aveit / un vilein, ki od lui esteit » (v. 1-2). L'insistance des questions théologiques posées par le vilain à l'ermite conduit ce dernier à placer le paysan dans une situation analogue à celle d'Adam et Eve dans l'épisode de la Chute. L'ermite dissimule une souris sous « une grant gate » (v. 13) et défend au vilain d'y toucher, selon un motif folklorique également à l'oeuvre dans « La Sorisete des Estopes ». La transgression de l'écriture sacrée dans cet isopet tient à trois éléments : la position de l'ermite, la pomme symbolique remplacée par la souris, l'origine probable du motif.

L'écriture procède à un glissement du statut de l'ermite, dont le discours passe d'une parole de prédication172 à une parole performative ; au vers 3, « li recleus de deu parlot », est sensible la prédication chrétienne, prolongée par un exemplum, truchement privilégié de la catéchèse. L'insistance des questions (répétition de « pur quei » v. 5 et 8) qui achèvent d'agacer l'ermite (v. 9, « Al reclus suvent en pesa ») l'amènent à devenir un avatar du Dieu de la Genèse. La reprise de la Chute assigne en effet un rôle nouveau aux personnages : le paysan incarne Adam, tandis que l'ermite se place, en acte comme en paroles, comme un alter ego du Dieu comminatoire et bienveillant d'avant la Chute : « Puis defendi qu'en nule guise / Al vilein qu'il n'i adesast / Ne que desuz ne reguardast » (v. 16-18) répond à l'interdit de la Genèse, « Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort » (Gn, 3, 3). Si les mystères sacrés du Moyen-âge figuraient les personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, la perspective adoptée dans la fable est toute différente. L'ermite,

171 Sahar AMER, Esope au Féminin. Marie de France et la politique de l'interculturalité, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1999, p. 187

172 Nous sommes conscients de l'apparente contradiction entre les termes ermite et prédication. Cela étant, les discussions théologiques de l'ermite et du paysan tiennent de la relation du fidèle au curé. Les v. 3 et 4, « Quand (...) parlot / et li vileins li demandot », suggère la récurrence de ces discussions. Le caractère plus cénobitique qu'érémitique de l'ermite est plus encore sensible aux v. 19-20 : « Kar il ireit a un mustier / A ureis un pur deu preier ». Le propre de l'anachorète n'est-il pas de prier Dieu dans l'isolement de la retraite ?

dans cet exemplum en actes, endosse l'habit divin, le mot « Sire » (v. 30 et 36) calquant la dénomination de Dieu dans la Genèse.

La reprise ad litteram transgresse l'écriture sacrée à travers les éléments qui remplacent les symboles bibliques. A la pomme, symbole de la connaissance du bien et du mal, se substitue la souris, symbole du mal dans la tradition biblique. La transgression procède de l'infléchissement du cadre édénique en un cadre domestique (la « grant gate » demandée par l'ermite v. 13), mais aussi de l'infléchissement de la tentation en curiosité humaine. D'un point de vue axiologique, le serpent, partant la femme, représente le mal, sous la forme du désir, de la tentation. La curiosité du paysan intrigué par cette « grant merveille » (v. 23) est de toute autre nature : l'attrait du paysan pour le mystère de la jatte n'implique pas un savoir à l'échelle du monde, une connaissance absolue du bien et du mal, mais une connaissance circonstancielle dénuée d'enjeux véritables. C'est pourquoi le courroux effroyable de l'ermite à son retour de l'église, double de l'ire divine, paraît d'une démesure comique : « Quand sis sire repaira / Mult s'en curuça durement / Si demanda par mal talent / Pur quei il ot la gate ostée » (v. 30-33). La reprise de « pur quei », question posée à plusieurs reprises par le vilain, manifeste la réduction burlesque de l'écriture sacrée.

La transgression est enfin sensible dans la christianisation d'un motif d'origine islamique, pour reprendre l'hypothèse proposée par Jacques Merceron173. Sans rentrer dans le détail des versions soufies suggérées comme les sources probable du motif de la « curiosité testée par une souris enfermée sous un plat », la christianisation de l'exemplum permet d'envisager un va-et-vient du profane (motif arabe) au sacré (christianisation du motif), pour revenir in fine au profane (subversion des symboles chrétiens). La reprise de la Genèse dans la fable LIII de Marie de France est ainsi marquée par l'ambiguïté du ton et de la pensée : parodie de la Chute, l'isopet constitue une réflexion théologique plaisante tout en reprenant un exemplum arabe.

Dans le Roman de Renart, le réinvestissement du texte biblique est porteur d'une toute autre signification. La Genèse est le cadre thématique et formel du récit racontant les origines de la fiction ; elle légitime la fiction renardienne174 en faisant

173 Jacques MERCERON, « Des souris et des hommes: pérégrination d'un motif narratif et d'un exemplum d'Islam en chrétienté : à propos de la fable de « L'Ermite » de Marie de France et du fabliau de « La Sorisete des Estopes », Cahiers de Civilisation Médiévale, vol. 46, n° 181, Poitiers, 2003, p. 53-69.

174 La légitimité que nous évoquons se comprend, dans un sens juridique, comme mode de filiation : de même que les liens du sang rendent une paternité légitime, la référence à la Genèse dans la branche des « Enfances » confère une légitimité à l'ensemble du Roman, et ce de la même manière que les prologues qui se réclament d'un livre préalable (cf. infra l'analyse du prologue de la branche XXV).

d'Eve la créatrice des principaux animaux du Roman, tout en étant l'hypotexte d'une réécriture transgressive. En un même geste, la Genèse est reconnue comme modèle de cosmogonie, et raillée à ce titre.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams