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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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A. LE GENRE DE LA FABLE

La fable, du latin « fabula » (propos, récit), se définit comme un court récit didactique d'origine populaire, visant à illustrer et corroborer une sagesse profonde ou une vérité générale, animées en un récit exemplaire. Les attitudes, les moeurs et les habitudes humaines sont généralement transposés dans un univers animalier, formant un miroir de l'humaine condition. Parfois proche du conte de fées et de la parabole, la fable a traversé les siècles, de l'Antiquité classique (Esope et Phèdre) au Moyen-âge - l'Isopet de Marie de France, l'Esope Julien Macho, parmi les recueils dont l'auteur nous est connu. L'âge d'or de la fable se situe au siècle classique, La Fontaine incarnant à lui seul un genre qui perdure jusqu'à nos jours238.

La translatio studii des fables ésopiques au Moyen-âge a pu conduire à une subversion de la portée morale des fables, et ce malgré l'avis de Léopold Sudre : « Quelle est maintenant la valeur littéraire des fables du Moyen-âge ? Avouons-le tout de suite, elle est peu considérable (...) [les auteurs d'isopets] paraphrasent platement leur original ou rivalisent de sécheresse avec lui »239. A ce jugement sévère, remis en question dans le travail de réhabilitation mené par Jeanne-Marie Boivin240, il convient d'adopter une perspective non plus intertextuelle, mais purement textuelle. L'analyse de détail des fables médiévales révèle un rapport fluctuant à la morale, la morale pouvant se muer en des traits de cynisme et d'immoralité. Les écrits canoniques, au premier rang desquels l'Ecclésiaste, exhortent à la vertu en énonçant des sentences. Les paraboles prophétiques sont également investies d'un sens spirituel. Les fables se situent parfois en rupture avec les enseignements moraux délivrés dans la Bible.

237 Marc FUMAROLI, « Les Fables de La Fontaine, ou le sourire du sens commun », in La Diplomatie de l'Esprit, Paris, Gallimard, Tel, 1998, p. 512.

238 Cf. Franz KAFKA, « Les Portes de la Loi » (1912), « Le Terrier » (1923), Italo Calvino, La Grande Bonace des Antilles (1997), Michel Tournier, Le Médianoche amoureux (1989), Jorge Luis Borges, L'Aleph (1949) qualifié par Roger Caillois de « conte métaphysique »... La fable est alors incorporée, à l'instar du conte et de la nouvelle, au genre plus imprécis de l'apologue.

239 Léopold SUDRE, « Les fables et le Roman du Renard », Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, éd. L. Petit de Julleville, Paris, Colin, 1896-1899, t. 2, p. 8

240 Jeanne-Marie BOIVIN, Naissance de la fable en français. L'Isopet de Lyon et l'Isopet I-Avionnet, Paris, Champion (« Essais sur le Moyen Âge » 33), 2006

B. INTEGRATION ET DEPLACEMENT DE LA MORALE DANS LES ISOPETS

L'écho des préceptes bibliques dans les isopets fait apparaître un rapport de duplicité. L'étude comparée de la lettre et de l'esprit met au jour un entrelacs subtil de révérence et d'irrévérence. L'isopet « Du biau Chesne qui ne se vouloit flechir contre le vent »241 comporte ainsi une moralité ambiguë : « Fos est cils qui contre plus fort / Vuet contrairier ; ains le deport / Et par souffrir et escouter / Faice semblant de li doubter »

(v. 47-50). Les trois premiers vers s'inscrivent dans la droite ligne de l'enseignement christique : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Matthieu, 22, 21). Respect de l'autorité transcendante et humilité face aux puissants sont indissociables, qui forment une sentence essentielle de la sagesse christique. Le dernier vers, a contrario, élève la duplicité au rang de moralité. Apanage du diable dans la tradition chrétienne, l'hypocrisie et la fausseté font l'objet de longs développements bibliques : « Mais l'homme pervers, l'homme inique / Marche la fausseté dans la bouche / Il cligne des yeux, parle du pied / Fait des signes avec les doigts » (Proverbes, 6, 12-13). La notion de duplicité est déclinée dans les « sept choses » que « l'Eternel a en horreur »242 : l'epimythium de la fable met ainsi en résonnance la lettre même des préceptes sacrés et leur revers immoral. Le subtil glissement qui mène à l'apologie243 de la duplicité transgresse l'impératif d'un accord entre la parole, le coeur et la pensée. De même, la moralité de « Deus Compaignons que l'Ourse fist dessambler », qui cite une parole prophétique d'origine obscure :

Le prophètes ainsi nous somme : « Gardes ne te fies en homme,

Neis en ton frere ne te fie :

Freres ne te rachete mie ; 50

Ne baudroit l'estimation

D'argent pour ta redemption244

241 « Du biau Chesne qui ne se vouloit flechir contre le vent », Isopet-Avionnet, in Fables Françaises du Moyen-âge, éd. Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER, p. 263sq

242 Proverbes, 6, 16-19 : « Il y a six choses que hait l'Eternel / Et même sept qu'il a en horreur / Les yeux hautains, la langue menteuse / Les mains qui répandent le sang innocent / Le coeur qui médite des projets iniques / Les pieds qui se hâtent de courir au mal / Le faux témoin qui dit des mensonges / Et celui qui excite des querelles entre frères ».

243 Le terme d'apologie, qui peut sembler outrancier, s'appuie sur une analyse raisonnée du texte : la fable, formée du récit et de sa moralité, fait du récit l'illustration par l'exemple de la moralité. L'epimythium, en ses premiers vers, propose une morale conforme au Texte. Le dernier vers quant à lui infléchit cette morale, conférant au récit un sens bien différent (au message d'humilité se substitue celui de duplicité).

244 « Deus Compaignons que l'Ourse fist dessambler », », Isopet-Avionnet, in Fables Françaises du Moyen-âge, éd. Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER, p. 256-259

L'origine non établie de l'exhortation prophétique discrédite quelque peu la portée de ces paroles. Plus encore est sensible dans cet epimythium la confusion signifiante entre prudence et défiance. Si la prudence est une vertu - « Moi, la Sagesse, j'habite avec le savoir-faire / Je possède la science de la réflexion » (Proverbes, 8, 12), la défiance rentre en contradiction avec nombre de principes sacrés, ne serait-ce que les trois vertus théologales - Foi, Espérance, Charité. Foi et Espérance impliquent une confiance absolue (« credo quia absurdum »245) dans le Seigneur, la Charité se donnant comme une vertu altruiste, antithèse par essence de la défiance. Le rapport aux Ecritures consiste en ce cas dans l'intégration et le déplacement de la parole biblique. Un degré supplémentaire de la transgression est atteint dans les fables de Marie de France, comme le suggère Sahar Amer : « on peut certainement dire que jusqu'à Marie de France, et après elle jusqu'à La Fontaine, la fable française est restée enfermée dans des cadres religieux, dans un didactisme rigide, et se trouve indissociablement liée à la morale »246. La moralité de la femme qui fit pendre son mari mort (« D'un hume cunte li escriz... ») reflète à ce titre une conception de la morale relativement hétérodoxe :

Par iceste signefiance

Poum entendre quel creance

Deivent aveir li mors es vis

Tant est li munz fols e jolis 40

Le mari défunt est considéré sous l'angle des services que rend son corps au « chevaliers » oublieux de l'interdit. Le respect rituel dû au mort247 vole en éclats dans une moralité qui consacre, en lieu et place d'une sentence gnomique, l'immoralité pragmatique de la ruse. De même, l'epimythium de la fable « Dun vilein cunte ki guaita », qui dans son ultime vers manifeste la sympathie du conteur pour ses personnages248 : la femme infidèle, prise sur le fait, recourt à la métis pour échapper aux reproches de son mari et renverser à son avantage une fâcheuse extrémité : « Par cest essample nus devise / Que mult valt mielz sens e quointise / E plus aïde a mainte gent / Que sis aveirs ne si parent » (v. 33-36). A la notion fondamentale de sagesse, Marie

245 Citation apocryphe attribuée à Tertullien, De carne Christi, ch. 5 : « Et mortuus est Dei Filius : CREDIBILE EST QUIA INEPTUM EST ; et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile est. »

246 Sahar AMER, Esope au Féminin. Marie de France et la politique de l'interculturalité, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1999, p. 37

247 Cf. Philippe ARIES, Essai sur l'histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, coll. « Point », 1977

248 Cf. l'expression « style de la sympathie » employée par Jean RYCHNER, « Renart et ses conteurs, ou le style de la sympathie », Travaux de linguistique et de littérature, IX/ 1, Strasbourg, 1971

substitue celle de ruse, dont le primat surpasse l'amour des parents, leitmotiv biblique par excellence : « L'amour ne fait point de mal aux prochains. L'amour est donc l'accomplissement de la Loi » (Epître aux Romains, 13, 10).

La fable, truchement didactique par son genre même, est l'objet au Moyen-âge d'un déplacement de la morale vers la transgression des principes sacrés. Une morale censément conforme peut également porter les signes d'un hiatus entre respect des principes sacrés et parénèse paradoxale. Genre et forme littéraire étant le plus souvent inséparables, il convient d'étudier les transgressions inhérentes à la forme des oeuvres du corpus.

B. FORME ET TRANSGRESSION

La réécriture prend, dans le Roman de Renart, un tour singulier : les branches se répondent les unes aux autres, et la réussite des branches antérieures ne peut manquer d'exciter l'émulation des conteurs249. Cela étant, l'enjeu de cette réécriture en rapport avec la transgression du sacré est d'un autre ordre : la réécriture implique une circularité de l'écriture dans un monde hors du temps, les aventures figurant des héros sans âge, entre la reverdie et le retour à Maupertuis. L'écriture circulaire semble ainsi transgresser la définition même de l'existence et de son corollaire, la mort.

1. ENJEUX D'UNE ECRITURE CIRCULAIRE

Fables et ramifications du Roman de Renart sont marquées par la réécriture assidue des conteurs et fabulistes. La plupart des études consacrées aux fables met ainsi en regard les avant-textes antiques et leurs métamorphoses médiévales. A l'instar des fables, le Roman de Renart est formé d'un creuset d'épisodes fondateurs - le viol d'Hersent, les mutilations d'Isengrin, la guérison de Noble - continuellement réécrits. Par surcroît, le monde renardien est circulaire et invariant dans ses structures narratives. L'ouverture du récit, sur le modèle romanesque, se situe au temps de la reverdie250, la

249 Il est aisé de retrouver des systèmes d'écho entre les branches : la branche XV, « Renart médecin », s'inscrit dans le schéma judiciaire de la branche Ia, « Le Jugement de Renart », la branche XIV, « Renart le Noir », « se compose d'une série d'imitations peu réussies » des branches antérieures (Ernest Martin, Observations sur le Roman de Renart, Strasbourg, Paris, Trübner, 1887, p. 75). Ces récritures peuvent également impliquer un jeu d'autoparodie, comme nous l'avons vu.

250 Jean DUFOURNET, dans « Littérature oralisante et subversion : la branche 18 du « Roman de Renart » ou le partage des proies », Cahiers de civilisation médiévale, n°88, octobre-décembre, 1979, p. 326, évoque ainsi le motif du retour de la belle saison, attesté dans les branches 3, 11, 12, 14 et 17 de l'édition Martin, qu'il envisage comme une succession de huit éléments : « 1. Introduction du thème par Ce fu ; 2. Retour de la belle saison, de mai ; 3. Arbres, fleurs et oiseaux ; 4. Renart est à Maupertuis, bien triste ; 5.

clôture est toujours relative, qui voit le goupil revenir parmi les siens (« Renars s'en vint a Malpertuis / Ou a grant joie le reçurent / Si fill (...) », XVI, v. 3400-3402), disposé à de nouvelles aventures : « Ici Pierres remanoir / Le conte ou se volt travillier / Et lasse Renart consillier » (XVII, v. 1512-1514).

En ce sens, le cadre temporel du récit constitue un enjeu théologique majeur : la fabula, en son sens premier, abolit la temporalité par le jeu d'une écriture circulaire. Dans la structure même du récit se place la transgression de l'ambivalence sacrée de l'existence et de la mort, rappelée par l'Ecclésiaste (3, 19-20) : « Car le sort de l'homme et le sort de la bête sont un sort identique : comme meurt l'un, ainsi meurt l'autre, et c'est un même souffle qu'ils ont tous les deux ». La temporalité renardienne, qui dote ses héros « d'une éternelle jeunesse »251 semble échapper à la malédiction divine, conservant par l'artifice de l'écriture une vie éternelle à laquelle l'épisode de la Chute met pourtant fin : « Tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (Gn, 3, 19).

L'unité thématique du récit est ménagée par l'absence de changements physiques ou psychologiques du héros, fixé à jamais en un certain âge. Dans l'explicit de la branche XVIII (MS M), le contraste des adverbes de temps (touz jorz, ja) montre ainsi la trajectoire d'un héros qui échappe à la sénescence pour s'établir, hiératique et éternel, dans le registre de l'être : « Mes ja renart ne finera / Tant con cest siecle durera / Car touz jorz sera renart / Et par son engin engignart » (XVIII (fin), M, v. 1686-1689)252.

La mort, présente dans le récit sous la forme d'une menace lancinante, n'a pas de prise sur des personnages assurés d'une reviviscence censément éternelle. Brun, qui dans la branche du vilain Liétard, « orendroit gist / Mors et covers dedens la roie » (XII, v. 965-966), réapparaît dans le branche XVIII, où « il chanta le verset » et « la siste leçon comença » (XVIII, v. 606 et 615), qui plus est pour les funérailles de Renart, pourtant à l'origine de sa propre mort. Liétard avoue en effet avoir tué Brun sur les conseils du

Il n'a rien à manger ; 6. Sa famille, affamée, pleure ; 7. Sa femme est enceinte, ou accouchée depuis peu ; 8. Renart quitte Maupertuis pour aller chercher de la nourriture ».

251 Elisabeth CHARBONNIER, « Senex lupus ou vieillesse et sagesse dans la tradition renardienne», Aix-en-Provence, CUERMA, Senefiance, XIX, 1988, p. 23

252 Cet usage du temps est également sensible dans l'oeuvre de Chrétien de Troyes, comme l'analyse Emmanuèle BAUMGARTNER, « Temps linéaire, temps circulaire et écriture romanesque » in Le Temps et la durée dans la littérature au Moyen Âge et à la Renaissance, Yves BELLENGER (dir.), Paris, Nizet, 1986, p. 11 : « Tout se passe alors comme si les récits de Chrétien suspendaient le temps arthurien (...) en un point du temps qui reste d'ailleurs non précisé, puis dilataient aux dimensions de l'oeuvre (...) un moment ainsi privilégié du règne/du temps mais dont la durée comme les limites restent incertaines. Un temps toujours présent, « présentifié », qui n'a ni début ni fin, ni passé ni futur ». La perspective est toute différente dans le Roman de Renart, la temporalité ayant partie liée avec le « barat » du goupil, comme le suggère Gabriela TANASE, « Ruser avec le temps dans Le Roman de Renart », Tempus in Fabula, Topoï de la temporalité narrative dans la fiction d'Ancien Régime, Daniel MAHER, (dir.), Québec, Presses de l'Université de Laval, « Les Collections de la République des Lettres », 2006, pp. 187-198.

goupil : « J'ovrai par le conseil Renart » (XII, v. 962). D'une manière plus systématique encore, Renart revient en pleine santé, malgré les mutilations subies : « Forment lui duelt et cuist sa plaie / Or ne set mais que faire puisse : / A poi qu'il n'a perdu sa cuisse ! » (VIIa, v. 828-830). Sans doute est-ce dans cette dernière expression, « a poi que », que réside l'artifice d'une écriture qui pousse jusqu'à l'extrême la menace de mort ou de mutilation, mais qui suggère comme réversible toute situation périlleuse.

Le rapport de la fable à la mort est ainsi altéré par une vision réduite de la temporalité : la mort ne pouvant se manifester qu'au terme d'un parcours, son évocation dans des dimensions temporelles réduites pérennise l'illusion de l'immortalité. De fait, le temps de l'histoire oscille entre quelques heures et quelques jours. La série, sous forme de branches, loin d'édifier une unité temporelle, suspend au contraire la notion de temporalité, en substituant à un temps horizontal une temporalité verticale253, qui évacue de fait la notion de vieillissement, phénomène d'ellipse examiné par Gilles Deleuze dans Différence et Répétition : « une succession d'instants ne fait pas le temps, elle le défait aussi bien » 254. Lorsqu'une branche fait référence à une autre, il s'agit moins de s'inscrire dans une totalité temporelle, dans une chronologie, que dans une unité thématique et formelle.

La série confère ainsi l'illusion de l'immortalité, en ignorant par l'écriture les lois de la finitude organique. En cela, elle n'est et ne demeure qu'une illusion car « les tragédies microscopiques ne ravinent ni ne bouleversent le destin de l'être en sa profondeur et en sa pérennité »255. Le jeu est en effet limité dans le temps, l'espace de son accomplissement, qui correspond à celui de la fiction, étant incommensurable à l'existence réelle. En ce sens, jouer avec la mort en niant sa présence ressortit à l'illusion d'une représentation tronquée et oblique du monde.

2. ECRITURE ET NEGATION DE LA MORT

La circularité de l'écriture renardienne semble ainsi abolir la réalité de la mort, les personnages pouvant ressusciter (Brun, XVIII), la mort étant seulement l'occasion d'une parodie du planctus épique (Coupée, Ia) ou d'un rebond des aventures

253 La temporalité horizontale repose sur le principe du devenir de l'être, qui naturellement comporte la mort comme principe eschatologique. A l'inverse, le temps vertical est un temps sans cesse renouvelé, qui fige en un moment précis (extensible aux limites de la narration) l'existence d'un personnage, en une réduplication infinie de ce moment, caractérisé par la permanence de certains traits physiques (la vieillesse éternelle d'Ysengrin dans l'Ysengrimus) ou moraux (les fondements de la renardie).

254 Gilles DELEUZE, Différence et répétition, PUF, collection « B. P. C. », 5ème éd., 1985, cité par Lucien Dällenbach, Claude Simon, « Les Contemporains », Seuil, Paris, 1981

255 Vladimir JANKELEVITCH, La Mort, Paris, Flammarion, Champs, 1993, p. 388

renardienne. La disposition ludique et railleuse de l'ensemble du roman joue avec la mort, affirmant le triomphe de l'écriture sur la finitude. Spectre neutralisé, la mort est partie intégrante du simulacre renardien, le goupil s'affirmant à l'envi comme un « comédien de la mort »256 (cf. X, XVIII...). Et Renart de jouer avec cette mort que l'on « n'arrête pas de raconter pour ne pas en mourir »257. Dans la branche Ic, le goupil manque de perdre un bras, être battu (« le vilain / (...) Ferir le voloit en la teste » (Ic, v. 2280-2281), et périr noyé : « Malhabis est et decheüz / Car dedans la cuve est cheüz (...) La cuve ot auques de parfont / Par desus noe qu'il n'enfont » (Ic v. 2274sq). Paradoxalement, la proximité de la mort est la garantie même de sa survie, Renart revenant sous le nom de Galopin pour chanter en un jargon bretonnant mêlé d'accents renardiens : « Godehiere ! fait il, biau sire (...) Ge suel avoir non Galopin » (Ic, v. 2362 et 2387). De même, l'engin de la fausse mort, composante de base de la renardie, permet en un même mouvement de faire la nique à l'homme comme à la mort. La branche X voit ainsi Renart dans ses oeuvres conforme au comportement de l'animal, tel qu'il est décrit dans les traités cynégétiques : « le coquin, expert en ruse, tire la langue hors de sa gueule, fait un rictus (...) et de la sorte trompe les oiseaux qui sont sûrs qu'il est mort »258. Faire le mort, mourir par semblance, apparaît comme un moyen pour le goupil d'affirmer son ascendant sur les autres personnages de la fable, quand la feinte de l'anéantissement donne lieu à l'expression de sa toute-puissance. « Renars qui tout le monde engigne » (X, v. 47) multiplie toutes les apparences physiques de la mort : il garde « les ieus cliniés, les dents esquigne / et [tient] s'alainne en prison » (X, v. 48-49). Les manifestations physiologiques de la mort s'unissent pour induire une vraisemblance incontestable, et la ruse donne, selon la tradition, sur la mise en évidence des travers de l'âme humaine, crédulité et cupidité : « Li marcheans d'aller s'esforce / Et ses conpains venoit après » (X, v. 62-63). Faire le mort apparaît ainsi comme une ruse particulièrement efficace, et ce à deux égards : fondée sur une inversion de la faiblesse feinte en toute puissance de l'esprit, elle comporte une dimension morale, délivrant une leçon de prudence fondée sur l'image de la vanité des hommes.

Dans son rapport au sacré, le travestissement de la mort se fonde sur une double subversion : mystification d'un corps porteur de signes déceptifs, triomphe de l'écriture sur la mort, qui après la Chute devient partie intégrante d'une définition

256 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le Texte de la dérision, Genève, Droz, 1989

257 Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire, Gallimard, Folio, Paris, 2003, p. 55

258 Henri de FERRIERES, Le Livre de chasse du Roi Modus et de la Reine Ratio, traduction en français moderne par Gunnar Tilander, Limoges, A. Ardant (Les Maîtres de la vénerie, 1), 1973, p. 38

ontologique des êtres animés : « (...) jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (Genèse, 3, 19).

La dernière composante d'une transgression inscrite dans l'écriture-même des fables, fabliaux et du Roman de Renart tient à leur tonalité commune, qui mêle ironie, rire et sarcasme.

C. TON ET TRANSGRESSION

Comme le rappelle Jacques Le Goff, « le rire est un phénomène culturel » autant qu'un « phénomène social. Il requiert au minimum deux ou trois personnages réels ou supposés: celui qui fait rire, celui qui rit de celui dont on rit, très souvent aussi celui ou ceux avec qui on rit »259. Aux personnages de la fable qui partagent le rire s'ajoute, a posteriori, le rire du lecteur-auditeur de la fable.

La conception biblique du rire établit une distinction entre sâkhaq, expression d'un rire joyeux et spontané, et lâag, rire moqueur tenant du sarcasme et du persiflage260. La patristique semble annuler cette distinction originelle en assignant au rire une dimension tout uniment négative. Des figures comme Jean Chrysostome ou Benoît d'Aniane (Concordia regularum), contribuent ainsi à asseoir l'image du christianisme comme d'une institution fondamentalement agélaste, tranchant avec l'idéal d'équilibre de l'« aner eutrapélos » aristotélicien261.

Néanmoins, comme l'a montré Freidenberg, le rire est indissociable du sacré ; le sublime édifiant implique par nature un double burlesque : « Cette dualité bouffonne fait partie du fonctionnement même du sacré » 262. Le rire de la transgression est à la fois celui des personnages de fiction et celui du lecteur-auditeur inclus in fabula, pour reprendre l'image d'Umberto Eco. Rire transgressif de personnages sacrilèges et trompeurs ; rire provoqué par les ressorts du comique textuel.

259 Jacques LE GOFF, Le rire dans les règles monastiques du Haut Moyen-âge, in Un autre Moyen-âge, Paris, Gallimard, Quarto, p 1357. Nous soulignons.

260 Cf. Gary WEBSTER, Laughter in the Bible, Saint Louis, 1960

261 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 14, 1128a : « Ceux qui pèchent par exagération dans la plaisanterie sont considérés comme de vulgaires bouffons (...) Ceux, au contraire, qui ne peuvent ni proférer euxmêmes la moindre plaisanterie ni entendre sans irritation les personnes qui en disent, sont tenus pour des rustres et des grincheux. Quant à ceux qui plaisantent avec bon goût, ils sont ce qu'on appelle des gens d'esprit ou, si l'on veut, des gens à l'esprit alerte car de telles saillies semblent être des mouvements du caractère, et nous jugeons le caractère des hommes comme nous jugeons leur corps, par leurs mouvements ».

262 Olga FREIDENBERG, « The Origin of Parody », Henryk BARAN, éd., Semiotics and Structuralism : Readings from the Soviet Union,White Plains, New York, International Arts and Sciences Press, 1974, 1975, 1976, p. 282

La transgression par le rire de la majesté sacrée tient à l'expression jouissive d'un rire diabolique et railleur, et au rire du lecteur qui, par cette réaction au comique des contes, en fait des oeuvres de transgression. Cela étant, la notion même de transgression est à questionner, dès lors que la Bible se lit comme un répertoire de thèmes et de motifs également grivois.

1. HOMO RIDENS, HOMO LUDENS

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand