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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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Conclusion sur le Livre des Morts

Déjà présente en filigrane dans les Textes des Pyramides et dans les Textes des Sarcophages, cette conception du jugement des âmes selon les Égyptiens exposée dans le Livre des Morts fait état d'une galerie de personnages dont l'identité a pu varier au gré des différentes réformes théologiques, mais dont les fonctions associées sont demeurées relativement constantes. Le juge en titre n'est pas le roi Minos comme chez Platon, ou Perséphone comme chez les orphiques, mais Osiris. Ce dieu qui règne sur les morts est également un dieu mort (assassiné par son frère Seth). C'est donc, comme chez Platon, une âme qui juge les autres âmes. Osiris siège dans la salle de la Double-Vérité, flanqué de 42 divinités représentant chacune un nome d'Égypte. Fait significatif, Anubis, le « dieu chien des Égyptiens » invoqué par Platon dans le Gorgias 630, ainsi que Thot, dont Platon cite aussi le nom à deux reprises631 et qui plus est, dans sa prononciation égyptienne, prennent part au jugement. Il y a donc, comme chez Platon, un juge en titre et deux assesseurs.

628 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 96, 2, trad. F. Hoefer et A. Delahays, 1851. Edition numérique disponible sur le site http://www.mediterranees.net.

629 Gomperz pointe également des convergences notables entre les conceptions orphiques du jugement des âmes et le mythe égyptien de la psychostasie. Cf. T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique, t. I : Les commencements, trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910.

638 Platon, Gorgias, 482b.

631 Platon, Philèbe, 18b ; Phèdre, 274c-275b.

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Le jugement en question prend en Égypte la forme de la pesée du « coeur » ib (la conscience). Sur un plateau de la balance repose la plume de la Maât, allégorie de la justice et de la loi ; sur l'autre, la conscience du défunt. Comme il en va dans la version de Platon, aucun mortel ne peut se soustraire à l'épreuve ; les âmes sont dépouillées de tous leurs attributs, sont transparentes ; les jugements infaillibles et précédés de confession qui peignent des modèles moraux. Par le procès, le mal est combattu et la justice, la Maât rétablie632. L'âme innocentée dispose alors de deux possibilités au prorata de son degré d'initiation, tandis que l'âme criminelle est définitivement condamnée. La commune représentation de l'âme -- du ba égyptien comme du logistikon platonicien -- sous la figure d'un oiseau anthropocéphale achève de grossir ce flux de convergences. Ce sont en dernier ressort tous les points de doctrines originaux de la psychostasie platonicienne que nous avions précédemment relevés relativement aux traditions qui avaient cours dans le bassin grec (et chez les orphiques, les pythagoriciens, les dramaturges) qui apparaissent coïncider avec les descriptions de la pesée de l'âme telle qu'exposée notamment dans le Livre des Morts.

Nous voici confrontés à un choix décisif : est-il plus rationnel, au regard de cette pluralité d'indices, d'envisager que ces coïncidences puissent s'expliquer par une restitution partielle dans les dialogues de doctrines exposées dans un corpus tel qu'un Livre des Morts, ou bien, en conservant une attitude hypercritique peu généreuse (et sans doute peu féconde), de reverser l'ensemble de ces convergences -- aussi nombreuses, diverses et significatives soient-elles -- au compte d'un heureux hasard ? La fortuité, nous semble-t-il, peut-être postulée jusqu'à un certain point. Ce point, nous l'avons dépassé ; et le séjour probable de Platon en Égypte n'est pas pour conforter la thèse de rencontres accidentelles. Tout dans Platon n'est pas comptable de l'Égypte, mais soutenir l'idée inverse, à savoir que Platon ne devrait absolument rien aux doctrines égyptiennes, nous semble une erreur plus rédhibitoire encore. Plus commune également...

C) Rayonnement littéraire de la psychostasie

La seule consultation d'un Livre des Morts aurait donc constitué pour un voyageur grec une précieuse source de renseignements sur les conceptions égyptiennes du jugement post-mortem et plus généralement, sur le destin de l'âme après la mort. On imagine sans mal quelle utilisation aurait pu faire Platon d'une si riche documentation. A supposer, bien sûr, qu'il en ait disposé. A supposer toutefois qu'il n'ait pas pu consulter par lui-même le précieux document, rien n'interdit de penser que les officiants du temple -- ceux de Memphis ou d'Héliopolis, entre autres, où Platon séjourna -- l'aurait

632 Cf. Jan Assmann, op. cit.

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instruit de son contenu. Plus : toutes les pistes devant être explorées, il serait judicieux de nous demander quels autres textes ou traditions disponibles sur place aurait pu inspirer Platon à défaut d'un Livre des Morts.

Effectivement, bien que le motif eschatologique du jugement se soit répandu dès le Moyen Empire (vers 2000-1800 avant J.-C.), il n'est pas certain pour autant que Platon ait pu accéder directement à des Livres des Morts. Ceux--ci faisaient partie intégrante de la panoplie funéraire, et ces textes sacrés n'était pas destinés à être lus par tous. Si néanmoins les textes n'étaient pas diffusés, la doctrine du jugement était déjà connue dans ses grandes lignes des scribes, des prêtres et autres membres de l'élite, et ce depuis une époque très ancienne. Témoins le Conte du Paysan éloquent, l'Enseignement pour Mérykarê et l'Enseignement d 'Any, le Papyrus d'Ani ; aussi des stèles telle celle de Bah, contemporain d'Amenhotep III (-1350) ou les textes gravés dans le tombeau de Pétosiris grand prêtre de Thot à Hermopolis. Si Platon pouvait lui avoir quelque difficulté à se procurer un Livre des Morts, ces documents étaient en revanche d'un accès tout à fait aisé et bien connu de la plupart des notables égyptiens. H nous faut donc considérer une piste alternative, une documentation qui ne soit pas le Livre des Morts mais qui en restitue les grandes orientations. De même que nous avons, pour le chapitre précédent, sélectionné une documentation balayant l'histoire égyptienne depuis le Moyen Empire jusqu'aux époques les plus proches de celles de Platon, nous avons fait le choix de valoriser ici un corpus témoignant des conceptions égyptiennes d'un jugement des âmes depuis la plus haute antiquité jusqu'à l'époque contemporaine de notre auteur. Nous pourrons constater, en sus des convergences avec les représentations de Platon, combien notable est la continuité entre ces conceptions en dépit d'une si considérable échelle de temps.

Conte du Paysan éloquent

Le Conte du Paysan éloquent est connu des égyptologues sous différents intitulés, parmi lesquelles les Plaintes du paysan, le Paysan éloquent, le Conte du fellah plaideur, le Conte de l'oasien, ou bien encore les Neuf Palabres du paysan volé. H tient sa place au nombre des classiques de la littérature pharaonique du Moyen Empire (2000 à 1800). Ce long ouvrage nous est parvenu sur quatre papyrus : les trois premiers, conservés au musée de Berlin, le quatrième au British Museum633 Le texte entier se déploie sur 430 stances. Or celui-ci établit un lien explicite entre le

633 Papyrus/manuscrits ref. Berlin 3023 (B1), 3025 (B2), 10499 (R1) et British Museum 10274 (également dénommé le « Papyrus Butler 527 »). L'édition de référence est désormais celle de R.B. Parkinson, The Tale of the Eloquent Peasant, Oxford, Griffith Institute, Ashmolean Museum, 1991. Voir aussi, du même auteur, The Tale of the Eloquent Peasant : A Reader's Commentary, Lingua Aegyptia, Studia Monographica 10, 2012.

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comportement terrestre et le sort du défunt dans l'éternité. Il est bien question, implicitement, d'une justice transcendante.

Le Conte du Paysan éloquent a beau avoir bien d'autres titres, aucun ne rend raison de ce qui s'y joue véritablement. En effet, selon N. Dokoui-Cabrera et F. Silpa, le texte met d'abord en exergue la notion de justice fondée par la Maât634 Patrice Le Guilloux souscrit pleinement à cet avis pour qui « si l'éloquence du paysan sert de fil conducteur au récit, elle n'en constitue pas pour autant le but »635 Le but n'est pas de nature rhétorique, mais bel et bien moral et politique : « pour Jan Assmann, poursuit l'auteur, grand spécialiste du sujet, ce texte constitue même un véritable « Traité sur la Maât »636. C'est donc bien la Maât, notion si difficile à traduire en un seul mot, qui parcourt le récit, et devient le point focal du récit lorsque le grand intendant, Rensy va rendre compte au roi de Haute et de Basse-Égypte Nebkaourê de la première supplique. Le paysan, venant tout juste de se faire spolier, a entrepris en effet de se rendre auprès du grand intendant Rensy, fils de Mérou, pour lui faire part de ses doléances. Prudent, ce dernier met en garde les calomniateurs : « prends garde à l'approche de l'éternité »637. L'au-delà apparaît comme le lieu d'un examen moral appelant au châtiment ou à la rétribution. Bien plus, ce sont toutes les catégories sociales que ce jugement concerne et qui sont appelées à suivre cette recommandation. Si en effet le paysan est de basse extraction, n'oublions pas que le texte est avant tout destiné à l'élite dirigeante, aux scribes et aux officiants des temples, dont ceux qu'aurait pu rencontrer Platon.

634 N. Dokoui-Cabrera et F. Silpa, « La rhétorique dans le Conte du Paysan Eloquent ou le Maître de Parole », dans Cahiers caribéens d'égyptologie, n°2, Cayenne, Les Ankhou, février/mars 2006. Pour ce qui a trait à la philosophie sociale et politique qui traverse la littérature des contes, on peut encore se reporter aux analyses de G. Maspero, « Les Contes populaires de l'Égypte ancienne », dans Les Littératures populaires de toutes les nations, n°4, Paris, J. Maisonneuve, 1889. Voir aussi l'introduction de P. Grandet à son édition des Contes de l'Égypte ancienne, Paris, Hachette, Khéops, 2005.

633 P. Le Guilloux, op. cit.

636 Voir, pour la référence croisée, J. Assmann, Maât, l'Egypte pharaonique et l'idée de justice sociale, Paris, Julliard, 1989. Sur le concept de Maât et son évolution dans la littérature des sagesses égyptiennes, cf. B. Menu, Maât, l'ordre juste du monde. Le Bien Commun, Paris, Michalon, 2005 et idem, Égypte pharaonique. Nouvelles recherches sur l'histoire juridique, économique et sociale de l'ancienne Égypte, Paris, L'Harmattan, Droits et Cultures, 2004.

637 Le conte du paysan éloquent, B, 1, 145, dans Contes de l'Égypte ancienne, éd. et trad. P. Grandet, Paris, Hachette, Khéops, 2005. Une traduction française alternative peut être consultée dans G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l'époque pharaonique, Paris, A. Maisonneuve, Librairie d'Amérique et d'Orient, 1949, p. 57 ; voir également ibid., note 60.

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L'Enseignement pour Mérykarê

L'Enseignement pour Mérykarê nous est connu essentiellement par un papyrus hiératique du Nouvel Empire, conservé à Saint-Pétersbourg638. On doit à V. Golénischeff la première publication intégrale. Cette oeuvre littéraire se présente comme un recueil de recommandations que le pharaon Khéty Ier destine à l'éducation de son fils et successeur Mérykarê. Les règnes de Khéty Ier et de Mérykarê, deux rois de la Xe dynastie d'Héracléopolis, s'inscrivent historiquement dans la Première Période intermédiaire (2200 à 2000) ; mais la composition de cette oeuvre, pseudépigraphe, n'est pas antérieure à la XIIe dynastie, voire à la XVIIIe dynastie.

De manière significative, l'Enseignement pour Mérykarê ne fait pas seulement cas d'une justice post-mortem, mais bel et bien d'un tribunal post-mortem. Un tribunal dont les juges sont infaillibles, incorruptibles et inflexibles ; rien ne leur échappe. Ce tribunal qui juge de l'oppresseur, affirme Khéty Ier à l'attention de son fils : « ... sache qu'il ne fléchit pas, ce jour-là où on juge le misérable, à l'heure d'accomplir ce qui est de règle »639 Le terme de « règle » ici mobilisé renvoie aux différentes acceptions -- morale, légale, politique, cosmique -- de la notion de Maât Enfreindre la Maât -- donc la justice morale, légale, politique et cosmique -- c'est s'exposer à tout un catalogue de peines qui, si elles ne sont dispensées dans la vie d'ici-bas, le seront immanquablement par les juges dans l'au-delà. Le pharaon précise encore que si l'on ne peut se soustraire au jugement, on ne peut non plus se jouer de ceux qui le prononcent par des tours de langage. De même que chez Platon, l'homme ignore l'heure de sa mort et aucun artifice ne saurait empêcher qu'il soit jugé sur pièces. Son éloquence est sans effet, toutes les actions apparaissent transparentes. Les actes prévalent sur le langage. Il n'a pour sa défense que l'existence qu'il aura menée ici-bas ; c'est là pourquoi :

Le tribunal qui juge l'oppresseur,
Sache qu'il ne fléchit pas,
Ce jour là où on juge le misérable, à l'heure d'accomplir ce qui est de règle,
Un accusateur qui se trouve être une personne avisée et quelqu'un d'incommode.
Ne compte pas sur la longueur de la vie [litt. « Des années »].
Une existence n'est qu'une heure à leurs yeux [aux yeux des juges].
Dans la condition ou l'homme subsiste après l'accostage [la mort],
Ses actions ont été mises quant à côté de lui.

638 Musée de l'Ermitage 1116 A.

639 Enseignement pour Mérykarê, éd. et trad. dans P. Vernus, Sagesses de l'Égypte pharaonique, 2e éd., « Thesaurus » Actes Sud, 2010, p. 179-213. L'ensemble des extraits de l'Enseignement pour Mérykarê et de l'Enseignement d'Anyutilisés dans ce chapitre est fondé sur la traduction proposée dans cette édition.

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Au demeurant, être là-bas relève de l'éternité.
Celui qui fait ce qu'ils réprouvent est un insensé.
Quant à celui qui les rejoint sans avoir fait de mal, c'est comme un dieu qu'il sera là-bas,
Allant à son gré comme les maîtres de l'éternité.M0

Une stance retient spécifiquement notre attention. A propos du défunt en état d'être jugé, le texte précise que « ses actions ont été mises en tas à côté de lui ». Il s'agit bien ici d'objectiver les crimes en leur donnant une visibilité. L'image retenue dans cette optique et celle du « tas », savoir d'une agglomération d'objets « physiques ». Platon, dans le Gorgias, tout en soutenant la même doctrine, recours à un autre stratagème pour signifier cette objectivation du vice. Le discours est le même, mais diffère par l'image employée :

Quand elle [l'âme] est dépouillée de son corps, elle garde les marques évidentes de son caractère, et des accidents que chaque âme a éprouvés, en conséquence du genre de vie qu'elle a embrassé. Lors donc que les hommes arrivent devant leur juge, par exemple ceux d'Asie devant Rhadamanthe, Rhadamanthe les faisant approcher, examine l'âme d'un chacun, sans savoir de qui elle est ; et souvent ayant entre les mains le grand roi, ou quelque autre roi ou potentat, il ne découvre rien de sain en son âme ; il la voit toute cicatrisée de parjures et d'injustices par les empreintes que chaque action y a gravées : ici les détours du mensonge et de la vanité, et rien de droit, parce qu'elle a été nourrie loin de la vérité ; là les monstruosités et toute la laideur du pouvoir absolu, de la mollesse, de la licence, et du désordre. Il la voit ainsi, et de suite il l'envoie ignominieusement à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée, qu'elle éprouvera les châtiments convenables.'

Les actions de l'injuste pèsent contre lui. Elles déteignent sur son âme et lui ne peut s'en dissimuler. Il devra en payer le prix. En revanche, et toujours en vertu de l'infaillibilité de ces juges et de cette objectivation du mal moral, l'homme juste, l'homme « socratique » dirait Platon, n'a rien à craindre d'eux. L'homme juste n'a pas à s'effrayer du monde des morts. Ici encore, l'Enseignement pour Mérykarê annonce en substance le récit du Gorgias : « Quant à celui qui les rejoint sans avoir fait de mal, c'est comme un dieu qu'il sera là-bas, allant à son gré comme les maîtres de l'éternité » 642.

Ce dont Platon rend compte de la manière suivante :

640 Enseignement pour Mérykarê, trad. P. Vernus, /oc. cit.

641 Platon, Gorgias, 524d-525b.

642 Enseignement pour Mérykarê, trad. P. Vernus, /oc. cit.

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D'autres fois, voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, l'âme d'un particulier, ou de quelque autre, mais surtout, comme je le pense, Calliclès, celle d'un philosophe uniquement occupé de lui-même, et qui durant sa vie a évité l'embarras des affaires, il [Rhadamanthe] en est ravi, et l'envoie aux îles Fortunées.643

Ce qui chez Platon se traduit par l'accès du juste aux îles Fortunées a pour équivalent dans le mythe égyptien la communion du défunt divinisé, transfiguré en astre, avec le créateur. Chaque nuit, d'après Volten644, les âmes des hommes qui auront été bons durant leur vie, parcourent le royaume souterrain avec le soleil dont elles deviennent les compagnons. C'est tout du moins ainsi, selon l'auteur, que doit être interprété ce passage de Mérykarê qui donna bien du mal aux commentateurs :

Lis ce qui concerne les comptes demandés à l'homme devant Dieu, en marche librement vers la place du mystère (= l'au-delà). Quand l'âme vient vers la place qu'elle connaît, elle ne s 'écarte pas de son chemin d'hier. Aucun sortilège ne peut l'en repousser lorsqu'elle a atteint ceux qui répandent pour la libation.M5

Le jugement post-mortem décrit dans l'Enseignement pour Mérykarê décrit donc nombre d'éléments, de circonstances et de détails qui se retrouvent énoncés presque à l'identique dans le récit eschatologique du Gorgias. On ne peut exclure que l'oeuvre ou sa mention par des hauts fonctionnaires égyptiens ait pu constituer une source d'information alternative ou supplémentaire au Livre du sortir au jour pour un Platon séjournant en Égypte. Platon, encore en deuil de la mort de son maître, ne pouvait qu'approuver une telle doctrine rétablissant la vraie justice par-delà les défauts de la justice des hommes, et promettant aux hommes justes une éternité divine. Fort de son expérience et de toute la sagesse acquise au cours de ces voyages, Platon revient ainsi d'Égypte persuadé désormais que son maître, ayant vécu dans la justice, et s'étant sacrifié pour que triomphe la vérité, n'aura fait qu'abandonner d'inexistants avantages terrestres, mensonges «qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici » (comme l'écrivait Paul Valéry), pour une béatitude réelle et éternelle. C'est, sous couvert de la leçon administrée à Calliclès, le véritable sens du mythe de la psychostasie dans l'économie de l'argumentation de Platon. Tout se passe comme s'il venait répondre à la nécessité psychologique, sinon consolatoire du deuil : « c'est une loi, écrit Platon dans le Gorgias, toujours en vigueur chez les dieux, [...] que celui des hommes qui a passé toute sa vie dans la justice et la piété s'en aille, quand il

643 Platon, Gorgias, 526c.

644 A. Volten, Zwei altaegyptische politische Schriften, Copenhague, Levin & Munksgaard, Ægyptologi, 1945, p. 23-25.

645 Enseignement pour Mérykarê, trad. P. Vernus, loc. cit.

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a fini ses jours, habiter les Îles des Bienheureux dans un état complet de béatitude et d'exemption de tous maux »646.

L'Enseignement d'Any

Les égyptologues font remonter l'Enseignement d'Any à la XVIIIe ou à la XIXe dynastie, c'est-à-dire au Nouvel Empire (1550 à 1070 avant J.-C.), période durant laquelle les Livre des Morts connurent un grand succès, se diffusèrent et fixèrent leurs canons. Ce qui laisse envisager que le fond religieux de cet Enseignement devait être au plus près de la doctrine officielle. Ainsi l'Enseignement d'Any ne laisse-t-il pas de s'émailler de références et d'allusions complices aux croyances eschatologiques qui sont délivrées. Des allusions suffisamment elliptiques pour nous laisser penser que le lecteur savait de quoi il retournait. Sa transmission fut assurée par le truchement d'une vingtaine de manuscrits dont la version la plus complète est actuellement conservée au musée du Caire. 11 s'agit du fameux «papyrus de Boulaq », variante thébaine datée de la XXIe dynastie. D'autres versions, plus lacunaires, nous sont connues, telle celle du « papyrus Chester Beatty » du British Museum (XIXe dynastie) ou encore celle du papyrus n° E 30144 du musée du Louvre (XXe dynastie). Une dizaine d'ostraca de l'époque ramesside, en outre, en conservent des extraits. Quant au « papyrus de Boulaq » lui-même, il s'agit sans nul doute d'une des plus belles réalisations de cette époque, mais aussi l'une des plus intéressantes pour le sujet qui nous concerne.

Pseudépigraphe, l'Enseignement d'Any empreinte à la scénographie classique des oeuvres de sagesse. Any s'adresse à son fils afin de lui dispenser une somme de recommandations pratiques en vue de son entrée en responsabilité dans la vie civique. Son propos général aborde la plupart des thèmes incontournables de la tradition sapientiale : respect du supérieur et de la hiérarchie, nécessité de prendre femme, de fonder un foyer, de respecter les rites, de préparer sa tombe ; à quoi s'ajoute l'apologie du scribe et de l'écriture. Plus intéressant ceci que l'Enseignement d'Any insiste particulièrement sur la stabilité et sur l'incertitude de la condition humaine face à la volonté divine ; une thématique qui ressortait déjà avec une acuité particulière dans les Enseignements d'Aménénopé 647. Perce le thème de la mutabilis mundi, du monde fluctuant, royaume de l'incertain, opposé à l'éternité de l'empyrée des dieux, de la même manière que Platon concevait le séjour des mortels sous son aspect sensible comme image grevée et déformée par la matière des vérités intelligibles. Mais il y a plus. L 'Enseignement d'Any fait davantage que dispenser des conseils pour la vie terrestre ou déplorer sa mutabilité ; il envisage encore le moment du trépas et l'exigence d'y être préparé :

646 Platon, Gorgias, 523b. 64' Cf. Chap. II.

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Prépare-toi de la même façon ! Quand l'ange de la mort viendra pour te prendre, qu'il te trouve prêt à aller vers ton lieu de repos, en disant : voici quelqu'un qui s'est préparé avant ton arrivée. Mais il ne dit pas : « je suis trop jeune pour que tu me prennes ! » Car tu ne connais pas ta mort. Elle s 'empare de l'enfant qui est dans le giron de sa mère comme de celui qui est d'un âge avancé 648

Que signifie être «prêt » pour sa mort pour l'homme qui ne connaît pas l'heure de sa mort ? Rien autre chose qu'avoir mené une vie juste susceptible de l'ouvrir les portes de l'éternité. C'est bien là l'essentiel ; et l'essentiel était bien là l'enseignement du Socrate de Platon. Le même enseignement que l'on retrouve, hormis dans les sagesses et les contes égyptiens, dans les nombreux témoignages pieux gravés sur les monuments funéraires.

Le Papyrus d'Ani

Composé à la même époque (XVIIIe dynastie), le Papyrus d'Ani offre une illustration scénographique de la psychostasie telle que décrite au chapitre XXX, B du Livre des morts. Découvert à Thèbes en 1887 par l'égyptologue anglais E.A. Wallis Budge, il se trouve actuellement conservé au British Museum649 Ce document appartient un corpus plus vaste désigné sous le nom de Livre des Morts d 'Ani. Le texte et les vignettes n'étant pas du même scribe, il se pourrait que le Papyrus d 'Ani en soit une interpolation ultérieure. Toujours est-il que le Livre des Morts dont est extraite cette planche évoque à deux reprises le jugement de l'âme, en incipit et en exorde du discours65o

Et c'était la première de ces évocation que se trouve appariée notre scénographie du Papyrus d'Ani, montrant l'intéressé et son épouse courbés en signe d'humilité devant une balance où sont suspendus deux plateaux. Par le truchement de la balance, le jugement acquiert une objectivité mathématique qui ne peut être contestée. Sur le premier, à gauche, est déposé le « coeur » d'Ani, le siège de sa conscience (ib) ; sur le second, à droite, repose la plume d'autruche symbole de rectitude morale, de justice et de loi : elle se lit Maât. Les deux plateaux sont ici parfaitement équilibrés, signe qu'Ani fut un homme juste et passe l'épreuve avec succès. H ne sera donc pas livré en pâture au monstre chimérique représenté à l'extrême droite du papyrus, Ammet la dévoreuse des armes impures.

648 Enseignement d'Any, 17, 11 ; 17, 8, trad. P. Vernus, op. cit., p. 245. Voir également, à titre de comparaison, la traduction de A. Volten, publiée dans Studien zum Weisheitsbuch des Anil, Copenhague, Levin & Munksgaard, Ægyptologi, 1937-38, p. 72-77.

649 British Museum EA 10470.

650 G. Rachet (éd.), Textes et vignettes du papyrus d'Api, Paris, Éditions du Rocher, 1996.

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Au centre de la scène, un Anubis anthropomorphe à tête de chacal s'assure du bon déroulement de la pesée. Patron des scribes et dieu de l'écriture, Thot enregistre enfin les résultats. Comme ce dernier ne constate aucun péché, les juges déclarent le défunt justifié, et autorisé à rencontrer Osiris. A côté de ces personnages actifs et concernés au premier chef par le jugement, 12 dieux assistent ici à la pesée contre 42 dans les autres versions. Il s'agit d'Harmakhis, d'Atoum, Chou, Tefnout, Geb, Nout, Isis, Nephthys, Horus, Hathor, Hou et Sia. L'Apologie de Socrate mentionnait également un certain nombre de demi-dieux assistant au procès en marge des juges officiels65'

La pesée du « coeur » (ib). Chap. 30B du Papyrus d'Ani, British Museum

La scène se poursuit avec la présentation d'Ani conduit par Horus au-devant d'Osiris. Le dieu du royaume des morts et souverain suprême de l'au-delà siège sur son trône entouré de ses soeurs Isis et Nephthys. C'est alors que le défunt lui formule sa demande pour obtenir le statut d'esprit bienheureux (akh).

La Stèle de Bald

D'autre évocation du jugement post-mortem figure sur des monuments funéraires de l'ancienne Égypte, tels que les stèles. S'il faut n'en évoquer qu'une seule, citons celle de Bah, datée du XVe s.

651 Platon, Apologie de Socrate, 41a.

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avant J.-C.652, contemporaine du règne d'Amenhotep III. L'intérêt de ce document consiste en son caractère représentatif Autant sa forme que son contenu s'avère emblématique de la production funéraire de l'époque, et reflète la doctrine commune concernant le sort du défunt dans l'au-delà. La stèle présente ici Bah vêtu d'une longue robe, coiffé d'une perruque et portant la barbe postiche. Son siège, symboliquement situé dans le registre supérieur droit de la stèle, est censé l'élever au-dessus des contingences terrestres des affaires humaines. Il serre contre son coeur un écritoire qu'il tient de la main gauche ; image qui, selon A. Varille, à qui nous devons la traduction reproduite ici, peut être interprétée au sens métaphorique comme une attestation du fait qu' « en toutes ses décisions, Beki sait faire parler son coeur »653 Droiture, franchise et transparence : telles sont les trois vertus rectrices de la confession négative.

652 Soit de la XVIIIe dynastie (Nouvel Empire). Cette datation se fonde sur les similitudes tant stylistiques (formel, épigraphiques) que de contenu (invocations d'Osiris, prières en faveur d'Abydos) qui se constatent entre cette stèle et celles du vizir Ptahmès, du scribe royal Sourere et de l'intendant Sobeknakht ; ce qui laisse à penser que ces quatre documents seraient contemporains. La Stèle de Baki remonterait également, par déduction, au règne d'Amenhotep III.

653 Epigramme funéraire de la stèle de Béki éd. et trad. A. Varille, dans son article « La stèle mystique de Baki », dans BIFAO54, Le Caire, 1954, p. 129-135.

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Stèle de Bah (musée égyptien de Turin, n° 156) 654

654 Photographie, n°156 du musée de Turin. La tablette fut typographiée, traduite et commentée pour la première fois par l'égyptologue français Fr. Chabas (1817-1882), aussi connu pour avoir proposé la première traduction du papyrus Prisse. Ses travaux sur la stèle ont été publiés dans Fr. Chabas, OEuvres diverses, t. V, éd. G. Maspero, Paris, Ernest Leroux, 1909, planche IV et commentaire p. 246-249.

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La confession proprement dite est déployée sur les 15 lignes de texte du registre inférieur. Le défunt en première personne, se livre à son examen de conscience, et se donne en modèle à sa postérité

Je fus un homme droit et juste, exempt de déloyauté, ayant réalisé Dieu dans son coeur, un sage par l'union de ses âmes. Je suis arrivé à cette Sphère en laquelle est l'Eternelle Activité, après avoir fait le bien sur terre. Je n'ai pas provoqué d'affliction. On n'a pas eu à me faire de reproche. Mon nom n'a été prononcé en aucune circonstance abaissante, à propos d'un défaut quel qu'il soit. Je me réjouissais de réaliser le Verbe de Maat, car j 'avais appris à connaître qu'elle est avantageuse à qui la pratique sur terre de la naissance au trépas, et que c 'est une défense solide pour qui parle en son nom, en ce jour où il parvient devant les Membres du, Tribunal qui discernent les volontés accomplies, jugent les dispositions prises, punissent l'homme déloyal et décapitent son âme. Puissé-je être considéré comme un être irréprochable, sans un accusateur, et qu'aucun acte de déloyauté ne me soit imputé devant eux! Puissé-je sortir de là triomphant, en tant qu'élu, parmi les retraités passés à leurs kas !

Je fus un noble qui se complut dans Maat et se prépara aux jugements de la Salle de la Double Maat. J'ai pensé ainsi parvenir à la Nécropole sans qu'aucune petitesse ne s 'attache à mon nom. Je n'ai pas fait de mal contre les humains, ce que réprouveraient leurs Dieux. Mon cycle de vie fut orienté suivant le bon vent afin que j 'atteignisse ma retraite dans de parfaites conditions.

Ecoutez donc ces choses telles que je vous les ai dites, ô vous, tous les humains qui existerez :

Complaisez-vous journellement dans la voie de Maat. C'est un grain dont on ne saurait être rassasié. Le Dieu, maître d'Abydos, s 'en nourrit chaque jour. Faites cela, vous vous en trouverez bien. Vous traverserez l'existence en douceur de coeur jusqu'au moment de rejoindre l'Occident parfait. Votre âme aura le pouvoir d'entrer et de sortir librement comme les Maîtres de l'Éternité qui dureront dans l'avenir aussi longtemps qu'ils ont duré dans le passé. 655

655 Stèle de Béki (lithographie), dans A. Varille, la stèle mystique de Baki, Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale (BIFAO) n°54, 1954, pp. 129-135. Drioton propose une analyse de ce passage à l'occasion de sa « Contribution à l'étude du chapitre CXXV du Livre des morts: "Confessions négatives" », dans Recueil d'études égyptologiques dédiées à Champollion, Paris, 1922, p. 545-564. Sur les sujets plus généraux de la confession négative, de la traduction des règles de Maât dans la vie quotidienne et des implications du jugement eschatologique sur la morale pratique, cf. C. Maystre, « Les déclarations d'innocence », dans Publications de l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO), Recherches d'archéologie, de philologie et d'histoire, t. VIII, Le Caire, 1937, p. 115-117 ; Fr. Daumas, Amour de la vie et

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La Maât -- justice et vérité -- si elle condamne parfois dans le monde d'ici-bas, est le viatique du monde de l'au-delà. Cette vérité qui fit le lit de mort de Socrate, plus soucieux de la dire que d'assurer ses vieux jours, lui aurait donc ouvert les portes des Champs-Élysées. On comprend mieux l'attrait que pouvait revêtir une telle doctrine aux yeux de Platon. Qu'il se la soit appropriée ne serait pas pour surprendre. D'autant qu'elle sert la cause de la philosophie contre la sophistique, c'est-à-dire la rhétorique mal employée, le discours éristique. Une lutte chère à Platon. La discussion qu'entame Socrate avec Calliclès dans le Gorgias ne vise pas autre chose effectivement qu'à démontrer que la justice doit être la règle absolue de nos actions. Il suit de là que la rhétorique doit être subordonnée à la justice et à la vérité, faute de quoi elle se met en dehors de l'ordre social et naturel. Ces ordres consacrant tous deux la justice comme impératif et loi suprême de l'humanité, attachent à son infraction d'irrémédiables rétorsions. De là, et de fil en aiguille, cet épilogue mythologique en quoi consiste le récit eschatologique du jugement des âmes, à l'aune duquel les suites de l'injustice non expiée en ce monde sont renvoyées à un autre où il n'y a plus d'ajournement. A Calliclès qui raille (et met en garde) Socrate contre l'état d'impuissance dans lequel il se mettrait en choisissant, lors d'un éventuel procès, de demeurer plutôt que de paraître juste ; à Calliclès qui argue de l'incapacité dans laquelle il serait mis de se secourir lui-même en choisissant de dire coûte que coûte la vérité, Socrate rétorque qu'il serait beau pour un citoyen d'être mis en une telle position :

... pourvu qu'il ne lui manque pas une chose que tu lui as plus d'une fois accordée ; pourvu qu'il puisse se donner à lui-même ce secours, qu'il n'a aucun discours, aucune action injuste à se reprocher, ni envers les dieux, ni envers les hommes. Car nous sommes convenus souvent qu'il n'y a pas de secours meilleur [...j Aussi bien personne ne craint-il la mort, à moins qu'il ne soit tout-à fait insensé et lâche. Ce qui fait peur, c'est de commettre l'injustice, puisque le plus grand des malheurs est de descendre dans l'autre monde avec une âme chargée de crimes.656

Par où il faut conclure que la rhétorique qui se mettrait en contradiction avec la vérité, quoiqu'elle sauve momentanément son client d'une condamnation fâcheuse, le condamne à bien pis en ne regardant qu'au succès du moment. En conséquence de quoi cette rhétorique dévoyée est à la fois un avilissement pour celui qui l'emploie et s'écarte du chemin de la justice, et une calamité pour celui

sens du divin dans l'Égypte ancienne, Paris, Fata Morgana, Collection Hermes, 1952, p. 106 et idem, « La naissance de l'humanisme dans la littérature de l'Égypte antique », dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 199.

656 Platon, Gorgias, 522c-522d.

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qu'elle prétend sauver. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Manière de raisonnement qu'un pragmatique comme Calliclès devrait être en mesure d'entendre.

Enfin, ce qu'A. Varille désigne comme « le mysticisme de Bah » n'est pas si éloigné de celui pratiqué en vue de la libération par l'homme socratique ou pythagoricien. Comme s'en ouvre l'auteur en conclusion de son article, il se présente essentiellement comme une tension vers la Maât. Tension trouvant dans la vie juste et la conduite morale son contrepoint pratique et sa contrepartie mondaine. Tension impliquant de l'adepte un effort constant de purification dans la vie d'ici-bas, une vertu sans relâche, une soumission parfaite à l'harmonie cosmique (et politique). Tension tout entière orientée par une aspiration à l'absolu « en vue de cet instant de jugement où l'âme se rencontre avec la conscience cosmique »657. Justice et vérité observées quelles qu'en soient les circonstances seront la garantie d'une transfiguration introduisant le juste à une nouvelle étape de sa vie spirituelle.

Épigraphe de Pétosiris

C'est à la Basse Époque (-664 à -332) que nous emprunterons la dernière pièce de notre documentation : la stèle funéraire de Pétosiris. Nos computs détaillés dans le chapitre un nous laissent penser que Platon se rendit en Égypte durant la XXIXe dynastie (-399 à -380). Pétosiris vécut sous la XXXe dynastie ainsi que sous la Seconde Domination perse et le début de l'époque macédonienne. C'est dire qu'à quelques années près, les deux hommes étaient des contemporains. Unanimement reconnu comme une autorité ès matières religieuses, Pétosiris officiait à Hermopolis magna en qualité de grand prêtre du dieu Thot. Précisons néanmoins que cette Hermopolis n'est pas la même que celle -- Hermopolis parva -- évoquée dans le Phèdre, située dans le Delta, et dont on a dit qu'elle aurait pu avoir été visitée par Platon. La renommée de Pétosiris lui valut donc d'être enterré sur le site de Touna el-Gebel, aux alentours de la cité de Thot (assimilé à Hermès ; d'où le nom d'Hermopolis). Sa tombe-temple devint un lieu de pèlerinage et le resta longtemps après sa mort comme en témoignent les nombreux graffitis datant des époques grecque et romaine marquant les murs de la chapelle qu'on avait érigée à l'attention des visiteurs au-dessus de son caveau. Précisément, cette chapelle abritait une stèle funéraire traduisant les conceptions égyptiennes de l'au-delà. Il n'y avait pas 40 ans que Platon était venu en Égypte, 15 ans qu'il était mort lorsque le dignitaire faisait graver ce texte. Un témoignage inestimable détaillant la vision égyptienne du jugement eschatologique, et dont les affinités avec la version qu'en expose Platon dans le Gorgias touchent à leur paroxysme.

65' Stèle de Bakr, trad. A. Varille, op. cit., p. 129-135.

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Thot est ici pour répondre à qui agit. Il ne s 'endort pas sans avoir jugé les choses, que les choses soient bonnes ou mauvaises ; mais il y répond immédiatement et il rémunère tout acte à sa valeur. Quant à celui qui agit mal sur la terre et n'est pas puni pour cela, il sera puni dans l'autre monde devant les seigneurs de la justice ; car c 'est leur horreur qu'on agisse injustement... 658

L'au-delà est la demeure de qui est sans péché. Heureux l'homme qui y arrive. Personne n'y parvient sinon celui dont le coeur est exact à pratiquer l'équité. Là, pas de distinction entre le pauvre et le riche, sinon en faveur de qui est trouvé s 'empêcher quand la balance et le poids sont devant le seigneur de l'éternité ; là, personne qui soit exempt d'entendre prononcer son verdict, quand Thot-Cynocéphale, assis sur son trône, se dispose à juger tout homme d'après ce qu'il a fait sur la terre.659

On croit relire, presque mot à mot, le récit que Socrate faisait à Calliclès à la fin du Gorgias. Troublante et la mention du « Thot-cynocéphale », qu'un Grec aurait loisiblement pu concevoir comme un « dieu chien, dieu des Égyptiens »660. Un dieu qui donc procéderait du syncrétisme idiomatique de Thot (la divinité poliade) et d'Anubis. Platon n'aurait évidemment pas pu consulter un texte postérieur à sa visite ; mais le texte, en revanche, exprime une conception dans des termes que l'on peut considérer comme normatifs alors dans les clergés de Thot ; et rien n'interdit de penser que Platon, pour peu qu'il se soit entretenu avec un officiant du temple d'Hermopolis parva, y ait eu accès pour en recueillir la matière propre à l'édification de sa propre vision et de son propre mythe.

Synthèse

Ces différents corpus attirent notre attention sur différents points de doctrine figurant également dans la version du jugement eschatologique exposé par Platon. D'abord, la nature universelle de ce jugement qui ne tient pas compte des catégories sociales661. Ensuite, le fait que l'heure de notre mort

658 « Inscription de la tombe de Pétosiris », éd. et trad. G. Lefebvre, dans Le Tombeau de Pétosirns. Part. I : « Description », Le Caire, Institut français d'archéologie orientale, 1924, p. 111.

659 « Inscription de la tombe de Pétosiris », trad. G. Lefebvre, op. cit., p. 136.

660 Platon, Gorgias, 482b.

661 Tous les hommes sont égaux devant Osiris (cf. A. Philip-Stéphan, Dire le droit en Égypte pharaonique. Contribution à l'étude des structures et mécanismes juridictionnels jusqu'au Nouvel Empire, Paris, Safran, 2008. Une exigence d'isonomie sur laquelle insiste Platon, et qu'il met à l'actif de Jupiter, sommant dans le Gorgias « qu'on les juge entièrement dépouillés de ce qui les environne, et qu'à cet effet ils ne soient jugés qu'après leur mort [...] séparés de tous leurs proches [...] de sorte que le jugement soit équitable (Platon,

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ne dépend pas de nous ; ce qui dépend de nous est en revanche le genre de vie que nous menons. Cette vie n'est rien au regard de l'éternité, mais elle est tout, en tant qu'elle détermine à quelle éternité nous sommes promis. Appert ici une nouvelle convergence de vues avec le discours de Platon. Des divergences n'en existent pas moins, mais celles-ci relèvent davantage de la forme que du fond. Si le défunt est mis à nu dans les deux cas, Platon signifie l'objectivité des juges par le fait qu'ils sont des âmes sans corps et que leur âme n'est donc en rien troublée par le corps ; l'Égypte ancienne recourt à un instrument de mesure, à la balance, dont la neutralité fait l'objet d'un contrôle d'huissier : Anubis vérifie les poids. Pour imager la transparence des âmes, la version égyptienne de la psychostasie parle d'actions mises en tas à côté du défunt lorsque Platon évoque des âmes stigmatisées par leurs mauvaises actions662, couvertes des cicatrices laissées par l'injustice.

En dernière analyse, à comparer la doctrine égyptienne révélée par le Livre des Morts et par cette documentation connexe aux éléments typiques en Grèce du récit de Platon (ignorance où sont les hommes de leur mort, trinité et omniscience des juges, traces indélébiles que laissent les actes dont on ne peut se débarrasser, destins des morts, divinité et immortalité de l'âme, dimension initiatique, etc.) on s'aperçoit que bien trop d'éléments convergent pour ne pas inciter à voir la psychostasie selon Platon, sinon comme une transposition, du moins comme un amalgame entre d'une part, les traditions orphique ou pythagoricienne et, d'autre part, la tradition égyptienne telle qu'elle était enseignée dans les temples et bien connu des prêtres égyptiens. En gardant toujours à l'esprit que les premières (les inspirations orphiques ou pythagoriciennes de Platon) pourraient déjà s'inspirer des secondes (les doctrines égyptiennes).

Toute la pensée platonicienne se retrouve en effet de manière frappante dans le corpus que nous venons d'examiner ; toute l'originalité doctrinale du jugement souterrain ôté de son revêtement grec. Si l'habillage se veut donc hellénique, la doctrine même est égyptienne. Une telle sagesse était effectivement diffusée parmi les Égyptiens cultivés jusqu'à une époque très tardive. H n'y a pas lieu de s'en étonner. A supposer que Platon soit allé en Égypte, à Saïs, Memphis ou Héliopolis, il n'aurait sans doute pas manqué de s'entretenir avec les prêtres et fonctionnaires locaux de ces questions qui lui tenaient à coeur, que ce soit de la justice qui traverse son oeuvre, ou du sort réservé aux morts dans l'au-delà. Le philosophe en deuil venait effectivement de perdre son maître Socrate et le destin de ce dernier, l'iniquité de son jugement ne lui était pas indifférents. C'est en Égypte, au contact des prêtres

Gorgias, 523e). Loin d'être un avantage ou un passe-droit, le pouvoir peut se révéler la pire des choses pour le prévenu dans la mesure où cette « puissance d'agir » -- également pouvoir de nuisance -- lui garantit toute latitude pour se livrer à l'injustice. Humble berger de Lydie, Gygès, sans son anneau, ne serait pas devenu le régicide qu'il est (Platon, République, L. II, 359b-360b).

662 Platon, Gorgias, 524d-525b.

ou bien directement des textes que se serait alors élaborée et cristallisée dans ses grandes lignes sa conception du jugement des défunts. Jugement qui répondait idéalement à son désir de voir le juste, en fm des fins, récompensé, et l'injuste châtié.

Platon ne doutait pas de ce que l'âme fut immortelle ; ce qu'il tenta, mais sans y parvenir vraiment, à démontrer dans le Phédon qui met en scène les derniers instants de Socrate. Que l'âme s'éteigne avec le corps ne serait pas un mal ; qu'elle lui survive, pourvu qu'elle ait vécue dans la justice, et sa félicité eût été garantie au-delà de toutes ses espérances : «c'est une belle et sublime expérience à tenter» (Phédon, 114d). Relativement à cette seconde option, si l'on en juge à la thèse de la migration des âmes et de leur purification après la mort que l'auteur développe à l'occasion de trois mythes liminaires, à la fm du Gorgias (523a seq.), de la République 663 et du Phédon 664, il ne fait aucun doute que telle était effectivement la conviction de Platon. Et c'est armé de cette conviction que Platon, si l'on souscrit à notre thèse, entame ses pérégrinations qui devront le conduire à rencontrer les prêtres de la terre des pharaons. Il s'initie là-bas aux doctrines égyptiennes du jugement eschatologique qui le confortent et parachève de cristalliser son système de pensée ; il recueille en Égypte une variété d'idées et de concepts qu'il restitue à son retour dans ses dialogues, dont le Gorgias. Le Gorgias marque ainsi un tournant dans la pensée de l'auteur. Les dialogues ultérieurs ne cesseront de réaffirmer cette exigence morale de justice indépendamment de l'intérêt ou des inconvénients qui en résultent dans l'existence terrestre.

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663 Platon, République, L. X, 614b seq.

664 Platon, Phédon, 110b seq.

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