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Sculpture et vidéo, modes de fabrication et présentation : le processus d'une coalescence des formes.

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par Kevin Fouasson
Université Rennes 2 - Master 2 Arts Plastiques 2012
  

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Mise en scène pour des objets tabous.

Ainsi la relation établie entre le spectateur et les artefacts présentés au sein de l'installation projection relève moins d'un pur jugement esthétique que d'un rapport physique et émotionnel. Cette relation particulière se rapproche donc de celle que l'on peut éprouver face à une relique ou n'importe quel autre objet qui nous semble chargé d'une certaine force, d'un probable vécu. Ces objets, comme les artefacts de l'installation, dégagent donc un sentiment d'inquiétante étrangeté, comme s'ils nous étaient à la fois familiers - c'est-à-dire qu'ils présentent des formes reconnaissables, que l'on peut les nommer, les désigner - et en même temps si éloignés de nous mêmes.

Dès lors, il me semble concevable d'effectuer un rapprochement entre ce que Georges Didi-Huberman développe autour de la forme du drapé-déchet - c'est-à-dire cette capacité à pouvoir être l'expression d'une grâce céleste, et l'instant d'après celle d'une « hantise anthropomorphique » - et ce que Freud dit des objets tabous.

En effet, dans son célèbre ouvrage Totem et tabou, Freud explique que la notion de tabou « présente deux significations opposées : d'un côté, celle du sacré, consacré; de l'autre, celle d'inquiétant, de dangereux, d'interdit, d'impur91. »

On retrouve donc ce même aspect dichotomique que souligne Georges Didi-Huberman dans son approche du drapé, tout comme nous l'avons constaté dans l'oeuvre de Boltansky ou dans le cas de l'ins-tallation qui nous occupe, cette tendance à nous évoquer autant le sentiment du sacré et de la grâce que celui du répugnant et de l'horreur.

Mais le rapprochement ne s'arrête pas là, puisque Freud précise bien que sont tabou les « adolescents [...] pendant la célébration de leur maturité, les femmes pendant la menstruation et immédiatement après les couches; sont encore tabou les enfants nouveaux-nés, les malades et, surtout, les morts. De même, les objets dont un homme se sert constamment, ses habits, ses outils, ses armes, sont, d'une façon permanente, tabou pour les autres92. »

Ainsi, sont donc considérés comme tabou, les êtres et les objets en situation de transition, de mutation, d'entre-deux. Et dans cette idée de mutation, de transformation, on se rapproche de la notion de l'in-forme qui est précisément liée à ce moment de bouleversement des formes, lorsque celle-ci se trouve entre construction et destruction d'elle-même.

Mais aussi, les objets personnels, qui sont, durant la vie, comme les ergots - les prolongements physiques - d'une personne, et qui, une fois détachés de celle-ci, nous apparaissent en tant que résidus, restes ou reliques de cette personne. Mais dans ces résidus, il subsiste en quelque sorte l'aura de la personne. Ils en sont détachés, mais pourtant toujours liés, et à ce titre ils nous apparaissent comme

91 Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, Editions Payot et Rivages, 2001, p.35.

92 Ibid, p.42.

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une passerelle entre nous et le disparu, entre notre réalité concrète et d'autres champs du possible. Ainsi, la notion tabou appliquée à des oeuvres précises - c'est-à-dire celles mettant en scène ces formes que j'ai précédemment rapprochées de la figure du cénotaphe -, nous amène bien à penser l'objet d'art sous le mode d'une certaine fascination doublée d'un fort sentiment d'inquiétante étrangeté éprouvées au contact de ce seul est même objet.

Or, si l'on considère ces oeuvres du point de vue du tabou, il convient de penser les conditions de l'expérience de cette dimension taboue. Il faut aborder l'oeuvre tel qu'on le ferait avec un objet porteur d'une puissance tabou, c'est-à-dire selon une certaine forme de ritualisation et de mise en condition de l'expérimentation de l'oeuvre par le spectateur.

En effet, la relation à l'objet tabou est toujours régie par un certain nombre de codes, de rites, de lieux et de situations socialement marquantes ; deuil, naissance, guerre, hiérarchie au sein du groupe. Freud décrit à maintes reprises dans son livre ces situations concrètes dans lesquelles s'appliquent les rites autour des différents tabous. Ainsi, la notion de tabou est-elle liée à des conditions bien spécifiques. Or, si l'on considère cela du point de vue de l'oeuvre d'art, il s'agit alors de penser aux procédés de mise en condition de réception des oeuvres. Pour qu'une impression mêlée de fascination et d'inquiétante étrangeté se dégage des objets exposés, leur mode de présentation, et le parcours des spectateurs - parfois ritualisé -, semblent tout à fait importants.

Et dans le cadre de mon installation-projection, les conditions d'exposition des sculptures et de la vidéo nous amènent à regarder ces objets non plus comme de simples résidus quelque peu rebutants, mais comme de possibles reliques pleines d'évocations. Le dispositif de présentation affirme la dimension presque étrange de ces avatars situés entre le spirituel et la charogne, l'humain et l'in-forme. La mise en scène théâtrale de l'espace me permet donc de confronter les spectateurs à ces éléments d'ordinaire refoulés dans notre vie quotidienne, ces éléments que l'on considère comme tabou: « la représentation d'un corps sensible, qui échappe à la raison, au contrôle d'une société puritaine, horrifiée par l'animalité, la mort et l'infirmité, en un mot par ce qui borde l'existence, le développement et la dégénérescence du corps humain93. »

Et il y a bien fascination à l'endroit du terrible, de l'interdit incarné par l'objet tabou; notre regard est toujours attiré par ce que notre morale nous incite à ne pas voir. Devant la momie, le cadavre, les restes sacrés, notre regard semble toujours moins habité par la piété que par la curiosité, nous voulons voir l'impur et peut-être tenter d'y déceler le sacré.

Christian Boltanski dit à ce propos qu'« il y a, avec la Shoah, une fascination identique à celle qu'on peut ressentir avec un accident de la route. On sait que c'est douloureux mais on regarde quand même. L'une des choses les plus surprenantes et les plus intéressantes à étudier, c'est que nous sommes vivants et que nous allons mourir. La transformation de quelqu'un en tas de merde... Il y a une fascination, une mauvaise fascination, pour cela94. »

Et c'est donc pour régir cette pulsion vers l'impure, cette fascination mêlée de peur, que les hommes ont mis en place des règles, des frontières à respecter, des modes de passages, en un mot, des rituels.

93 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de l'installation-projection, op. cit., p.25.

94 Christian Boltanski, « Nous avons bien philosophé », conversation entre Christian Boltanski et Daniel Men-

delsohn, Boltanski, op. cit., p.149.

Ben Patterson

Tristand & Isold, performance. Décembre 2011, Universitée Rennes 2.

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On retrouve alors dans bon nombre d'oeuvres cette recherche d'une ritualisation qui serait un mode d'approche, de conditionnement, de l'objet artistique et de la réception du spectateur.

Cette dimension semble essentiel dans l'oeuvre Tristan & Isolde de Ben Patterson, artiste performeur et membre fondateur de Fluxus.

Cette performance qui se présente sous une forme éminemment théâtrale, débute sur l'air du prélude de l'opéra homonyme de Wagner. La salle entière baigne dans une lumière rougeoyante; au centre une table est dressée face aux spectateurs assis comme lors d'une pièce de théâtre. L'artiste, en véritable maitre de cérémonie, accueille une jeune femme en peignoir, il l'invite à se dévêtir et à s'installer sur la table. Ainsi livrée en offrande, et alors que la musique gagne en intensité, le corps de la femme est recouvert progressivement de crème fouettée par l'artiste. Lorsque son modèle se trouve parfaitement enduit, l'artiste invite les spectateurs à venir manger la crème. Le tout produit un effet spectaculaire, la musique et l'éclairage transformant la scène en un rituel d'un autre âge où le cannibalisme n'est pas loin.

Ici, la dimension rituelle est donc largement tributaire de la mise en scène théâtrale du lieu, mais aussi par le jeu d'acteur de l'artiste et la musique wagnérienne. Mais ce qui pourrait demeurer un spectacle perçu à distance par les spectateurs, se transforme en une expérience sensible dès lors que l'artiste les invite à intervenir dans sa performance. Ce dernier se transforme alors un guide, un gourou qui mène ses spectateurs, devenus initiés, vers un rituel de communion autour d'une même offrande livrée à la dévoration du groupe.

Ben Patterson accorde une très grande importance à la dimension d'implication et d'expérience vécue par les spectateurs lors de ses performances. Il « [s'attend] à ce que chaque spectateur trouve ou fabrique un « sens » qui lui est propre à partir de [sa] performance. D'une certaine façon, les différentes manières qu'ont chaque personne de manger la crème fouettée, illustres les sens qu'ils mettent dans cette performance95. »

Mais bien qu'il laisse libre l'interprétation de ses oeuvres, il n'en demeure pas moins qu'il se place lui-même en médiateur entre les spectateurs et l'expérience sensible et émotionnelle à laquelle il tente de les initier. Le rituel est donc régit par les règles et les directives de l'artiste en personne, le spectateur se transforme alors en élève que l'on guide dans l'épreuve.

Mais dans le cas de l'installation-projection, la ritualisation n'est pas dirigée par l'artiste lui-même, c'est au spectateur de se confronter seul à l'oeuvre. Il doit traverser l'oeuvre, et cette traversée, ce parcours tant physique qu'intellectuelle, doit lui permettre de faire l'expérience de l'oeuvre et de son espace.

Et si cette dimension d'expérience sensible est valable pour toute forme d'art, celle-ci se trouve certainement démultipliée de par la théâtralisation du dispositif de l'installation projection, et plus encore, par la possibilité pour le spectateur de pénétrer au sein même de ce dispositif spatial, de s'immerger intégralement dans l'oeuvre. Et donc, comme l'indique Pascale Weber, « l'installation-projection tente avant tout de s'adresser au corps sensible. Ainsi cherche-t-elle à entrer en relation directe, et de façon élémentaire, avec le spectateur, afin de porter à sa conscience, à la fois phénomènes artistiques et per-

95 Ben Patterson, Entretien avec Ben Patterson, décembre 2011, voir Annexes p.82.

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ceptifs96. »

Et cette mise en relation directe entre le spectateur et l'oeuvre induite par la mise en scène de la spatialité a pour effet la « fusion entre l'espace, le dispositif et le visiteur pour pointer la dimension érotique du lieu, au sens ou Bataille définit l'érotisme comme sentiment de communion. Les individus évoluent dans l'espace isolément, nostalgiques d'un temps où ils ne faisaient qu'un avec l'Autre, la mère, le temps d'une continuité perdue97. » Ainsi, la mise en place de cette « dimension érotique du lieu témoigne donc de la volonté de l'artiste d'abolir les distances et la discontinuité entre les objets, les images, les corps parcourant le dispositif98 ». Cette abolition des distances entre les corps, les matières et les images au sein du dispositif de l'installation-projection, dont parle Pascale Weber, nous ramène donc au concept de contamination que j'ai pu développer précédemment. Car la vidéo et les sculptures se contaminent bien entre elles, la théâtralisation de l'espace de l'installation semble également contribuer à brouiller les limites entre les spectateurs et l'oeuvre. Ces derniers, en pénétrant dans l'espace de l'oeuvre sont eux aussi plongés dans la pénombre et partiellement éclairés, leurs corps deviennent support de la projection et arborent soudainement un aspect énigmatique; et déambulant parmi les sculptures, ils participent du spectacle de l'installation, ils deviennent à leur tour des acteurs au sein du dispositif.

Cette immersion des corps, et la transformation qu'ils subissent en pénétrant dans l'installation, permettent donc la mise en évidence de « l'aspect charnel de l'expérience visuelle : tout le corps du visiteur est sollicité, comme avalé par le dispositif99. »

Et c'est cette aliénation du spectateur dans l'installation-projection qui l'amène à suivre une certaine forme de rituel de passage. L'espace de l'oeuvre devient alors celui d'une auto initiation où le spectateur fait autant l'expérience de l'oeuvre que de son propre corps et ses propres sensations. Et dans cette confrontation quelque peu spectaculaire, le rôle de l'oeuvre semble bien être celui « d'un objet transitionnel qui permet à l' « usager » d'accéder à une connaissance de soi et de ses capacités émotionnelles100. »

L'oeuvre comme « objet transitionnel », c'est-à-dire l'oeuvre comme passerelle entre le spectateur et ce qui l'entoure, le lieu, les autres, la matière, mais aussi passerelle vers un au-delà ; au-delà des lieux tangibles, des corps, des formes et des matières. Cette oeuvre qui rejoue le rituel, qui instaure ses propres codes, ses propres lois, qui modifie notre perception de l'espace, notre rapport au monde ; cette oeuvre là s'inscrit donc bien dans une nouvelle recherche du tabou, et bien loin des idoles creuses, elle nous pousse à chercher le sacré dans la matière, la transcendance dans l'ignoble, la pureté dans l'altérité.

96 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de l'installation-projection, op. cit., p.115.

97 Ibid, p.23.

98 Ibid.

99 Ibid.

100 Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.168.

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