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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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A. HYBRIDITE DE L'APOCRYPHE RENARDIEN

La branche XXV du Roman de Renart, consacrée aux « Enfances » des principales figures de la geste, s'est prêtée à de nombreuses lectures. Hans Robert Jauss, Roger Dragonetti et Jean Scheidegger se sont concentrés sur le rapport de cette ultime ramification à l'ensemble de la geste. Notre perspective tient à analyser la branche dans son rapport à la Genèse comme au Roman. De fait, l'insertion d'un récit d'origine sur le modèle de la Genèse entraîne une dégradation de la lettre, cette dégradation pouvant se lire à la fois comme une parodie, comme un écrit apocryphe frappé d'hybridité179, enfin comme l'inscription du texte dans la matrice biblique.

Les « Enfances de Renart » racontent comment Dieu, pris de pitié pour Adam et Eve après la Chute, « lor dona / Une verge, si lor mostra / Qant il de rien mestier avroient / De cele verge en mer ferroient » (v. 43-46). Adam frappe la mer le premier, d'où sort une brebis ; Eve, désireuse de créer une autre brebis, frappe la mer de la verge et crée un loup, qui emporte la brebis dans les bois. La succession des bêtes créées fait apparaître celles d'Adam comme domestiques (brebis, chien), tandis que celles d'Eve demeurent à l'état sauvage (loup, goupil). L'écriture apocryphe redouble celle de la Chute, Eve étant à la fois origine de la Chute et figure créatrice de la sauvagerie.

La transgression de la lettre sacrée s'exprime dans le rapport de la branche au livre qui « Aucupre avoit non » (v. 25). Les interprétations philologiques ou historiques 180 intéressent moins ici que la lettre du texte renardien. Le conteur, s'adressant à son public, écrit : « Je trovais ja en un escrin / Un livre » (v. 24-25). Ce livre, aux origines bien mystérieuses, a pour fonction topique de placer l'écrit nouveau

doctrines bibliques (sur cette question, cf. Jean Daniélou, Théologie du judéo-christianisme, Paris, Desclée de Brouwer, 1956). L'apocryphe bouffon de la branche XXV ne saurait être qu'hétérodoxe.

179 Nous reprenons ici la notion d'hybridité, déjà évoquée à propos des interdits touchant à la nourriture, aux vêtements et aux pratiques sexuelles. Il s'agit de considérer l'apocryphe que constitue la branche XXV comme l'assemblage de deux univers de référence très contrastés : l'univers de la fiction renardienne et celui de la cosmogonie chrétienne. Rassembler ainsi des personnages issus de ces deux traditions revient à créer un texte hybride. Cette pratique, dans une toute autre visée, est également présente dans la Bible. Cf. l'article de Jean-François RACINE, « L'hybridité des personnages. Une stratégie d'inclusion des gentils dans les Actes des Apôtres », Analyse narrative et Bible, Deuxième Colloque international du RRENAB, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 559-566

180 Jean SCHEIDEGGER, Le Texte de la Dérision, p. 177 et Roger DRAGONETTI, La Vie de la lettre au Moyen-âge, Paris, Seuil, 1980, p. 57-83, proposent comme interprétation le terme latin auceps, « l'oiseleur », mais aussi une référence au De Oratore de Cicéron (1, 236), aucupia verborum, auceps syllaborum, « à l'affût des syllabes pour les éplucher ». De là l'interprétation certes ingénieuse de R. Dragonetti, mais à dire vrai peu convaincante, selon laquelle Ysengrin pourrait se lire comme l'Y-sangrin (lisant et sang). Cet habile épluchage de syllabe, qu'autorise une étymologie au demeurant mystérieuse, rendrait ainsi compte des mésaventures du loup comme de la mise en abyme de la fiction dans le nom.

sous l'auctoritas symbolique d'un livre plus ancien et digne de foi181. Aucupre, tel qu'il est présenté, se donne comme une compilation d'histoires, évoquant Renart et autre chose (v. 27). Conformément aux écrits apocryphes, Aucupre offre un glissement de la lettre des récits bibliques vers l'énoncé d'un épisode inédit. C'est ainsi que le Dieu vindicatif de la Chute se repent et ajoute au mouvement de l'exil le geste contradictoire du don de la verge.

En une formule de bénédiction, « (Bien ait de Dieu qui l'i sot metre) » v. 38, le conteur de la branche invite Dieu à protéger l'auctor anonyme du livre d'Aucupre. Sous l'invocation traditionnelle se dissimule une réelle charge transgressive : Dieu est appelé à placer sous ses auspices un récit qui parodie la Création, mettant sur le même plan la sacralité de la Création des animaux (Genèse, 1, 25) et la création d'un univers spécifiquement renardien - la création des animaux se limitant au personnel romanesque des aventures renardiennes. De fait, le récit d'origine des créatures d'Adam passe sous silence les différentes espèces, se contentant de classifier les animaux dans la catégorie des créatures apprivoisées : « Toutes les foiz c'Adens feri / En la mer, que beste en issi, / Cele beste si retenoient ; / Quelque el ert, si l'aprivoisoient » (v. 85-88). A l'inverse de cette généralisation, les créatures d'Eve se singularisent, qui engendrent une réflexion sur le nom : « Entre les autres en issi / Li gorpis, si asauvagi (...) Tot cil qui sunt d'anging et d'art / Sunt mes tuit apelez Renart » v. 96-97 et 103-104. Comme l'a montré Isabelle Constant, « par un tour tautologique, le conteur essaie d'expliquer les caractères de ses personnages animaux par l'étymologie de leurs Noms, mais en fait il justifie leurs dénominations par leurs caractères (...) Nommer revient à créer et aussi par l'étymologie à attribuer des qualités ou des défauts, et donc soit à influencer par avance une partie du vécu, soit à médire par anticipation »182.

La Création divine du monde est ainsi convertie en une création ad usum Reinardi, création d'un monde spécifique, celui de la fiction renardienne. Le geste créateur est en ce sens, dès l'origine, un geste transgressif :

181 Cf. sur cette question l'article de Michel FOUCAULT, « Qu'est-ce qu'un auteur ? » (1969), rééd. Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, tome I, p. 789-821 : « [Au Moyen-âge], ces textes qu'aujourd'hui nous appellerions littéraires (récits, contes, épopées, tragédies, comédies) étaient reçus, mis en circulation, valorisés, sans que soit posée la question de leur auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur ancienneté, vraie ou supposée, leur était une garantie suffisante ». Cette « valorisation » est précisément à l'oeuvre dans les prologues, quand le « je » indéfini du conteur se réclame d'ouvrages antérieurs.

182 « Au début, le langage (la Genèse, le Roman de Renart) », dans Isabelle CONSTANT, Les Mots Etincelants de Christiane Rochefort. Langages d'utopie, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, « Faux Titre », 1996, p. 40

- transgression de la lettre sacrée par l'invention hybride d'un récit mêlant personnages de la Genèse (Adam, Eve, Dieu) et création purement renardienne (Richeut, Hersent, Renart, Isengrin).

- transgression de l'écriture parodique : l'innocence édénique et la curiosité du personnage d'Eve deviennent gaucherie dans les « Enfances » ; tandis qu'Adam « en mer feri devant Evain » v. 49, fournissant par là même un modèle de geste créateur, Eve reproduit le geste avec une violence non contenue, d'une maladresse comique : « Ele a la verge tost saisie / En la mer fiert molt roidement » v. 58-59.

- enfin, une mise en abyme de la transgression : « come Diex ot de paradis / Et Adam et Evains fors mis / Por ce qu'il orent trespassé / Ce qu'il lor avoit commandé » (XXV, v. 39-42). A l'instar de la violation du commandement divin par Adam et Eve, l'écriture transgresse la sacralité de la cosmologie chrétienne : contrairement aux autres apocryphes, qui comblent et complètent les silences de la Bible dans une visée évangélisatrice, l'apocryphe renardien, résolument hétérodoxe, détourne la Genèse pour en faire le cadre du récit d'origine de la geste183.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe