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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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A. AMBIGUÏTE DU ROUGE DANS « DU PRESTRE CRUCEFIE »

Le fabliau « Du prestre crucefié » s'inscrit dans la conception médiévale de la dérision, placée sous le signe de la violence et de la cruauté. Comme nous l'aborderons de manière systématique dans la troisième partie, le fabliau donne à voir une dégradation de l'iconographique christique qui transgresse la sacralité des textes évangélistes comme celle des doctrines postérieures, et ce dans une visée morale.

Maître Rogier, « franc mestre de bon afere / Qui bien savoyt images fère »

(v. 3-4) éprouve des soupçons quant à la fidélité de son épouse. Pour la confondre, thème privilégié des fabliaux, le tailleur d'images feint de partir livrer un de ses clients, pour mieux observer le ménage adultère du prêtre et de l'épouse. Au retour précipité du mari, la femme enjoint le prêtre de rejoindre les autres crucifix taillés dans l'atelier (« Despoillez vous et si alez / Léens, et si vos estendez / Avoec ces autres crucefis », v. 35-37). Après un dîner servi par l'épouse au tailleur d'images, ce dernier se rend à son atelier pour achever son travail. Et le tailleur, arrivé devant le prêtre, de couper ce phallus hors de propos, pour amender le crucifix.

p. 115 : « Sur la signification des trois couleurs principales, blanc, rouge et noir, la plupart des auteurs du XIIe siècle parlant de liturgie, Honorius Augustodunensis, Rupert de Deutz, Hugues de Saint-Victor, Jean d'Avranches, Jean Beleth, paraissent s'accorder : le blanc évoque la pureté et l'innocence (virginitas, munditia, innocentia, castitas, vita Immaculata) ; le noir, l'abstinence, la pénitence et l'affliction (penitentia, contemptus mundi, mortificatio, mestitia, afflictio) ; le rouge, le sang versé par et pour le Christ, la Passion, le martyre, le sacrifice et l'amour divin (passio, compassio, oblatio passionis, crucis signum, effusio sanguinis, Caritas, misericordia)

213 Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs : des couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles) », art. cit, p. 114

214 Le Blason des Couleurs, en armes, livrées et devises, Hyppolite Cocheris, éd., Paris, 1860, p. 125

215 Cf. Michel PASTOUREAU, Figures et couleurs. Etudes sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, Léopard d'or, 1986, p. 15-57 et 193-207. La couleur rousse, dont Michel Pastoureau nous rappelle qu'elle n'est attribuée à Judas que tardivement, à l'époque de Charles le Chauve, dans la seconde moitié du IXe siècle, caractérise bien d'autres personnages : Caïn, le traître Ganelon dans la Chanson de Roland, Mordret, fils incestueux du roi Arthur et traître qui s'empare du royaume de Logres...

Le Prêtre, devenu symbole du désir interdit, est assimilé à la figure du Christ dont il emprunte la posture lors de sa crucifixion sur le Golgotha. Or, si le Christ crucifié symbolise l'abandon des données corporelles au profit d'une vie éternelle, vie de l'âme hors du monde sensible, le Prêtre, par ses attributs sexuels, ressemble bien plus à un satyre qu'à un Crucifix : « la coille et le vit qui pent » (v. 63). Le tragique de la passion et la dimension charnelle de l'acte sexuel se voient donc liés d'autant plus intimement que l'image du Christ et celle du Prêtre sont mises sur un même plan par le vilain, selon une feinte caractéristique des fabliaux.

De fait le texte insiste sur les marques de la duplicité du tailleur : « si l'a bien aperçeü [li prestres] / j'estoie yvres, ce m'est avis / quant ceste chose i laissait » (v. 66-68). L'agonie du Christ et la jouissance du Prêtre sont assimilés l'une à l'autre par le vilain, qui feint de voir dans ces manifestations charnelles la preuve d'un mauvais travail d'ébéniste. L'ambiguïté est poussée jusqu'à son paroxysme dans les cris de l'artisan, après qu'il eut tranché « vit et coilles » : « Seignor, prenez mon crucefiz / Qui orendroit m'est eschapez ! » (v. 77-78).

Jean R. Scheidegger a ainsi remarqué la dualité de la couleur rouge dans une visée théologique autant que picturale : « c'est le soleil rouge de la passion christique, ce qui devrait ruisseler ici vermeil est le Sang rachetant le genre humain, ce manteau sanglant ou cette teinture de pourpre impériale qui a revêtu la nudité inconvenante du Christ dans certaines images médiévales » 216. Le rouge devient lors de l'émasculation la couleur flagrante de la turgescence. En ce sens, l'ambiguïté de la figure du prêtre tient au passage du vivant à l'inerte, et à celui d'une prétendue inertie à une humanité mutilée cependant appelée à demeurer matière inerte : « crucifix il veut être, crucifix il sera, et crucifix il restera »217.

Le rapport du prêtre adultérin au modèle christique est donc bien placé sous le signe de la transgression : transgression iconographique, mais aussi, élément fondamental de la sensibilité médiévale, transgression de la symbolique des couleurs. L'ambiguïté du fabliau tient cependant à la liaison entre sa visée morale et une dérision proche de la définition contemporaine du sacrilège. Le paradoxe est en effet que le fabliau transgresse les représentations du Christ crucifié, pour mieux ramener les prêtres sur le chemin de la vertu :

216 Jean R. Scheidegger, « Le Sexe du Crucifix », Littérature, art et théologie dans Le Prêtre teint et Le Prêtre Crucifié, Reinardus, 7, 1994, p. 145

217 Jean R. Scheidegger, « Le Sexe du Crucifix », art. cit., p. 148

Cest example nous monstre bien Que nus prestres, por nule rien Ne devroit autrui fame amer

N'entor ni venir ne aler, 96

Quiconques fust en calangage, Que il ni lest ou coille ou gage.

La morale est virtuellement sauve, malgré la violence mise en jeu. La Roue de Fortune, thème dont Brian J. Levy a pu noter l'importance et les enjeux, équilibre ainsi les excès de la dérision : « the priest is laid low by the actual castration of the member which he had earlier reckoned to put to far more enjoyable use »218.

Par un habile maniement de la morale, la dérision se porte sur le prêtre lubrique, bien plus que sur la figure du Christ. N'en demeure pas moins une assimilation inconvenante du prêtre au Christ, l'humour médiéval se délectant d'une mutilation qui n'est pas sans faire écho aux ultimes paroles du Christ avant de mourir : « Père, en tes mains je remets mon esprit » (Luc, 23, 46). De même, le prêtre remet la matérialité de son corps entre les mains artistes et cruelles du tailleur. L'épisode de la Passion, riche d'une charge émotionnelle et symbolique, est ici infléchi sur le mode de la feinte : « se faire de bois, feindre le statut dénudé et mort de l'image sacrée »219. A la tristesse de la Passion christique se substitue, dans l'allégresse du fabliau, la jouissance perverse de l'émasculation, qui plus est d'une figure sacerdotale.

B. AMBIGUÏTE DU JAUNE DANS LA BRANCHE « RENART JONGLEUR »

De même que le rouge est la couleur ambiguë de la Passion comme de la turgescence, le jaune a partie liée avec le Christ dans la branche « Renart Jongleur ». Ces deux couleurs participent d'une même ambiguïté entre sacré (symbole christique) et profane (symbole sexuel, symbole de la ruse). De fait, comme le suggère Michel Pastoureau, « il est patent que cette couleur est ici choisie pour mettre en valeur la ruse du goupil »220. La ruse s'exprime dès cet épisode dans les paroles mensongères du goupil, antiphrase parfaite rendue par la répétition de droit à la rime : « Ceste tainture

218 Brian J. Lévy, The Comic Text, Rodopi, 2000, p. 247 : « Le prêtre est terrassé par la castration effective du membre sur lequel il comptait pour un usage infiniment plus agréable ». Trad. Inédite. Sur la Roue de Fortune, on se reportera avec profit à la conclusion de ce volume, p. 239-253, intitulée «The Comic Inversion : The Fortune's Wheel».

219 Alexandre LEUPIN, « Jouissances du commentateur. Le prêtre crucifié. Le prêtre teint », Marche romane, 28, 1978, p. 183. Concernant l'expression de la morale du fabliau, Alexandre Leupin ajoute : « Morale de l'exemple : elle est, paradoxalement, sans faille. Le texte se boucle dans l'assertion formidable et tranchante, chassant l'image vers des confins burlesques et incontournables ».

220 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier. Histoire symbolique et sociale d'un métier réprouvé », Médiévales, n°29, 1995, p. 50

est tout a droit / Bien l'ai atornee a son droit », Ic, v. 2306-2307. Les paroles qu'ajoute le goupil dès « qu'il fut au plain » (Ic, v. 2314) exhibent en effet sa duplicité : « Preudons, entent a ton afaire / Car je ne sais a nul chief traire » (Ic, v. 2316-2317). Le jaune semble muer une parfaite méconnaissance de la teinturerie en une maîtrise supérieure et déceptive de cet art.

Le rapport de cette branche aux récits christiques est particulièrement fructueux, si l'on considère, comme nous y invite Michel Pastoureau, la longue tradition des apocryphes ; de nombreux récits auraient circulé, dans lesquels Jésus enfant aurait été l'apprenti d'un teinturier, expérience a priori peu probante. L'aveu par Renart de sa méconnaissance, sensible dans l'étrangeté du mélange proposé (« mesler teinture avoc cendre », v. 2297), pourrait railler l'impéritie du Christ. Et Renart de pratiquer ainsi l'art de la dérision qui semble inscrit dans son essence même.

Cela étant, la « poétique de la contamination »221 à l'oeuvre dans cette branche ne fait pas seulement de Renart un double parodique, mais un double plus problématique. Car « dans d'autres [versions] encore, Jésus n'est pas entré chez le teinturier comme apprenti mais en véritable chenapan. C'est en cachette qu'avec ses camarades de jeu il a pénétré dans la boutique »222. Cette version apocryphe paraît aux yeux de certains exégètes comme un récit hétérodoxe, qui à ce titre infléchit dangereusement la majesté du Christ. Renart, figure honnie (« trestous li mondes me het », Ic, v. 2329) redoublerait ainsi la transgression en devenant le double dégradé du Christ enfant. L'expression « Diex m'a aidiet » (Ic, v. 2323) prend, dans cette perspective, un relief nouveau. Si le Dieu bienveillant permet à Jésus de réparer ses erreurs comme teinturier en accomplissant des miracles, le Dieu invoqué dans « Renart jongleur » se fait complice des ruses malveillantes du goupil, là où l'apocryphe n'évoquait que la gaucherie et l'espièglerie sans malice du Christ.

La couleur jaune révèle ainsi une récriture ambiguë, Renart apparaissant par rapport au Christ à la fois comme le même et l'autre. Les apocryphes semblent ainsi contaminer l'écriture de la branche, au point de complexifier la lecture croisée de textes que Renart reprend, déforme, dont il inverse enfin les données symboliques.

De même qu'il arbore une double nature humaine et divine, le Christ peut être appréhendé sous l'angle de son existence matérielle comme de ses significations

221 Claudio GALDERISI, Une poétique des enfances, op. cit.

222 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier », art. cit. p. 48

symboliques - symbole de sagesse et de pureté, symbole de l'unité de l'Eglise. C'est sous ce dernier aspect que s'accomplit, particulièrement dans les fabliaux, la transgression ambiguë de l'image du Christ garant des valeurs chrétiennes.

2. LE CHRIST, INSTRUMENT PARADOXAL D'UNE SATIRE CLERICALE

La transgression des symboles attachés au Christ tient autant à sa dimension corporelle (corps en souffrance de la Passion, couleur de l'habit christique) qu'à sa dimension spirituelle. Figure trinitaire, le Christ est origine et fondement de l'Eglise ; c'est pourquoi il convient d'évoquer le paradoxe du dit de Gautier Le Leu, « De Deu et dou pescour »223.

Le pêcheur, qui refuse de vendre du poisson au Christ, justifie sa position en l'accusant d'être à l'origine des abus et des vices cléricaux des « lait et hisdeus » (v. 141). Le Christ n'est « mie droituriers » (v. 121) qui, fondateur de l'Eglise, est responsable de ses vices, « luxure, traisons, usures » (v. 122). La satire se fait plus violente encore, aux marges du blasphème, dans les paroles moralistes du pescour : « cil est fos qui tant atent / Qu'il n'ot ne ne voit ne n'entent » (v. 139-140). Si les derniers vers figurent un monde où la Mort seule est toute-puissante sur terre (« Et la Morille en eut assés », v. 240), l'intention satirique ne saurait faire de doute : « flétrir l'Eglise en lançant une injure sacrilège contre Dieu lui-même (...). Nulle part ailleurs, une accusation n'a frappé aussi haut »224. La critique finale de l'Envie met à distance toute accusation de sacrilège ; le Christ n'en est pas moins celui par qui se mesure le gouffre spirituel qui sépare l'Eglise originelle de l'Eglise viciée du XIIIe siècle.

Le fabliau « Du vilain qui conquist paradis par plait » suggère également le

reniement par le Christ de ses propres paroles : « Vostre parole desdiroie / Quar otroiéavez sans faille / Qui çaienz entre ne s'en aille ; / Quar vos ne mentirez por moi » (v.
147-150). Si la parole du vilain l'emporte finalement (« par pledier l'as
gaaingnez
[Paradis] », v. 153), les premières paroles du Christ lui étaient adressées sur le
ton du reproche : « çaiens n'entra oncques mès ame / Sanz congié, ou d'ome ou de
feme
» (v. 122-123). Les compagnons du Christ sont ceux-là mêmes qui l'ont renié ou qui
ont mis en doute sa parole (Saint Pierre, Saint Thomas, Saint Paul) ; en une

223 Ce poème se tient assurément aux marges de notre corpus, mais il semble fructueux d'en étudier le fonctionnement paradoxal, pour offrir un meilleur panorama des récritures orthodoxes ou apocryphes d'épisodes ayant trait à l'existence du Christ.

224 Per NYKROG, Les Fabliaux, op. cit. p. 173

contradiction scandaleuse, ces pécheurs refusent l'entrée du paradis à un homme juste : « Tant con mes cors vesqui el monde / Neste vie mena et monde » (v. 131-132).

La transgression s'opère dans ces deux fabliaux sous la forme d'une violente satire. Le Christ, en tant que figure principielle, est mis en scène de manière paradoxale comme instrument d'une critique cléricale. L'idéal de pureté, de simplicité et de vertu incarné par le Christ n'est plus le gage d'une accession au Paradis (« Du vilain qui conquist paradis par plait ») ; le Fils est l'auteur involontaire des dérives de sa propre Eglise (« De Deu et dou pescour »). Cette double mise en accusation a ceci de remarquable qu'elle parvient à lier violence de la satire et, in fine, respect de la majesté du Christ.

Cette seconde partie nous a amené à interroger le sens de la récriture d'épisodes bibliques : au terme de notre réflexion, la Genèse se révèle être le cadre cosmogonique d'une création seconde, celle du Roman de Renart. La reprise d'épisodes de la vie du Christ est chargée de significations théologiques et satiriques, tandis que l'Apocalypse, derrière le masque de l'outrance et de la dérision, dissimule un questionnement plus profond (Ysengrimus, Reinhart Fuchs). Si notre étude de la récriture biblique s'est positionnée sur un plan symbolique, il est de fait qu'une interprétation sous l'angle de la parodie et d'autres procédés de dégradation est également possible. A la transgression des Ecritures succède ainsi la transgression par l'écriture. De fait, le genre (la fable animalière), la forme (branches, valeur gnomique de la fable) et le ton (parodie, dérision) des oeuvres du corpus contribuent à une mise en abyme de la transgression du sacré.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus