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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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Conclusion

Inimaginable, ces belles choses ont disparu, que l'on contemplait hier, Le pays est laissé à sa torpeur comme du lin arraché ! [..] C'est pourtant beau, lorsque les magistrats [prennent] des dignités pour eux-mêmes, et que les routes autorisent les voyages !

Les Lamentations d'Ipouour, vers 1200 avant J.-C.

Nos investigations nous ont permis, sinon d'entériner, à tout le moins d'accréditer une hypothèse passablement féconde pour ce qui concerne la recherche des sources de la pensée platonicienne. Le voyage de Platon en terre des pharaons accroît la probabilité de liens étroits entre certains motifs, notions, idées, présentes dans ses Dialogues et les enseignements métaphysiques ou sapientiaux de l'Égypte antique. Au nombre de ces liens, nous avons excipé ceux afférents à la tripartition de l'âme et au jugement des morts. Non que la tripartition ou le jugement des morts fussent inconnu en Grèce. La tripartition de l'âme avec la typologie qui lui est associée peut avoir des échos chez Pythagore. Le jugement post-mortem mis en avant dans le Gorgias ainsi, du reste, que la plupart des références que fait Platon au sort de l'âme après la mort peuvent là encore avoir des précédents chez les orphiques ou chez les Grecs de l'époque archaïque. Il ne s'y réduise pas. Car s'ils étaient connus des Grecs, ils ne l'étaient certainement pas, cela étant, sous les modalités d'après lesquelles les a théorisées Platon. Or, cette présentation spécifique à Platon reprend précisément tous les aspects et la plupart des éléments de la psychologie et de l'eschatologie religieuse égyptienne. A supposer que Platon ait visité ne serait-ce qu'une « maison de vie » au cours de son séjour, il aurait eu mille fois de quoi trouver les formes de ses intuitions. Mille fois de quoi prêter aux palaïos logos afférents à l'Égypte la puissance du détail ; de quoi forger en connaissance de cause le cadre dramatique des fragments égyptiens constellant les Dialogues : celui du Phèdre, ou du Gorgias, ou du Timée. Ainsi de la forme, de l'imagerie ; ainsi du fond, de la théorie. Le voyage en Égypte marquerait par là-même une étape décisive dans la constitution de la pensée platonicienne. L'auteur aurait tiré parti d'une véritable « immersion ethnologique », pour intégrer à à sa propre philosophie nombre d'idées en provenance des temples égyptiens. H aurait su, pour employer ici les mots de Philostrate, « mêler à ses propres doctrines

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beaucoup de ce que lui avaient dit les prophètes et les prêtres égyptiens, pareil à un peintre qui eût revêtu un dessin d'éclatantes couleurs »665

Si l'on admet avec Whitehead que la philosophie de Platon a exercé une influence déterminante sur la pensée occidentale, et que Platon fut de surcroît profondément influencé par la pensée « barbare », alors c'est toute la philosophie occidentale qui, dans son aube, est imprégnée par la pensée «barbare ». Ce n'est pas trop s'avancé que de considérer que, dès l'instant où les idées ont une histoire, elles ont aussi une géographie. Nous héritons, avec Platon, de conceptions qui ne sont pas toutes imputables à Platon, d'idées qui ne sont pas toutes écloses en Grèce attique. Bidez l'expose ; Dodds l'atteste ; Daumas jette également son pavé dans la mare. Nous contribuons. Une fêlure dans l'argumentaire du « choc des civilisations ». Par où s'esquissent des enjeux autrement plus importants que ceux d'une simple controverse de paternité. L'hypothèse d'influences entre corpus d'origines différentes conduit à reconsidérer sous de nouveaux auspices les relations que pouvaient entretenir différentes cultures par le passé. Des relations qui ne se réduisaient pas, comme d'aucuns le souhaiteraient, à de purs engagements d'intérêt politiques ou contentieux divers. Des relations qui ne s'épuisaient pas en conflits militaires : elles étaient cela ; mais elles étaient bien plus. Ces relations, si nous avons raison de penser que Platon ait pu avoir lié connaissance avec des prêtres égyptiens, furent plus encore l'écrin, la trame et l'occasion de communications philosophiques et scientifiques fécondes. « Patchwork » : un mot bien trop anglais pour dire une si belle chose. Compositions, combinaisons, entrelacements. Quand la fréquentation de l'Autre accouche d'un savoir élargi, d'un accroissement de sagesse ; lorsque la découverte des altérités «barbare », aiguillonné par la « pulsion épistémique» (Freud), agrège une pensée riche, hybride, au carrefour d'influences multiples. Platon, à cet égard, consacre la synthèse. Et qui mieux que Socrate, inapte à engendrer666, pour donner corps à cette synthèse ?

Le caractère « syncrétique » dont sont empreints les dialogues de Platon pourrait ne pas être étranger à la fortune sans précédent qu'ils seraient appelés à connaître. La victoire a mille pères. Littéralement parlant. De là à cette autre conséquence pour ce qui a trait à l'un des plus déconcertants -- et des mieux indurés -- parmi les préjugés de la doxa philosophique. « Miracle grec ». Un thème fort insistant. Invétéré. Vivace, en dépit des travaux précédemment cités. Notons ceci que l'expression trahit déjà sa nature de croyance. Enfonçons le clou : la Grèce est rien moins qu'isolée dans le bassin

665 Philostrate l'Ancien, Vie d'Apollonios de Tyane (217-245 après J.-C), L. I, 2, trad. P. Grimai dans Romans grecs et latins Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1025-1338.

666 « J'ai d'ailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu'on m'a fait souvent d'interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n'ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité » (Platon, Théétète, 150c).

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méditerranéen. Sa force est d'avoir su -- comme, à sa suite, Alexandrie d'Égypte -- agglomérer d'autres matrices d'idées pour constituer ses propres systèmes de pensée667. Le phénomène ne s'arrête pas à Platon ; ne commence pas avec Platon. Il n'y a de « miracle grec » qu'autant que d'intérêt à taire les processus de fond qui ont permis son émergence. « Miracle » ; car c'est précisément par son absence de cause, d'explication, par son absoluité, par la rupture qu'il marque d'avec une réalité qui ne s'y prêtait guère que le miracle, au sens courant, se définit. Renan fut un jalon qui, le premier, en forgea l'expression dans ses Souvenirs d'enfance 668. Pour n'être pas fondée, une telle créance en l'exclusivité hellène de la philosophie antique (donc, au passage, en l'exclusivisme grec de la philosophie grecque) n'en a pas moins bénéficié de puissants relais académiques. Elle ne « prit corps dans les esprits » qu'avec les concours appliqués d'Hegel, d'Husserl et d'Heidegger. Pour peu que l'on y regarde à deux fois, elle apparaît relativement récente. Ce n'est que très marginalement qu'elle s'envisage chez nos ancêtres Grecs. Revenons aux textes (ceux sur lesquels il est de bon ton de jeter un voile pudique) : lorsque les Grecs, ou les Romains, ou les Pères de l'Église, ou même les humanistes de la Renaissance, y discutaient des « prophètes égyptiens », des mages de Perse ou des gymnosophistes (les ascètes nus) indiens, ils les nommaient tantôt sophoi, « les sages », tantôt philosophoi, « les philosophes ». Nous connaissons pléthore de locci grecs de l'époque de Platon qui clament expressément la supériorité et l'antériorité -- soit le primat et la primeur -- philosophique des Barbares sur les Grecs. Ces déclarations de foi procèdent évidemment de l'exagération. Et elles non plus ne sont pas exemptes de visées rhétoriques. Mais cet excès dans l'autre extrême n'en manifeste qu'avec plus d'efficacité l'ampleur de l'inversion qui eut lieu entre temps. C'est assez dire le chemin parcouru. Les Grecs, en somme, ne se concevaient pas comme nous les concevons. Les Grecs ne se percevaient pas comme nous les percevons ; ou, pour reformuler, les Grecs ne se regardaient pas comme nous nous regardons nous-mêmes : en rupture radicale d'avec le « contrepoint barbare ».

Il n'est, dans le même ordre d'idées, aucun concept de qui n'ait pu desservir autant notre compréhension des phénomènes d'incubation des grandes idées que celui de « génie ». Usons du terme, puisqu'il est attendu, mais n'en soyons pas dupe. Le « génie grec », quoiqu'en dénote le mot, n'est pas d'inspiration divine. Il consiste en un souffle encore inexploré qu'une culture particulière, en un moment particulier, a su traiter à des courants de pensée qui n'étaient pas exclusivement de sa propre chapelle. Il est une inflexion comptable d'une époque, de son épistémê, de son « histoire en train de se faire » ; une inflexion donnée à des doctrines de formes et d'origines diverses, dans des domaines aussi variés que la religion, les sciences, les arts et la métaphysique. Le « génie grec » ainsi

66' Cf. R. Grousset, « Le miracle grec », dossier : « Grèce antique », dans Encyclopédie de l'Agora (portail en ligne, 2012 et Y. Bakiya, Le miracle grec : mythe et réalité, Paris, Éditions Menaibuc, 2005.

668 E. Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Paris, Nelson, 1883, p. 60.

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compris ne doit pas être minoré ; mais sa célébration ne doit pas être hémiplégique. La pensée grecque témoigne d'influences autant que de ruptures, de créations autant que d'incorporations. Elle est le fait d'échanges autant que d'inventions. Nous sommes bénéficiaires de ces échanges ; de créateurs parfaits, nous devenons légataires. «Nani gigantum humeris insidentes », citait Bernard de Chartres, avant d'être lui-même repris par Blaise Pascal, puis de nouveau par Isaac Newton. «Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants ». Rendons hommage à ceux qui nous ont fait. D'où qu'ils soient. Quels qu'ils soient. L'humilité est le ferment de tout apprentissage. La pensée grecque -- les pensées grecques -- ont donc plus en commun avec les doctrines étrangères qu'on a voulu l'admettre ; et certainement plus à gagner qu'à perdre à renouer leur dialogue quelque peu mis à mal avec l'Orient. Qui cherche dans cette voie pourrait mettre la main sur des trésors de paix, et bouleverser profondément notre lecture de l'histoire des idées. Il s'agirait alors, et paradoxalement, moins d'un exil que d'un retour aux sources -- partiel --, mais qui prêterait à la philosophie de nouvelles interrogations. « Retour aux sources », aux sources de la connaissance et de la connaissance de soi. « Gnôthi seautôn »669 : n'est-ce pas aussi à cela que nous invite Platon ?

Limites d'une investigation

Nous avons mis sur pied une méthodologie en deux étapes, consistant en première instance à départir ce qui relevait dans les Dialogues de sources grecques bien attestées (historiens, chroniqueurs, dramaturges, courants philosophiques et religieux) ; puis, en seconde lecture, à confronter les passages résiduels de ces Dialogues -- ceux témoignant d'indices irréductibles à la connaissance grecque -- avec un corpus égyptien. Partant des convergences qui se pouvaient relever entre les locci Aegypti et ces textes en circulation dans la vallée du Nil ; prenant appui sur la forte probabilité du voyage de Platon, nous avons étudié la possibilité que notre auteur ait pu entrer en possession ou, tout au moins, en connaissance des doctrines de l'Égypte par l'entremise des prêtres égyptiens. Doctrines qu'il aurait par la suite réinvesties dans l'horizon de sa propre pensée. Il nous a donc fallu manipuler un certain nombre de documents. « Coller » aux documents. Or, ce qui fait la force de notre étude est également sa principale faiblesse. Précisément, qu'il s'agisse d'oeuvres grecques ou égyptiennes, ne nous sont parvenues que de très rares épaves, vestiges d'un immense naufrage. Dans un cas comme dans l'autre, les pertes sont inestimables. Ceci implique que nous ne saurons peut-être jamais s'il existait en Grèce des ouvrages plus complets relatifs à l'Égypte ; ouvrages qui se seraient perdus, mais supprimeraient dès lors l'intérêt heuristique du voyage de Platon en Égypte (ce qui ne retirerait rien à l'influence possible de doctrines égyptiennes sur la pensée de Platon ; cette influence serait seulement moins

669 Platon, Charmille, 164d ; Philèbe, 48c ; Premier Alcibiade, 124a.

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immédiate). Et combien moins serons-nous à même d'envisager quels ouvrages égyptiens ont pu être traduits et diffusé auprès des Grecs ?

Les pertes de livres depuis l'Antiquité tardive auront été à l'origine d'un effacement considérable de l'héritage des anciens Grecs et plus encore, des Égyptiens. Les causes en sont multiples. On cite principalement, entre la fin du IIIe siècle et celle du VIe siècle, les sinistres accomplis lors des persécutions chrétiennes ou à l'inverse, avec la christianisation de l'empire romain, la mise au ban (et à l'index) des auteurs païens ; l'éclatement de l'empire, l'oubli de la période sombre, etc. On cite encore, et indépendamment, les détériorations consécutives au support d'écriture (quoique la chose soit aujourd'hui des plus controversées), la désuétude de ces supports et leur substitution : passage du papyrus au parchemin, du volumen au codex, usage systématique du palimpseste à compter du VIIe siècle après J.-C. Tant et si bien que la proportion des oeuvres qui nous sont parvenues intègres aux temps modernes s'avère extrêmement faible. Elle laisse à déplorer une perte irréparable de l'héritage culturel de l'Antiquité classique. La plus grande part de ces fragments ont été sauvegardés ou bien grâce aux duplicata datés de la période médiévale et conservés dans les réserves des monastères, ou bien par l'entremise des traducteurs et des commentateurs arabes. Nous connaissons, par les registres des bibliothèques, environ 2000 noms d'auteurs grecs antérieurs au Ve siècle. Parmi ces noms, seuls 253 nous sont connus par leurs écrits, pour la plupart tronqués, de seconde main ou lacunaires. La survivance des collections anciennes s'estime, selon M. H. Harris, à un titre sur mille670. Rapportée à l'ensemble de la période classique, antique et archaïque ; rapportée à la production présumée des auteurs Grecs et Égyptiens, l'ensemble de ces fonds ne représente jamais qu'une fraction dérisoire. Nous avons peu ; mais c'est là tout ce que nous avons.

Toute entreprise portant sur le passé tombe sous le coup de ce que les sociologues des sciences appellent le « biais de survie » : nous ne basons jamais nos déductions que sur les témoignages dont nous sommes légataires ; que sur les oeuvres qui ont survécu à ce passé. Nous inférons de ce a été sur le fondement de ce reste ; et nous ne pouvons mieux faire. La principale limite de notre étude tiendra par conséquent à la rareté des sources dont nous disposons. Toutes nos suppositions se rapportant au voyage Platon en terre des pharaons sont en effet fondées sur la base putative de ce que Platon ne pouvait pas connaître de l'Égypte depuis le continent. Mais de ce que la Grèce, ou l'Italie, ou la Sicile abritaient d'oeuvres relatives à l'Égypte, qu'en savons-nous vraiment ? Le saurons-nous jamais ? Un autre auteur, perdu, aurait-il pu instruire Platon bien plus avant qu'un pèlerinage « sur la route de Memphis » ? A cette question, nous ne pouvons guère répondre dans la prose du Bellay, que : « nul,

670 M. H. Harris, A History of Libraries in the Western World, Lanham, Maryland, Scarecrow Press, 1995, p. 51.

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sinon Écho, ne répond à ma voix ». Consolons-nous en remarquant que ce silence n'est toutefois pas si dirimant pour notre argumentaire qu'il pourrait le sembler. L'existence toute hypothétique d'une source grecque comblant les vides, pour mettre à mal la thèse du séjour égyptien de Platon, n'ébrèche en rien celle de sources égyptiennes à la pensée de Platon. Qu'importe que la chaîne ait chaînon de plus, pourvu qu'elle soit solide. H est aussi, dans les lignées évolutives selon Darwin, bien des chaînons manquants ; ceux-ci ne sont pas rédhibitoires. H faut donc modérer les conséquences pour notre enquête de cette lacune documentaire.

H serait désastreux, à trop prendre au sérieux les impairs intrinsèques à toute audace intellectuelle, de renoncer à entreprendre d'envisager ce que les penseurs grecs ont pu trouver de recrutable dans les cultures du Proche-Orient, et particulièrement dans les trésors des traditions pharaoniques. La possibilité de nouvelles découvertes rendent certes provisoires toutes conclusions que nous pourrions donner à notre exploration. Nous ne faisons qu'empiéter sur un domaine encore peu fréquenté. Aventureux. Peut-être un continent ; et notre carte est bien modeste. H reste encore beaucoup à découvrir, enfoui sous les sables d'Égypte. Nous dressons un état des lieux qui, le cas échéant, appellera d'autres développements, d'autres réformes à venir. Mais n'est-ce pas là le lot de toute méthode que de connaître ses limites ; la dignité de toute recherche que d'appeler sans crainte à sa remise en cause ? N'est-ce pas le propre de la science, sinon de la philosophie, que de ne jamais se tenir pour acquise ; que de sans cesse s'interroger, interpeller ; que de se souvenir, enfin, qu'elle n'est jamais, en ce monde-ci, au fait que de son ignorance ?...

De nouvelles perspectives

Choisir, c'est renoncer. Qu'on s'en réjouisse ou le déplore, la question des inspirations possibles de doctrines égyptiennes sur la pensée de Platon ne saurait s'épuiser en de si maigres analyses. La source est loin d'être tarie. C'est une mine d'or, une pépinière, mais elle est bien trop vaste pour être ici appréhendée en intégralité. Faute de prétendre à l'exhaustivité, nous avons résolu de ne prendre en considération que les dimensions anthropologiques et eschatologiques des « passages égyptiens ». La mise en parallèle des corpus grec, platonicien et égyptien nous a ainsi permis d'apercevoir au cours de notre étude un certain nombre de convergences possibles ne ressortissant pas aux thématiques de la tripartition et du jugement des âmes. Deux perspectives d'approche qui se sont avérées suffisamment fécondes pour transformer notre intuition première -- celle d'une reprise par Platon de doctrines égyptiennes -- en véritable thèse, prouvant incidemment que l'implicite est aussi important que l'explicite pour bien saisir tous les ressorts de la pensée de notre auteur. Il a fallu rogner sur bien des

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convergences qui n'intéressaient pas directement notre propos. Sélectionner, autrement dit, exclure. Nous nous sommes contenté de suggérer des pistes, d'en explorer certaines ; bien d'autres mériteraient de plus amples approfondissement qu'il nous faut ajourner. Ce n'est que partie remise...

Cette ouverture peut être l'occasion pour nous d'envisager quelles pourraient être ces autres perspectives. Une occasion de proposer d'autres orientations de recherche, de présager de ce que pourrait être une étude plus poussée des tropismes égyptiens de la pensée de Platon. Nous pourrions notamment redistribuer ces emprunts supposés en cinq grands axes de recherche, selon qu'ils interrogent :

(a) les conceptions platoniciennes et égyptiennes de l'écriture et de l'oralité671, nous engageant à une confrontation des notions d'anamnèse et hypomnèse sous-jacente dans le mythe de Theuth672 avec celles, analogues, de Sia et de Rekh dans la doctrine de l'Égypte antique673 ;

(b) le statut « éternel » et « immuable » du hiéroglyphe conçu comme vérité première, comme « archétype », « modèle », « essence », mis en rapport avec la théorie platonicienne des « formes intelligibles » connues par l'intellect et de leurs déclinaisons sensibles (question de l'articulation entre idéa et eidôlon, entre être et devenir, etc.)674 ;

(c) l' « aspectivisme » de l'art égyptien ; art protreptique et « réaliste » plutôt que représentatif675 ; art codifié dont les canons inspirent les figures de la danse, forment les corps et les esprits ; un art

fi71 Une question épineuse que celle de la disposition de Platon vis-à-vis de la parole écrite et de la parole orale. Question qui rejoint par d'autres chemins celle des enseignements ésotériques que d'aucuns lui ont attribués ; celle, également, de l'implicite et des messages codés que les dialogues recèlent à l'intention des initiés. Cf. à ce sujet les articles « Dialogue socratique et divulgation de l'incommensurable », dans J.-L. Périllié (dir.), Oralite et Ecriture chez Platon, Cahiers de philosophie Ancienne n°22, Bruxelles, Editions Ousia, 2012 ; celui de M. Vegetti, « Dans l'ombre de Thoth. Dynamiques de l'écriture chez Platon », dans M. Detienne (dir.) Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, Paris, Presses universitaires de Lille, 1988, p. 387-419, et celui de P. Loraux, « L'art platonicien d'avoir l'air d'écrire », dans op. cit., p. 420-455.

672 Platon, Phèdre, 274e-275a. Se reporter au commentaire de J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p. 255-403 (en part. p. 391, n. 8). A mettre en parallèle avec D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995 ; en part. chap. V, §4: « De la parole à l'écrit », p. 154.

673 ibid, chap. V, §1: « Omniscience et connaissance », p. 144 et §3 : « Le savoir de Toth », p. 152.

674 Platon, Banquet, 211a ; Phédon, 75c-d, 78c-79d, 80a, 100a-b, 102b-103a, passim ; Parménide, 128e-130a, République, L. VI, 508b, L. V, 476d-479e, L. VII, 522e-525c ; Timée, 27d-28a, 51a-52a ; Phèdre, 247d-250d, etc. Un exposé plus détaillé sur la teneur et les évolutions de la « théorie des idées » chez Platon peut être consulté dans J.-Fr. Pradeau (dir.), Platon : les formes intelligibles, Paris, Presses Universitaires de France, 2001 et dans idem, L. Brisson, Le Vocabulaire de Platon, Paris, Ellipses, 1998. Voir également l'article de F. Fronterotta, « Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ? Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta, Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.

675 Platon, Sophiste, 265e ; République, L. X, 605c-605e ; Lois, L. VII, 799c, etc. R. Schraerer, dans La question platonicienne. Etude sur les rapports de la pensée et de l'expression dans les Dialogues, Paris,

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manifestant, en somme, la plus grande part des qualités dont Platon déplorait l'absence dans les audaces illusionniste de son approchant grec ;

(d) le système politique égyptien, ses lois et ses limites ; son emploi rhétorique et les ambiguïtés de son utilisation dans le discours platonicien, parfois à titre de modèle, parfois d'anti-modèle. Non moins intéressante est la question de la viabilité et des limites de l'analogie entre la figure du pharaon et celle du philosophe-roi évoqué dans la République 676 et dans la Lettre VII 67, de même que celle de la Justice « médiatisée » par les gardiens678 et de la Maât679 ;

(e) le dossier de l'astronomie, de la « religion astrale »680, de la Grande Année platonicienne (« téléos eniautos »)681, de la palingénésie, du chiffre nuptia1682 et de la parallaxe683 mis en rapport avec la théorie des cycles ; le tout passé au crible des computs calendaires de l'Égypte antique et des croyances qui s'y réfèrent (cosmotélie684, période sothiaque, assimilation des âmes divinisées aux astres, etc.) ; éventuellement aussi, indissociable de ces cosmologies, la question religieuse.

On concevra par ce faisceau d'approches l'amorce d'une entreprise plus ambitieuse pour tenter d'exciper les ferments égyptiens de la pensée de Platon. Entreprise moins conventionnelle, moins attendue ; aussi, moins orthodoxe et par là même plus prometteuse que celles ordinairement conduites. Des points aveugles résistent à l'exégèse traditionnelle ; des ombres épaisses laminent le texte, que seule, peut-être, une relecture à l'aune des doctrines égyptiennes aboutirait à dissiper. Le «phénomène Platon» est loin d'avoir livré tous ses secrets. Bien des surprises -- nous en sommes convaincu -- attendent ceux qui, l'audace aidant, se donneront les moyens d'exécuter ce pas de côté si nécessaire pour renouveler l'étude d'un philosophe qui n'a de cesse de fasciner. L'Égypte de Platon est un continent riche ; et il ne tient qu'à nous de nous en emparer.

Neuchâtel, 1969, p. 167, caractérise ainsi l'art pictural tel que l'aurait envisagé Platon : « Nous pouvons supposer que cette peinture sera plate et que cependant elle représentera son modèle aussi synthétiquement que possible, un peu comme ces fresques égyptiennes figurant un homme "complet" vu de profil et de face ». L'art égyptien a tout d'un art « platonicien ». Voir, à fin de comparaison, A. Mekhitarian, La peinture égyptienne, Paris, Skira, 1954, p. 22.

676 Platon, République, L. V, 473c.

67 Platon, Lettre VIL 326a.

678 Platon, République, L. X, 607b-68b ; Lois L. VII, 799c

679 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit, chap. II, §2 : « L'exercice du pouvoir », p. 61.

680 Platon, Épinomis, 987e-988a. Cf. A.-J. Festugière, Études de religion grecque et hellénistique, Paris, Vrin, 1972, p. 129-131.

681 Platon, Timée, 23d-25a.

682 Platon, République, L. VIII, 546 b-c.

683 Platon, Timée, 59a.

684 Le Livre des Morts chap. CLXXV.

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