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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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A. JEU PARODIQUE ET BESTOURNEMENT

« Nous avons coutume d'envisager comme absolue l'antithèse jeu-sérieux. Pourtant, selon toute apparence, elle ne constitue pas une règle fondamentale », écrit Johan Huizinga289. Le jeu et le sacré semblent ainsi consubstantiels l'un à l'autre, en un paradoxe que Huizinga explicite par l'exemple : « L'enfant joue avec un sérieux parfait - que l'on pourrait dire à juste titre : sacré (...) le sportif joue avec un sérieux convaincu et avec la fougue de l'enthousiasme ». L'activité littéraire du moyen-âge procède d'un même sérieux, néanmoins doublé d'un esprit de dérision. Les clercs, lettrés et savants par qui se transmet tout écrit, incarnent cette double postulation. Le Roman de Renart, que Jean R. Scheidegger a défini comme le « texte de la dérision », est l'expression par excellence de la relation parodique : « Thèmes, topoï, personnages, formules, on peut multiplier les éléments des codes des grands genres, des modèles d'écriture qui se retrouvent à faire la grimace dans Renart »290. La prière adressée à Dieu par Renart, préalable à son jugement, manifeste ainsi la dimension ludique de la réécriture, dans son rapport au sacré : « Diex, fait Renars, omnipotens / Gari mon savoir et mon sens / Que ne le perde par paour / Devant le lion mon signor » (Ia, v. 1232-1235). Le sens de cette apostrophe au Seigneur se place sur deux plans, celui de la morale et celui de l'écriture. La reprise de formules caractéristiques de l'épopée dans la bouche déceptrice et perverse de Renart transgresse la dimension sacrée de la prière. D'autre part est sensible la parodie de la « prière du plus grand péril »291, en un jeu scriptural qui s'approprie les signes de l'énonciation épique. La transgression tient aussi à l'infléchissement de la

dans Paul Zumthor ou l'invention permanente, études recueillies par Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET et Christopher LUCKEN, Genève, Droz, Recherches et rencontres, 1998, p. 95.

288 Paul ZUMTHOR, Essai de Poétique Médiévale, op. cit., p. 451

289 Johan HUIZINGA, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, Tel, 1988, p. 42sq

290 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le Texte de la Dérision, op. cit., p. 361

291 Cf. J. GAREL, « La prière du plus grand péril », Senefiance, « La Prière au Moyen-âge », 10, Aix-en-Provence, CUERMA, 1981, p. 311-318

noblesse épique en parodie ludique, mais aussi plus largement à la « mouvance » particulière du Roman. Parodie, jeu, grimace, sont les éléments d'une trinité sacrilège.

Roger Bellon, dans un article consacré à la branche « Renart Empereur »292, s'est à ce titre interrogé sur les épisodes qui rapprochent cette branche de La Mort le Roi Artu. La structure actancielle met en présence deux trios composés du Roi (Arthur, Noble), de la Reine (Guenièvre, Fière) et d'un baron félon (Mordret, Renart). Renart est désigné par le souverain pour préserver l'intégrité du Royaume, tandis que Mordret se propose de lui-même. S'ensuit le serment solennel puis l'épisode de la trahison, fondé sur l'engin de la fausse mort du Roi, en l'espèce une lettre apocryphe : « Li rois est mors veraiement / Et mande a toute sa gent / Que dame Fiere la roïne / Pregne Renars par amor fine, / Soit de toute la terre rois » (XVI, v. 2379-2382).

Roger Bellon insiste également sur la vision de la femme délivrée dans la branche : « l'intention du récit renardien est claire : offrir, en s'appuyant sur des modèles littéraires et en reprenant un personnage des premières branches, une image fort dégradée d'un personnage féminin de premier plan, la reine elle-même : Fière est en somme l'image inversée de Guenièvre dans La Mort Artu ! ». Effets de miroir et infléchissements bouffons sont ainsi à la base du jeu virevoltant de l'écriture renardienne. La tentation du parodique y sourd à tout instant, ajoutant à la réécriture ludique le bestournement des formes et des genres. L'écriture porte en elle les germes de la transgression.

B. PARODIE ET AUTOPARODIE, MISE EN ABYME DE LA TRANSGRESSION

Si la parodie pervertit les modèles nobles ou sacrés, l'autoparodie redouble encore la mise en jeu de toute parole, en une mise en abyme de la transgression. L'arborescence que forment les ramifications renardiennes admet des jeux de réécriture d'une branche à l'autre, les clercs manifestant ce que Jean Dufournet a qualifié de véritable « esprit de concours »293. Chaque nouvel épigone tente d'approfondir la relation parodique, se plaçant dans la mouvance créatrice des récits antérieurs. Approfondissement parodique des modèles épiques et religieux, autoparodie en liberté d'un texte-palimpseste.

292 Roger BELLON, « Renart Empereur », Le Roman de Renart, ms. H, branche XVI, une réécriture renardienne de La Mort le Roi Artu ? », Cahier de Recherches médiévales et humanistes, 15, 2008, « La Tentation du Parodique dans la littérature médiévale », p. 3-17.

293 Jean DUFOURNET, « Défense et illustration de la branche Ia du Roman de Renart », L'Information littéraire, XXIII, 1971, p. 55-65.

La parodie du serment d'Iseut, sensible dans l'escondit d'Hersent donne lieu à un renversement : le discours de Noble subvertit ainsi les circonstances du viol, conférant à la passe égrillarde du goupil et de la louve une valeur quasi-courtoise : « Et li rois par sa grant francise / Ne veult souffrir en nule guise / Hom fust en sa cort mal menés / Qui d'amors fust ocoisonnés » (Vc, v. 1124-1127). En regard, la branche du viol laisse apparaître les assauts purement charnels294 de Renart et la lubricité sans bornes d'Hersent, nullement l'amour : « Hersens a la cuisse haucie / Qui molt amoit itel ator » (IX, v. 248-249). La parodie concerne deux épisodes successifs dans le déroulement relatif du Roman.

L'accent porté sur la corporéité dans la branche du viol fait de cette passe un accouplement animal. Noble, en présentant le viol comme résultant de l'amour des deux personnages, accentue la parodie d'amour courtois présente dans la branche du Viol (« Et je vous tenrai por ami », IX, v. 242) tout en parodiant son propre discours : les intertextes renardiens ne sauraient accréditer, sans un éclat de rire, le thème de l'amour courtois. Les réminiscences constantes, les réécritures, partant les réinterprétations d'un même épisode fondent un dialogue parodique permanent, d'une branche l'autre. En d'autres endroits, l'écriture se moque d'elle-même dans le moment même de la composition. Le songe estraingne de Chantecler dans la branche VIIa (v. 182sq) emblématise ainsi la relation du texte à lui-même. Chantecler a rêvé d'une bête revêtue d'un rous peliçon, qu'il lui fit vestir a force. Sans partager absolument la lecture de Jean R. Scheidegger, il convient de reconnaître la justesse de certaines formules : « monstre rêvé (...) où se conjuguent à la fois le rien du discours creux mais séducteur de Renart et la plénitude du chant dans lequel l'être s'oublie » (1989, p. 292). La réciproque, quand Renart « chante / une chançonnette novelle » (XVII, v. 584-585) projette une lumière parodique sur la relation du goupil et du coq. Dans la perspective d'une étude de la transgression du sacré, parodie et autoparodie s'inscrivent dans le mode de fonctionnement des ridenda, et à ce titre transgressent, pervertissent les modèles existants.

294 Le viol d'Hersent s'inscrit dans un ensemble plus large de mauvaises actions, marquées par la notion de souillure, sexuelle, mais aussi scatologique (Renart compisse les louveteaux).

La transgression du sacré semble ainsi avoir partie liée avec le genre, la forme et le ton de chacune des oeuvres envisagées. Ces trois catégories, étroitement unies l'une à l'autre, permettent de rendre compte de choix d'écriture toujours porteurs de sens : « dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut »295.

Les genres de la fable et du roman relatent les paroles et les actes d'animaux pourvus d'une symbolique qui, depuis le Physiologus, s'est fixée en un ensemble cohérent d'images et de croyances. La christianisation progressive des bestiaires a conduit à l'attribution de marqueurs axiologiques. C'est précisément à partir de ces marqueurs - tel animal devenant le symbole de vices ou de vertus - que se mesure la part de transgression. Les animaux pourvus d'une symbolique négative peuvent ainsi être figurés sous l'étole du prêtre ou l'habit du pénitent. Ce frottement entre les connotations et symboles négatifs attachés aux animaux et des lieux, des paroles ou des actes sacrés, est ce par quoi s'accomplit la transgression. Et ces effets de contraste entre sacré et profane d'être inhérents au genre du récit et de la fable animaliers.

La forme peut également se concevoir comme le vecteur d'une transgression inscrite dans l'écriture. La division du Roman de Renart en branches partageant un même cadre spatio-temporel - ouverture sur le motif de la reverdie, clôture coïncidant avec le retour de Renart à Maupertuis - suspend le récit dans un hors-temps. Si le Roman partage ce trait avec les romans arthuriens, la perspective en est toute différente. De fait, les structures narratives font échapper les personnages à la mort et aux lois de la sénescence, la mortalité étant pourtant inscrite dès l'épisode biblique de la Chute. Abolir la mort par l'artifice de l'écriture implique la négation des principes sacrés, ce qui revient à s'extraire de l'existence ordinaire. La mort se fait jeu, et la ruse semble s'insinuer jusque dans la temporalité du récit.

Enfin, les différentes tonalités employées dans les fables, fabliaux et branches du Roman de Renart contribuent à faire de l'écriture une mise en abyme de la transgression des principes sacrés. Dans ces oeuvres, le rire tient une part importante, qu'il s'agisse du rire des personnages, du rire de l'auteur ou de celui du lecteur, préparé par la narration. Ce rire qui s'exerce dans une perspective satirique ou ludique est présent dans l'écriture sous la forme de la parodie et de l'autoparodie, deux procédés de dégradation du sacré.

295 Roland BARTHES, Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, coll. « Point », 1972, p. 19. Nous soulignons.

Genre, forme et ton constituent ainsi une triade particulièrement transgressive, car aux thèmes et aux épisodes de la diégèse s'ajoutent ces traits formels chargés de sens.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille