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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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D. SACRILEGE ET BLASPHEME, « PECHES DE LA LANGUE »

« Le blasphème parfait (blasphema perfecta) est celui qui porte non seulement atteinte à la vérité de l'intelligence de Dieu, mais témoigne aussi de l'intention d'injurier, autrement dit d'une volonté maligne qui déteste l'honneur divin. C'est justement une volition perverse ajoutée à une conception mensongère de la divinité qui, exprimée en paroles, fait du blasphème le plus grave des péchés »127.

Les occurrences blasphématoires dans les fabliaux humains posent à l'inverse un véritable écueil moral ; en atteste la teneur des captationes de « La Pucele qui abevra le polain » (« Ele n'est pas vilaine a dire / Mais moz por la gent faire rire »,

v. 3-4) et du « Prestre qui fu mis au lardier » : « Mos sans vilonnie / Vous veil recorder / Afin qu'en s'en rie », v. 1-3. Les « contes à rire » semblent ainsi accorder une légitimité fût-ce aux cas-limites du blasphème ; ainsi de « L'Evesque qui beneï le con »128, qui

125 Georges MINOIS, dans son Histoire du rire et de la dérision, op. cit., p. 152-153, insiste sur le caractère mécanique de la parole liturgique, osant une comparaison avec Bergson (le rire comme du mécanique plaqué sur le vivant) ; parallèlement, l'assistance, lors des offices médiévaux, semble particulièrement dissipée : « on bavarde, rigole, plaisante, discute de ses affaires, courtise les femmes ». Le rituel liturgique observé par le goupil et le chat ne fait preuve d'aucune élévation spirituelle, réduit à une pure succession mécanique de paroles et de chants ; de là une dimension satirique prégnante.

126 Le Roman de Renart, Branche VI, « Les Vêpres de Tibert », v. 422-427 : Tibert interroge le prêtre sur sa connaissance du latin (« Ançois m'avrois dit en latin / Come on dist fauble, se volés »). Les réponses carnavalesques du prêtre reprennent les thèmes de la folie et des flatulences, la fève étant associée à la folie, la question sur la chèvre (« Mais dites moi ici endroit / Se savés par u la chèvre poit », v. 433-434), donnant lieu à une courte réponse scatologique (« Par le cul, quant il est ouvers », v. 435).

127 Philippe DESAN, Dieu à nostre commerce et société. Montaigne et la Théologie, Genève, Droz, 2008, p. 29

128 « L'Evesque qui beneï le con », in Willem NOOMEN, Nouveau recueil complet des fabliaux, « Texte Critique », tome VI, Assen, Van Gorcum, p. 200sq

met en présence l'Evêque de Bayeux et un prêtre, tous deux se livrant en secret au péché de la chair. Le prélat hypocrite condamne le prêtre aux pénitences, tout en maintenant pour lui-même le commerce des femmes. Lors d'un rendez-vous libertin, censément tenu secret, sa duplicité est surprise par le prêtre, qui prolonge d'un « amen » (v. 204) ironique la bénédiction blasphématoire du « con » : « Li evesque lo con seigna / Et puis a dit « Per omnia » - / Quan qu'il fait la beneïçon / Dit : « secula seculorum » (v. 199-202). La subversion de la doxologie chrétienne, per omnia secula seculorum, profane ainsi le règne, la puissance et la gloire, attribués au con en lieu et place du Père.

Une même profanation de la sacralité trinitaire apparaît dans le fabliau du « Prestre crucefié », le prêtre châtié de son adultère se comprenant comme un infléchissement parodique du Christ : « Despoillez vous et si alez / Léens, et si vous estendez / Avoec ces autres Crucefis » (v. 35-37). Le supplice de la crucifixion le cède à l'excitation du satyre, bientôt puni par la perte du membre : « Et ice vous di je por voir / Que ceste chose li trencha / Que onques riens ne li lessa / Que il n'ait tout outre trenchié » (v. 70-74). La portée blasphématoire de l'assimilation du prêtre lubrique au Christ est notablement tempérée par la visée morale du fabliau, énoncée dès le premier vers : « Un example vueil commencier ». Le terme d'example, utilisé comme une sorte d'alibi, incline ainsi l'écriture leste dans la sphère des exempla. La teneur de l'epimythium renforce le discours moraliste, de sorte que la transgression des symboles sacrés se retourne en une dénonciation satirique de l'incontinence des prêtres : « Ceste example nous moustre bien / Que nus Prestres por nule rien / Ne devroit autrui fame amer / N'entor li venir ne aller », v. 93-96.

Le blasphème, injure portée contre la sainte trinité, semble porteur d'une ambiguïté essentielle, dans le cadre des contes d'animaux. Le propos blasphématoire apparaît dans le Roman de Renart comme un trait inhérent au personnage éponyme, comme l'une des manifestations de sa renardie. De fait, Renart profane en de multiples occasions la majesté divine en affirmant un mode d'être négatif, pervers et cynique : « Tu ouevres part art do dïable »129 s'écrie le chevalier dans « Renart le Noir ». Les branches faisant le récit rétrospectif des actes pendables accomplis par le goupil donnent à voir avec plus d'acuité encore le degré d'outrance verbale auquel atteint Renart.

La dévoration du milan qui clôt la confession de Renart (« Si l'ot ançois tot devouré », III, v. 807) accentue le scandale du blasphème, tout en introduisant

129 Le Roman de Renart, Branche XIV, « Renart le Noir », v. 229

l'ambiguïté de cette notion dans la bouche d'animaux. Evelyn Vitz met en question la possibilité même du blasphème animal, posant une question fondamentale dans notre perspective : « Les bêtes peuvent-elles blasphémer ? » 130. Si Evelyn Vitz convient assurément de l'existence d'un certain nombre de branches blasphématoires dans le Roman de Renart, le dénigrement de la religion, doublé d'une vive satire des pratiques cultuelles, ne saurait constituer, selon elle, une parole blasphématoire. La définition médiévale du blasphème n'a en effet que peu à voir avec la définition contemporaine. Ce « péché de la langue » recouvre alors toutes les formes de médisance (calomnie, diffamation, blâme), comme le rappelle opportunément Corinne Leveleux-Teixeira131. A cette première ambiguïté s'ajoute l'énoncé de paroles blasphématoires par des animaux. La métamorphose illusoire semble modérer la virulence des propos irrévérencieux. La position animale de Renart permet en effet une manière d'impunité, le blasphème parfait (cf. infra) étant neutralisé par la nature animale des personnages.

Dieu, adjuvant occasionnel des exploits renardiens 132 , représente un ensemble de valeurs sacrées, que Renart s'applique cependant à subvertir avec hargne : « Molt ai fait de granz felonnies / De malvaistiés, de trecheries » (IV, 151-152). Cela étant, la posture perverse de Renart, qui participe à la delectatio des auditeurs, n'est pas interprétée au Moyen-âge comme blasphématoire, compte tenu du paradigme animal dans lequel elle s'inscrit. Le Roman de Renart donne ainsi à voir un contraste saisissant entre l'impétuosité de paroles visant à faire le mal (blasphema perfecta) et une réception ludique et amusée de l'oeuvre. L'ambiguïté d'une parole humaine volontiers blasphématoire et d'une éloquence animale nécessairement inoffensive est portée à son comble dans la branche des Enfances : « Cil Diex, si li vient a plaisir / Puet encore bien consentir / A parler les bestes sauvages / Et les usuriers fere larges » (XXV, v. 227-230). Les occurrences de paroles blasphématoires dissimulées dans les contes d'animaux et les fabliaux, voient ainsi leur portée transgressive atténuée par l'ambiguïté de l'anthropomorphisme et du zoomorphisme, qui trace un entre-deux du sacré et du profane, dans lequel la parole blasphématoire et les atteintes au christianisme sont dicibles ; le caractère ludique et la joyeuse cruauté des fabliaux ménagent quant à eux bien des libertés.

130 Evelyn BIRGE VITZ, « La liturgie, Le Roman de Renart, et le problème du blasphème dans la vie littéraire au Moyen Age, ou Les bêtes peuvent-elles blasphémer ? », Reinardus, éd. Brian J. LEVY et Paul WACKERS, vol. 12, 1999. vi, 248 pp. (pp. 205-225)

131 Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA, « La répression du blasphème et les métamorphoses de la vérité (Moyen Age et début de l'époque moderne) », art. cit., p. 325

132 Cf. notamment l'épisode de la cuve, résultat inespéré d'une prière à Dieu.

Ultime degré d'une transgression filée du corps à l'âme, l'imaginaire de l'après-mort, dogme sacré car pivot de toute la morale chrétienne133, fait également l'objet de transgressions.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci