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Sculpture et vidéo, modes de fabrication et présentation : le processus d'une coalescence des formes.

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par Kevin Fouasson
Université Rennes 2 - Master 2 Arts Plastiques 2012
  

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Des formes à l'agonie.

Renversements et retournements.

Nous nous trouvons face à des figures érectiles privées de membre. Corps-troncs à la fois massifs et décharnés, livrant au regard ce qui d'ordinaire est caché, c'est-à-dire l'enchevêtrement de tissus, de matières qui ne sont pas sans évoquer les muscles et les organes du corps humain. Cette matière organique du corps n'est jamais visible, et lorsque cela arrive on la perçoit avec un certain dégout et même de l'effroi. Muscles, nerfs, veines, tissues, organes et humeurs ne sont généralement pas destinés à se répandre hors de nous. Nous sommes les contenants de ce fatras gluant et informe, ce sont nos os et notre peau qui leur donnent forme et les maintiennent en place.

Or ici, le corps semble avoir été retourné comme un gant, inversant ainsi le rapport intérieur/extérieur. De plus, certaines sculptures ont en guise de visage, quelque chose qui serait de l'ordre de la plaie béante ou du vagin. Cela n'est pas sans rappeler les mots de Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, où il explique comment le renversement d'un objet entraine la perte de sa signification, et prend comme exemple la vision d'un visage renversé:

« Si quelqu'un est étendu sur son lit et que je le regarde en me plaçant à la tête du lit, pour un moment, ce visage est normal; Il y a bien un certain désordre dans les traits et j'ai du mal à comprendre le sourire comme sourire, mais je sens que je pourrais faire le tour du lit et je vois par les yeux d'un spectateur placé au pied du lit. Si le spectacle se prolonge, il change soudain d'aspect: le visage devient monstrueux, ses expressions effrayantes, les cils, les sourcils prennent un air de matérialité que je ne leur ai jamais trouvé. Pour la première fois, je vois vraiment ce visage renversé comme si c'était là sa posture «naturelle» : j'ai devant moi une tête pointue et sans cheveux, qui porte au front un orifice saignant et plein de dents, avec, à la place de la bouche, deux globes immobiles entourés de crins luisants et soulignés par des brosses dures48. »

Pourtant, bien que nous ayons le sentiment de voir dans ces sculptures ce fatras gluant, et alors qu'elles n'ont ni bras ni jambe, leur position dressée évoque le membre par excellence, membre de chair et de sang ; celui symbolique de la virilité. Mais cette érection n'est pas seulement celle du phallus, c'est celle de l'humain, de celui qui se lève et marche : c'est la position d'un rapport vertical au monde. Il y a une logique dans ces corps artificiels - corps sculptés ou projetés - du même ordre que la logique à laquelle répond notre propre corps ; celle d'une hiérarchisation verticale des formes, la base du corps est en bas, et la tête est en haut. Ainsi, la terre qui s'est faite chair chaotique nous renvoie à notre propre corps, notre propre allure tant extérieure qu'intérieure.

La figure vidéo répond elle aussi à cette logique de retournement, bien que le corps ne soit pas représenté de la même façon que dans les sculptures. Le corps filmé allongé sur le sol, donc en position horizontale, se retrouve exposé verticalement, ce qui accentue ainsi la lourdeur et la disproportion. Evidemment, le drapé qui recouvre le corps accentue ces effets tout en effaçant l'identité du

48 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p.292.

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personnage. Ce n'est pas une personne, ce n'est pas un homme ou une femme, c'est un corps tout juste reconnaissable.

Il faut ajouter à ces traitements formels, celui de la durée que j'ai évoqué précédemment avec le motif de la boucle, mais surtout avec celui de la lenteur. De cette lenteur - qui modifie, dans le cas de la vidéo, la texture de l'image en la rendant moins fluide et plus picturale -, Rosalind Krauss dira qu'elle « [...] engendre ce sentiment d' « inquiétante étrangeté » (Unheimlichkeit) dont parle Freud. Ou, plutôt, l'un de ses deux types: non celui qui a trait à la levée du refoulement de complexes infantiles, mais celui qui fait revenir de « primitives convictions » qui avaient été « surmontées », tel l'animisme. » Ainsi, c'est la lenteur qui trouble « la limite séparant l'animé de l'inanimé, l'organique de l'inorganique, le mort du vivant, et qui nous poussent à « débattre », comme dit Freud, « afin de juger si l'incroyable qui fut surmonté » (à savoir « la toute-puissance des pensées ») « ne pourrait pas, malgré tout, être réel ». Ce moment animiste de la perception est bref, il n'en est pas moins vertigineux49. »

La figure qui lévite apparaît alors comme l'image altérée d'un corps spectral aux frontières incertaines. Tout comme les sculptures aux allures de vigies primitives, ce corps étrange est entre le mouvement et la fixité, le vivant et le non vivant, le charnel et le spirituel.

Ces opérations plastiques, intervenant dans la vidéo comme dans la sculpture, produisent donc des formes que l'on pourrait situer dans un entre deux. Entre figuration et défiguration, entre construction et destruction, entre humanité et monstruosité. Et si elles ne basculent pas d'un côté ou de l'autre, c'est parce que cet état d'entre deux, cet équilibre fragile, est maintenu par les formes elles-mêmes, qui se construisent à travers leur propre déchéance. Alors que le processus de fabrication des sculptures, qui passe par l'altération des matériaux, tout comme le processus de fabrication de la vidéo passe par l'altération de l'image filmée, pourrait déboucher sur l'anéantissement de la figure, on constate que celle-ci survit toujours aux traitements presque violents, et même, qu'elle résulte de ces traitements. Ce travail des formes qui se renient sans cesse pour mieux s'affirmer, ce processus continu de déformation, de défiguration, nous amène donc à penser les sculptures et la vidéo sous le mode de l'informe50. Car l'informe, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce n'est pas la perversion totale de la forme, ce n'est pas l'échouement de toute figure dans le chaos, mais c'est au contraire, un état transitif de la forme, une mutation active de la figure.

Déjà, dans Les Confessions d'Augustin, l'informe n'est pas considéré comme ce qui « manque de forme » ou comme la « privation de toute forme », mais comme une forme à « [l'] aspect insolite et

49 Yves-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode d'emploi, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1996,

p.193.

Sigmund Freud, « L'inquiétante étrangeté » (1919), repris dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1971, p.205 - 206.

50 «Ainsi informe n'est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant

généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but: il s'agit de donner un redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat.»

Georges Bataille, « Informe », Documents 7, 1929

bizarre51 ».

Et pour Georges Didi-Huberman, « transgresser les formes ne veut donc pas dire se délier des formes, ni rester étranger à leur site. Revendiquer l'informe ne veut pas dire revendiquer des non-formes, mais plutôt s'engager dans un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d'accouchement ou d'agonie: une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d'absolument neuf, mettant quelque chose à jour, fût-il le jour d'une cruauté au travail dans les formes et dans le rapport entre formes - une cruauté dans les ressemblances. Dire que les formes travaillent à leur propre transgression, c'est dire qu'un tel travail - débat autant qu'agencement, déchirure autant que tressage - fait se ruer des formes contre d'autres formes, fait dévorer des formes par d'autres formes52. » Yve-Alain Bois rejoint Georges Didi-Huberman sur ce point en estimant que « l'informe est une opération53. » Ainsi « l'informe qualifierait donc un certain pouvoir qu'ont les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable, et plus précisément - car il eût suffi de dire déformation pour nommer tout cela - d'engager la forme humaine dans ce processus [...]54».

Ce travail « d'accouchement ou d'agonie » des formes dont parle Georges Didi-Huberman, tout comme l'idée d'Yve-Alain Bois d'une existence de l'informe sous le mode « opératoire », se perçoivent tout à fait lors du visionnage d'une des vidéos de Bill Viola.

Réalisée en 1979, Chott el-Djerid (a portrait in light and head), vidéo de 28 minutes, s'ouvre sur des plans de paysages enneigés de la Saskatchewan (au Canada) et de l'Illinois. Un son grésillant et venteux accompagne les images, et de temps en temps, le bruit d'une voiture se fait entendre sans que celle-ci n'apparaisse dans le plan. Les images sont entièrement blanches, aucune couleur ne transpa-rait, aucune limite dans le paysage n'est visible. La vidéo débute donc sur des images sans profondeur donnant ainsi l'effet d'un monochrome et l'impression forte de planéité. Puis, de cette blancheur envahissante, des formes grises et floues se détachent. Le motif de la maison, facilement reconnaissable, revient de façon récurrente au grès des images qui défilent. Il nous apparaît d'abord comme une forme indistincte, puis par des effets de zoom, se confirme sous nos yeux. Cette forme reconnaissable qui revient au grès des images, est comme un repère symbolique auquel on peut se référer; il est rassurant, on peut dire en le voyant « c'est une maison ». Mais, comme pour les autres formes signifiantes qui apparaitront, l'identification et l'affirmation qui la suit (« c'est une maison », « c'est un homme »), sont sans cesse mises en péril par les différents processus d'altération des formes intervenant dans

51 « Dans un désordre extrême, mon esprit déroulait des formes hideuses et repoussantes, mais qui étaient

pourtant des formes ; et j'appelais informe ce qui était en état, non pas de manquer de forme, mais d'en avoir une telle que, si elle apparaissait, son aspect insolite et bizarre rebutât mes sens et déconcertât la faiblesse de l'homme. Ce que je concevais ainsi était informe, non par privation de toute forme, mais par comparaison avec de plus belles formes. »

Augustin, Les Confessions, XII, VI, 6, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, in OEuvres de saint Augustin, XIV, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p.135.

52 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris,

Macula, 2003, p.21.

53 « L'informe n'est rien en soi, n'a d'autre existence qu'opératoire : c'est un performatif, comme le mot obs-

cène, dont la violence ne tient pas tant à ce à quoi il se réfère qu'à sa profération même. »

Yves-Alain Bois, «La valeur d'usage de l'informe», Yves-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode d'emploi, op. cit., p.15.

54 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,

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p.135.

Bill Viola

Chott el-Djerid (a portrait in light and head), 1979, vidéo, 28'00.

 

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la vidéo. Ainsi, ce processus d'altération, au même titre que le procédé de retournement évoqué par Merleau-Ponty, participe de la perte de signification des formes. Dans les plans suivants, la différence de couleur entre terre et ciel s'affirme, la ligne d'horizon apparaît donc plus visible.

Mais, à la quatrième minute de la vidéo, cette ligne tend de nouveau à s'estomper - jusqu'à ce qu'on ne puisse plus que la deviner -, tout comme la couleur. Le blanc s'affirme de nouveau, et la planéité de l'image également. Un point noir apparait, d'abord presque indiscernable, puis de plus en plus visible au fur et à mesure qu'il s'approche et croît pour s'affirmer comme silhouette humaine. D'un pas entravé et trébuchant, celle-ci marche du lointain vers la caméra. L'image saute, s'emballe, menaçant la faible figure de disparition, puis parvient à se maintenir pour nous laisser assister aux derniers pas de cette énigmatique silhouette.

Ce plan fixe, qui dure près de quatre minutes, et certainement l'image la plus marquante - et la plus fragile - de toute la vidéo. Elle pose les bases visuelles et symboliques qui interviendront avec récurrence jusqu'à la fin de l'oeuvre ; images floues, formes et figures altérées, effet de planéité, lenteur, plans fixes, son grésillant.

La suite de la vidéo est constituée d'images tournées dans un lac salé au beau milieu du désert du Sahara. Cette transition d'un extrême climatique à l'autre se fait par un aveuglement de blancheur, neige et désert se confondent dans l'effet pictural qu'ils produisent, permettant ainsi une juxtaposition de paysages.

La majorité des images - des plans fixes qui montrent de vastes paysages désolés - témoignent des déformations et des illusions d'optiques qu'entraine l'intense chaleur du désert: effet miroir produisant des formes horizontalement symétriques, vagues de chaleur déformant les images et donnant un effet d'ondulation.

Bill Viola filme des silhouettes humaines, qui apparaissent alors comme flottantes dans la matière picturale brouillée du paysage. On reconnaît la présence humaine par sa verticalité et son déplacement caractéristique dans l'espace, mais elle ne se manifeste formellement que par des taches de couleurs étirées et vacillantes. Les paysages semblent donc sans repère ni limite, presque abstraits. Mais le paysage et les hommes ne sont pas les seuls à se trouver déformés, les véhicules aussi subissent le même sort. Toutefois, le choix que Viola a fait en les filmant dans leur éloignement ou leur rapprochement, instaure un autre rapport dans l'altération des formes qui s'effectue cette fois ci par un jeu de profondeur. En s'éloignant, les formes se déforment, se ramassent sur elles-mêmes, se ratatinent jusqu'à leur plus simple expression. Un camion devient alors une tache à peu près rectangulaire puis un point tremblotant, avant de ne se dissoudre totalement dans le paysage.

Ces déformations dues aux extrêmes conditions climatiques façonnent donc des images « visqueuses » - presque aqueuses - qui ne montrent pas le paysage tel qu'il est, c'est-à-dire figé sous un soleil de plomb, mais tel qu'il nous apparaît visuellement - tel qu'il est perçu par notre vision -, c'est-à-dire flottant et informe, comme soumis à une multitude de flux.

Cette impression se confirme lorsque, à la neuvième minute, différents plans montrent une mare d'eau rougeâtre subsistant entre des strates de sel cristallisé. Les plans se rapprochent de la mare jusqu'à ce que l'eau stagnante finisse par occuper tout le cadre de l'image. On retrouve alors l'idée du mono-

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chrome et de la planéité. Seules quelques bulles coagulées en îlots sont visibles à la surface de l'eau. Cette succession de plans sur la mare me semble parfaitement éloquente dans la vidéo de Viola. Elle témoigne non seulement de la comparaison entre l'eau comme matière et l'image vidéo comme matériau - on parlera de fluidité, de viscosité, d'ondulation -, mais surtout, elle met en avant une réflexion proprement liée aux formes et surtout à leurs déformations que l'artiste mène tout au long de Chott el-Djerid (a portrait in light and head).

Cette mare quelconque, ce trou sans forme avec son eau salie et ses attroupements informes de bulles, est à rapprocher des images de paysages déformés par la chaleur et des figures troubles qui y flottent. Viola nous livre ainsi une image brouillée du monde, où les contours se troublent, les êtres se confondent avec le paysage, tout se diffuse, tout se mêle et s'inter pénètre. Pourtant, les figures ne disparaissent pas, elles survivent aux effets visuels, et alors qu'on les pense dissoutes dans cette coalescence des formes, elles surgissent de nouveau, très lentement dans le lointain, maigres formes vacillantes en résistance contre le néant vers lequel tend l'image.

Au regard de cette vidéo de Bill Viola, on comprend combien l'informe est lié à des procédés et des processus plastiques ainsi qu'aux différentes manières d'appréhender - de filmer - les formes. Dans Chott el-Djerid (a portrait in light and head), Viola se sert délibérément des conditions climatiques et des déformations de l'image qu'elles produisent. Mais il n'hésite pas non plus, pour produire cet aspect informe, à user des moyens que lui offre sa caméra (grand angle, zoom), ainsi que des possibles défauts de la capture vidéo (flou, saut d'image). A ce sujet, Rosalind Krauss a établi que « la valeur de bouleversement visée dans le terme informe correspondait souvent à la mise en oeuvre d'un « procédé spatial spécifique » : gros plan, contre-plongée, rotation ou renversement à 180 degrés, forme rendue floue, érodée, recadrée, « invasion » de l'objet par son espace environnant, etc55. » On retrouve là bon nombre de procédés utilisés par Bill Viola, ainsi que dans ma propre démarche sculpturale et vidéo.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon