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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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A. FIGURES APOCALYPTIQUES ET PRATIQUES DE LECTURE AU XIIe SIECLE

La reprise de motifs apocalyptiques dans les avant-textes renardiens se fait souvent ad litteram, témoignant ainsi d'une pratique de lecture et d'écriture propre à l'époque de leur rédaction : « Le littéralisme qui caractérise la relation entre l'Ysengrimus et ses divers intertextes mime donc, sur le mode du jeu, une pratique de lecture qui n'est pas étrangère à la culture du XIIe siècle, même si l'on a tendance à y

188 C'est à dessein que nous adoptons le terme de « signe », en nous appuyant sur la distinction entre signe et symbole établie par Carl Gustav Jung, L'Homme et ses Symboles, Robert Laffont, 1964, p. 55 : « Le signe est toujours moins que le concept qu'il représente, alors que le symbole renvoie toujours à un contenu plus vaste que son sens immédiat et évident. En outre, les symboles sont des produits naturels et spontanés. Aucun génie n'a jamais pris une plume ou un pinceau en se disant : maintenant, je vais inventer un symbole. »

189 Cf. sur ce sujet l'ouvrage de Michel AROUIMI, Les Apocalypses Secrètes, Paris, L'Harmattan, 2007, consacré à l'impact mémoriel de l'Apocalypse en littérature, dans les oeuvres de Shakespeare, Eichendorff, Rimbaud, Conrad, Claudel...

190 Ainsi de l'once, « animal de l'Apocalypse, figure de l'antéchrist et du diable », v. 2838 du Manuscrit O : Aurélie BARRE (éd.), Le Roman de Renart: édité d'après le manuscrit O (f. fr. 12583), Berlin-NewYork, De Gruyter, 2010, p. 587

voir plutôt l'âge de l'allégorisme »191. Giles Constable, dans la partie de son ouvrage consacrée à la rhétorique de la Réforme, établit de même un lien entre la prégnance de l'intertextualité et l'esprit de la Réforme : « A few biblical textes are cited again and again as stimuli to a life of personal reforme and withdrawal from the world »192. L'intertexte apocalyptique dans le Reinhart Fuchs et l'Ysengrimus peut ainsi se lire comme le miroir de la « démarche intellectuelle des mouvements évangéliques »193.

Le Reinhart Fuchs, remaniement à l'extrême fin du XIIe siècle de l'Isengrims nôt d'Heinrich der Glîchezære, est traditionnellement considéré comme l'un des avanttextes renardien. Toutefois, à l'inverse de la veine parodique et railleuse du Roman de Renart, le Reinhart Fuchs prend la forme d'un véritable récit épique, aux teintes sensiblement plus sombres194. La figure royale du lion, Noble dans la geste renardienne, se nomme Vevrel dans le récit alsacien.

L'épisode de la mort du Roi intéresse particulièrement notre perspective, de par sa référence à l'Apocalypse. Jean-Marc Pastré, dans son article consacré au Reinhart Fuchs195 a proposé une lecture symbolique et eschatologique de cette mort, qui met en regard l'épisode romanesque et les visions de Saint-Jean. L'histoire raconte qu'une fourmi s'est introduite dans l'oreille du Lion Vrevel, lui causant d'insupportables tourments. Reinhart parvient à l'en débarrasser, mais l'empoisonne finalement.

L'effet du poison consiste en une tripartition de la tête, qui l'identifie à une figure thériomorphe : « sin houbet im en dreu spielt / in neune sich sin zunge vielt »196. Si d'un point de vue historique, le chiffre 3 peut se rapporter à la discessio imperii entre les trois prétendants à la succession d'Henri VI, il comporte également des résonances bibliques. L'Apocalypse (12, 3) évoque ainsi « un énorme dragon rouge feu, à sept têtes et dix cornes, chaque tête surmontée d'un diadème », qui vient menacer la femme enceinte. Ce dragon, image symbolique de la bête, dévaste le monde, « et bestia debastat », tandis que l'Antéchrist domine le monde en semant la terreur, « omne mundum imperat », et attaque Jérusalem. La figure apocalyptique du roi Vrevel attaque de même la fourmilière pour imposer son pouvoir sans partage.

191 Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse. Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus », Médiévales, n°38, 2000, p. 171

192 Giles CONSTABLE, The Reformation of the Twelfth century, Cambridge University Press, 1996, p. 125

193 Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse. Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus », art. cit. p. 171

194 Cf. J. CLERC, « A propos du Reinhart Fuchs », Perspectives Médiévales, 1993, n° 19, p. 103-106

195 Jean-Marc PASTRE, « Une image de la fin des temps : la mort du Roi Vrevel dans le Reinhart Fuchs », in Fin des Temps et Temps de la Fin, Senefiance n° 19, CUERMA, Aix-en-Provence, 2003, p. 343-355

196 Reinhardt Fuchs, v. 2243-4 : « sa tête se fendit en trois morceaux / en neufs plis sa langue se tordit ».

La transgression des données sacrées procède de la réécriture de ce passage dans une perspective burlesque. En termes de registre, on note ainsi l'infléchissement du style noble en en un style héroï-comique : le monstre terrifiant de la Bible s'infléchit en une hydre parodiée qui monte à l'assaut d'une fourmilière dérisoire.

B. REMINISCENCE ET CONTRUCTION DU SENS

A l'instar du Reinhart Fuchs, l'Ysengrimus, avant-texte latin du Roman de Renart, se révèle porteur de réécritures apocalyptiques. La mort du moine-prophète Ysengrin au livre VII de l'Ysengrimus est à ce titre semée de réminiscences : « Finiit has tandem vindex sententia lites / Noluit omnipotens secula prava pati »197. Ces vers font écho à l'Apocalypse comme aux instants précédent le Déluge198. L'image des ténèbres, « in tenebras » (VII, v. 592), s'inscrit dans l'isotopie du soleil noir, tandis que celle de la vengeance renvoie à la Prière des Martyrs de l'Apocalypse : « Jusqu'à quand, Maître Saint et vénérable / resteras-tu sans juger / et sans tirer vengeance des habitants de la terre / pour avoir versé notre sang »199. Si l'image d'un Dieu vengeur parcourt toute la vision de Saint Jean, son dessein consiste plus précisément en un rétablissement de la justice dans le monde. L'ire divine se répand sur les peuples, envers les êtres félons et vicieux.

Conformément à la doctrine biblique, le châtiment divin se montre à la mesure du mal tel qu'il s'est manifesté dans leurs actes : « Plectuntur sontes nec, quem vicere ferentem / Iratum possunt exsuperare deum »200 ou encore « Insita confectos vindicat ira reos »201. Ce cadre théologique fondé sur des réminiscences de versets bibliques s'infléchit alors de la reprise ad litteram à la réécriture burlesque.

La notation ironique « (Hoc in judicio non sensit Fresia rectum / Qui dominus fundi, legitime esset agri) »202 est à cet égard fondamentale, en ce qu'elle instaure une discordance entre le jugement souverain et absolu du Dieu de l'Apocalypse et la désapprobation de Nivard. Et comme l'affirme Elisabeth Charbonnier, « Même au

197 Ysengrimus, VII, v. 587-8 : « Une décision vengeresse mit finalement un terme à ces combats, le Tout puissant ne voulut plus supporter les perversités du monde ».

198 Genèse, 2, 6, 5

199 Apocalypse, 6, 10

200 Ysengrimus, VII, v. 599-600 : « Les coupables sont châtiés et ne peuvent venir à bout d'un Dieu irrité dont ils ont vaincu la patience ».

201 Ysengrimus, VII, v. 606 : « l'éternelle colère divine se venge sur les coupables après leur mort ».

202 Ysengrimus, VII, v. 643 : « La Frise n'a pas rendu là un jugement équitable : qui possède la sol doit posséder légalement tout ce qui y pousse ».

sein d'un cataclysme, la chicane ne perd pas ses droits ! » 203. La mort du loup ouvre sur l'avènement de la mort et des désordres naturels (tremblements de terre, éclipses de soleil, inondations, ouragans, aurores boréales204...). Les prodiges déployés par la Nature en vue de punir un monde apostat et corrompu s'inscrivent cependant dans un imaginaire burlesque, la réécriture jouant sur les effets de contraste. Le texte de l'Apocalypse devient hyperbole dans la situation de discours du livre VII.

L'imprécation d'Ysengrin à l'encontre des porcs étend à l'infini la vengeance qu'il compte tirer de l'affront de sa mort : « et, quem prope leserit aer / Verberet infidum devoveat genus » 205 . Ysengrin prophétise une forme inédite de damnation au sein même de la vie, qui consiste en une version carnavalesque du souffle divin : « Turpibus ut ventis numquam impetus absit eundi / Laxentur patule nocte dieque fores »206. Le pet perpétuel, telle est la damnation à laquelle sont voués les porcs déicides. Une seconde malédiction pèse cette fois sur l'ensemble de l'humanité, non sans ambiguïté toutefois, à travers l'exception faite des « (Moribus insignes excipiuntur here) »207. La prise en compte de la vertu peut sembler paradoxale en regard du caractère burlesque de cette damnation, qui consiste dans la lascivité et le sadisme : « non excussura soporem... Brachia tunc costasque humerosque et crura femurque / Timporaque et collum strennuus unguis aret ! » 208 . Ces paroles, qui font écho à l'évocation de « Babylone la Grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre » (Ap, 17, 5), retournent la condamnation divine en malédiction émanant du loupprophète.

Ysengrin est assimilé au peuple chrétien tout entier contre lequel s'est coalisé le peuple juif (les porcs déicides), en conséquence l'universalité du personnage se répand à travers l'image hyperbolique de la vengeance du Seigneur. Or le loup est avant tout un être de chair, dominé par des instincts voraces et lubriques, et dénué de toute spiritualité. L'assimilation antiphrastique du loup et du Christ, du loup et du peuple élu de Dieu apparaît en ce sens comme une bouffonnerie dont l'Apocalypse n'est que la continuation.

203 Elisabeth CHARBONNIER (trad.), Roman d'Ysengrin, note 32 p. 272

204 Respectivement v. 631-2, 655-6, 633, 645sq et 651sq

205 ibid., VII, v. 323-4 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour celui qu'aura offensé une bouffée toute proche, frappe et maudisse l'engeance déloyale ! ».

206 ibid., VII, v. 317 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour que les vents honteux ne manquent jamais de l'élan nécessaire à leur sortie, que les portes restent largement ouvertes jour et nuit ».

207 ibid.,VII v. 326 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « à l'exception des dames qui se signalent par leurs bonnes moeurs ».

208 ibid., VII, v. 333 et 335-6 et Roman d'Ysengrin, p. 240

Le symbolisme propre à l'Apocalypse est ainsi à l'origine de réécritures transgressives. Le foisonnement cosmique des images prophétiques fait l'objet d'une réduction burlesque dans une sphère animalière qui lui est incommensurable.

B. LE CHRIST, FIGURE PARADIGMATIQUE

Le corpus formé par le Roman de Renart, les fabliaux et les isopets, écrits par des clercs, n'échappe pas à la prégnance de la figure christique, selon des modalités bien différentes de l'écriture épique et romanesque. L'étude de la dégradation comique des représentations du Christ est placée sous le signe de l'ambiguïté : la frontière est ténue entre le sacrilège, fait rarissime, et la dérision, à la fois « démarche de mise en perspective de l'activité humaine »209 et arme qui « s'acharne sur ceux qu'elle vise, même absents, souffrants ou morts » ; la spécificité de la dérision médiévale tient en effet à « sa grossièreté, sa violence souvent sanglante, sa cruauté physique et morale : l'obscénité, la scatologie, l'animalité voire le cannibalisme sont des registres dont elle joue volontiers »210. Cette transgression des Evangiles comporte la reprise d'épisodes de l'existence du Christ, mais également le détournement des symboles qui lui sont attachés, au premier rang desquels figure la couleur.

1. LE CHRIST ET LA COULEUR

Comme le rappelle Michel Pastoureau, « pour l'Eglise, la couleur est d'abord un enjeu théologique. Nombreux sont les Pères qui en parlent et, à leur suite, la plupart des théologiens. Ce sont eux les « spécialistes » de la couleur. Sous leur plume, elle revient fréquemment, soit sous forme de métaphore, soit sous forme d'étiquette (pour tout auteur, la couleur c'est souvent ce qui sert à classer, à distinguer, à hiérarchiser, à créer des articulations et des systèmes). »211

Le Moyen-âge chrétien, documenté par une production féconde d'images et de représentations, attribue à la couleur des significations symboliques212, du moins à

209 Christian SAVES, Eloge de la dérision : une dimension de la conscience historique, Paris, L'Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2005, p. 7

210 « Introduction » de La dérision au Moyen Age, De la pratique sociale au rituel politique, dir. Elisabeth CROUZET-PAVAN et Jacques VERGER, Presses Universitaires Paris IV Sorbonne, Paris, 2007, p. 8

211 Michel PASTOUREAU, « L'Eglise et la couleur, des origines à la Réforme », in Bibliothèque de l'école des chartes, 1989, tome 147, p. 204.

212 Cf. Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs : des couleurs liturgiques aux modes
vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles) », in Bibliothèque de l'école des chartes, 1999, tome 157, livraison 1,

partir des XIIe et XIIIe siècles : le rouge est associé à la Passion, le blanc « est la couleur de l'innocence, de la pureté, du baptême, de la conversion, de la joie, de la résurrection, de la gloire et de la vie éternelle »213, le roux, « la plus laide de toutes les couleurs »214, associe les traits négatifs du rouge et du jaune, formant ainsi la couleur symbolique du mal215. L'attribution d'une couleur à une étoffe ou un personnage peut néanmoins être prise en bonne ou mauvaise part. Le rouge et le jaune, dans le fabliau « Du Prestre Crucefié » et la branche « Renart Jongleur » donnent ainsi lieu, sur fond d'assimilation des personnages au Christ, à une transgression de la symbolique des couleurs christologiques.

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