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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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a. Euripide

Nous avons suggéré une influence possible du corpus hérodotéen sur la vision que se faisait Platon de l'Égypte pharaonique. Or, ce sont précisément ces descriptions que pastiche Aristophane dans les Oiseaux, une comédie représentée en 414 av. J.-C. Convenons de ce qu'une telle caricature n'aurait eu aucun sens si la majorité de l'auditoire n'eût bien connu les passages en question. Inclus Platon. D'autant qu'Aristophane se garde de citer expressément et nommément ses sources. Le même auteur récidive l'année suivante avec les Danaïdes. Si le texte intégral n'a pas été épargné par le temps, le peu qui nous soit parvenu de cette pièce laisse entrevoir, comme le remarque Luc Brisson dans son « Égypte de Platon »86, une atmosphère teintée d'exotisme égyptien. D'Aristophane encore,

" J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.

85 Le De Iside et Oriside de Plutarque (IeL siècle après J.-C.) et les Noctes Atticae -- ou « nuits attiques » -- de Aulus Gellius (IIe siècle après J.-C.) en sont deux éminents exemples. Cf. pour le premier, A.-J. Festugière, « Deux notes sur le De Iside de Plutarque », dans Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 103e année, n°2, 1959. p. 312-319 ; pour le second, R. Schreyer, D.J. Taylor, « The History of Linguistics in the Classical Period », dans Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 68, n°3, 1990, p. 759-761.

86 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 2000.

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nous héritons des Thesmophories qui se veulent une transposition sur un mode parodique de l'Hélène d'Euripide, drame présenté un an avant, en 412, et supposé se nouer en Égypte87.

b. Isocrate

Il serait malvenu de négliger une référence telle celle du Busiris. Écrite par Isocrate aux alentours de 385 avant notre ère, le discours dresse une vision synoptique -- et quelque peu dithyrambique -- de la culture, des lois, des corps sociaux, des institutions et de la religion pharaonique. La perspective est clairement idéalisante. Les dramaturges dans la lignée d'Isocrate contribuent de ce fait à étoffer l'imaginaire de l'Égypte et à la diffusion d'une image d'Épinal qui n'est pas sans participer de l'égyptomanie croissante des Grecs. L'Égypte nous est décrite comme « placée au plus bel endroit de l'univers »88 et serait le berceau de la philosophie ; elle serait l'origine du « souci de soi » cher à Michel Foucault, fondatrice de pratiques affectant l'âme aussi bien que le corps : « ces prêtres [Égyptiens] inventèrent pour le corps le secours de la médecine [...] Pour les âmes, il inventèrent la pratique de la philosophie qui peut à la fois fixer des lois et chercher la nature des choses »89. Surtout, c'est dans ce texte qu'apparaissent et sont fixés pour la première fois les quatre topoi, les quatre axes ou lieu qui devraient figurer dans toute description ultérieure de l'Égypte : à savoir l'éloge du pays, la partition du corps social en groupes fonctionnels90 -- clergé, artisans, guerriers --, la place et l'organisation des arts, des sciences et des occupations intellectuelles91 ainsi que la piété des Égyptiens (« c'est surtout la piété des Égyptiens, leur culte des dieux qui méritent d'être loués et admirés »92). A cette enseigne, le rapprochement du Busiris et du Timée de Platon s'avère particulièrement édifiant. Les similitudes qui s'y constatent, notamment quant aux descriptions qui font respectivement des Aiguption Politeia « sont si frappantes, écrit Froidefond93, qu'elles ne pouvaient échapper à un lecteur cultivé du We siècle ». Ces ressemblances s'observent autant pour ce qui concerne le rôle de l'eunomia dans les activités intellectuelles et artistiques94 que dans les considérations sur la valeur prescriptive que le législateur prête à la phronèsis (à ceci près que la philosophie le cède à la mantique95).

87 T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.

88 Isocrate, Busirns, § 11-14.

89 Ibnd , § 22.

Ibid, §15-20.

91 Ibnd, §21-23.

92 Ibnd, §24-29.

93 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

94 Froidefond (op. cit.) note un parallélisme significatif entre les expressions respectivement mobilisées dans le Timée, 24a-b, 24 b-c, 24 c-e et dans le Busiris 15-20, 21-23 11-15.

95 Cf. Platon, Timée, 24c et Isocrate, Busiris, 17.

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Homère, Hérodote, Euripide, Aristophane et Isocrate -- et combien d'autres encore ? --, autant

d' aiguptiaka, autant d'inspirations possibles ou avérées aux passages égyptiens qui figurent chez Platon. Platon reprend, pastiche, renverse ou reconduit explicitement un certain nombre de motifs déjà frayés par ses prédécesseurs. Voilà qui pourrait expliquer l'admirable « facilité [de Socrate] à composer des histoires (logoi) égyptiennes »96. A cet éloge de Phèdre, l'intéressé rétorque qu'au-delà de l'histoire, de l'ornementation, de savoir qui raconte et d'où, l'essentiel du discours consiste dans la vérité de ce qui est dit. Le reste n'est qu'accessoire. Prenons Platon au mot.

Les « philosophes »

En marge de l'ornementation du discours et de ses conditions d'énonciation, de quel fonds doctrinaire est-il question ? De même que l'imagerie, se pourrait-il que des idées typiquement égyptiennes se retrouvent également dans les aiguptiaka platoniciens ? A supposer que ce soit le cas, notre recherche de relais grecs d'une sagesse égyptienne serait mieux avisée de se reconcentrer sur le discours des « philosophes » -- ce terme, intronisé par Pythagore, étant à prendre en son sens étymologique.

La prolifération des passages égyptiens à compter des dialogues de maturité a bien été relevée par Froidefond97, et d'aucuns ont tenté de l'expliquer par l'influence d'Eudoxe de Cnide qui fréquenta l'Académie vers 368 av. J.-C.98 Eudoxe était effectivement de l'entourage de notre auteur ; lui également s'intéressait à la philosophie et particulièrement à l'astronomie99. A telle enseigne que son

96 Platon, Phèdre, 275b.

97 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971, p. 267-268.

98 Date avancée concurremment par J. Kerschensteiner, Platon und der Orient, Stuttgart, 1945 et F. Lasserre, Eudoxe de Cnide, Berlin, W. de Gruyter, 1987.

" La question d'inspirations étrangères venues nourrir la « religion astrale » évoquée par Platon, notamment dans l'Épinomis (à supposer que l'Épinomis fût bien de la main de Platon, et non de son disciple Philippe d'Oponte), a fait l'objet de nombreuses discussions. D'où viendraient ces aspirations ? L'Égypte, que notre auteur célèbre pour son ancienneté, son statut fondateur relativement aux sciences et pour la clarté de son ciel étoilé, est-elle bonne candidate ? Quel rôle accorder à Eudoxe pour ce qui concerne la formation et les idées de Platon en matière d'astronomie ? Contre la thèse de sagesses égyptiennes acquises par la fréquentation d'Eudoxe, E. M. Manasse privilégie celle d'un apport antérieur, d'un apport plus ancien de doctrines chaldéennes (E. M. Manasse, Bûcher über Platon, t. III, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1976). Il retient, contre Festugière, que Platon n'aurait pas attendu Eudoxe pour entreprendre de s'initier aux arcanes de l'astronomie orientale que l'on retrouve en filigrane dans le Timée et dans les Lois. Cette position peut être nuancée à l'aune de certaines convergences qui se constatent entre des théories platoniciennes telles celle de la Grande année cosmique et les computs astronomiques égyptiens, laissant ouverte la possibilité d'une assimilation de celle-ci à la période sothiaque. Sur ces sujets, complexes, et les coïncidences entre ces différents corpus, cf. B. Pierre, « La religion astrale de Platon à Cicéron, dans Revue des Études Grecques, t.

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séjour dans la vallée du Nil aurait pu participer à renseigner sinon à aiguiser l'intérêt de Platon pour l'Égypte. Eudoxe est réputé pour avoir effectué de nombreux voyages, éventuellement d'abord en Perse sous le règne du roi de Sparte Agésilas II. François Lasserre date son premier séjour dans la vallée du Nil aux alentours de 373 av. J.-C100 Cette tradition, douteuse, n'enlève rien aux témoignages plus consistants, faisant valoir qu'il s'y rendit vers -392 pour y demeurer plus d'une année, puis vers - 38-001.Ses relations avec Platon sont en tout état de cause suffisamment amicales pour que ce dernier en fasse son disciple ou son assistant à l'Académie dès -370. La plupart des commentateurs modernes s'accordent sur le point que Platon aurait pu recueillir de précieux renseignements sur par son entremise. Certains, comme J. Kerschensteiner, n'hésiteront pas par conséquent à faire d'Eudoxe l'un des relais platoniciens de la sagesse de l'Orient, et d'une influence déterminante pour l'interprétation de ces mêmes réalités égyptiennes'02

Du témoignage à l'affabulation

Mais au-delà de la seule prise en considération de ce que chacune de ces sources éventuelles aurait pu apporter à Platon concernant sa vision de l'Égypte, il conviendrait de garder à l'esprit que l'inexactitude factuelle de certains témoignages ne saurait être interprétée comme une preuve dirimante de la contrefaçon ni même de la fausseté de ces témoignages. Il apparaît que nombre de voyageurs grecs, et même des plus illustres, s'autorisaient des infractions à la rigueur qu'exige un regard scientifique. Une telle remarque s'applique à notre auteur comme à tous possibles inspirateurs précédemment cités. De manière générale, la multiplication des discours égyptiens (aiguptiaka), les références qui en émaillent la dramaturgie grecque, les indices littéraires semés par Platon même au fil de ses Dialogues témoignent d'un engouement tout spécifique pour les merveilles de l'Égypte. Une égyptomanie qui doit beaucoup à Hérodote, le chroniqueur ayant de par son propre témoignage éminemment contribué à amorcer une certaine appétence des Grecs pour les voyages d'études. Mais tant s'en faut que le pays des pharaons soit seulement à l'étude ; il est aussi et surtout à la mode. De Platon, d'Aristagoras ou d'Hérodote, les aiguptiaka inaugurent un genre littéraire où la part d'affabulation est difficile à distinguer du témoignage réel. Faire le départ entre l'observation et la

65, fascicule 306-308, juillet-décembre 1952, p. 312-350 ; F. Cumont, « Le mysticisme astral dans l'Antiquité », dans Bulletin de l'Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1909, p. 256-286 et A.-S. von Bomhard, Le Calendrier égyptien. Une oeuvre d'éternité, Paris, Periplus, 1999.

100 Fr. Lasserre, Die Fragmente des Eudoxos von Knidos, t. 7, VIII fr. 86 et commentaires, Berlin, W. de Gruyter, 1966, p. 139-143.

101 Selon G. Méautis, Eudoxe de Cnide et l Egypte : contribution à l'étude du syncrétisme gréco-égyptien, Revue de Philologie (RP), n°43, Paris, 1919, p. 21-35. Voir également J. Bidez, Eos ou Platon et l'Orient, Bruxelles, Hayez, 1945, p. 195-213.

102 Platon, Politique, 264b ; Lois et Timée, passim.

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reconstruction, entre l'idéalisation et la comparaison n'est plus chose si aisée tant la fascination apparaît l'emporter sur la neutralité.

Les prémisses de méthodes dont se prévalent les théôroi le cèdent aux charmes de la description lyrique. L'esprit ionien démystificateur, annonciateur d'une nouvelle épistémologie, se mêle à des tendances plus rhétoriques, voire politiques. Notons ceci de spécifique qu'à la différence de leurs manifestations modernes, ces discours sur l'Égypte ne sont pas tant focalisés sur le mystère des hiéroglyphes et de leur signification. La science grecque des VIIIe-VIIe av. J.-C., d'abord ionienne dans ses rapports avec l'Égypte, s'intéresse moins à l'écriture dans son aspect cryptique et hermétique (comme s'y pencheront plus tard les penseurs de l'Antiquité tardive et de la Renaissance) qu'à l'écriture en qualité d'instrument d'accumulation, de transmission et de conservation des connaissances103 L'égyptophilie et l'égyptologie se télescopent. L'Égypte n'est plus comme avec Hérodote un seul terrain d'enquête, de fouilles ou d'investigation ; elle devient une vallée des rêves et une réserve inépuisable de mythologie. Terre d'onirisme, l'Égypte est également, aux yeux des Grecs, un contrepoint et une invite à reconsidérer leur propre civilisation. Les Grecs spéculent des rapprochements avec l'Égypte qui sont autant de manières de se penser, de se connaître et de se critiquer dans le miroir ou par contraste avec l'Égypte.

Nous avons passé en revue un certain nombre de références figurant chez Platon déjà présentes chez ses prédécesseurs et ses contemporains. Des éléments qui n'auraient donc pas eu à chercher de lui-même en terre des pharaons. Ainsi, comme le remarque Luc Brisson, d'accord avec Christian

103 A l'instar de Plutarque qui, sept siècles plus tard, en rapprochant dans le De Iside (354e) les textes hiéroglyphiques des préceptes pythagoriciens, vient renforcer la thèse selon laquelle les hiéroglyphes seraient un langage symbolique que Pythagore aurait tenté, bon an mal an, de transposer au moyen d'aphorismes dans un monde grec dominé par l'oralité. Plotin -- originaire de Lycopolis d'Égypte -- y voyait bien plutôt l'expression d'une « espèce de science et de sagesse, laquelle mettrait la chose sous les yeux d'une manière synthétique, sans conception discursive ni analyse » (Ennéade, L. V, VIII, 6). Cette dernière définition paraît effectivement coïncider avec l' « aspectivisme » de l'art Égyptien, visant à rendre l'essence de la chose plutôt que son apparence par multiplication des points de vue. Un art aux antipodes des audaces mimétiques que Platon dénonçait chez ses compatriotes au nom de la vérité de l'essence (cf. P. M. Schuhl, Platon et l'art de son temps, Paris, Alcan, 1933, p. 12 et 16 et M. Guicheteau, « L'art et l'illusion chez Platon », article en ligne dans Revue Philosophique de Louvain, troisième série, t. 54, N°42, 1956, p. 219227). Un art « réaliste » apagogique plutôt que vériste et trompeur. Un art du « schématisme pictural » qui se retrouve dans les « belles figures » de la danse, dérivées des postures des hiéroglyphes anthropomorphes. Un rapprochement serait à explorer entre, d'une part, les idéaux « métaphysiques » de l'art égyptien traduits en schèmata et, d'autre part, la théorie platonicienne des « formes intelligibles ». Cf. à ce propos, l'article de F. Fronterotta, « Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ? Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta, Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, à mettre en parallèle avec l'étude de A. Mekhitarian, La peinture égyptienne, Paris, Skira, 1954, p. 22.

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Froidefond104 et François Hartog105, la très grande majorité des renseignements que donne l'auteur sur l'Égypte semble repris à Hérodote ; « le reste devant faire partie du bagage culturel d'un Athénien cultivé »106. Doit-on pour cette raison exclure toute influence directe de textes ou de doctrines égyptiennes sur la pensée de Platon ? Ce serait faire un pas de trop. Bien d'autres éléments, bien d'autres idées figurent dans les dialogues qui ne se retrouvent nulle part chez les auteurs contemporains ou précédent Platon. Et ce sera précisément l'objet des chapitres suivants -- sur la tripartition de l'âme et le jugement des morts -- que d'en offrir la preuve.

Contentons-nous pour l'heure d'examiner une seconde objection, portant celle-ci sur les difficultés liées à de tels voyages d'études. Un Grec pouvait-il si aisément se rendre dans la vallée du Nil ? Quel type de relation pouvaient entretenir les civilisations grecques et égyptiennes à l'époque de Platon, et comment expliquer -- historiquement, politiquement -- l'état de ces relations ? Où donc un Athénien aurait-il pu s'instruire des doctrines religieuses de l'Égypte pharaonique ; enfin, comment aurait-il pu s'instruire, même en bénéficiant de l'entretien des prêtres, dès lors que confronté à l'obstacle de la langue ? Autant de points qui appellent de plus amples développements. Ce n'est qu'alors ces questions résolues, que nous serons légitime à nous demander quelle trace Platon pourrait avoir laissée de son séjour dans la doxographie de l'époque ; en second lieu, par quels indices ledit séjour se serait signalé à travers ses dialogues ; enfin, de quelle manière il aurait contribué à enrichir et à nourrir la philosophie de Platon ?

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry