WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

( Télécharger le fichier original )
par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

b. « Par notre dieu Ammon »

Outre cette référence, on trouve encore, dans le dialogue du Politique une allusion du même tonneau à un dieu égyptien. H s'agit là encore d'une référence ou sous forme de juron, prononcé par Théodore de Cyrène, mathématicien grec, précepteur de Platon et pythagoricien dans l'âme, qui s'illustra entre autres choses grâce à ses découvertes sur les nombres irrationnels et sur les incommensurables299 : « Par notre dieu Ammon, voilà qui est bien parler, Socrate, et justement, et tu as vraiment de la présence d'esprit de me reprocher cette faute de calcul. Je te revaudrai cela une autre fois. Pour toi, étranger, ne te lasse pas de nous obliger, continue et choisis d'abord entre le politique et le philosophe, et, ton choix fait, développe ton idée »300 Théodore précise bien qu'il s'agit là de son dieu -- l'un de ses dieux -- ; ce qui peut être interprété comme une référence au fait que Jupiter-Ammon avait son oracle en Libye ; que donc ses offices avaient lieu principalement dans l'actuelle Cyrénaïque dont Théodore était originaire. S'il est certain qu'en ces deux occasions, Platon invoque les dieux égyptiens sur une modalité blasphématoire et passionnelle, il ne sera pas question pour nous d'en discuter les ressorts philosophiques. Nous renvoyons pour cette enquête notre lecteur à l'étude d'A. Lefka301, nous contentant, pour nous, de remarquer qu'il s'agit à chaque fois pour notre auteur de « recadrer », de « sanctionner » une dérive manifeste par rapport à la règle -- que cette règle fut, en dernière instance, de nature épistémologique ou morale302 -- : soit que l'un des interlocuteurs s'écarte

299 Platon fait référence à ses enseignements à l'occasion du Théétète. Il fait ainsi dire à Socrate, son double dramatique, que « Théodore nous [de qui ce « nous » est-il pronom ?] avait tracé quelques figures à propos des racines et nous avait montré que celles de 3 pieds et de 5 pieds ne sont point pour la longueur commensurables avec celle d'un pied, et, les prenant ainsi, l'une après l'autre, il était allé jusqu'à celle de 17 pieds et il s'était, je ne sais pourquoi, arrêté là » (Platon, Théétète, 148c-150a). Platon, qui n'est pas né de la dernière pluie, sait pertinemment pourquoi son maître s'était « arrêté là »... Pour un essai de reconstitution de la doctrine authentique de Théodore de Cyrène et sur la question de son rapport (et de son apport) à la philosophie pythagoricienne, cf. L. Robin, La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique, Paris, Albin Michel, L'évolution de l'humanité, 1973, p. 199 seq.

300 Platon, Politique, 257b.

301 A. Lefka, « Par Zeus ! Les jurons de Platon », dans Revue de Philosophie Ancienne, n°21, Bruxelles, 2003, p. 36 (« par Ammon ») et p. 44-45 (« par le chien »). Voir également J. Lallemand, Le mécanisme des jurons dans la Grèce antique, t. I, mémoire de l'université de Liège, Liège, 1968.

3°2 Ce qui, considéré à l'aune de l'intellectualisme de Platon, revient au même : la connaissance du bien implique le bien-agir : « nul n'est méchant volontairement » décrète Socrate dans le Gorgias (Platon, Gorgias 499e). On retrouve également cette conception dans les Sagesses de l'Égypte antique : « Je veux te faire connaître le vrai dans ton esprit, en sorte que tu fasses le juste devant toi... » annonce l'auteur du Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 avant J.-C. Comme l'ont respectivement fait remarquer P.-M. Foucault et P. Hadot la connaissance jusqu'à l'époque moderne « transforme » le sujet ; sujet qui se construit, qui s' « auto-réalise », se « subjective » en relation avec cette connaissance. La connaissance n'est pas encore cette chose désincarnée et extérieure au sujet connaissant qui cependant la fonde, qu'elle allait devenir avec Kant et Descartes. Ce serait, de même, l'une des plus importantes ruptures engagée par Saint Augustin, et reconduite par un Rousseau auteur du Discours sur les sciences et les arts, que d'avoir opéré l'autonomisation de la

98

du sujet ou de la méthode convenue pour l'entretien, soit qu'il s'agisse de réprouver l'amoralisme opportuniste de l'individu mû uniquement par ce qu'il croit être son intérêt. Le dieu Ammon est ainsi mentionné dans le contexte d'un «juste rappel », selon les mots de Théodore, à la faveur duquel Socrate convie l'intéressé à en revenir à la méthode dialectique pour entreprendre, après s'être penché sur le cas du sophiste, de définir l'homme politique. Quant au « dieu chien », il pointe le bout de sa queue au détour d'un argumentaire visant à faire valoir la « juste punition » d'une faute, d'un crime ou d'un comportement répréhensible, que celui-ci soit sanctionné par la justice humaine ou par un tribunal divin. Les dieux de l'Égypte sont, en tout état de cause, dans la vision de Platon, des redresseurs de torts.

Le négoce égyptien

Platon étrille à plusieurs reprises la cupidité des Égyptiens, un peuple selon lui caractérisé par l'attrait des richesses. Il cultive également certaines idées peu élogieuses sur les « enfants du Nil ». Dans la taxinomie des caractères qu'il élabore dans la République sur un modèle très pythagoricien, il fait de « l'amour de l'argent » un trait typique des Égyptiens, lors même qu'il fait de « l'amour du savoir » le propre des habitants de la Grèce :

N'est-ce pas une nécessité pour nous de convenir que le caractère et les moeurs d'un État sont dans chacun des individus qui le composent? Car évidemment c'est de l'individu qu'ils ont passé dans l'État. En effet, il serait ridicule de prétendre que cette énergie passionnée qu'on attribue à certains peuples, comme les Thraces, les Scythes et en général les habitants du nord, ou ce goût de l'instruction qu'on peut croire naturel aux habitants de ce pays, ou cette avidité de gain qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens, n'ont pas passé de l'individu dans l'État. 303

connaissance et de l'éthique. Encore que cette liaison typiquement socratique a semblé s'étioler au fil des dialogues de Platon. La connaissance, pour rester l'aiguillon du bien en ce qui concerne le philosophe, est relayée pour le commun des hommes par une conformation, voire un conditionnement -- osons le mot, par un « dressage » -- à la règle morale à la faveur des lois, des mythes, des arts et des activités de la cité réglementés par ses gardiens. Cette dissymétrie entre le philosophe et le vulgaire manifeste en un sens l'écart que semble peu à peu admettre notre auteur entre l'homme idéal et l'homme empirique ; par où se justifie l'instauration d'une sélection précoce d'une élite dirigeante promise dans cette optique à une éducation (initiation ?) plus avancée.

3°3 Platon, République, L. N, 435d-436b.

99

Platon condamne encore sans ménagement la matoiserie des Phéniciens et des Égyptiens, peuples marchands par excellence, dont la raison serait le caractère intéressé de leurs occupations et leur cupidité :

À la condition qu'il y ait des lois et des pratiques destinées à éliminer l'avarice et la cupidité dans les âmes qui doivent en acquérir la maîtrise largement et utilement, alors toutes ces disciplines constitueront des instruments d'éducation aussi beaux que convenables. Sinon, le résultat qu'on aura obtenu à son insu, en lieu et place du savoir, c'est ce qu'on appelle la « rouerie », comme on peut le constater à l'heure actuelle chez les Égyptiens, les Phéniciens, et beaucoup d'autres peuples, et dont la cause et l'avarice attachée à leurs autres occupations et notamment à leurs activités commerciales, que ce résultat ait pour explication le fait qu'un mauvais législateur ait pu les rendre ainsi, qu'un fâcheux hasard ait fondu sur eux ou par quelque autre semblable influence naturelle.304

Plus grave, ils négligeraient leur devoir d'hospitalité, élément distinctif de tout être civilisé :

Voilà bien en vertu de quelle loi il faut que soient accueillis tous les étrangers, homme ou femme, venant d'un autre pays et que soient reçus ceux des autres que nous envoyons à l'étranger, honorant ainsi Zeus hospitalier au lieu de pratiquer dans les repas et les sacrifices le « bannissement des étrangers » ou même d'écarter les étrangers du pays par de sauvages édits, comme le font aujourd'hui les nourrissons du Nil.3°5

Concernant cette dernière remarque sur le manque d'hospitalité des Égyptiens, sur la pratique de la xénalasie, il est probable que Platon reprend ici des stéréotypes tirés du Busiris d'Isocrate. Une allusion subtile à la manière avec laquelle, selon l'auteur, le pharaon éponyme traitait les étrangers3°6 Cette référence aux moeurs égyptiennes ne saurait donc être employée comme argument pour défendre la thèse du voyage Platon en Égypte. Pour ce qui touche à la « cupidité des Égyptiens », il est possible que Platon la connaisse d'expérience. H se pourrait qu'il sache la dureté en affaires de ce peuple marchand307, à supposer qu'il ait lui-même dû négocier tout ou partie de sa cargaison à Naucratis. Peut-être eût-il personnellement à se plaindre de la « panourgia » des commerçants égyptiens. Certains de ses biographes prétendent qu'il se serait effectivement livré sur place au commerce des produits oliviers pour financer les frais de son séjour. Froidefond, toutefois, ne partage pas cette

3°4 Platon, Lois, L. V, 747 c-d.

3°5 Platon, Lois, L. XII, 953 d-e.

3°6 Isocrate, Busiris, 24-29.

307 Platon, République, L. II, 381d seq. ; Ion, 521e, Euthydème, 288b.

100

opinion, pour qui Platon « ne fait que refléter l'opinion quasi unanime de ses compatriotes »308. Le spectacle ordinaire de l'agora ou du Pirée offrait des Égyptiens, marchands pour la plupart, une image peu flatteuse que Platon aurait pu extrapoler. Cette induction active, s'ajoutant à toute une tradition littéraire suffirait alors à expliquer le caractère très général de son jugement. Pour ce qui concerne d'autre part les aspects matériels du voyage de Platon, Froidefond allègue une citation de Diogène Laërce, selon laquelle Platon aurait levé des fonds dans l'entourage d'Eudoxe. Collecte ou tractations marchandes, il n'en demeure pas moins que dans le premier cas Platon se trouve en terre d'Égypte, dans le second se prépare à s'y rendre.

Remarques sur l'éducation

Platon, s'il fustige la cupidité des Égyptiens, tient en revanche l'Égypte pour un modèle dans le domaine éducatif En témoigne l'intelligence dont les éducateurs égyptiens font montre en enseignant l'arithmétique à leurs enfants. Ils pratiquent pour ce faire une pédagogie ludique et adaptée formant l'esprit à réagir de manière expédiente en toute situation :

Il faut dire qu'un homme de condition libre doit étudier au moins autant de chacune de ces disciplines qu'en apprend une foule innombrable d'enfants en Égypte, en même temps qu'ils apprennent à lire et à écrire. D 'abord en effet, concernant les calculs, apprendre par jeu et avec plaisir des connaissances inventées pour des enfants qui ne sont que des enfants, et comment se font les répartitions naturelles [...j De même, c'est encore par manière de jeu que les maîtres réussissent en un même ensemble de gobelets d'or, de cuivre, d'argent ou d'une autre matière semblable, ou qui les distribue en groupe de la même matière, adaptant de la sorte un jeu, ainsi que je l'ai dit, les opérations de l'arithmétique indispensables, et ceux afin de rendre les élèves plus aptes aussi bien à régler un campement, une marche et une expédition militaire qu'à administrer leur maison ; et en général, ils rendent les hommes plus capables de se tirer d'affaire d'eux-mêmes et plus éveillés.3°9

L'enseignement accorde une place de première importance au jeu et à la participation, privilégiée au détriment des formes du cours magistral. L'élève apprend (ou se souvient) incidemment ; et c'est de lui, à l'instar de l'esclave dans le Ménon, qu'il tire les règles élémentaires de la géométrie et des mathématiques. Il est question de rendre l'homme « plus éveillé », c'est-à-dire plus conscient. Le professeur apparaît moins alors comme un « instituteur » (celui qui institue) que comme un

3°8 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971. 3°9 Platon, Lois, L. VII, 819b-c.

101

« accoucheur de vérité ». Il reprend à son compte la fonction socratique et auxiliaire (plutôt que formatrice) du questionneur maïeuticien. Use d'heuristiques et d'artifices pour faire surgir la vérité. L'enfant par lui sollicité découvre ou redécouvre les principes qui s'appliqueront par déduction à d'autres champs d'activité. On reconnaît ici la théorie platonicienne de la réminiscence, traduite en un programme d'éducation pratique. Mais cette pédagogie est-elle authentiquement platonicienne ? Platon n'aurait-il pas, plutôt que de l'avoir imaginé puis projetée dans un cadre égyptien, constaté en Égypte combien cette manière de pédagogie correspondait à sa propre pensée ? La paideia égyptienne ne serait plus alors une élaboration ad-hoc, une simple expérience de pensée fabriquée de toutes pièces pour les besoins de la démonstration, mais une instanciation fortuite et exemplaire des conceptions anagogiques de l'éducation prônée par notre auteur. Le fait est qu'en dernière instance, l'on verrait mal comment Platon pourrait, sans en avoir été le témoin oculaire, décrire avec autant de détails l'apprentissage latent que les Égyptiens ont élaboré pour enseigner l'arithmétique, ni peindre si précisément les jeux éducatifs auxquels s'adonnent leurs bienheureux élèves.

L'usage de termes égyptiens

C'est par les Grecs, et par la langue, et par le regard grec que nous avons d'abord connu l'Égypte. La plupart des concepts que nous, modernes, employons aujourd'hui pour désigner des réalités égyptiennes en sont directement issus ; par conséquent aussi notre vision de l'Égypte. Nous nous servons de racines grecques aussi bien pour nous référer aux choses (telles que les hiéroglyphes, les pyramides, le sphinx, le delta, les crocodiles, les obélisques, etc.) qu'aux lieux (Héliopolis, Hermopolis, Eléphantine, etc.). Et ce n'est encore rien dire du terme même d' «Égypte », ni de son extension à l'ensemble du pays. Les Égyptiens employaient notamment l'expression 1:13.t k3 Pth, « Demeure du ka de Ptah » pour désigner Memphis, mais non pas l'entièreté du territoire310 Et les noms mêmes des pharaons n'ont survécu, avec leur dynastie, que grâce à leur transposition en grec à travers la classification du prêtre égyptien Manéthon311 Bien peu de termes du lexique égyptien ont été

310 Sur la question de l'« invention de l'Égypte », cf. l'article de J. Cerny, « Language and Writing », dans J. R. Harris (éd.), The Legacy ofEgypt, Oxford, Oxford University Press, 1971, p. 204.

31 Officiant égyptien originaire de Sebennytos, coeur politique de l'Égypte pharaonique sous l'égide des Nectanébo, c'est à la discrétion de leurs successeurs lagides que Manéthon, au IIIe siècle avant notre ère, s'attelle à mettre en forme une Histoire de l'Égypte (e yptiaca). De cette Histoire, comptant à l'origine trois volumes, nous ne disposons plus que d'extraits fragmentaires sous forme de citations, souvent tronquées ou déformées, dispersées dans les oeuvres d'historiens et chroniqueurs tels que, principalement, Flavius Josèphe au Ier siècle après J.-C. (cf. Contra Apionem, L. I, 14, §73-92), Sextus Julius Africanus vers 202 après J.-C. (cf. Chronographiai. Chroniques universelles) et Eusèbe de Césarée vers 325 après J.-C. (cf. Pantodapè historia. Histoire générale). C'est au moine byzantin Georges le Syncelle (VIIIe siècle après J.-C.) que nous devons d'en avoir proposé, à l'occasion de son Extrait de Chronographie (Ekloge chronographias), une première compilation. La classification dynastique des pharaons d'Égypte par Manethon, toujours utilisée par les

102

conservés. Parmi les rares migrations de vocabulaire dans le sens égyptien--grec, citons le mot « chimie », dérivé de Kémet, « la Noire », désignation de l'Égypte perçue comme le pays des magiciens. Pour ce qui concerne le terme « papyrus » et contrairement à une idée reçue, il n'est certainement pas d'origine grecque, n'étant pas attesté avant l'oeuvre de Theophraste312. Le géographe Strabon n'ignorait pas, en l'occurrence, que le mot grec « oasis » venait de l'égyptien, mais il fallut attendre le XXe siècle pour remonter jusqu'à son étymon ouahet, qui signifie « chaudron ». Moins connue, la provenance égyptienne des mots « gomme », « ébène », « sac », « lis », « phénix », « basalte », « albâtre », etc.313 Toujours est-il que les mots égyptiens passés dans la langue grecque, et depuis la langue grecque, dans le français contemporain, restent peu nombreux. Une telle situation traduit la puissante influence de la culture grecque d'alors, capable d'imposer sa langue -- un peu

égyptologues, peut encore être consultée dans l'édition de F. Jacoby des Fragments d'historiens grecs, Die Fragmente der griechischen Historiker, n°609, 610, Berlin-Leyde, 1923-1958. L'oeuvre de Manéthon est fondatrice à maints égards. Le prêtre est réputé avoir été le premier Égyptien à avoir proposé une relecture de l'Égypte pharaonique dans une perspective historique et non seulement mythique. Projet peu attendu de la part d'un Égyptien, le pharaon étant censé hypostasier perpétuellement la même divinité (dissociation entre fonction et corps du roi, substance et accident). Un projet comparable à celui d'Hérodote, tant par son souci d'objectivité (très relatif) que par les influences qui s'y constatent de conceptions typiquement grecques. S'ajoute à cela que Manéthon était de ces prêtres égyptiens qui maîtrisaient le grec ; de ceux dont on a suggéré au cours d'un précédent chapitre qu'ils auraient pu instruire Platon sur les doctrines égyptiennes. Il put ainsi tirer profit du gigantesque fond documentaire de la bibliothèque d'Alexandrie, comprenant aussi bien des traités grecs, que des oeuvres manuscrites écrites en démotique ou, plus encore, des papyrus vieux de plusieurs millénaires. De par ce bilinguisme et ces facilités d'accès, Manéthon fut à l'histoire égyptienne ce médiateur, cette courroie de transmission entre deux civilisations qu'Horapollon allait devenir à la grammaire hiéroglyphique dans la deuxième moitié du Ve siècle (cf. Hieroglyphica). C'est donc à Manéthon que nous devons d'avoir pu conserver, transcrits et adaptés à la phonétique grecque, les noms des pharaons ayant régné sur la vallée du Nil. Prononciation que l'écriture seule (hiéroglyphique, hiératique ou démotique), éludant les voyelles, n'aurait pu restituer ; et ce malgré l'élocution apparentée de la langue copte.

312 N. Lewis, Papyrus in classical antiquity, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1974.

313 Pour un inventaire plus complet des termes grecs empruntés à l'égyptien, sur leur emploi dans les récits de voyages des auteurs grecs de l'Antiquité, de l'époque hellénistique et du début de la période dassique (Homère, Hérodote, Eschyle, Aristophane, Démocrite, Xénocrate, Lycophron, Diodore, Jamblique, Plutarque, Thémistius et alii ; sans oublier Platon) cf. J.-L. Fournet, « Les emprunts grecs à l'égyptien », dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris, vol. LXXXN 1, Paris, 1989. D'autres propositions dans J. Cerny, op. cit., p. 201-208. Le phénomène linguistique des « barbarismes » est essentiel pour mesurer l'affinité liant deux civilisations. Non moins réelle est sa portée philosophique. Le langage pense à travers nous ; et nous pensons par le langage. S'approprier des mots, augmenter son langage, c'est alors étendre son monde ; c'est ouvrir sa pensée et enrichir son univers de nouvelle perceptions, de nouvelles conceptions. S'approprier les mots d'autrui -- a fortiori s'il parle une autre langue --, c'est donc aussi, incidemment, s'approprier un pan de sa pensée. Rappelons à cet égard que le terme « barbare » (bârbaros), avant d'être substantivé, désignait le galimatias « bar-bar » émis par toute personne dont le discours (logos), donc la raison (logos) fautait par manque d'intelligibilité ; et puis seulement, par extension, les étrangers (nous sommes tout le barbare d'un autre). Ce qui s'instruit derrière le processus d'échange, d'interpénétration et d'assimilation des lexiques grecs et égyptien, c'est donc la résorption graduelle de la fracture entre Égyptiens barbares et ressortissants Grecs.

103

comme les États-Unis usent de leur soft power. H est, en dernière analyse, peu surprenant que nous usions encore pour parler de l'Égypte, pour voir l'Égypte, de ce vocabulaire grec. L'Égypte à cette époque faisait partie intégrante du monde méditerranéen et de l'oikoumenê, caractérisée par la prééminence de la langue grecque.

D'autant plus saisissante nous apparaît alors l'aisance avec laquelle Platon use des noms propres égyptiens, en parfait décalage avec le sens usuel de la projection, de l'acculturation. Platon s'imprègne de la langue égyptienne plus qu'il n'impose sa langue sur les réalités de l'Égypte. De là à postuler qu'il en irait de même pour la philosophie ou la sagesse d'Égypte, il n'y a qu'un pas. S'il parle effectivement de l'Égypte en employant des termes grecs bien établis (le Nil, le delta, le nome, etc.) il ne réfère pas moins à ces divinités en les nommant selon leurs onomata locaux. C'est un trait remarquable et récurrent aussi bien dans le Phèdre que dans le Critias, dans le Gorgias ou le Timée. Platon retient presque toujours la phonétique égyptienne au lieu de « gréciser » les termes égyptiens. Ceci le conduit à des manières de translittération qui contrastent clairement avec les canons institutionnels de la phonétique grecque (attique). Écriture atypique qui manifeste l'origine étrangère de mots encore trop exotiques pour s'être véritablement ancrés et stabilisés dans la langue grecque.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots"   Martin Luther King