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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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CONCLUSION

L'étude de la transgression du sacré doit prendre en compte l'altérité irréductible du sacré médiéval comme des notions qui lui sont attachées : transgression, parodie et dérision. Le sacré tient une place dans la société médiévale qui ne saurait être comparée à celle qu'il occupera dans les siècles suivants ; au Moyen-âge, « le sacré n'est jamais loin de l'homme, encore moins du clerc »296. Cette proximité de l'homme et du sacré, voire cette promiscuité qui règle leur rapport, implique une tentation du franchissement de l'interdit bien plus forte qu'aux XXe et XXIe siècles, où le lien de l'homme et du sacré s'est rompu sous l'effet d'un « désenchantement du monde ». Les écrits néotestamentaires n'évoquent qu'en de rares occurrences le terme de « sacré », cependant que l'épithète prolifère dans tous les domaines liés à la liturgie ; ainsi évoque-t-on le « chant sacré, la musique sacrée, l'art sacré, les livres sacrés, les vases sacrés, de même que l'on enseignera une histoire sacrée, différente, séparée de l'histoire universelle des hommes »297. Le « sacré » désigne alors ce qui est associé au rite. Plus largement, et dans notre acception, le sacré s'étend aux textes bibliques ainsi qu'à l'image et aux symboles qu'elle rend présents.

Dans une société où le modèle biblique s'offre à tous les regards, l'homme étouffé par la prégnance du sacré ménage des ouvertures salutaires dans l'ordre profane. C'est ainsi que la transgression du sacré s'entend à la fois comme transgression d'un interdit, comme transgression des symboles, enfin comme transgression du texte sacré.

La difficulté de cette étude tenait à assigner un sens à la notion de transgression, à partir d'outils critiques contemporains, tout en embrassant la sensibilité médiévale. La transgression du sacré est un acte complexe, passible d'interprétations à la fois sociologiques, anthropologiques, historiques et littéraires. L'étude des mentalités propres aux XIIe-XIIIe siècles révèle que la transgression fonctionne comme contrepoids aux peurs et aux désirs qui agitent les médiévaux. Historiquement, la parodie des paroles sacrées ou la prégnance du corps en regard des prétentions spiritualistes du catholicisme peut recouvrir une fonction satirique. Mais plus encore est sensible la dimension littéraire d'une telle transgression. La Bible étant le Livre par excellence, la

296 Jean-Claude VALLECALLE, « Introduction », Littérature et religion au Moyen-âge et à la Renaissance, Etudes recueillies par Jean-Claude VALLECALLE, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 7

297 Jacques ELLUL, La Subversion du christianisme, Paris, Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, 2004

matière préalable à tout écrit, le modèle de toute littérature, la tentation parodique propre à l'esprit médiéval ne pouvait manquer de jouer avec les symboles comme avec la matière même du texte sacré. L'enjeu du franchissement de l'interdit n'en est pas moins ambigu.

Le jeu est une notion qui fait problème : Huizinga a mis en évidence la parenté entre le jeu et le sacré sous le rapport de la durée, du lieu, du temps et des actions rituelles à accomplir. Caillois, complétant cette relation du jeu au sacré, a montré que le sacré empêchait l'expression d'un véritable esprit ludique. Le ludus de l'écriture transgressive est toujours subordonné à la loi sacrée, dont il ne peut se soustraire. C'est pourquoi la transgressae legis invidia298, le désir de transgresser la loi, n'est jamais vraiment réalisé : plus que de passer outre la majesté sacrée, les oeuvres du corpus se situent entre l'en-deçà et l'au-delà de la frontière symbolique qui sépare la révérence du sacrilège. Cet espace ténu est précisément celui de la jouissance portée à son acmé - jouissance du verbe, du rire, d'un eros plaisamment déréglé.

Si les ouvrages contemporains de poétique se révèlent assez éloignés des réalités médiévales, ils n'en demeurent pas moins essentiels quant aux orientations et interprétations générales qu'ils proposent. Il est de fait que la dérision telle que l'envisagent les médiévaux, dans toute sa charge virulente, brutale voire sanguinaire, est éloignée de la moquerie suscitant le rire, définition étymologique et actuelle. Ses effets au Moyen-âge ne sont pas ceux de notre époque : la dérision de nos jours vise à décrédibiliser, démythifier un objet noble, à tout le moins sérieux. Au Moyen-âge, nuance d'importance, la dérision n'est pas en soi une forme de contestation retenue par la justice laïque ou religieuse, ainsi que le rappelle Romain Telliez : « les mots et les gestes de la dérision sont d'ailleurs rarement poursuivis pour eux-mêmes, mais le plus souvent comme des actes indissociables d'autres formes et résistance ou d'agression »299.

Notre perspective tenait à interroger l'ambiguïté, entre jeu et sérieux, d'une transgression en définitive assez limitée, car jouissant de la frontière entre le respect de l'interdit et sa violation.

La première partie s'est attachée à montrer trois truchements par lesquels s'exprime la transgressae legis invidia, le corps, le langage et le domaine de

298 Expression employée par Saint-Hilaire au IVème siècle.

299 Romain TELLIEZ, « En grant esclandre et vitupere de Notre majesté », La dérision au Moyen Age, De la pratique sociale au rituel politique, dir. Elisabeth CROUZET-PAVAN et Jacques VERGER, Paris, Presses Universitaires Paris IV Sorbonne, 2007, p. 243

l'imaginaire eschatologique. Cette courbe ascendante, de la matérialité aux représentations spirituelles, s'inscrit à dessein dans l'ambivalence du corps et de l'esprit au fondement de la doctrine chrétienne. La jouissance du corps, tant par l'exhibition des pudenda que dans l'acte érotique, va à l'encontre de l'ascèse louée par de nombreux prédicateurs. Le corps étant une entrave à la spiritualité, sa célébration atténue les prétentions spiritualistes de l'homme. Censément considéré comme l'expression de la pensée, le langage des contes d'animaux et des contes à rire procède par ruse et cynisme, altérant ainsi l'équivalence idéale entre le mot et ce qu'il désigne. La subversion du langage est également liée à celle des paroles liturgiques, le langage du conte se situant à la limite du sacrilège et du blasphème. Le jeu de l'écriture avec l'imaginaire de l'après-mort s'inscrit quant à lui dans une visée quasi-curative d'exorcisation de la peur. La lecture des signes mis en jeu par l'écriture de la fable (au sens large) permet un premier état des lieux de la mise en jeu du sacré. Plus profondément, la seconde partie s'est attachée à montrer le rapport de l'écriture aux intertextes sacrés.

De fait, transgresser le sacré, c'est aller au-delà de la lettre et de l'esprit du texte biblique pour en subvertir les significations et s'amuser des métamorphoses satiriques, parodiques ou burlesques d'histoires connues de tous. La triade retenue dans cette étude visait à montrer la conception chrétienne du monde, tant au niveau du cosmos (récits d'origine et de fin) que des enseignements doctrinaux (récits évangéliques de la vie du Christ). Cosmologie et cosmogonie se donnaient à lire dans l'avènement du Sauveur comme dans la genèse et le Jugement dernier. Les oeuvres du corpus reprennent ce « matériau roulant », selon l'expression de Paul Zumthor, le hiatus entre oeuvres médiéval et hypotexte biblique engendrant une richesse de significations qu'il nous a appartenu d'étudier. L'écriture de la genèse se situe ainsi entre parodie du livre sacré et légitimation de la fiction renardienne, la récriture de l'apocalypse révèle les pratiques de lecture en usage au XIIème siècle, les avatars christiques permettant de mieux appréhender le sens de la dérision médiévale. Si les thèmes, motifs et signes des textes sacrés, subvertis dans la fable, transgressent la lettre et l'esprit de la matière biblique, les particularités de l'écriture brève constituent elles aussi une transgression.

Le genre, la forme et le ton des oeuvres du corpus, toutes caractérisées par l'écriture brève - fable, fabliau, ramifications renardiennes - constitue en soi une transgression. Le rire et la dérision inhérents à ces textes, la tentation parodique qui les agite, introduisent le rire comme mode de réception des oeuvres. Les travaux d'Umberto

Eco et de l'Ecole de Constance ont permis d'interroger en des termes contemporains la réception des oeuvres médiévales. Texte de la dérision, contes à rires, pour reprendre des qualifications bien connues, manifestent une écriture transgressive. Le genre de la fable, représenté par les isopets et les récits renardiens, donne à voir un hiatus entre des situations nécessairement marquée par la présence du sacré, et la symboliques d'animaux référencés dans les Bestiaires. Le paradigme animalier est porteur d'autres transgressions encore : les isopets, censés représenter l'homme sous une apparence zoomorphe pour mieux l'exhorter à la vertu, joue avec habileté de la morale. Enfin, en proposant un univers clos semblant échapper aux lois de la sénescence comme à la mort, la fable tend à s'extraire de la Création pour affirmer la singularité de son univers.

Le sens de la transgression semble ainsi résider dans un entre-deux ambigu : entre ce que Roger Caillois nomme le « sacré de transgression » - la fête comme partie intégrante du sacré - et une dimension polémique ménagée par le truchement de l'écriture.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon