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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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C. TRANSGRESSIONS ESCHATOLOGIQUES

1. TRANSGRESSION ET « SOUILLURE » DE LA « MORT » (ROGER CAILLOIS)

Jacques Le Goff, dans A la Recherche du Moyen-âge, évoque la dyade eschatologique du Paradis et de l'Enfer. Selon lui, « la civilisation médiévale ne pouvait se saisir qu'en ajoutant la maîtrise de l'espace et du temps dans l'au-delà à celle dans l'ici-bas, sur terre. La civilisation médiévale reposait sur l'absence de frontière imperméable entre le naturel et le surnaturel »134 . De cet imaginaire découle une puissance accrue de l'Eglise, qui étend, par le détour des indulgences, sa souveraineté sur les provinces de l'au-delà. La conception chrétienne du temps et de l'espace eschatologiques conditionne discours religieux et représentations mentales. En ce sens, la formation d'un imaginaire métaphysique apparaît consubstantielle à la doctrine chrétienne. Partant, la répartition des justes au Paradis et des mauvais en Enfer, « prolongation perpétuelle de ce qu'il y a de pire dans l'espace temps »135, se comprend comme un principe sacré.

La dialectique du Paradis et de l'Enfer donne lieu, en plusieurs branches du Roman de Renart, à une subversion axiologique. La conception morale qui transparaît dans le sermon de Bernard consiste en un retournement carnavalesque du vice en vertu, qui détermine l'avenir eschatologique du mort136. Comme le note Sylvie Lefèvre, le « recours aux images culinaires » dans le discours de l'âne, « fait du péché de chair une peccadille »137. Après la reprise d'une injonction topique138, la seconde étape d'une

133 De fait, la répartition axiologique des bons et des mauvais au Paradis et en Enfer, leitmotiv biblique d'importance, fonde la morale catholique : c'est pour obtenir la vie éternelle que les hommes doivent pratiquer la vertu et révérer les commandements sacrés, c'est parce qu'ils ont péché que certains sont punis.

134 Jacques LE GOFF, A la recherche du Moyen-âge, avec la collaboration de Jean-Maurice de MONTREMY, Paris, Seuil, coll. Points, 2003, p. 112

135 Ibid. p. 110-111

136 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin), « La Mort de Renart », v. 855s. L'archiprêtre Bernard prononce un sermon précédent l'inhumation du goupil. Dans un esprit de subversion propre aux fables animalières, la conception du monde est l'objet d'une inversion carnavalesque.

137 Sylvie LEFEVRE, « Notice de la Branche XVIII du Roman de Renart », in Le Roman de Renart, op. cit. p. 1303

138 Injonction divine présente dès la Genèse (IX, 1) : « Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez sur elle ».

apologie bouffonne de l'acte sexuel procède d'un argument physiologique139, suivi d'une métaphore sexuelle filée à partir de l'étymologie du mot andouille (du latin inducere) :

Ne il n'est de foutre pechié

Pour que vit soit parti de coilles 780

Ne que il fait de faire endoilles

Qu'en met de bouel en bouel.140

La consommation du péché de chair est d'autant plus transgressive dans le discours de l'archiprêtre, que ce dernier suggère une rétribution positive s'ajoutant au pardon : « Le pechié en weil pardonner / Et se lor pooie donner / Rante, volantiers leur donroie / Et lor pechiez lor pardonroie » (XVIII (Fin), v. 892-895). L'inversion du Paradis et de l'Enfer est achevée dans la contrefaçon d'injonction divine à laquelle se livre l'âne, animal porteur de connotations lascives141 : « Ci et devant Dieu lor pardon / Quenque par foutre mesprandront », v. 897-898. L'exhaustivité d'une prescription s'appliquant à tous les êtres animés manifeste une inversion des valeurs morales :

« (...) Et qui de mon conmant istroit,

Et qui volantiers ne foutrait,

Soit homme, soit femme ou soit beste,

Et piez et mainz et corps et teste 905

Li soit de chaennez de fer

Lié es granz tourmenz d'enfer.

Et cil qui mon conmant feront

A joie en paradiz seront ».

La parole carnavalesque mue le monde en un universel lupanar, dans lequel toute licence devient commandement (conmant) sacré. Le sermon, dans son outrance parodique, mime en l'inversant l'axiologie chrétienne, comme le ton comminatoire des livres saints. Le châtiment des « chaennez de fer », présent dans la Bible142, apparaît

139 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin), v. 870-872 : « Foutre couvient, si con moi semble ; / Pour ce vous di à touz ensemble / Que foutre n'iert ja défendu »

140 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin)

141 Issu de la tradition ésopique, l'âne appelle dans l'imaginaire médiéval des réminiscences bibliques : l'ânesse de Balaam, la fuite en Egypte, les Rameaux... Cependant, si l'on suit les analyses de Jean Batany, cette insertion de l'âne dans les évangiles semble liée au vieux mythe païen du « monde à l'envers » et particulièrement à la fête des fous, durant laquelle la tradition consistait à couronner évêque un âne, par esprit de transgression et de dérision. L'âne est au Moyen-âge symbole de paresse, d'obstination, mais aussi de lascivité (cf. les scènes d'amour zoophiles dans L'âne d'or d'Apulée).

142 Cf. Daniel, 4, 17-24 : le prophète Daniel interprète le songe prémonitoire de Nabuchodonosor. L'arbre « grand et fort et élevé, atteignant au ciel et visible par toute la terre » (4, 17) figure symboliquement le Roi, dans l'imminence de sa chute : « un saint, descendu du ciel [dit] : « Abattez l'arbre, détruisez-le, mais la souche et ses racines, laissez-là en terre, dans des liens de fer et d'airain (...) jusqu'à ce que sept temps soient passés sur lui » (4, 20). Daniel interprète le songe du Roi comme l'annonce d'un rappel à

subverti dans l'inversion du code. Si la vision des damnations infernales s'accorde à l'imaginaire médiéval143, le sacré fait l'objet d'un déplacement de la vertu à l'indécence débridée. La transgression passe donc par le réinvestissement d'un cadre formel (dualité axiologique, tonalité propre à la prédication) et l'ambiguïté de signes divergents (symbolique négative de l'âne, dignité factice procurée par l'étole). Bien plus que de passer outre la loi, le retournement carnavalesque devient lui-même la mesure du bien et du mal ; la transgression ne s'opère cependant qu'en la présence de l'interdit préalable. De là une tension prolongée entre règle religieuse et règle du carnaval. La seconde, tout en se substituant à la première, ne constitue pas pour autant sa négation, ménageant une coexistence problématique du sacré et de sa transgression. A l'esprit de dérision144 qui préside au développement carnavalesque de l'âne se superpose la dimension sérieuse de la mort du goupil.

L'approche anthropologique permet une lecture liant la charge érotique au chaos engendré par la mort. Roger Caillois, dans L'Homme et le Sacré145, évoque la violence des déprédations et transgressions auxquelles donne lieu la mort du chef aux Îles Fidji. Son analyse rend compte du rapport au sacré tel qu'il s'opère également dans la branche XVIII146 : le désordre intervient dans « la période aiguë de l'infection et de la souillure que représente la mort », dans « le temps de sa pleine et évidente virulence, éminemment active et contagieuse ». Ainsi l'inversion eschatologique est-elle passible de plusieurs lectures : anthropologique, littéraire, mais aussi philosophique. La transgression est liée à un point d'équilibre paradoxal atteint dans le roman - la mort déceptive du goupil, et au tropisme carnavalesque de l'écriture renardienne. Son mode de subversion ménage la coexistence du cadre sacré (promotion de la vertu) et de sa

l'ordre divin : « (...) Ton royaume sera préservé pour toi jusqu'à ce que tu aies appris que les Cieux ont tout domaine. C'est pourquoi, ô roi, agrée mon conseil : romps tes péchés par les oeuvres de justice, et tes iniquités en faisant miséricorde aux pauvres, afin d'avoir longue sécurité » (4, 23-24).

143 Cf. Jacques LE GOFF, A la Recherche du Moyen-âge, op. cit. p. 111 : « L'Enfer est monstrueusement
terrestre, si terrestre qu'il est souterrain. Cela ne surprend pas. Les méchants se trouvent punis par là ils ont péché ».

144 Nous reprendrons les éléments de définition développés par Elisabeth CROUZET-PAVAN et Jacques VERGER (dir.), La Dérision au Moyen-âge, De la pratique sociale au rituel politique, Paris, PUPS, 2007, p. 11-12 : « Arme remarquablement simple et économique, car des mots, des gestes, parfois quelques accessoires communs ou quelques images y suffisaient : plaisanteries ou injures lancées à la cantonade, chansons moqueuses ou poèmes satiriques placardés dans des lieux publics, gestes de défi obscènes ou agressifs ». (Nous soulignons)

145 Roger CAILLOIS, L'Homme et le Sacré, 2ème éd., Paris, Gallimard, 1950, chapitre IV, « Le sacré de transgression : théorie de la fête », p. 153

146 Cf. Jeannine HOROWITZ et Sophia MENACHE, L'Humour en chaire. Le rire dans l'Eglise médiévale, Labor et Fides, Paris, 1994, p. 15 : « Le rire, l'humour, le comique médiévaux, quoique phénomènes universels, s'élaborent à partir d'un cadre événementiel, d'un appareil de croyances et de convictions dictés par des coordonnées spatio-temporelles spécifiques ».

transgression (promotion du vice), qui singe et évide les valeurs du sacré, tout en maintenant ses structures.

2. TRANSGRESSION ET DECEPTION

Si l'épisode du sermon asinien s'inscrivait dans un contexte de mort, dont le recours aux études anthropologiques contribue à éclairer le processus transgressif, la transgression eschatologique de la branche du Puits apparaît pour Renart comme le truchement d'un besoin essentiel : sauver sa vie. Le goupil, mu selon un motif topique par l'impératif de réplétion, se rend près d'une grange, qui jouxte « une abeie de blans moisnes » (Va, v. 66). Apeuré, craignant d'être surpris par les moines, dont le conteur suggère la cruauté (« Car felon sont a demesure », v. 105), le goupil se retire (« Or retorne Renars arriere », v. 121). Lors d'une seconde approche, fructueuse, Renart saisit les « gelines » et « toutes trois les a estranlées », v. 136. L'art du conteur introduit avec naturel le « molt grant talent de boire », v. 143, avant de figurer un Renart mélancolique, sous des traits quasi-anthropomorphes : « grains et maris et trespensés », v. 160.

La transgression de l'eschatologie chrétienne intervient après que Renart, « mis en cele trape »147 par les diables, ne tente d'inverser le sort, bénéficiant de l'arrivée salutaire d'Isengrin. La déception renardienne confère alors au puits une épaisseur de signes remarquable, ainsi que le note Claude Reichler : « le puits de cette grasse abbaye est un lieu où prolifère toute une richesse métaphorique et symbolique, et celui qui y choit prend à son tour valeur symbolique et métaphorique »148.

Vessela Guenova, dans son article « Rhétorique et symbolique du puits dans la branche IV du Roman de Renart »149, note la mise en abyme de la déception que constitue le puits, « espace fourbe et malicieux », qui amène Renart à « [s'inspirer] soimême de l'aspect trompeur de l'espace dans lequel il vient d'aboutir »150. La parole renardienne, « chemin du signe dévié », pour reprendre l'expression de Claude

147 Ibid., v. 184. La mention des diables en ce même vers (« Diauble ») annonce le bouleversement axiologique, carnavalesque, qui fait l'objet du discours séducteur de Renart, à l'arrivée du goupil. Le « style de sympathie » adopté par le conteur est ainsi étroitement lié au discours de son personnage. Comme l'écrit Jean RYCHNER dans « Renart et ses conteurs », in Du Saint Alexis à François Villon, Etudes de littérature médiévale, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises, 1985 : « Les personnages vivent eux-mêmes ce que, dans l'autre style, le conteur vit, dans une certaine mesure et pour ainsi dire, à leur place, dans la sympathie ».

148 Claude REICHLER, La Diabolie, op. cit., p. 123

149 Vessela GUENOVA, « Rhétorique et symbolique du puits dans la branche IV du Roman de Renart », in Contez me tout, Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, réunis par Catherine BEL, Pascale DUMONT et Frank WILLAERT, Louvain, Peeters, La République des Lettres, n° 28, 2006, pp. 209-228

150 Vessela GUENOVA, art. cit., p. 211

Reichler151, recourt à l'engin topique de la fausse mort152 : « Ja sui je vostre bons voisin / Qui fui jadis vostrez conpere » (Va, v. 256-257).

C'est là le premier artifice d'une parole déceptive, qui intervertit dans leurs espaces respectifs la polarité du Ciel et de l'Enfer, proposant un imaginaire eschatologique ad usum lupi. La transgression de cet imaginaire sacré passe par l'auctoritas du Seigneur, à laquelle se soustrait Renart dans le moment même où il en profère le nom. L'expression du triomphe de la mort relève d'un comique paradoxal, la voix censément d'outre-tombe n'émanant point de l'âme mais du corps de Renart153 : « (...) Ainsi morront / Trestout cil qui en vie sont : / Par mi la mort les convenra / Passer au jor que Dieus vorra ! » et « Mais que Dieus a la mort vous voie ! » (Va, v. 267- 270 et 273). A l'inversion carnavalesque des espaces symboliques de l'après-mort, Renart joint une rétribution des vices ironiquement débonnaire, au regard des espiègleries cruelles du « malvais lichieres » qui « le mont cunchie » (Ia, v. 92-93). Triple transgression consistant à se figurer indûment « devant les piés Jhésu » (Va, v. 213), à mettre à distance la mort dans le moment même où l'on atteste de son triomphe, à intervertir enfin les données spatiales établies par le Constitution « Benedictus Deus »

154.

151 Claude REICHLER, La Diabolie, op. cit., p. 125

152 L'engin de la fausse mort, qui sert à se libérer de la menace d'une mort imminente, appartient ainsi à la tradition renardienne. Menacé de mort, Renart se fait « comédien de la mort » (Le Roman de Renart ou le texte de la dérision), pour reprendre l'expression de Jean R. SCHEIDEGGER, qui insiste sur la notion fondamentale de jeu, le jeu enfantin étant également une performance d'acteur. Maître du simulacre, Renart de jouer avec cette mort que l'on « n'arrête pas de raconter pour ne pas en mourir » (Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire, Gallimard, Folio, Paris, 2003, p. 55). La notion même de simulacre implique de fait un jeu sur les apparences de la mort, sur le témoignage de visu et le voir. Fuyant la mort, Renart devient autre. Dans la branche Renart le Teinturier, le goupil a failli perdre un bras, être battu, et périr noyé. Mais cette proximité avec la mort devient la garantie même de sa sauvegarde, puisque, mort aux yeux de tous, Renart revient sous le nom de Galopin, pour chanter avec des accents renardiens mêlés à un jargon bretonnant.

153 Contrairement à ce que le suggère Renart dans la suite de son dialogue avec Isengrin : « Que li miens cors gist en la biere / Cies Hermeline en sa taniere / Et m'ame est en paradis mise / Devant les piés Jhésu asise, Conperes (...) », v. 285-289

154 Le Pape Benoît XII, dans la Constitution « Benedictus Deus » du 29 janvier 1336, (Enchiridion Symbolorum et Definitionum, 1000, éd. Heinrich Denzinger, Creeds, fac simile de l'éd. 1923), fixe, en une « constitution qui restera à jamais en vigueur » que, « [les âmes des] saints apôtres, martyrs, confesseurs, vierges et autres fidèles morts après avoir reçu le saint baptême du Christ, (...) des enfants régénérés par ce même baptême du Christ ont été, sont et seront au ciel, au Royaume des cieux et au paradis céleste avec le Christ, réunis dans la compagnie des saints anges ». En outre, « les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel descendent aussitôt après leur mort en enfer, où elles sont tourmentées de peines éternelles, et que néanmoins au jour du jugement tous les hommes comparaîtront avec leurs corps "devant le tribunal du Christ " pour rendre compte de leurs actes personnels, "afin que chacun reçoive le salaire de ce qu'il aura fait pendant qu'il était dans son corps, soit en bien, soit en mal" ». En ce sens, Renart transgresse la répartition des biens et des peines figurée au v. 331 par les « poises (...) de bien et de mal ».

La figuration renardienne du Paradis subvertit la conception médiévale d'un espace « toujours plus [aérien], céleste, ineffable » 155 . En regard, le paradis carnavalesque du décepteur se mue en un domaine de chasse virtuel, riches de proies variées :

« Je sui en paradis celestre (...) 292

Ciens a riche poucinaille ;

Ciens puet on voir mainte ouaille

Et mainte oe et mainte chievre ; 297
Ciens puet on voir maint lievre

Et bues et vaiches et moutons, Espriviers, ostours et faucons ! ».

Gibier à poils et gibier à plumes peuplent ce lieu fictivement spirituel (celestiaus), création verbale d'un goupil qui « set bien son sens espandre »156. Le principe d'irréalité inhérent au langage de Renart se manifeste ainsi à plein en ce lieu, apparié à l'imaginaire de la faim, propre à l'ensemble du Roman157. La souplesse et la réversibilité de la ruse sont à l'image du fonctionnement même du puits, comme l'explique Renart à Isengrin au moment où il le croise : « N'en faites ja chiere ne frume : / Bien vous en dirai la coustume : / Quant li uns va, li autres vient, / C'est la costume qui avient », Va, v. 429-432. Le langage de la ruse rétablit ensuite l'axiologie ordinaire (« Je vois en paradis la sus / Et tu vas en enfer la jus », Va, v. 433-434), dénonçant ainsi son caractère artificiel.

Plus encore que de s'intégrer au mécanisme de la ruse et au fonctionnement carnavalesque du monde, la transgression de l'imaginaire eschatologique s'inscrit potentiellement dans un dessein satirique, comme le suggère, à la suite de Jean Rychner, J. R. Simpson158. La présence des diables, responsables de la chute du goupil dans le puits est importante d'un point de vue axiologique : «Who these devils might be is never specified, but their role is crucial in that it opens the way for a reflection on identity and agency that has particular implications for the position of monasteries, caught between the langage of the world on the one and and of the caritas in the

155 Jacques LE GOFF, A la Recherche du Moyen-âge, op. cit., p. 111

156 Ibid., v. 328

157 Comme l'écrit Jean R. SCHEIDEGGER dans Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, Droz, Genève, 1989, p. 257 : « La quête renardienne par excellence est celle de la nourriture, et le savoir du goupil ne vise d'abord qu'à trouver de quoi manger, à tout prix, au prix que réclament l'aventure et la branche qui la relate ».

158 J. R. SIMPSON, Animal body, literary corpus : the Old French Roman de Renart, Amsterdam, Rodopi, 1996

other»159. Plus encore, le puits apparaît comme une manière de speculum stultorum, révélateur des superstitions et de l'ingénuité des hommes : « The visio ysengrimi [is] part of the work's mockery of ignorance and charlatanism. The Renart mocks these over literal beliefs »160.

La richesse d'interprétations de l'épisode du Puits converge dans la mise en évidence de sa dimension subversive autant que transgressive. A une lecture symbolique se superpose une lecture historique, l'ordre cistercien étant l'objet de critiques à l'époque de la rédaction du Roman. La branche du Puits peut ainsi se lire, comme le suggère J. R. Simpson, comme une variation satirique et réflexive sur le concept de « Paradisus claustralis »161, inhérent à la théologie cistercienne.

La transgression des gestes, des paroles et des représentations relevant du sacré s'accomplit ainsi à tous les stades de l'être. Le corps, objet de mépris dans une perspective chrétienne, est célébré dans ses aspects les plus vils : si les fabliaux sont par excellence le lieu de la gauloiserie, le Roman de Renart fait de l'érotisme et de l'obscène les pendants d'une conception du monde fondamentalement viciée. En d'autres termes, le fabliau semble exploiter les outrances du corps à des fins comiques, le Roman de Renart dans une perspective plus polémique. Ces deux genres se rejoignent néanmoins dans l'exaltation sans mesure de la sexualité comme de la gula, revers des dogmes chrétiens, qui privilégient la tempérance et la précellence de l'âme sur le corps. De fait, les expressions d'« épopée de la faim »162 et de « Fain d'amor »163 rendent compte des appétits alimentaires et sexuels qui caractérisent les deux genres du fabliau et du roman.

159 J. R. SIMPSON, op. cit., chapitre 3, p. 106 : « L'identité de ces diables n'est jamais mentionnée, mais leur rôle est crucial dans la mesure où il ouvre la voie à une réflexion sur l'identité et l'intermédiaire, qui a des implications particulières quant à la position des monastères, qui oscille entre le langage du monde d'une part et celui de la caritas de l'autre » (Traduction inédite)

160 Ibid., p. 107 : « La vision d'Isengrin fait partie de la satire de l'ignorance et du charlatanisme présente dans l'oeuvre. Le Roman de Renart raille ces croyances trop littérales ».

161 Cf. la définition de J. R. SIMPSON, op. cit., p. 103: « ecstatic union of heaven and earth through the mediating image of the cloistered paradise ».

162 Jacques LE GOFF, La Civilisation de l'Occident Médiéval, Paris, Arthaud, 1965, p. 290

163 Caroline FOSCALLO, « Mors de fain » ou « Fain d'amor » : désirs alimentaires et désirs amoureux dans les fabliaux », Questes, n° 12, « La Faim et l'appétit », juin 2007. Consulté en ligne à l'adresse suivante : http://questes.free.fr/pdf/bulletins/faim/FetA Caroline%20FOSCALLO.pdf. Cf. également Micheline de COMBARIEU DU GRES, « Manger (et boire) dans le Roman de Renart », Manger et boire au Moyen Âge, Actes du colloque de Nice (15-17 octobre 1982), Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 415-428.

A un niveau supérieur, le langage se révèle également comme le vecteur d'une transgression des rites et paroles sacrées. La parole donnée aux animaux, marque de l'hybridité du roman et de la fable, ménage une parole en liberté. Là encore apparaît l'approche contrastée du fabliau et du roman dans leur rapport au langage : si le fabliau subvertit le sacré en un retournement carnavalesque, la transgression renardienne de l'éloquence sacrée implique un vacillement ontologique lié à la coupure du lien symbolique qui unie le mot à sa réalité.

Le langage servant de support à l'expression de concepts et de représentations imaginaires, l'ultime degré de la transgression du corps à l'âme réside dans le rapport des oeuvres du corpus à l'eschatologie. L'évocation de l'au-delà dans les branches IV et XVIII ainsi que dans le fabliau du « Pet au vilain » introduit la corporéité en un lieu où l'immatériel devrait dominer. La question de l'eschatologie synthétise ainsi les transgressions du langage et du corps.

Corps, langage et eschatologies relèvent de dogmes chrétiens développés dans les ouvrages exégétiques, notamment ceux des Pères de l'Eglise. C'est pourquoi, après avoir évoqué la transgression des dogmes fixés à partir des écrits bibliques, il convient de revenir à la lettre même de la Bible, afin d'étudier les réécritures de la Genèse, de L'Apocalypse et des Evangiles à l'oeuvre dans notre corpus. L'écriture de la transgression nous mène ainsi à la transgression des Ecritures, sensible dans le dialogue ininterrompu des fabliaux, des fables et des textes renardiens avec la Bible.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon