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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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A. OBSCENITE ET TRANSGRESSION

Pour véritablement saisir sa dimension transgressive, la relation de la littérature satirique à l'obscène doit être mis en regard avec les conceptions du corps qui transparaissent dans la chanson de geste : Magali Janet rappelle opportunément que « l'idéal monastique de la continence prévaut dans les chansons de gestes de la première croisade »37. A rebours des vertus franques, les Sarrasins s'abandonnent « aux plaisirs des sens dans une vision orientaliste » redoublée par une « lascivité effrénée »38 . L'évocation du modèle épique donne la mesure d'un corps réduit à l'asexualité radicale,

33 Jean-Claude SCHMITT, La Raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 14

34 Suivant l'expression de Mikhail BAKHTINE dans L'oeuvre de François Rabelais, op. cit, p. 350. Selon Bakhtine, le cirque présente l'une des images les mieux conservées du corps grotesque. A l'instar des « mouvements élémentaires du clown : le derrière s'évertue obstinément à occuper la place de la tête, et la tête, celle du derrière ».

35 Cf. la théorie socratique du corps prison de l'âme exposée dans le Gorgias (493a) : « ô? ~?í ó?? ?óôéí ??í ó?já », mais aussi dans le Phédon (66b) et le Cratyle (400c).

36 Jacques LE GOFF, Nicolas TRUONG, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Lévi, 2003, p. 32

37 S'il est manifeste que ces textes sont très antérieurs à notre corpus, ils n'en posent pas moins un cadre de réflexion fructueux ; à partir d'une liaison, dans l'écriture épique, entre corps maîtrisé et sacralité, il est loisible d'apprécier le processus de dégradation du corps à l'oeuvre dans les formes brèves du corpus.

38 Magali JANET, L'Idéologie incarnée, représentations du corps dans le premier cycle de la croisade (Chanson d'Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs), sous la dir. de Catherine CROIZY-NAQUET, Université Paris-X Nanterre-La Défense, 2010 (en cours de publication), pp. 308 et 309

cette corrélation épique du corps maîtrisé39, pudique et vertueux se concevant à partir d'un modèle sacré, comme le suggère Pierre Le Gentil : « Genre noble, presque sacré, [la chanson de geste] célèbre avec solennité, dans un langage rituel, la liturgie de l'héroïsme chevaleresque »40. La liaison de la grandeur épique et du rituel liturgique assimile les vertus morales du chevalier à la pénitence chrétienne. Le rapport du corps au sacré et à l'obscène se lit ainsi dans la lettre même des textes prophétiques. Ezéchiel (Ez. 23, 18) relate l'histoire symbolique de Jérusalem et de Samarie, figurées sous les traits de deux soeurs également marquées du sceau de la perversion : « Elle s'afficha dans ses prostitutions, elle dévoila sa nudité ; alors je me suis détourné d'elle comme je m'étais détourné de sa soeur ». Le mot hébreu « ervah » signifie à la fois la nudité, la honte et les pudenda féminins, en une triple acception significative.

De même que l'épopée est empreinte de sacralité, la dégradation épique du Roman de Renart fait coexister l'obscène et le sacré. Les récits animaliers, dont la critique a maintes fois souligné l'attirance pour le bas matériel et corporel, exaltent ainsi la corporéité, dans son caractère obscène. La notion d'obscénité est fondamentale dans la mesure où, issue du latin obscenus, « sale, immonde, indécent », elle se définit comme l'exhibition cynique de ce qui contrevient à un interdit sexuel ou social. L'exhibition anale dans « La Monstrance du Cul » manifeste ainsi l'esprit de transgression à l'oeuvre dans le roman.

La branche XXII du Roman de Renart, met en scène le loup Isengrin, l'ours Patous, un paysan et son épouse. L'attribution du bacon, initialement saisi par le vilein, est confiée à la proposition audacieuse de l'ours : v. 57-60, « Et le matin quand revanrons / Et trestuit noz cus mostrerons ? / Et cil qui greignor cul avra / Tot le bacon emportera » 41 . Au partage équitable de la nourriture se substitue une compétition régressive et burlesque, exaltation triviale du bas corporel, associé aux pudenda. De fait, le terme bacon, est employé dans des fabliaux tels Le Meunier et les deux clercs ou

39 La maîtrise de soi, de ses pulsions sexuelles ou de mort, est un élément de définition du héros épique. Magali JANET donne l'exemple de Godefroy, « chevalier modèle » « qui dédaigne la vie courtoise, ses tentations et ses vices (avarice, luxure, oisiveté) ». Les modèles de héros vertueux forment souvent un contraste avec des personnages intempérants. Cf. dans l'Enéide de Virgile, le personnage de Turnus, tout entier livré à sa fougue et son impulsivité, en un double négatif d'Enée.

40 Pierre LE GENTIL, « Hommage à R. Menéndez Pidal », Technique littéraire des chansons de geste, Actes du colloque de Liège, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 33. Nous soulignons.

41 L'ensemble des références au Roman de Renart renvoie à l'édition de Roger BELLON, Dominique BOUTET, Sylvie LEFEVRE, Armand STRUBEL (dir.), Le Roman de Renart, Paris, NRF, Gallimard, Pléiade, 1998. Cette édition présente l'intérêt de proposer une vue d'ensemble du Roman, comprenant les épigones.

Estormi42 pour désigner en un sens figuré le con. La dimension sexuelle de la branche est donc sensible, qui pose sur un même plan désir sexuel et impératif de réplétion, dans un monde où la nourriture demeure précieuse : « Si l'anporterai [le bacon] en cest bois / Quar tex porroit ici venir / Qui tost le nos porroit tollir » (XXII, v. 44-46). Le commentaire de la ruse féminine par le conteur (« Et se ce vient au cul mostrer, / Grand fandasce porra mostrer », XXII, v. 101-102) ajoute à la trivialité d'une compétition anatomique impliquant le spectacle du con et du cul.

La ruse féminine de la branche XXII est ainsi en rupture avec la conception biblique du corps. L'épouse du vilain transgresse l'idéal de pudeur, partant de pureté ; et le paysan de donner son assentiment avec une verve proche du blasphème : « Par Deu, dit il, molt as bien dit ! » (XXII, v. 104). L'exclamation prononçant le nom de Dieu manifeste la portée transgressive d'une ruse incluant l'interdit religieux sous sa forme la plus élevée - mention du Seigneur, fût-ce dans une locution interjective de sens atténué : la présence de « Deu » dans l'interjection du vilain, qui peut être lue comme la simple imitation d'un parler rural, apparaît cependant en un sens plus ambigu, compte de tenu de l'extrême proximité du dessein obscène et de la mention du sacré, représenté par le divin ; de fait, « le divin est l'aspect fascinant de l'interdit : c'est l'interdit transfiguré » comme le suggère Georges Bataille.

La tension du projet lubrique (« au cul mostrer », v. 102), du rire (« li vilein l'ot et puis s'an rit », v. 103) et du sacré (« Par Deu, dit il, molt as bien dit » v. 104) maintient l'ambiguïté d'une pulsion ludique s'intégrant à l'excursus sur la folie (« Tost a torné folie en songe », v. 86) et d'une transgression carnavalesque inhérente au « réalisme grotesque ». Le rire prolonge l'ambiguïté de la scène domestique, apparaissant aussi bien comme une composante de l'esprit populaire que comme une déviance perverse. L'écriture irrévérencieuse du corps trouve son pendant lors du viol d'Hersent : « Et Renars prent la queue as dens / Et li reverse sort la crupe / Et andeus les pertuis destoupe / Puis li saut sus, ses ieus voiant (...) Tout à loisir et à grant aise » (IX, v. 406-410 et 412). L'interdit fait ici l'objet d'un dédoublement lié d'une part à la réalité des liens sacrés unissant Isengrin à Hersent, d'autre part au regard impuissant d'Isengrin : « Conment ? Ai-je les ieux crevés ? / Cuidies que je ne voie goute ? » (IX, v. 442-443).

42 Sylvie LEFEVRE, « Notice de la Branche XXII », in Le Roman de Renart, p. 1333

L'évocation jouissive de la sexualité et du bas corporel dans la littérature animalière et les fabliaux procède assurément d'un dessein transgressif, même si elle s'explique également par la notion de « réalisme grotesque » 43 . Grossièretés et plaisanteries égrillardes sont de fait la norme de la « liesse populaire », fondée sur l'inversion et le triomphe du bas corporel, comme l'a montré Mikhail Bakhtine dans ses travaux consacrés à l'oeuvre de Rabelais44. La transgression, qui procède de l'exaltation des parties viles du corps (« Elle a fait large enforcheüre / Por bien mostrer cele nature », XXII, v. 135-136), réduit ainsi les prétentions spiritualistes en donnant à voir le revers matériel de l'esprit : « Nomini Dame, dist li ors, / Cist cus ne est mie toz sous ! » (XXII, 140-141). L'écriture joue sur la proximité polémique d'univers de référence antagonistes, sur la dialectique du haut et du bas, du spirituel et du matériel, révélant une intention ambiguë, au carrefour de la subversion ludique et de l'inversion transgressive. L'évocation du cul par l'épouse et les répliques de l'ours portent la marque de cette ambiguïté : « Mes cus est toz accoutumez / Sovent de son col afichier / Por ce l'ai-je tostant plus chier » (XXII, 152-154). Si la réunion de l'anus et du vagin en une seule entité redouble la trivialité de l'épisode, les mouvements de dérobade (« Ysangrins fuite / Alons nos an ! », XXII, v. 155-156) et aveux de répugnance (« Je n'i ai soing d'abooter », v. 149) trahissent l'appréhension véritable que suscite le sexe féminin dans l'imaginaire médiéval ; car ainsi que le rappelle Jacques Le Goff, « l'abomination du corps est à son comble dans le sexe féminin » 45 .

La vision d'un corps grotesque marque ainsi une rupture d'importance avec le courant de pensée du contemptus mundi ; transgression qui s'exprime à la fois dans l'exhibition du corps et les excès auxquels il est soumis.

43 L'expression de « réalisme grotesque », due à Mikhail BAKHTINE se définit comme le transfert de l'abstrait, de l'idéal, du spirituel sur le plan matériel et corporel. Bakhtine utilise le terme de « carnavalesque » en un sens plus large que l'expression du carnaval, qui désigne « non seulement les formes du carnaval au sens étroit et précis du terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête populaire au cours des siècles et sous la Renaissance, au travers de ses caractères spécifiques représentés par le carnaval à l'intention des siècles suivants, alors que la plupart des autres formes avaient soit disparu, soit dégénéré ». Et d'ajouter que « le principe du rire et de la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps ».

44 Mikhail BAKHTINE, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, p. 368 : « L'orientation vers le bas est propre à toutes les formes de la liesse populaire et du réalisme grotesque. En bas, à l'envers, le devant-derrière : tel est le mouvement qui marque toutes ces formes. »

45 Cf. Jacques LE GOFF, Une histoire du corps au Moyen Âge, op. cit. p. 32

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote