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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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CHAPITRE III
LA TRANSGRESSION PAR L'ECRITURE

GENRES, FORMES, TONS

La transgression du sacré, dans la pluralité de ses significations, « contrevenir à une loi, à un interdit » et « violation, péché », s'exprime, nous l'avons vu, de deux manières : par la violation de symboles et de lieux, et le réinvestissement des textes sacrés dans une visée ambiguë, entre satire et jeu. Cela étant, la violation de l'interdit et la profanation du sacré ne procèdent pas seulement des thèmes et des ressorts narratifs de la fable. Le genre, la forme et le ton des oeuvres du corpus sont tous trois porteurs d'une transgression inscrite dans leur écriture même.

L'insertion d'animaux comme personnages de la fable est problématique. Le lien qui unit le récit et sa moralité dans les isopets laisse en certains cas apparaître un enseignement en rupture avec les préceptes de la sagesse chrétienne. La forme même de la fable et la dynamique édifiante sur laquelle elle repose sont en ce sens subverties. Les animaux, censés figurer les travers de l'homme pour l'exhorter à la vertu, donnent à voir le primat de la métis sur la morale.

D'autre part, la symbolique chrétienne investit les animaux d'une signification morale qui forme un contraste riche de sens entre des bestes symboles d'intempérance et la sacralité de personnages revêtus de l'étole.

Par surcroit, la disposition railleuse et la dérision inhérentes aux « contes à rire » doivent être mises en regard avec la conception médiévale du rire. Si les XIIe et XIIIe siècles constituent l'âge d'or de la fête des fous, le rire n'en est pas moins condamné par certains prédicateurs. Il convient ainsi, à la suite de Lector in Fabula et des travaux de l'Ecole de Constance (Jauss, Iser), d'interroger la réception des oeuvres. Le rire inspiré par l'écriture comique semble faire des ridenda des oeuvres de transgression. Dépasser les occurrences de la transgression du sacré nous permet de porter notre attention sur les enjeux de l'écriture brève.

Il s'agit ainsi de développer les modalités d'une mise en abyme de la transgression : la violation des interdits et de la majesté sacrée, très présente dans les oeuvres du corpus, est redoublée par leur écriture même.

A. GENRE ET TRANSGRESSION, LA FABLE ANIMALIERE

La convention de base des fables et épopées animalières tient à représenter l'animal comme un alter ego de l'humain, dont il donnerait à voir les sentiments, les actes et les vices. Léopold Sudre considérait ainsi la dimension morale des isopets, présentant ces courts poèmes comme « des récits indigènes ou exotiques, sérieux ou comiques, que la sagesse humaine peut convertir en leçons de conduite, en préceptes de vertu »225. L'epimythium, qui constitue le coeur de la morale fabuleuse et le récit menant à l'énoncé gnomique révèlent maintes transgressions morales. L'insertion des animaux dans la fable ou les récits épiques dégradés s'inscrit dans la riche histoire symbolique des bestiaires, au premier rang desquels se démarque le Physiologus. La métamorphose illusoire, dans le Roman de Renart, met en présence des animaux dans un cadre réaliste ; l'accomplissement des gestes et les paroles des animaux donne libre cours à de nombreux hiatus, entre la dignité des attributs ecclésiastiques et l'indignité ontologique des bestes. Le frottement des deux univers, zoomorphe et anthropomorphe, est le lieu d'intrusion du profane par excellence dans la sphère sacrée226. L'incongruité d'offices ou de serments animaliers est sensible, qui déprécie le sentiment du sacré, évidant la mystique227 au profit du travestissement de symboles bestornés. Le sentiment religieux étant la mesure de l'humaine condition, l'animal qui singe l'homme porte atteinte à la sacralité des gestes et paroles pieux. Ce trait est redoublé par les propriétés symboliques et morales des animaux référencés dans les bestiaires antiques et médiévaux.

1. BESTIAIRE ET SIGNIFICATION

« L'identification de l'homme et de la bête remonte aux plus lointaines origines.

Elle a donné naissance aux fables et aux Dieux de toutes les civilisations anciennes »228.

225 Léopold SUDRE, « Les fables et le Roman du Renard », Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, éd. L. PETIT DE JULLEVILLE, Paris, Colin, 1896-1899, t. 2, p. 8

226 Ce point est d'autant plus sensible si l'on se reporte à l'étymologie de sacer, « consacré à Dieu » et profanus, « devant le temple ». L'opposition du sacré et du profane se comprend à la fois comme l'opposition entre le matériel et l'éthéré, et comme opposition de deux espaces distincts (le temple, en l'occurrence l'Eglise et le monde du dehors).

227 Cf. Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 247 : « L'âme mystique (...) élimine de sa substance tout ce qui n'est pas assez pur, assez résistant et souple, pour que Dieu l'utilise ». Renart au contraire se fourvoie dans la matérialité pour railler les principes théologiques et mystiques.

228 Jurgis BALTRUSAITIS, Aberrations, Essai sur les formes perspectives dépravées, Paris, Flammarion, coll. Champ, 2008, p. 14

Dans le Roman de Renart, les fonctions ecclésiastiques de l'archiprêtre, l'âne Bernard, peuvent être mises en regard avec le caractère diabolique de l'animal. Le braiement de l'âne s'assimile chez Pierre de Beauvais au cri du diable tentateur : « l'asne est la beste del monde qui plus s'esforce de braire, et qui plus a laide vois et orible »229. La clamor asinienne se retrouve dans les vigiles des morts en l'honneur du goupil (XVIII), en un épisode emblématique. L'ensemble du personnel romanesque est convoqué, certains sont ressuscités pour l'occasion. L'office n'est marqué, à l'exception de la cacophonie des parties chantées (« Puis disent il dui le verseit / Li un en gros il autre en fausez », XVIII, v. 588-589), d'aucune transgression marquante, et le conteur de se faire l'écho de l'ordo missae, réparti entre les différents animaux. Le sens de la transgression n'apparaît pas alors dans les quelques éléments topiques de la fête des fous, le conteur insistant par ailleurs sur le sérieux des lectures et des chants : « sanz fere noize ni tençon » (v. 588), « Ysengrin qui bien s'en aquite » (v. 603). Une lecture à l'aune du Physiologus et du Bestiaire de Pierre de Beauvais permet néanmoins de révéler toute la portée transgressive des vigiles. Chaque animal est investi de significations morales qui forment un contraste symbolique avec l'étole dont ils sont revêtus. Le comique de l'incongruité mis à part, la scène est passible d'une lecture allégorique : si le cerf [Brichemer] est un animal christologique230, il en va tout autrement des autres animaux. Le taureau [Bruiant], par ses cornes, est associé au diable, le lièvre [Couart] est symbole de lascivité, comme le suggère plus tard Gaston Phébus dans son Livre de Chasse : « les lièvres n'ont point de saison pour leurs amours, car il n'y aura jamais de mois dans l'année qu'il n'y en ait de chauds » 231 . De même, l'écureuil [Roussel], comme le rappelle Michel Pastoureau, est un animal diabolique, paresseux lubrique, avaricieux232. Les personnages du chat [Tibert] et de l'ours [Brun] constituent des symboles lucifériens233. Michel Pastoureau énonce les griefs de l'Eglise contre un animal par trop

229 Pierre de BEAUVAIS, Bestiaire, dans C. Cahier, Mélanges d'archéologie, d'histoire et de littérature, Paris, 1851, Paris, 1851, tome 2, p. 225

230 Cf. Henri de FERRIERES, Les Livres du roy Modus et de la royne Ratio, chapitre 1, par. 74, éd. Gunnar Tilander, Paris, 1932, p. 141-142. Les dix cors du Cerf sont mis en relation avec le décalogue : « Et ches dis branches representent les dix commandemens de la loy que Jhesu Crist donna a homme pour deffendre de trois anemis : c'est de la char, du dyable et du monde ».

231 Gaston PHEBUS, Livre de chasse, France, début du XVe siècle, Paris, BNF, Département des Manuscrits, Français 616, fol. 24v.

232 Michel PASTOUREAU, Bestiaires du Moyen-âge, Paris, Seuil, 2011, p. 43

233 Et ce jusqu'au XXe siècle ; il n'est qu'à considérer par exemple, le conte, Le Chat et le Diable de James Joyce.

anthropomorphe, et le travail de sape symbolique mené plusieurs siècles durant234. Le cadre moral des bestiaires assigne ainsi à l'ours les vices de luxure, gourmandise et colère. Une majorité signifiante des personnages romanesques, oscillant entre des figures animale et humaine, est investi de significations diaboliques. Plus encore que d'un topos carnavalesque, la scène des vigiles peut se lire de manière systématique comme l'insertion du vice dans le champ de la vertu. Le sacré déchu, à l'instar de la trajectoire luciférienne, de la lumière à l'ombre, s'insinue dans les structures sacrées, retournant la vertu en vice. Le frottement de l'univers animal et du sacré, inhérent à l'écriture du Roman de Renart, semble ainsi transgresser par nature la sacralité du rite.

Les fables, et notamment celles de Marie de France, se prêtent moins à cette analyse, car leur lien avec la tradition du bestiaire semble affaibli. En effet, « Marie ne propose aucune description autoritaire de l'essence de ses personnages, et aucune psychologie qui leur prescrirait une conduite conventionnelle et prédéterminée ». De ce fait, contrairement au Roman de Renart, elle dissocie « l'animal de l'emprise de sa nature »235. L'évocation du renard, ailleurs saturé de significations symboliques et morales apparaît, dans « D'un gupil dit ki une nuit... », vierge de toute donnée antérieur236. L'engin traditionnellement attribué au goupil le cède à un « penser » (v. 10) tout animal (« L'ewe comença a laper (...) [pour] que le furmage peüst prendre », v. 9 et 12). Le caractère du renard est passé sous silence, de sorte que la fable semble trouver une dynamique dans les verbes d'action qui ponctuent le récit : trespassa, reguarda, a veü, a pensé, a beü, chaï (respectivement v. 3, 4, 5, 8, 13 et 14). La transgression du sacré, dans le genre de la fable ésopique, doit moins être recherchée dans la lecture comparée des isopets et des bestiaires que dans la teneur de leur epimythium.

La première partie de l'expression « fable animalière » mérite en effet un examen approfondi, dès lors que le genre de la fable, formée d'une histoire et d'une morale, révèle parfois une conception de la morale peu en phase avec les enseignements chrétiens.

234 Michel PASTOUREAU, L'Ours, histoire d'un roi déchu, Paris, Seuil, « Librairie du XXIe siècle », 2004, p. 228 : « L'Eglise cherche à le déprécier en montrant que les hommes de Dieu sont plus forts que lui. (...). L'Eglise, qui déteste les spectacles d'animaux, tolère les montreurs d'ours au Moyen Age. Le roi des animaux devient une bête de cirque qui fait des cabrioles dans les foires, les gens peuvent le toucher, l'ours n'inspire plus la peur. »

235 Sahar AMER, Esope au féminin : Marie de France et la politique de l'interculturalité, op. cit. p. 144

236 A l'exception naturellement du « grant furmage » (v. 8), qui apparaît également dans la fable « Le Corbeau et le Renart ». La branche du Puits peut également apparaître comme un intertexte.

2. MORALES DE LA FABLE

« Lire les Fables, c'est donc écouter cette voix où les plus heureuses, depuis l'antiquité, sont venues se fondre, et suivre un regard où les plus sages et les plus avertis, depuis Job et l'Ecclésiaste, en passant par Térence et par Virgile, ont formulé l'humanité autant qu'ils l'ont comprise »237.

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