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Sculpture et vidéo, modes de fabrication et présentation : le processus d'une coalescence des formes.

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par Kevin Fouasson
Université Rennes 2 - Master 2 Arts Plastiques 2012
  

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Ce qui lévite et ce qui rampe, ce qui nous élève et ce qui nous abaisse.

Les présences du drapé.

Le drapé est également un des facteurs qui joue en faveur du processus de l'informe. Tout d'abord, dans les sculptures elles-mêmes, les tissus imbibés d'argile sont disposés de façon à former des effets de froissement, de plissement, produisant ainsi des drapés fossilisés. Mais ces drapés figés et tombants évoquent plus la lourdeur et la rude matérialité des matériaux que la légèreté et la grâce. Dans le cas de la projection vidéo, on notera la présence de deux formes de drapés qui se superposent, celui du tissu qui enserre le corps du personnage de la vidéo, et celui de la toile de projection. Alors que le premier apparaît comme l'expression d'une contrainte - le corps est prisonnier de ce cocon -, le second, suspendu en l'air, est plus léger et plus fragile.

L'enveloppement du corps dans l'image vidéo, tout comme les volumes de tissu et d'argile des sculptures, participent de la transformation des figures. Ainsi, « la métamorphose est affaire de draperie [et le drapé aurait alors] le pouvoir de déguiser, de bouleverser l'aspect, de dissimuler l'humain et de faire apparaître l'animalité75. » Mais lorsque, comme avec les sculptures qui évoquent ce que je qualifiais d'un corps retourné comme un gant, ce qui se transforme se trouve être notre propre corps, on comprend que « notre draperie la plus immédiate - notre peau - [se retrouve] mise en demeure de s'ouvrir, de se déplier, de se chiffonner autrement pour nous faire passer à l'informe et à l'inhuma-nité76. »

Il y a donc dans cette installation la mise en relation entre des éléments qui se ressemblent tout en demeurant différents de par leur signifiance. Alors que les drapés de l'écran en lévitation et du personnage spectral de la vidéo nous évoquent une certaine grâce aérienne, fantomatique, presque insaisissable, les lourds drapés des sculptures nous renvoient aux chairs tombantes, à l'informité des tissus, à la déformation de la matière, à l'affaissement des choses, à la flétrissure de ce qui choit.

Dans son livre Ninfa moderna, Georges Didi-Huberman étudie le motif du drapé à travers la figure de Ninfa révélée par Aby Warburg. Il définit ces Ninfa, ou « nymphes », au tout début de l'ou-vrage, comme étant des « divinités mineures sans pouvoir « institutionnel », mais irradiantes d'une véritable puissance à fasciner, à bouleverser l'âme et, avec elle, tout possible savoir sur l'âme77. » Cette figure mouvante78 et drapée, qui apparaît de manière récurrente dans l'histoire de l'art, symbolise pour Georges Didi-Huberman « la « survivance » de ces paradoxales choses du temps, à peine existantes,

75 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard, 2002, p.106.

76 Ibid.

77 Ibid, p.7.

78 « Héroïne impersonnelle de l'aura - ce lointain du temps qui émeut l'événement de nos regards -, elle

se meut constamment entre l'air et la pierre, l'effluve et la paralysie : fuyante comme un vent, mais pâle et tenace comme un fossile. Héroïne démultipliable de l'inquiétante étrangeté, elle nous fait don d' « arrière-ressemblances » où tous les temps, soudain, se mettent à danser ensemble. Et où toutes ses incarnations possibles viennent se

mêler comme en un rêve. » Ibid. p.11.

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indestructibles pourtant, qui nous viennent de très loin et sont incapables de mourir tout à fait79. » Et de cette semi divinité qui semble choir au fil du temps dans les oeuvres, Georges Didi-Huberman en vient à nous parler de son drapé tombé qui se change alors en une forme basse et ignoble, à l'image des guenilles et des peaux écorchées que l'on trouve sur les trottoirs des villes.

Evoquant le Triomphe de Pan de Nicolas Poussin, Georges Didi-Huberman débute son analyse du drapé déchu en mettant en avant deux aspects incontournables de cette figure: le premier lié à sa fonction, celle d'un ornement somptueux pour le corps (en l'occurrence le corps divin), et le second lié à la conséquence de sa chute, qui est d'être réduit à l'état de résidu.

« L'orgie des dieux antiques laisse toujours des restes visibles aux humains arrivés plus tard : ce tas, ce reste central, ce beau chiffon en est un. Troublant pour le destin qu'il fait subir à l'anthropomorphisme: la forme humaine s'est absentée, en effet. Mais elle demeure en suspens - ou plutôt en repli, en rebut -, comme une dernière forme possible pour le désir humain. Quelque chose comme un haillon du temps80. »

Nicolas Poussin

Le triomphe de Pan, 1636, huile sur toile, 138 x 157 cm. National Gallery, Londres.

79 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, op. cit., p.11.

80 Ibid, p.24.

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Et ce drapé tombé au sol, volontairement abandonné par les dieux festoyant, n'est pas sans nous rappeler une autre forme de draperies, délestées elles, malgré la volonté de leur propriétaire; celles du tas de peau pliée dans la photographie d'Eli Lotar que j'évoquais précédemment. Ce résidu sanguinolent, que l'on imagine lourd et compact, ultime témoignage de l'existence de l'animal, est bien loin du drapé léger des nymphes. Et comme l'indique Georges Didi-Huberman, ces « draperies effarantes [...] ne sont plus l' « accessoire en mouvement » pensé comme un supplément de grâce ou l'habillage subtil de la nudité humaine. Elles sont l' « accessoire en mouvement » pensé comme supplément d'horreur: une excrétion interne, viscérale, de la nudité animale dont Georges Bataille sait bien qu'elle impose empathiquement l'image - la hantise anthropomorphe - de notre propre nudité ouverte81. »

Ce cuir de vache, qu'on a trainé et abandonné là, au milieu d'une cour au sol poisseux, tout comme l'étoffe des dieux, se trouve dans un état intermédiaire, déjà mort, déjà déchu, et pourtant toujours identifiable, toujours rattachable à son ancien propriétaire; « encore humain - voir anthropomorphe - et déjà informe. Encore repérable dans sa fonction et déjà ne servant plus à rien. Encore chose déterminée, déjà matière indéterminée82. »

Rejoignant ainsi ce que j'évoquais précédemment au sujet de l'incapacité de l'informe à évacuer totalement la figure humaine; on constate à présent que non seulement ces formes ignobles, ces résidus de nous-mêmes, ces restes de matière, ne font pas disparaître la figure, mais qu'au contraire, ils en témoignent de la façon la plus troublante.

« Bref, la forme du vivant, lorsque mise à mort, accouche de quelque chose qui n'est pas l'informe par simple négation - par simple disparition, par simple privation -, mais l'informe par survivance [...]. Or, dans ce processus, la draperie s'avère partout présente: supplément de grâce dans la figuration humaine, elle devient supplément d'horreur dans l'humaine charogne83. »

Et il en va de même lorsque, dans les sculptures et dans la vidéo j'applique volontairement des procédés d'altération et de recouvrement des formes, celles-ci plutôt que de disparaître, ressurgissent par un effet de survivance84 formelle. Mais cette survie des formes, ce passage de la disparition à la réapparition, ne les laisse pas indemnes. Georges Didi-Huberman nous explique à ce propos que « les choses qui se transmettent dans les survivances deviennent - et reviennent - toujours plus impures85. » Et donc, si la forme fait son retour, elle n'est pourtant plus tout à fait la même, elle se retrouve abîmée par le processus qui l'a façonnée.

On retrouve notamment cette notion du drapé tombé comme reste dans l'installation Les Manteaux de Christian Boltanski, qu'il réalisa dans l'église Santo Domingo de Bonaval en 1995. Tout d'abord, il faut bien constater que le lieu religieux a toute son importance, c'est un lieu autre que le musée ou la galerie, non destiné à accueillir des oeuvres, qui amène le spectateur à penser l'oeuvre

81 Ibid, p.144.

82 Ibid, p.91.

83 Ibid, p.100.

84 « Ce qui demeure d'un ancien état, d'une chose disparue », tiré de l'article « survivance ».

Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.2039.

85 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, op. cit., p.90.

autrement que sous le simple mode du plaisir contemplatif - ce qui a toute son importance dans le travail de Boltanski. Ainsi, en s'éloignant du musée, les installations de Boltanski ne visent pas à « critiquer le système expositonnel mais [à] mettre en exergue le spectateur en tant que créature douée de sensa-tions86. » Et comme nous l'indique Catherine Grenier, « en choisissant la relique plutôt que l'image et le registre de l'émotion plutôt que la réflexion critique, Boltanski réduit au minimum la distance entre l'art et le spectateur. Il ravive ainsi la conception romantique d'un art efficace, qui met son pouvoir suggestif et émotionnel au service d'un bouleversement de l'univers intime du spectateur87. »

Mais la vocation de l'oeuvre de Boltanski ne s'arrête pas à sa simple apparence spectaculaire, les sensations et les émotions du spectateur doivent le mener au-delà des formes et des préoccupations esthétiques.

Christian Boltanski

Les Manteaux, 1995, installation. Eglise Santo Domingo de Bonaval.

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Tel un escadron d'anges tombés sur terre, des vêtements s'étalent sur le sol de manière ordonnée, occupant ainsi toute la partie centrale de l'église. Le contraste est saisissant entre la disposition en rangs disciplinés, tellement humaine, tellement organisée et sage, et les positions grotesques - manches écartées, étoffes bien étalées - des manteaux, comme s'ils venaient tout juste de s'écraser violement sur le sol.

Ainsi disposés, ces manteaux vides, étoffes dégonflées, privées de volume, évoquent la pathétique

86 Nicolas de Oliveira, Nicolas Oxley, Michael Petry, Installations II, l'empire des sens, Londres, Editions

Thames & Hudson, 2003, p.53.

87 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... », Boltanski, Paris, Flammarion, 2009, p.75.

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absence des corps qu'ils sont censés contenir.

Leur absence ne semble pourtant pas ancienne, la position des manteaux témoigne encore des corps - les bras écartés, les têtes tournées dans la même direction -, on serait tenté de les toucher pour constater qu'ils sont encore tièdes de la vie qu'ils abritaient.

Catherine Grenier parle d'une « identification métonymique du vêtement à l'homme », et elle ajoute que « ces tas de dépouilles informes ou organisés nous rappellent les amoncellements d'objets ou de corps de l'univers concentrationnaire88. » Plus que de simples manteaux déposés sur le sol, nous nous trouvons devant des dépouilles d'humanité, véritables cénotaphes89, indices d'une présence, d'un probable mouvement, d'une chaleur des corps à jamais évaporée.

Ainsi, l'oeuvre de Boltanski déclencherait, dans un premier temps, l'empathie des spectateurs, puis de cette empathie, les mènerait vers une forme d'anamnèse. D'abord déstabilisés, sans doute troublés ou même rebutés par ces reliques, ces résidus d'humanité, les spectateurs finiraient par s'identifier, par se reconnaître dans ces manteaux - ou plutôt par reconnaître que ce qui manque, c'est eux. Ainsi, « tous ces éléments concourent à la mise en condition du visiteur, convié à un parcours qui n'est autre qu'un processus de remémoration90. »

Au même titre que les restes d'un saint martyr, ces fripes font office de reliques. Mais là où les ossements vénérés du saint servent à nous faire prendre conscience des souffrances dont il fut victime, les manteaux effondrés de Boltansky ne désignent pas une souffrance en particulier, nous ne pouvons que constater un résultat, l'absence de l'humain. Mais c'est justement ce choix de ne pas pointer une souffrance en particulier qui permet au spectateur d'accéder à un processus d'anamnèse qui lui ait propre. Ces rangées de vêtements informes et sans identité nous renvoient donc à nos propres disparitions, aux restes de nos drames intimes.

Or, cette notion du drapé comme résidu, comme reste ou comme rebut est bien présente dans mon travail. Les procédés successifs d'altération et de recouvrement des formes, tant en sculpture qu'en vidéo, évoqués tout au long de mon développement, donnent bien naissance à des formes abîmées, altérées, que j'ai d'ailleurs qualifiées de proches du palimpseste, et même d'informes. Ces formes là, de par leur aspect plastique final, s'approchent donc grandement d'objets rendus désuets et usés, condamnés à l'état de résidus.

La fabrication des sculptures, au-delà des procédés employés, comprend l'utilisation de matériaux qui sont eux-mêmes des résidus, des objets usés ; vieux vêtements et tissus, bois de récupération, métaux rouillés. Et c'est justement l'utilisation de tels matériaux qui donne à ces sculptures leur aspect si particulier, proche de celui des oeuvres primitives.

Et dans le cas de la vidéo, il faut d'une part constater l'aspect même de l'image, très abîmé et contrasté, résultat de refilmages entrainant une perte certaine de qualité et ne donnant finalement à voir que l'image d'une image, autrement dit un reste d'une image; et d'autre part, lors de la projection finale

88 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... », Boltanski, op. cit., p.71.

89 « (Du grec kenotaphion, de kenos, vide, et taphos, tombeau) Tombeau vide, dressé à un mort dont on

n'a pas le corps. » , tiré de l'article « Cénotaphe ». Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.298.

90 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... », Boltanski, op. cit., p.75.

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de cette image vidéo, le dispositif de l'écran translucide rejoue encore une fois de cette altération en laissant filtrer jusqu'au mur l'image dans son état le plus résiduel.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille