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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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b. Les voies de l'injuste

Incriminé par la pesée, l'injuste de chez les Égyptiens, est condamné à voir son « coeur » ib dévoré par la Mangeuse Âmmet6°5 Or, certains textes laissent présager d'un autre sort possible pour les âmes condamnées. La « seconde mort » pourrait donc n'être réservée qu'à une fraction d'entre elles, soit qu'elle se trouvent avoir été supérieurement mauvaise, soit qu'elles se soient rendues coupables de certaines infractions bien spécifiques (conspiration, meurtre, régicide). Les autres âmes, autrement criminelles, seraient promises à la terrible « salle d'exécution » ou « d'abattage » où règnent les « accroupis, les agents de la mort »606. Prospèrent dans cette vallée des larmes différentes catégories de démons chargés de faire appliquer les peines dévolues à chacun. La cruauté et l'imagination de ces entités ne semblent pas connaître de limites, et l'indifférence dont Osiris fait preuve à l'égard des âmes infortunées laisse peu d'espoir quant à sa compassion607. Toutes les méthodes sont bonnes à ces auxiliaires pour neutraliser les méchants, allant de l'emprisonnement aux mutilations en passant par une panoplie de sévices divers et variés608. Osiris n'est pas essentiellement un Dieu bienveillant ; c'est un dieu juste qui punit dans l'au-delà les offenses commises ici-bas. Ici réside peut-être la plus grande différence qui départit les conceptions platoniciennes et égyptiennes de l'eschatologie : le Dieu platonicien ne peut être mauvais. Il n'a pas les passions que lui prêtant Homère. Les souffrances qu'il tolère, il les tolère en vue de l'édification des âmes vouées à se réincarner. Les supplices provisoires châtiant les fautes vénielles ont vocation à supprimer le mal de manière « homéopathique », selon la loi antique du contrapasso. Les supplices éternels qu'endurent les âmes fautives, coupables de crimes imprescriptibles, remplissent toujours dans cette optique une fonction dissuasive. Ils sont, en tout état de cause, « utiles ».

604 Cf. A. Moret, Le rituel du culte divin journalier en Égypte (1902), Paris, Slatkine Reprints, 2007, p. 138-147.

6°5 Cf. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., chap. VIII, § 208: « Le royaume d'Osiris ».

606 P. Barguet, op. cit., p. 188.

607 J. S. F. Garnot, J. Zandee, « De Hymnen aan Amon van Papyrus Leiden 1350 », dans Revue de l'histoire des religions, vol. 153, n° 2, 1958, p. 246-249.

608 P. Barguet, op. cit., p. 168.

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Rien de comparable dans le sort de l'injuste tel que l'appréhendait (dans les deux acceptions du terme) l'Égypte ancienne. Tout est définitif, la seconde mort comme les tourments de la salle d'abattage. Ni mise en scène ni purification. Ni dissuasion, ni rédemption. Une âme damnée doit disparaître ou souffrir seule, dans l'ombre, sans spectateurs, et pour l'éternité. Ce qui, par conséquent, semble manquer à la scénographie égyptienne de la damnation pour concorder précisément avec celle de Platon est la présence d'un « purgatoire » pour amender les âmes ou pour les dissuader de s'adonner au mal. Or, l'existence d'un purgatoire ne se peut justifier que dans la perspective -- si ce n'est d'un pis-aller vers le royaume des morts --, à tout le moins d'une « seconde chance ». Autrement dit, d'une réincarnation ; doctrine qu'aucun écrit sacré, depuis les Textes des Pyramides jusqu'au Livre des morts, n'a jamais mentionné. Pour autant que l'on en puisse juger, les Égyptiens n'ont jamais cru, au cours de millénaires d'histoire et de réformes religieuses, que les âmes défuntes étaient appelées à d'autre vies terrestres. On peut encore prendre la chose par son aspect logique. Ainsi a-t-on pu dire que la réincarnation était dans la pensée de Platon un corrélât de l'immortalité de l'âme. Ceci dans la mesure où si les âmes n'avaient qu'une vie, lors chaque nouvelle naissance verrait l'apparition d'une nouvelle âme ; subséquemment, chaque mort l'intromission d'une nouvelle âme dans le Tartare ou au séjour des bienheureux. Un Platon pythagorisant n'eut pas laissé de faire ses comptes. L'éternité de l'âme sans réincarnation aurait conduit en moins de rien à une saturation problématique des au-delàs. Rappelons, de fait, que même les incurables ne sont pas détruits. H y avait en revanche, à travers la condamnation à l'anéantissement défmitif (la « seconde mort ») que réservaient les doctrines égyptiennes aux âmes les plus détériorés, une solution bien plus économique à ces arias démographiques.

La mort selon Platon n'est pas nécessairement une fm. La mort est « un beau risque », une opportunité pour l'âme qui s'en est montrée digne de renouer avec ses origines divines, ou bien, pour celle qui ne le mérite pas, de s'amender, en subissant dans Tartare « la peine qui lui convient »609 Les âmes coupables ne sont pas vouées à la disparition, mais leurs tourments peuvent être temporaires ou éternels selon la gravité de leur faute. Les fautes vénielles sont sanctionnées par un séjour plus ou moins long dans le Tartare :

[Rhadamanthe] voit [l'âme de l'injuste toute cicatrisée de parjures], et de suite il l'envoie ignominieusement à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée, qu'elle éprouvera les châtiments convenables. Or quiconque subit une peine, et est châtié d'une manière raisonnable, en devient meilleur, et gagne à la punition, ou il sert d'exemple aux autres, qui, témoins des

6°9 Platon, Gorgias, 526b.

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tourments qu'il souffre, en craignent autant pour eux, et s'améliorent. Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir s'expier. Toutefois, même alors, ce n'est que par les douleurs et les souffrances que l'expiation s'accomplit et profite, ici ou dans l'autre monde : car il n'est pas possible d'être délivré autrement de l'injustice.610

Les juges ont ainsi la possibilité de modérer la condamnation ; pour certains dont les fautes peuvent être expiées, la relégation au Tartare n'est que provisoire. La durée de leur séjour est estimée en proportion de la nature et de l'ampleur des crimes perpétrés sur la terre. Platon précise dans le Phédon qu'à l'inverse des âmes pures qui vivent « dans la compagnie des dieux », les âmes « souillées » n'entrent pas l'Hadès61 Cette proscription des âmes impures, reléguées à l'écart des âmes justes, se retrouve à la même époque chez le poète comique Aristophane, lequel évoque un vaste bourbier ou végétaient les criminels en attendant d'être délivrés de leur sort. L'état de l'âme retournée dans l'Hadès pour s'être montrée «négligente, [avoir] mené une vie sans équilibre » nous est décrit dans le Timée comme celui d'un « être inachevé et insensé »612. La République apporte quelques précisions supplémentaires concernant le devenir des âmes impures mais rémissibles devant expier leur faute dans le Tartare613. A ce séjour intérimaire succède une réincarnation, précédée par le choix d'un destin faisant de l'âme elle-même l'unique responsable des nouvelles peines qu'à son insu, elle s'apprête à connaître sous sa nouvelle identité. Cette thèse s'inscrit dans le cadre plus vaste de la pérexistence de l'âme à travers différentes hypostases que Platon récupère probablement des traditions orphiques ou pythagoriciennes614 Si ce lieu d'expiation évoquée par Platon peut être dans une certaine mesure assimilée à la « salle d'abattage » égyptienne, le parallèle s'arrête là où commence la réincarnation. Celle-ci, nous l'avons dit, n'est pas présente dans les textes égyptiens : le mort est mort, ne vit qu'une fois et n'a qu'une vie.

Il n'a qu'une vie, mais pas nécessairement qu'une mort. Si chez les Égyptiens, la première mort fait entrer le défunt au royaume d'Osiris, la seconde mort détruit son âme et le condamne à l'anéantissement définitif. L'injuste se voit condamné à être livré en pâture à la déesse Ammet qui se tient près de la balance. Figurée par un monstre chimérique, elle dévore l'âme du criminel, lui

610 Platon, Gorgias, 525a-b. 61 Platon, Phédon, 80e-81d.

612 Platon, Timée, 44c.

613 Platon, République, L. X, 614a-621a.

614 Platon, Phédon, 72a-73a.

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infligeant ainsi cette fameuse « seconde mort » qui correspond à sa disparition615 Or s'il n'y a pas ou ne semble pas y avoir chez Platon, annihilation totale de l'âme des criminels, la gravité des fautes peut toutefois entraîner la perpétuité exemplaire des supplices infligés dans le Tartare. Ainsi Platon assigne-t-il aux juges dans le Gorgias, en sus de la fonction de juger de l'innocence ou de la culpabilité de l'âme, la tâche de décider en cas de culpabilité si l'âme est rémissible. Lorsqu'un coupable « tombe entre les mains de ce Rhadamanthe [...] il le relègue au Tartare, après lui avoir mis un certain signe, selon qu'il le juge susceptible ou incapable de guérison »616. A ceux qui n'en sont pas capables, « qui ont commis les derniers crimes, et qui pour cette raison sont incurables », Platon réserve un autre sort, autrement plus profitable aux autres âmes que l'annihilation pure et simple. Il condamne ces coupables au supplice éternel en sorte que leurs tourments, s'ils ne leur profitent directement, aient une valeur d'exemple et fassent jurisprudence pour dissuader quiconque de s'adonner à l'injustice :

Leur supplice ne leur est d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais il est utile aux autres, qui contemplent les tourments douloureux et effroyables qu'ils souffrent à jamais pour leurs crimes, en quelque sorte suspendus dans la prison des enfers, et servant tout à-la fois de spectacle et d'instruction à tous les criminels qui y abordent sans cesse. Je soutiens qu'Archélaüs sera de ce nombre, si ce que Polus a dit de lui est vrai, ainsi que tout autre tyran qui lui ressemblera. Je crois même que la plupart de ceux qui sont ainsi donnés en spectacle sont des tyrans, des rois, des potentats, des politiques. Car ce sont eux qui, à cause du pouvoir dont ils sont revêtus, commettent les actions les plus injustes et les plus impies.617

Ainsi le mal doit-il toujours servir au bien. Force est alors de constater que si Platon a pu s'inspirer de l'eschatologie égyptienne pour envisager la destinée des âmes damnées et des âmes justes ; si l'on retrouve effectivement dans les dialogues, en sus de cette bifurcation, un second embranchement déjà envisagé dans le Livre des Morts permettant aux âmes justes de se réaliser dans la contemplation divine à un plan supérieur, il réforme néanmoins la conception égyptienne en déniant l'anéantissement définitif de l'âme et en conditionnant l'accès à la béatitude un procès de purification devant s'étendre sur plusieurs cycles d'existence. Le parallèle, à l'exclusion de ces menues divergences pour l'essentiel comptable de traditions orphiques ou pythagoriciennes, demeure néanmoins frappant. Assez pour nourrir substantiellement la somme des arguments qui permettraient d'authentifier à nouveaux frais un réinvestissement platonicien de doctrines égyptiennes.

615 Cf. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., chap. VIII, § 221: « Le voyage du soleil dans le monde souterrain ».

616 Platon, Gorgias, 526b--d.

617 Platon, Gorgias, 525b--d.

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L'âme en question

D'autant que la représentation de l'âme séparée du corps que Platon décrit dans le Phèdre 618 a beaucoup en commun avec sa figuration égyptienne. Ce qui se rapproche le plus de l'âme dans l'anthropologie religieuse égyptienne consiste dans le ba, un principe spirituel qui n'apparaît qu'à la mort du défunt. Ce ba se manifeste iconographiquement sous l'apparence d'un oiseau anthropocéphale.

Le ba sur le corps momifié dans son sarcophage619

Or, il est fort possible que Platon, pour sa composition du Phèdre, ait gardé à l'esprit la représentation orphique ou pythagoricienne de l'âme, pouvant elle-même être inspirée de traditions égyptiennes, ou bien l'ait emprunté directement aux représentations observées en Égypte. Nous avons peu d'informations concernant la figuration que les orphiques ou les pythagoriciens pouvaient se faire de l'âme. Robert Turcan nous la décrit dans un article daté de 1959 comme celle d'un oiseau à tête humaine prenant son envol. Image qui, selon lui, feraient songer à « ces revenants ailés que les sirènes [étaient] à l'origine »620 tel qu'on les trouve entre autres dans le bestiaire homérique.

618 Platon, Phèdre, 246 seq.

619 Planche extraite du Livre des morts d'Ami. On peut y voir le bâ du défunt s'élever au-dessus de sa dépouille (djet) reposant dans son sarcophage. Il porte au creux de ses serres un anneau « shen », symbole d'éternité.

620 R. Turcan, « L'âme-oiseau et l'eschatologie orphique », dans Revue de l'Histoire des Religions (RHR), t. 155, Paris, Armand Colin, 1959, p. 33.

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Sirène et Ulysse Stamnos (480-470 avant JC)

L'association de l'âme-oiseau à la figure de la sirène ne saurait être tout à fait fortuite dans la mesure où le pythagorisme concevait l'âme sous le rapport de l'harmonie621. Or c'est l'harmonie, précisément, à l'harmonie des sphères que Platon associe la figure des sirènes dans le mythe d'Er622.

621 Qu'elle soit mathématique, psychique, cosmique ou politique, la notion d'harmonie paraît avoir été l'une des pierres angulaires des enseignements pythagoriciens. L'harmonie pythagoricienne consiste en un certain rapport de composition d'éléments séparés, lequel est exprimable en termes numériques (-- d'où, par ailleurs, un certain désarroi consécutif à la découverte des « irrationnelles », des rapports non commensurables). Elle s'applique donc à l'âme, convient autant à l'âme qu'à la musique et au cosmos, et permet par là-même de tisser des analogies entre ces différents niveaux de réalité. L'harmonie musicale peut ainsi revêtir une valeur protreptique : elle dispose l'âme à épouser ces rapports de convenance, la met « au diapason » des harmonies cosmiques, et la prépare ainsi à s'affranchir de la matière. Avec ses sept cordes symbolisant les sept sphères cosmiques (où demeurent les sirènes, muses de la mort), la lyre apparaissait comme l'instrument tout désigné pour remplir cette fonction. Un symbolisme qui perdurera au moins jusqu'à Kepler. Sur les résurgences dans les dialogues de Platon des conceptions pythagorisantes de l'âme comme harmonie et sur la pertinence du paradigme de l'instrument de musique, cf. J. Figari, « L'âme harmonie dans le Phédon : une théorie pythagoricienne ? », dans J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne, n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.

622 Ce ne sont plus, avec Platon, les sphères qui « chantent » en se mouvant comme chez les pythagoriciens, mais les sirènes elles-mêmes. Parvenu au-devant des moires, Er aperçoit un dispositif constitué d'un fuseau autour duquel se déploient huit pesons : « Sur le haut de chaque cercle se tient une sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note ; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes, assises à l'entour à intervalles égaux, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes (Platon, République, L. X, 617b-e). La présence de Sirènes accompagnant le champ des Moires pourrait faire référence à l'épisode du « conte à Alcinoos » au cours duquel Ulysse relate sa brève rencontre avec ces créatures ailées (Homère, Odyssée, L. XII, 37-200). Mais à la

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Et c'est bien d'harmonie qu'il est question dans le Phédon, dialogue sur l'âme mettant en scène Socrate délibérant avec des pythagoriciens. Sirènes qu'il associe dans le Cratyle au royaume de l'Hadès623. Et c'est encore cette même image d'oiseau androcéphale que Jamblique néoplatonicien de l'école de Rome, associe à la tétraktys et Proclus624, néoplatonicien de l'école d'Athènes aux âmes incorporelles625. Sophiste du He s. après J.-C., Maxime de Tyr, concède enfin à Pythagore d'avoir été le premier penseur grec -- ce qui ne préjuge rien des sages «barbares » -- à avoir soutenu qu'« une fois envolée, l'âme échappera à la vieillesse et à la mort »626. Qu'il nous suffise, pour l'heure, de retenir cette convergence de vues entre les pythagoriciens pour figurer l'âme séparée du corps, c'est-à-dire

différence des sirènes homériques, les sirènes de Platon ne cherchent pas à égarer, « charmer », « ravir » (dans les deux sens du terme), leurs victimes consentantes pour la conduire à l'« affreuse mort » sans sépulture. Agents de l'harmonie cosmique, les sirènes de Platon ne seraient pas à redouter, mais, au contraire, à imiter. Elles ont en cela une valeur édifiante, incitative, apagogique ; elles fournissent au lecteur l'exemple -- sinon la « forme », l'Idée ou l'archétype -- de l'harmonie auquel il doit se conformer dès ici-bas, dans son existence propre. Manière de dire que l'harmonie cosmique domptée par les sirènes serait à l'harmonie de l'âme ce que la belle jeune fille et l'Idée de Beau. Pour ce qui concerne les divergences d'interprétation philosophiques de la figure mythologique de la sirène chez Homère et chez Platon, cf. Carine Van Liefferinge, « Les Sirènes : du chant mortel à la musique des sphères. Lectures homériques et interprétations platoniciennes », article en ligne dans Revue de l'histoire des religions (RHR), n°4, 2012, p. 479-501.

623 « Affirmons donc que nul ne veut quitter l'autre monde pour revenir ici-bas, pas même les Sirènes en personne, mais qu'un charme les retient enchaînées, elles et tous les autres ; tant sont beaux, semble-t-il, les discours que sait tenir Hadès ! D'après notre thèse, ce dieu est un sophiste accompli, et grand bienfaiteur de ceux qui sont à ses côtés, lui qui, même aux habitants d'ici-bas envoie des biens si nombreux, tant il a là-bas de richesses en réserve ! C'est ce qui lui a valu le nom de Pluton. Que, d'autre part, il refuse de vivre dans la société des hommes, tant qu'ils ont leur corps, et qu'il ne se mêle à eux que quand leur âme est purifiée de tous les maux et désirs corporels » (Platon, Cratyle, 403d-404a). Produs identifie trois sortes de sirènes dans le discours platonicien, selon que ces dernières habitent les espaces ouraniens, le monde terrestre ou le séjour des morts. C'est aux sirènes chthoniennes, suivantes de Perséphone -- par ailleurs responsable de leur métamorphose et, d'après la légende, captive et reine six mois l'année du royaume souterrain -- que songe Produs lorsqu'il réfère à ce passage. Il s'agirait expressément de « celles qui aident à la génération ; [de] celles qui purifient, placées sous le pouvoir d'Hadès » (Produs, Commentaire sur le Cratyle, 167, trad. M. Boissonade, 1820).

624 Successeur de Platon à l'Académie, Produs hérite de son mentor Syrianos, lui-même disciple de Plutarque (fondateur, aux alentours de 380-400 après J.-C., de l'école néoplatonicienne d'Athènes) d'une vision « concordiste » des différentes doctrines, philosophies, théologies en apparence incompatibles. Homère, Orphée, Platon, etc., tous ont leur part de vérité (cf. Produs, Théologie platonicienne, L. I, 5). Tous sont dépositaires d'un fragment de la révélation première ou de la sagesse originelle, jadis intègre, désormais dispersée. Cf. à ce sujet A.-J. Festugière, « Proclus et la religion traditionnelle », dans Mélanges d'archéologie et d'histoire offerts à André Piganiol, vol. III, Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1966, p. 1581-1590 et J. Pépin H. D. Saffrey (dir.), Proclus lecteur et interprète des anciens, Actes du colloque international du CNRS, Paris, 2-4 octobre 1985, Éditions du CNRS, 1987.

625 Cf. à ce sujet l'article de J. Figari, « L'âme-harmonie dans le Phédon », dans J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne, n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008, p. 135.

626 Maxime de Tyr, Dissertations, X, 2, p. 112, 6-8 hobein (trad. J. J. Combe-Dounous, 1802).

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libérée de son tombeau (sèma)627, sous les traits d'un oiseau à tête humaine. Cela étant, quel rôle pourrait avoir joué l'Égypte dans le choix de cette représentation ? Peut-être aucune ; méfions-nous cependant des réponses péremptoires et des jugements hâtifs. Bien des auteurs depuis l'Antiquité ont fait le rapprochement, et ce bien avant nous. Ainsi, sur la question d'éventuelles influences égyptiennes sur la doctrine orphique -- doctrine que pourrait notamment avoir connue Platon --, on ne saurait trop en appeler notre lecteur au témoignage de Diodore de Sicile :

Ainsi, au rapport des Égyptiens, Orphée a rapporté de son voyage les cérémonies et la plupart des rites mystiques célébrés en mémoire des courses de Cérès, ainsi que le mythe des enfers. Il n'y a que la différence des noms entre les fêtes de Dionysos et celles d'Osiris, entre les mystères d'Isis et ceux de Cérès. La punition des méchants dans les enfers, les champs fleuris du séjour des bons et la fiction des ombres, sont une imitation des cérémonies funèbres des Egyptiens. Il en est de même de Mercure, conducteur des âmes, qui, d'après un ancien rite égyptien, mène le corps d'Apis jusqu'à un certain endroit où il le remet à un être qui porte le masque de Cerbère. Orphée fit connaître ce rite chez les Grecs, et Homère en parle ainsi dans son poème : « Mercure le Cyllénien évoqua les âmes des prétendants ; il tenait dans ses mains la baguette magique ». Et un peu plus loin il ajoute : «Ils longent les rives de l'Océan, dépassent le rocher de Leucade, et se dirigent vers les portes du Soleil et le peuple des Songes. Ils arrivent aussitôt dans les prés verdoyants d'asphodèles où habitent les âmes, images de ceux qui ne sont plus». Or, le poète appelle Océan le Nil auquel les Égyptiens donnent, dans leur langue, le même nom. Les portes du Soleil (hélios) sont la ville d'Héliopolis ; et les plaines riantes qui passent pour la demeure des morts, sont le lac Achérusia, situé près de Memphis, environné des plus belles prairies, et d'étangs où croissent le lotus et le roseau. Ce n'est pas sans raison que l'on place dans ces lieux le séjour des morts ; car, c'est là que s 'achèvent les funérailles les plus nombreuses et les plus magnifiques. Après avoir transporté les corps sur le fleuve et le lac Achérusia, on les place dans les cellules qui leur sont destinées. Les autres mythes des Grecs sur les enfers s 'accordent avec ce qui se pratique encore aujourd'hui en Égypte ; la barque qui transporte les corps, la pièce de monnaie, l'obole payée au nautonier, nommé Charon dans la langue du pays, toutes ces pratiques s 'y trouvent. Enfin, on raconte qu'il existe dans le voisinage du lac Achérusia, le temple de la ténébreuse Hécate, les portes du

627 « Certains définissent le corps (sôma) serait le tombeau (sema) de l'âme où elle se trouverait présentement ensevelie ; et autre part, comme c'est par lui que l'âme exprime ses manifestations, à ce titre encore il est justement appelé signe (sema) d'après eux. Toutefois, ce sont surtout les orphique qui me semblent avoir établi dans la pensée que l'âme expie les fautes pour lesquelles elle est punie, et que, pour la garder, elle a comme enceinte ce corps qui figure une prison ; qu'il est donc, suivant son nom même, la geôle de l'âme jusqu'à ce qu'elle ait payé sa dette » (Platon, Cratyle, 400c).

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Cocyte et du Léthé, fermées par des verrous d'airain ; et qu'on y voit aussi les portes de la Vérité, près desquelles est placée une statue sans tête représentant la Justice.628

Ce passage de Diodore, extrait du Livre I, est remarquable à plus d'un titre. Le commenter n'est pas ici notre propos. Notons seulement, pour résumer en quelques mots l'intention de l'auteur, qu'il se livre ici à une attribution générale à la tradition égyptienne des multiples éléments ressortissants aux rites, doctrines et représentations orphiques et homériques de l'au-delà et des cérémonies qui l'accompagnent. Un simple syllogisme suffirait lors à attester que si d'une part Platon avait usé de cet imaginaire orphique, et d'autre part que cet imaginaire soit pour partie tributaire de doctrines égyptiennes, alors Platon -- essentiellement dans le Gorgias, Phèdre et la République -- aurait pu transposer sans le savoir des doctrines égyptiennes. Des doctrines telles que le jugement des âmes629, mais également, par conséquent des images symboliques, comme celle de l'âme-oiseau ; et notre parallèle trouverait alors sous cette nouvelle lumière une légitimation supplémentaire.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault