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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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c. Achôris

Le règne d'Achôris ne fut pas moins propitiatoire aux Grecs. Pharaon de la XXIXe dynastie, le petit-fils de Néphéritès Ier accède au trône en -392 après en avoir évincé Psammouthis, lui-même

129 Hérodote, L 'Enquête, L. II, 178.

13o J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993. Pour un tracé des principales voies maritimes, infrastructures portuaires et flux d'échanges entre l'Égypte et les pays du bassin méditerranéen, voir également D. Fabre, Le destin maritime de l'Égypte ancienne, Londres, Periplus Publishing London Ltd, Égyptologie Et Histoire, 2004.

131 Une hypothèse étayée par les témoignages concordants de Plutarque (Vies parallèles des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2, 8) et de Grégoire de Naziance (Carmen Liber, I, II, 311). Voir B. Mathieu « Le voyage de Platon en Égypte », dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte (ASAL) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.

132 Platon, Phèdre, 274e-275.

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usurpateur de la lignée officielle, puis règne quatorze ans durant, jusqu'en -378. Rappelons à ce propos que -392 est l'une des datations admises comme l'une des plus probables pour situer le séjour de Platon en Égypte. Platon aurait ainsi été contemporain de cet avènement. Deux ans plus tard, en -390, devant la menace imminente d'un empire réorganisé et bien déterminée à prendre sa revanche, le pharaon contracte avec Athènes une alliance militaire. Alliance dont on décèle des échos explicites dans deux des pièces d'Aristophane : l'Assemblée des femmes133 et Ploutos134, représentées respectivement en 389 et en 388. Des troupes d'élites venues de Grèce grossissent les rangs de l'armée égyptienne, conduites par le général athénien Chabrias qui fortifie durablement les abords de la branche pélusiaque du Nil. La trêve de courte durée. La «paix d'Antalcidas » conclue en -387 avec un général spartiate pour le contrôle des cités grecques d'Asie mineure permet à l'empereur perse Artaxerxès II Mnémon, le successeur de Darius II, de recentrer ses forces sur le front égyptien. La sauvegarde du pays était plus que jamais comptable de l'appui des décisionnaires grecs. De même que Sparte s'était ralliée au perse, Athènes renforce ses liens avec l'Égypte. Le pharaon, dans l'intervalle, rassemble un pays morcelé sous une bannière unique. Ses armées marchent de nouveaux aux côtés des hoplites. L'alliance porte ses fruits ; la menace perse est repoussée. Mais pas anéantie. D'où la nécessité de maintenir vivant cet héritage diplomatique. D'où l'héllénophilie. D'où l'égyptophilie. Et la mesure d'une propagande qui veut faire de l'Égypte une parente de la Grèce, sinon sa préceptrice. Toujours est-il qu'il n'était Grec ou Égyptien à l'époque de Platon susceptible d'ignorer les intérêts profonds qui liaient dorénavant ces deux civilisations.

Les contacts entre les civilisations grecque et égyptienne, établis de longue date, se sont donc renforcés considérablement au temps des rois saïtes de la XXV1Q dynastie, entre 664 et 525 avant notre ère, puis sous le règne d'Achôris (392-378). Les Grecs pouvaient alors arpenter la vallée du Nil en toute sécurité, s'y installer et s'immerger dans la culture locale.

Des theoros se rendaient fréquemment aux temples pour profiter de l'entretien des scribes, consulter les registres ; pour contempler, surtout, les splendeurs architecturales et artistiques de l'Égypte pharaonique. A supposer seulement que Platon ait été parmi eux, il serait difficile d'imaginer qu'il n'en eût fait autant. « Psammétique », « Amasis », « Achôris », autant de pharaons cités dans ses Dialogues. « Naukratis », « Saïs », « Hermopolis », autant de villes qui reviennent fréquemment sous la plume de l'auteur. Platon connaît l'Égypte. Platon fait l'expérience d'une période d'embellie propice aux grandes expéditions. Quoiqu'à tout prendre, si l'on en croit Froidefond135, les dominations

133 Aristophane, Assemblée des femmes, v. 193 sq.

134 Aristophane, Ploutos, v. 178.

135 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

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perses elles-mêmes, de 525 à 401 avant notre ère136, n'auraient pas pu suffire à empêcher les voyageurs, les historiens, les philosophes et hommes d'État grecs de parcourir l'Égypte en toute quiétude. L'atteste avec éclat l'exemple d'Hérodote, qui y séjourne en 450. Cette alternance de résistance et de reprise ne fit, bien au contraire, qu'encourager le rapprochement à la fois politique et militaire des Égyptiens et des Hellènes, confédérés contre l'ennemi commun. L'Égypte attire. L'Égypte fascine. D'espace mythique qu'elle paraissait avec Homère, l'Égypte devient une villégiature de l'écoumène. L'Égypte, à l'époque de Platon, avait cessé depuis longtemps d'être une contrée étrangère pour un Grec. L'Égypte visitée avait conquis son farouche visiteur.

Hellénisation de l'Égypte

La qualité des relations entre Égyptiens et Égéens jette une nouvelle lumière sur l'accueil favorable réservé à Alexandre lors de son entrée en Égypte en -332. L'on ne saurait expliquer la complaisance dont put bénéficier le conquérant auprès de la haute administration sans tenir compte de l'acculturation de long terme, d'une hellénisation graduelle de l'Égypte qui s'était produite en amont137. Les enjeux militaires n'étaient pas étrangers à cette singulière affabilité. On a prétendu que les Égyptiens eux-mêmes auraient voulu complaire à Alexandre dans l'intention de profiter de sa protection contre une prochaine invasion perse. L'histoire bégaie, aurait dit Marx. H aurait donc été question, au-delà de l'entregent, de substituer au pacte avec Athènes l'alliance avec le roi de Macédoine. Raison d'État et mariage de raison ; raison pourquoi les armées d'Alexandre ont rencontré si peu de résistance au cours de leur percée en Égypte. Ce qui permit à son empire de s'étendre en un tournemain jusqu'à la première cataracte du Nil. Les élites grecques et nord-méditerranéennes présentes à cette campagne, pour avoir l'ascendant en matière militaire, ne dédaignaient nullement l'aménité de ce peuple exotique. Ils la leur rendaient bien.

Fidèle à sa réputation, ethnologue averti, Alexandre s'instruit de la coutume et s'y conforme en Égyptien parmi les Égyptiens138. Plutôt que d'imposer ses moeurs, il épouse celles du territoire

136 Cambyse, Darius, Xerxès. Pour une chronique des « dominations perses » et des campagnes de reconquête du territoire par les généraux égyptiens, voir E. Drioton, J. Vandier, L'Égypte des origines à la conquête d'Alexandre, Paris, P.U.F., 1975 et N. Grimai, Histoire de l'Égypte ancienne, Paris, Fayard, 1988.

137 Sur les spécificités de la « conquête » militaire, politique et culturelle de l'Égypte par Alexandre etsur les différents aspects de l'hellénisation qui s'en est ensuivie, voir notamment P. Briant, De la Grèce à l'Orient. Alexandre le Grand, Paris, Découvertes, Gallimard, 1988 ; E. Drioton, J. Vandier, L'Égypte. Des origines à la conquête d'Alexandre, Paris, Presses Universitaires de France, 1938.

138 L'empereur conquérant avait été à bonne école. C'était à Aristote que le roi Philippe II de Macédoine avait confié l'éducation de son fils, faisant ainsi écho à l'idée de Platon selon laquelle puisque les philosophes ne peuvent devenir rois (ou bien seulement dans une cité déjà harmonieuse, mais où la direction des

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conquis. Gage de respect des traditions locales, il sacrifie au dieu taureau Apis et honore sans atermoyer les autres dieux. Une anecdote rapportée par Plutarque -- par suite abondamment reprise et développée pour servir la légende du conquérant139 -- campe l'image d'Épinal d'un Alexandre solennel recevant de l'oracle d'Ammon-Zeus (le syncrétisme est éloquent) l'onction qui lui manquait : le voilà consacré rejeton de la divinité140, et inscrit -- par l'entremise du mythique Nectanebo II141 -- dans la filiation de la famille royale. Tout pharaon est une figure d'Horus ; Horus est à la fois un dieu et une fonction, la fonction régalienne. Le pharaon est donc toujours la même personne, en tant qu'il est toujours l'incarnation d'Horus. Étonnamment flexible, le clergé égyptien ne semble pas avoir nourri trop de scrupules à consacrer un étranger. Moins d'une année après son arrivée, le conquérant aux yeux vairons reçoit officiellement le titre aux portes de Memphis. Autant d'indices qui laissent penser que l'Égypte d'alors était déjà fortement profondément acquise à l'hellénisation.

philosophes serait alors superfétatoire), il convient que les rois deviennent philosophes (cf. Lettre VII). L'enseignement d'Aristote aura sans doute eu des répercussions profondes sur la mentalité du jeune Alexandre, lui communiquant sa soif inextinguible de connaissances et sa disposition à la curiosité philosophique. Il se pourrait qu'il l'ait accompagné au cours de sa campagne en Asie Mineure, en Syrie et en Égypte, entre -335 et -331. Leur relation se serait en revanche drastiquement dégradée quatre ans plus tard lorsque le conquérant fit ordonner l'exécution de son neveu Callisthène d'Olynthe. Cf. à ce sujet la Lettre à Alexandre sur le monde, attribuée à Aristote, trad. M. Hoefer, Paris, Lefèvre, 1843.

139 Pseudo-Callisthène, Le Roman d'Alexandre, trad. G. Bounoure, B. Serret, Paris, Les Belles lettres, 1992.

140 Il se pourrait que la légende repose en vérité sur une méprise habilement exploitée. Plutarque rapporte effectivement que « quelques-uns affirment que le prophète (ndla :le terme de « prophète », aussi présent chez Hérodote et chez Diodore, rend compte aux yeux des Grecs de la fonction de prêtre ritualiste) voulant le saluer en grec d'un terme d'affection, l'avait appelé "mon fils" (Trat6(ov, païdion), mais que, dans sa prononciation barbare, il achoppa sur la dernière lettre et dit, en substituant au nu (y) un sigma (ç) : "fils de Zeus" (Trarç Arbç, pals dios) ; ils (ces « quelques-uns ») ajoutent qu'Alexandre goûta fort ce lapsus et que le bruit se répandit qu'il avait été appelé "fils de Zeus" par le dieu » (Plutarque, Vies parallèles, 46-120). La récupération de cette anecdote à des fins de propagande a notamment été analysée par l'égyptologue français N. Grimai, dans son article « Les termes de la propagande royale égyptienne de la XIXe dynastie à la conquête d'Alexandre », dans Mémoires de l'académie des inscriptions et belles lettres, n°6, Paris, Imprimerie nationale, 1986.

141 Ph. Matthey, Pharaon, magicien et filou : Nectanebo IL Entre l'histoire et la légende, Thèse de doctorat n°759, document en ligne, Université de Genève, 2012.


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Alexandre en pharaon honorant le dieu thébain Amon-Rê - Temple de Louqsor

Égyptianisation de la Grèce

Si donc l'Égypte tient la Grèce en estime, celle-ci se garde bien de mépriser l'Égypte. A l'hellénisation de l'Égypte répondait concomitamment l'égyptianisation de la Grèce. L'introduction de nouveaux cultes venus d'Orient dans la cité d'Athènes était soumise à certaines conditions. La principale contrainte (tacite, mais essentielle) voulait qu'il s'agît d'un culte public, d'un culte fédérateur, et non privé, identitaire et «segmentant ». La religion civile participait de l'éducation du citoyen ; s'y conformer, ne serait-ce que de manière formelle, relevait du devoir politique. Tout culte se devait d'être compatible avec les manifestations, les fêtes et dévotions prescrites par la cité. A la réserve de ces conditions, rien n'empêchait l'implantation de cultes étrangers. Ni même leur incorporation à la religion athénienne préexistante. Une incorporation favorisée par la logique polythéiste, cumulative et pragmatique, grâce à laquelle des éléments d'origines très variées peuvent

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tout à fait cohabiter, voire se fondre dans le panthéon traditionnel142. A rebours des monothéismes stricts, les polythéismes classiques ne sont pas exclusifs et ne requièrent pas nécessairement de « conversion » ou de renonciation aux croyances préalables de la part des fidèles. Qu'un Athénien adhère au culte de Cybèle ou à celui d'Amon n'interdit pas qu'il poursuive d'observer celui d'Athéna, de Zeus ou d'une quelconque divinité locale. Aussi a-t-on maintes fois relevé cet éclectisme religieux des Athéniens, pour nous si insolite, qui n'hésitent pas à s'investir successivement ou simultanément dans plusieurs cultes.

S'il ne fallait qu'un exemple pour illustrer cette logique d'assimilation, citons celui de

l' «Agnostos Theos » décrit par le Pseudo-Lucien143 Il existait dans la cité d'Athènes un temple spécialement dédié à ce « dieu inconnu ». Nous savons par Apollodore, par Philostrate et Pausanias, que cette divinité impersonnelle avait fonction de substitut cultuel. Dieu sans visage, il les arborait tous. Sans nom, il les arborait tous. Privé d'identité, il pouvait remplacer provisoirement tout autre dieu dont on pressentait l'existence, mais dont la personnalité ou la nature ne s'était pas encore fait connaître des Grecs. C'est assez dire la préoccupation constante des Athéniens de n'en offenser aucun par leur silence, quelle qu'en soit l'origine. Une attitude très éloignée des monopoles prescrits par les monothéismes ; exclusivismes qui, par ailleurs, explique en grande partie le refus des premiers chrétiens d'Occident de se soumettre au culte de l'empereur, et la persécution qui résultat de ce refus. Tout autre était donc la disposition des Athéniens envers les cultes étrangers, pour peu qu'ils soient solubles dans l'écosystème local144. De manière générale, un aperçu de la répartition des lieux de cultes dédiés aux divinités égyptiennes en Attique entre le Ve siècle av. J.-C et le We s. apr. J.-C. permet de mettre en évidence leur multiplicité, leur popularité, et donne une vague idée de leur succès auprès des Athéniens.

142 C'est là, du moins, une thèse soutenue par nombre d'historiens des religions. Voir notamment les conclusions récentes de C. Bonnet, synthétisées dans son article « Repenser les religions orientales : un chantier interdisciplinaire et international », dans C. Bonnet, J. Riipke, P. Scarpi, Religions Orientales. Culti misterici. Stuttgart, Nouvelles perspectives, 2006, p. 7-10. Un constat partagé par A. Lefka, laquelle voit dans cette spécificité l'une des explications rendant raison de la reprise dans les dialogues platoniciens des assimilations marquées par Hérodote entre dieux grecs et égyptiens. Cf. A. Lefka, « Pourquoi des dieux égyptiens chez Platon ? », dans Kernos7, publication en ligne, 1994.

143 Pseudo-Lucian, Philopatris, IX, 14.

144 Or, il n'est pas certain que le « souci de soi », pour reprendre Foucault, l'épistrophê à consonance sectaire (cf. la peinture de Socrate faite par Aristophane dans les Nuées) promue par le philosophe « désengagé des affaires de la cité » le fut ; et l'on pourrait y voir, au-delà de ces causes politiques soigneusement dissimulées, l'un des motifs cachés de son procès. Cf. au sujet des contradictions entre la religion du citoyen et le chamanisme socratique, A. Lefka, « Religion publique et croyances personnelles : Platon contre Socrate ? », article en ligne dans Kernos 18, 2005.

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Carte des sanctuaires « orientaux » en Attique du Ve s. au We s. apr. J.-C.145

Aussi étrange que cela puisse sembler, il se trouve qu'Athènes au cours de son histoire, aurait elle-même encouragé l'implantation de cultes égyptiens. Les documents d'archives des époques classique et hellénistique rapportent sans ambiguïté l'intercession expresse des élites athéniennes en faveur de ces croyances, qu'il s'agisse de leur ménager une place dans le paysage religieux d'Athènes

145 Cartographie extraite de E. M. Thomas, Recherches sur les cultes orientaux à Athènes, du Ve siècle avant j. C. au IVe siècle après j.-C. Religions en contact dans la cité athénienne, vol. 2, en annexes de la thèse soutenue à l'Université Jean Monnet, sous la direction de Y. Perrin et M.-Fr. Baslez, tel-00697121, Saint-Étienne, 2003.

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(ainsi du culte d'Ammon146 au We siècle, d'Isis et de Sarapis au IIIe siècle), ou bien de leur octroyer une reconnaissance, et donc une protection légale (ainsi d'Aphrodite Ourania et d'Isis au We siècle). Légiférer c'est, en partie, légitimer. L'Égypte aurait été bénéficiaire de ce contexte d'ouverture. Un décret accordant l'enktèsis à des marchands de Kition147 nous apprend ainsi que des Égyptiens avaient obtenu le droit de fonder en --333 un sanctuaire consacré à la déesse Isis. L'on se doute bien que cette volonté n'était pas désintéressée. Pourquoi tant de prévenance ? Quel intérêt Athènes pouvait-elle donc trouver à chaperonner l'implantation de cultes étrangers ? Il se pourrait que la réponse à cette question ait moins relevé moins de préoccupations d'ordre « philanthropiques » qu'économiques et politiques. L'intervention des élites dirigeantes d'Athènes s'est chaque fois produite en réponse à un contexte commercial, diplomatique ou politique particulier148. Foucart, au XIXe siècle, ne manquait pas de remarquer dans son étude sur les Associations religieuses chez les Grecs, combien « cette bienveillance hospitalière [à l'égard des dieux de l'Orient] était une nécessité pour une cité commerçante comme Athènes. Pour attirer et retenir au Pirée les marchands étrangers, il fallait bien

146 Platon lui-même, à l'occasion des Lois, se réfère à Ammon (Lois, L. V, 738 b), dieu égyptien qu'il assimile à Zeus. Le personnage de l'Étranger, venu pallier la remarquable absence de Socrate, mentionne ainsi l'orade de Cyrène que venaient consulter les Grecs de tout l'oikouménè. Cf. H.W. Parke, The Oracles of Zeus chap. IX : « Ammon », Oxford, Oxford University Press, 1967, p. 195-241.

147 Attestant cette présence, un discours d'Hypéride, à l'occasion duquel le disciple de Platon s'en prend sans ménagement à un métèque d'origine égyptienne, descendant d'une famille de parfumeurs installée au Pirée depuis trois générations : « Elle arrivait à de pareils résultats [...] avec le concours d'un homme comme Athénogène, un logographe, un pilier d'Agora, et, pour comble, un Egyptien [...] mais cet homme, qui est parfumeur comme son père et son grand-père, qu'on voit à demeure sur l'Agora tous les jours de l'année, qui possède trois magasins de parfumerie, et qui s'en fait présenter les comptes mois par mois, etc. » (Hypéride, Contre Athénogène, 3, trad. G. Colin, Paris, CUF, 1946. Le patronyme fortement connoté de l'intéressé ne celait rien pourtant de son désir d'assimilation. Démosthène, dans sa célèbre harangue contre Midias, fait également une allusion à un métèque au patronyme hellénisé : « Au lieu de s'embarquer sur le vaisseau qu'il [Midias] avait donné, il envoya à sa place un étranger, l'Égyptien Pamphile : pour lui, il resta, et commit dans les fêtes de Bacchus les violences pour lesquelles il est maintenant accusé » (Démosthène, Contre Midias, 163).

148 Le culte du dieu Ammon, dont les orades allaient connaître un succès considérable auprès des Grecs, est ainsi introduit entre la fin du Ve siècle et le milieu du IVe siècle avant J.-C. dans un contexte marqué par l'hostilité de Delphes (et donc de la Pythie, la religion étant, pour Dumézil, l'augment sacré de la fonction régalienne) à l'encontre d'Athènes. Isis et Sarapis -- « Oser(=Osiris)-Apis » devient un glissement phonétique O Sérapis, « le Sérapis » -- sont reconnus officiellement par la cité au cours des années 220 avant J.-C. Athènes menait alors une politique extérieure favorable aux Lagides, et ne laissait pas pour renforcer ces liens d'émettre à leur endroit des signes de bienveillance. Pour ce qui concerne les cultes phéniciens, leur admission dans le paysage religieux d'Athènes serait la conséquence de la puissance commerciale exponentielle des phéniciens installés au Pirée. Les mesures prises par la cité en leur faveur s'expliqueraient donc principalement au regard de motivations économiques et commerciales. Il s'agit moins de considérer la religion comme une variable d'ajustement ou comme un épiphénomène, que de la resituer dans un contexte dont elle est à la fois participante est tributaire. L'introduction et la disparition de cultes est intimement lié aux dynamiques sociales et géopolitiques oeuvrant chez les intéressés.

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leur permettre d'y établir le culte de leur patrie »149. Les élites athéniennes auraient souhaité fixer en Grèce certaines communautés d'origine égyptienne en leur offrant de continuer à pratiquer leur culte. La présence attestée de communautés égyptiennes installées au Pirée est ainsi confirmée par les registres dès la fin du Ve s. av. J.-C.15o

Quoi qu'il en soit des enjeux commerciaux qui ont conduit Athènes à se doter de nouveaux cultes, il n'en demeure pas moins qu'une fois sur place, ces cultes n'ont pas été sans influence sur la culture locale. Les étrangers forment le noyau dur des initiés, mais bien des Grecs se laissent séduire par l'exotisme des mystères. De nombreux Athéniens sont ainsi introduits aux grandes doctrines et coutumes religieuses d'origine orientale. A replacer le phénomène dans une perspective sociologique, force est de constater que l'inscription en Grèce de cultes égyptiens (auquel s'ajoutent des cultes phéniciens, syriens et phrygiens, et les cultures attenantes) n'aura pas abouti à une « religion universelle » comme le présupposait Cumont151 ; pas davantage à une manière de balkanisation communautaire ou spirituelle de la population. Ces cultes restaient, bien au contraire, en perpétuel dialogue avec les traditions locales et leur milieu de réception. Aussi ne trouvera-t-on rien d'étonnant au fait qu'ils se soient peu à peu hellénisés. S'ils ont jamais déteint sur les coutumes préexistantes, ils ont eux-mêmes acquis des traits typiquement grecs, se réformant et se dotant de nouveaux aspects à mesure qu'ils s'ouvraient à la population. Ils se sont adaptés, acculturés, apostasiant chaque fois que de raison les éléments les plus dissonants vis-à-vis de la norme athénienne ; mais tout en conservant une fraction notable, et décisive, du substrat doctrinaire dont ils étaient porteurs. La Grèce accueille l'Égypte avec non moins d'égards que l'Égypte accueillait la Grèce. Tant sa légende que ses ressortissants et ses divinités achèvent de convertir Athènes à une forme d'égyptophilie.

Deux objections préliminaires

Expansionnisme grec, convergences militaires, intérêts politiques, syncrétismes religieux, hellénisation de l'Égypte, orientalisme grec et bien d'autres facteurs concourent en dernier ressort à installer une atmosphère éminemment propice aux excursions studieuses des Athéniens désirant visiter l'Égypte. Ces pèlerinages prisés des Grecs étaient monnaie courante. Platon avait les coudées franches pour se livrer lui-même à de telles investigations (et l'on ne sache pas qu'il s'en soit privé). L'objection d'un hiatus entre Barbares et Grecs ne peut par conséquent être invoquée au détriment de l'hypothèse du voyage de Platon. Cette différenciation ne préjugeait en rien de l'opacité de ces deux

149 M. P. Foucart, Des Associations religieuses chez les Grecs : Thiases, éranes, orgéones, Paris, 1873, p. 131.

150 F. Dunand, Le culte d'Isis dans le bassin oriental de la Méditerranée, vol. II, p. 4-5, 23.

151 F. Cumont, Les Religions orientales dans le paganisme romain, recueil de conférences prononcées au Collège de France, Paris, Leroux, 1929, p. 22.

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cultures. En ira-t-il de même -- pour en revenir à l'étymologie du mot « barbare » -- de celle qui voudrait opposer au dialogue interculturel la frontière de la langue ?

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld