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Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à  sa critique philosophique.

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par Layla Dargaud
Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie  2015
  

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3 ) Analyse d'un personnage mineur : Ophélie comme vérité d'Hamlet.

Ophélie ou l'introduction de la différence schizo dans la répétition

du thème hamlétien.

La tâche du schizo-analyste sera d'écouter le disjoint dans l'évolution du personnage d'Ophélie au cours de la pièce de Shakespeare, et tout particulièrement de s'attarder sur l'agencement inédit dont son délire est porteur. Nous ne prétendons pas donner une analyse systématique du personnage d'Ophélie, mais nous essayons de proposer quelques lignes de schizo-analyse à ce sujet. Il est dès lors possible d'entrer dans cette sous-section par le milieu car elle est une sorte

d'agencement d'agencements.

Ophélie n'est ni un signifiant, ni un représentant, ni un substitut. Elle ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même et aux agencements qu'elle est susceptible de produire.

N'y a-t-il pas grand intérêt à faire subir à des auteurs considé-

rés comme majeurs un traitement d'auteur mineur, pour retrouver leurs potentialités de devenir? Shakespeare, par exemple? 510.

A partir d'une oeuvre littéraire, deux opérations sont possibles : d'une part, élever au majeur , c'est-à-dire normaliser au lieu de reconnaître et d'admirer; d'autre part, minorer , ce qui implique de dégager des devenirs contre l'Histoire, des vies contre la culture, des pensées contre la doctrine, des grâces ou disgrâces contre le dogme. 511, autrement dit minorer Hamlet, en l'amputant justement du personnage d'Hamlet, afin de développer le personnage mineur d'Ophélie.

Deleuze poursuit :

Quand on voit ce que Shakespeare subit dans le théâtre tradi-

tionnel, sa magnification-normalisation, on réclame un autre trai-
tement, qui retrouverait en lui cette force active de minorité. 512

On pourrait alors, comme a effectivement tenté de le faire Carmelo Bene, faire subir à la pièce de Shakespeare un autre traitement, une opération critique d'amputation, de soustraction. C'est toute la raison d'être de son Hamlet de moins . Ce travail se ferait en trois grandes phases que décrit Deleuze.

Tout d'abord, il s'agit de retrancher les éléments stables (Hamlet comme figure de la noblesse de l'époque, du Pouvoir, le métaphysicien, la névrose comme normalité de la vie psychique), éliminer tout ce qui fait pouvoir et qui est d'ordinaire représenté au théâtre (les figures du pouvoir : Roi, Prince, Système, Maître) et le pouvoir du théâtre lui-même (Texte, Dialogues, Monologues, Acteur, Metteur en scène, Structure).

Ensuite, il convient de tout mettre en variation continue et ainsi de mettre en exergue le délire d'Ophélie 513.

Enfin, ceci nous conduit à tout transposer en mineur, ce qui implique une critique du sujet (au double sens de thème et de moi ) et de la forme :

510. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , op. cit.

511. ibid.

512. ibid.

513. Voir le délire d'Ophélie dans la pièce de Shakespeare : Hamlet, Acte IV, scène V, Folio Théâtre, éd. bilingue, trad. J.-M. Déprats, 2002, pp. 257 à 273.

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Rien que des affects et pas de sujet, rien que des vitesses et pas de forme. [...] dès lors, faire passer toute chose par la variation continue, comme sur une ligne de fuite créatrice, qui constitue une langue mineure dans le langage, un personnage mineur sur la scène, un groupe de transformation mineur à travers les formes et sujets dominants.» ?.

Le théâtre reste représentatif quand il prend pour objet les conflits, contradictions, oppositions car ces derniers sont déjà normalisés, codifiés, institutionna-

lisés ».

Il importe de mettre en lumière un autre problème lié à ce personnage mineur ». Pourquoi la psychanalyse freudienne résiste-t-elle si ardemment à comprendre positivement le phénomène psychotique? Pourquoi est-ce sur le personnage d'Hamlet uniquement que Freud se focalise, ignorant par là même la détresse d'Ophélie?

Freud semble choisir la facilité en s'attachant au conflit normalisé et nor-malisable, représenté et figurable d'Hamlet, et en évitant d'aborder le conflit sans doute plus profond d'Ophélie.

Quand un conflit n'est pas encore normalisé, c'est parce qu'il dépend d'autre chose de plus profond, c'est parce qu'il est comme l'éclair qui annonce autre chose et qui vient d'autre chose, émergence soudaine d'une variation créatrice, inattendue, sub-représentative. [.. .] Comme Hamlet, [le théâtre] cherche une formule plus simple, plus humble. [...] La variation continue ne serait-elle pas précisément cela, cette amplitude qui ne cesse pas de déborder, par excès ou par défaut, le seuil représentatif de l'étalon majoritaire? La variation continue ne serait-elle pas le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au fait majoritaire de Personne? Alors le théâtre ne trouverait-il pas une fonction suffisamment modeste, et pourtant efficace? Cette fonction anti-représentative, ce serait de tracer, de constituer en quelque sorte une figure de la conscience minoritaire, comme potentialité de chacun. Rendre une potentialité présente, actuelle, c'est tout à fait autre chose que représenter un conflit.» ??.

On trouve chez Otto Rank tout de même quelques développements sur Ophé-lie ??.

Pour le psychanalyste dont les travaux sur Hamlet ont fait l'objet d'une recension élogieuse par Freud à plusieurs reprises, Ophélie prend son sens uniquement lorsqu'elle est rapportée à Hamlet et à son complexe oedipien vis-à-vis de sa mère Gertrude. Aux yeux de Rank, Ophélie n'est que le représentant », l'image ou le substitut » de l'unique objet d'amour que constitue la mère. On a ici toujours à faire à la même tentative psychanalytique obstinée de re-

514. ibid.

515. ibid., p. 122-125.

516.

Otto Rank, Le spectacle dans Hamlet , art. cit.

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territorialisation de ce qui échappe, de ce qui déborde, de ce qui fuit de toutes parts.

« Cependant Polonius ne fait pas seulement obstacle à la liberté sexuelle d'Hamlet, mais à celle de sa fille Ophélie bien davantage lorsqu'il l'exhorte à la vertu et à la chasteté. C'est pourquoi dans la folie qui s'empare d'elle après la mort de son père, elle tient des propos obscènes où se déchaîne sa sexualité si longtemps et si fortement refoulée. Maintenant, il est vrai, elle est à double titre privée de l'objet aimé puisque Hamlet s'est détourné d'elle. Pour compenser cette perte, elle choisit la voie de certaines psychoses, que la psychanalyse a révélée, s'identifiant à l'une des deux personnes perdues tout en prenant consciemment le deuil de l'autre. [...] Dans un sens plus caché, Ophélie est pour Hamlet un substitut maternel évident et alors Polonius a raison de supposer que «1'origine et 1e commencement de sa douleur provient d'un amour dédaigné.», car dès sa première entrée en scène, Hamlet confie que c'est l'infidélité de la mère qui l'a fait douter de lui-même et du monde. Des nombreuses allusions, souvent très subtiles, à l'identification d'Ophélie à la mère d'Hamlet, nous ne soulignerons que la plus nette, car elle nous ramène à la scène sur la scène Lorsque Hamlet s'adresse à Ophélie en lui prêchant la chasteté exactement d'ailleurs comme il le fera

à sa mère » 517.

Il est intéressant de noter que, la source originaire de la légende scandinave d'Hamlet (dont la première écriture littéraire est L'Amlethus, de Saxo Grammaticus518) ne comprend pas le personnage d'Ophélie en tant que tel (même si une ébauche de ce personnage est présente dans l'histoire dès le début, il s'agit d'une jeune femme inconnue mais qui n'a pas le même rôle que dans la pièce de Shakespeare), ni celui de son père et son frère. Une analyse psychanalytique de l'apport fait par Shakespeare dans sa reprise du thème hamlétien et de l'inédit introduit par la dimension que prend le personnage féminin serait envisageable. Le « motif de l'inceste » est déjà présent dans la réécriture faite par le français Belleforest dans ses Histoires tragiques (vol. 5) de la légende d'Hamlet 519 tandis que la dimension sous-jacente du parricide apparaît dès les premières élaborations écrites de la légende par Saxo Grammaticus : en effet, la trame de son Amleth, Prince of Denmark est tissée autour du meurtre du père par l'oncle et de la vengeance du fils.

Shakespeare apporte un élément fondamental : le délire d'Ophélie branché sur la folie d'Hamlet, la folie familiale au sein de laquelle s'agencent les personnages et, de manière plus générale, la folie politique (l'état de guerre et de corruption du pays auquel il est fait allusion) et la folie cosmique (celle que l'on

517. Otto Rank, art. cit.

518. Saxo Grammaticus (1150- 1220), The Revenge of Amleth, The Norse Hamlet, Sources of Shakespeare, Hythloday Press, 2013.

519. François de Belleforest, The Hystorie of Hamblet (1570), François de Belleforest, in The Norse Hamlet, op. cit.

520. Jacques Lacan, Le Séminaire, VI, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 291.

521. ibid.

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saisit à travers notamment les monologues d'Hamlet), celle d'un monde dans lequel la subjectivité même est touchée par l'incertitude et devient, comme le rêve, une ombre.

C'est cette irruption de la nouveauté dans le déjà-connu (la légende hamlé-tienne déjà écrite à trois reprises) que permet le dramaturge qui doit compter comme usine shakespearienne productrice de signes, bien plus que le thème oedipien déjà développé de l'inceste et du parricide. C'est l'inconscient machinique et non oedipien à l'oeuvre dans cette scène qui nous paraît d'une extrême impor-

tance pour une tentative de schizo-analyse d'Hamlet.

De même que Rank, Lacan réduit Ophélie à Hamlet en en faisant l'objet petit a par excellence. Ophélie est chez lui réduite à n'être que l'objet du désir d'Hamlet, le lieu et l'heure de la vérité étant ailleurs, dans le discours signifiant, l'acte de parole, le discours de l'Autre, le grand Autre, le lieu où repose l'ensemble du système des signifiants, le langage. Ophélie, comme objet, thème et personnage, est l'élément qui permet à Lacan de démontrer que la pièce de Shakespeare est bien la tragédie du désir , du désir humain tel qu'il se présente dans la pratique analytique.

Ophélie est très évidemment l'une des créations les plus fasci-

nantes qui ait été proposée à l'imagination humaine. Ce que nous
pouvons appeler le drame de l'objet féminin, le drame du désir. 520.

Là encore, même si on est forcé de reconnaître à Lacan le mérite d'avoir au moins consacré une partie de son analyse d'Hamlet à Ophélie, contrairement à Freud, Ophélie semble inextricablement subordonnée à Hamlet et rapportée à

son horreur de la féminité comme telle .

Si Hamlet prend (davantage de) sens lorsqu'on considère sa relation à Ophé-lie, il n'en a pas moins une importance en tant que personnage autonome, indépendamment d'Ophélie. En revanche, sous la plume des psychanalystes, Ophé-lie ne paraît pas avoir de valeur en tant que telle puisqu'il s'agit à travers son personnage de saisir la corrélation essentielle entre l'évolution que connaît la position d'Hamlet envers Ophélie et ce qui détermine sa position d'ensemble à l'endroit du désir 521. Le personnage d'Ophélie n'est qu'une occasion de comprendre ce dont il s'agit dans la mélancolie d'Hamlet mais elle n'est pas l'ob-

jet réel du désir d'Hamlet.

Elle est tantôt substitut de la figure maternelle, tantôt image de la femme dont la figure renvoie précisément au conflit ambivalentiel entre l'Eros et la haine, entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, au sein du psychisme d'Ham-let.

Dès qu'il s'agit d'aborder le personnage d'Ophélie, Freud, comme Rank, Jones et Lacan à sa suite, se borne à considérer le problème uniquement du point de vue de Hamlet mais cela ne nous apprend rien sur Ophélie.

À maints égards, il semblerait que le personnage mineur d'Ophélie revête des aspects particulièrement pertinents, qu'on ne retrouve aucunement en se

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cantonnant à l'analyse du personnage majeur Hamlet.

Dans une toute autre perspective, Bachelard produit un basculement très intéressant du complexe d'Hamlet au complexe d'Ophélie 522. En effet, il entreprend une démarche qui se réclame de la psychanalyse appliquée sur le personnage d'Ophélie, bien qu'il ne fasse que très rarement référence à Freud. La psychanalyse est ainsi conçue comme un instrument de pensée adaptable à l'objet d'étude choisi et au chercheur qui en entreprend l'analyse. Il s'agit pour lui d'étudier les rêveries inconscientes qui reçoivent leur vraie fonction du psychisme créateur . Bachelard reproche à la psychanalyse traditionnelle de se satisfaire trop vite quand elle arrête son enquête aussitôt qu'elle a découvert l'interprétation d'un symbole 523.

L'eau dans la mort apparaît dans le cas d'Ophélie comme un élément désiré . Bachelard, reprenant les propos de Marie Bonaparte dans son Edgar Poe 524, souligne que Le genre de mort choisi par les hommes, que ce soit dans la réalité pour eux-mêmes par le suicide, ou dans la fiction pour leur héros, n'est en effet jamais dicté par le hasard, mais, dans chaque cas, étroitement déterminé psychiquement. . Bachelard poursuit lui-même :

Par certains côtés même, on peut dire que la détermination psychologique est plus forte dans la fiction que dans la réalité, car dans la réalité les moyens du fantasme peuvent manquer. Dans la fiction, fins et moyens sont à la disposition du romancier. [...] Le romancier, qu'il le veuille ou non, nous révèle le fond de son être, encore qu'il se couvre littéralement de personnages. En vain il se servira d'une réalité comme d'un écran. C'est lui qui projette cette réalité, c'est lui surtout qui l'enchaîne. [...] Le roman n'est vigoureux que si l'imagination de l'auteur est fortement déterminée, que si elle trouve les fortes déterminations de la nature humaine. Comme les déterminations s'accélèrent et se multiplient dans le drame, c'est par l'élément dramatique que l'auteur se révèle le plus profondément. 525.

Bachelard en vient à comparer en littérature le crime, qui dépend inévitablement de circonstances extérieures ainsi que du caractère du meurtrier , au suicide qui se prépare au contraire comme un long destin intime .

Pour un peu, le romancier voudrait que l'Univers entier par-

ticipât au suicide de son héros. Le suicide littéraire est donc fort susceptible de nous donner l'imagination de la mort. 526.

Cette puissance évocatrice du mythe d'Ophélie semble dépasser les méditations abstraites et désabusées d'Hamlet sur le suicide et sur la mortalité humaine.

L'eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la pa-

trie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la mort bien

522. Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves (1942), Le livre de poche, biblio essais, Paris, 1993, p.95-106.

523. Jean-Claude Pariente, Bachelard , Le vocabulaire des philosophes, vol. IV, op. cit.

524. Marie Bonaparte, Edgar Poe. Etude psychanalytique, deux t., Denoël et Steele, Paris, 1933.

525. Gaston Bachelard, op. cit.

526. ibid.

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féminine. [...1 L'eau est l'élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elles est l'élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L'eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines. 527.

Cette mort typiquement féminine d'Ophélie réveillera en Hamlet le désir d'agir, son amour pour la jeune défunte (c'est seulement à ce moment que le désir d'Hamlet parvient à viser un objet d'amour extérieur et ainsi à s'extérioriser dès lors qu'il devient capable d'exprimer haut et fort qu'il aimait Ophélie, plus que tout autre) et la nécessité de dépasser la passivité dans laquelle il était plongé depuis le début de la pièce, cette faiblesse ou fragilité , autre nom pour lui de la féminité 528.

Voici la belle Ophélie! Nymphe, en tes oraisons, souviens-toi de tous mes péchés [Hamlet, III, 11. Dès lors, Ophélie doit mourir pour les péchés d'autrui, elle doit mourir dans la rivière, doucement, sans éclat. Sa courte vie est déjà la vie d'une morte. Cette vie sans joie est-elle autre chose qu'une vaine attente, que le pauvre écho du monologue de Hamlet? 529.

A nos yeux, la figure d'Ophélie est bien plus que ce pâle reflet du soliloque hamlétien.

Bachelard rappelle la présence de symboles phalliques dans la description de la mort d'Ophélie par la reine. Il souligne en outre que le doute sur le caractère volontaire de sa mort n'est pas possible : Qui joue avec l'eau perfide se noie, veut se noyer 530.

Cette image littéraire du suicide féminin, bien qu'elle ne soit aucunement réaliste, nous touche tout particulièrement comme l'explique Bachelard.

Un tel réalisme, loin d'éveiller des images, bloquerait plutôt l'essor poétique. Si le lecteur, qui peut-être n'a jamais vu un tel spectacle, le reconnaît cependant et s'en émeut, c'est parce que ce spectacle appartient à la nature imaginaire primitive. C'est l'eau rêvée dans sa vie habituelle, c'est l'eau de l'étang qui d'elle-même s'ophélise , qui se couvre naturellement d'êtres dormants, d'êtres qui s'abandonnent et qui flottent, d'êtres qui meurent doucement. [...1 l'image d'Ophélie se forme à la moindre occasion. Elle est une image fondamentale de la rêverie des eaux. [...1 On n'a pas sans risque, comme [Jules Laforgue1 dit, mangé du fruit de l'Inconscience . Hamlet reste, pour Laforgue, le personnage étrange qui a fait des ronds dans l'eau, dans l'eau, autant dire dans le ciel 531. L'image synthétique de l'eau, de la femme et de la mort ne peut pas se disperser. 532.

527. ibid.

528. Voir William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 146 :

Frailty, thy name is woman! .

529. Gaston Bachelard, op. cit.

530. ibid.

531. Jules Laforgue, op. cit.

532. Gaston Bachelard, op. cit.

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De même qu'Hamlet faisait l'objet d'une substantification par Freud lorsqu'il disait que tout névrosé était en réalité un Hamlet », Ophélie produit des ophélies » comme le montre Bachelard citant Saint-Pol Rouz. La vision d'une chevelure flottante», celle d'Ophélie allongée dans l'eau, joue le rôle du détail créateur dans la rêverie » et anime à elle seule tout un symbole de la psychologie des eaux », explique presque, à elle seule, tout le complexe d'Ophélie ».

Nul n'est donc besoin de recourir à Hamlet et à son complexe oedipien pour expliquer de manière détournée le rôle de la figure d'Ophélie. Faire dépendre le complexe d'Ophélie de celui du prince danois serait une méprise nuisible à l'appréhension de l'importance et de la complexité du rôle joué par le personnage d'Ophélie dans la pièce de Shakespeare, nullement réductible à celui d'Hamlet.

On oedipianise Hamlet puis on hamlétise Ophélie... Pourquoi dès lors ne pas ophéliser » Hamlet? De même, pourquoi ne pas examiner le complexe ham-létien et le complexe d'Ophélie de manière indépendante, sans toutefois ignorer

les agencements susceptibles de se former?

Cette figure d'Ophélie ouvre la voie pour tout être humain à une rêverie complexuelle », selon Bachelard.

Au fil du cours de l'eau dans lequel vient se noyer Ophélie, tout se déforme, se dissolve, flue » si bien que le complexe d'Ophélie se déguise peu à peu et devient inconscient de la personne qui en souffre.

Les images élémentaires poussent très loin leur production; elles deviennent méconnaissables; elles se rendent méconnaissables en vertu de leur volonté de nouveauté. Mais un complexe est un phénomène psychologique si symptomatique qu'un seul trait suffit à le révéler tout entier. [...1 Finalement, l'imagination littéraire qui ne peut se développer que dans le règne d'image d'image533, qui doit traduire déjà les formes, est plus favorable que l'imagination picturale pour étudier notre besoin d'imaginer. » 534.

La force libératrice de signes propre à Ophélie réside également dans le fait que

L'image d'Ophélie résiste même à sa composante macabre que les grands poètes savent effacer. [...1 L'eau humanise la mort et mêle quelques sons clairs aux plus sourds gémissements. Parfois une douceur accrue, des ombres plus habiles tempèrent à l'extrême le réalisme de la mort. [...1 Comme tous les grands complexes poétisants, le complexe d'Ophélie peut monter jusqu'au niveau cosmique. Il symbolise alors une union de la Lune et des flots. Il semble qu'un immense reflet flottant donne une image de tout un monde qui s'étiole et qui meurt. [...1 La lune, la nuit, les étoiles jettent alors, comme autant de fleurs, leurs reflets sur la rivière. Il semble que, lorsque nous le contemplons dans les flots, le monde étoilé s'en aille à la dérive. [...1 Une telle rêverie réalise dans toute la force du terme la mélancolie de la nuit et de la rivière. Elle humanise les reflets et les ombres. Elle en connaît le drame, la peine. Cette rêverie participe au combat de la lune et des nuages. Elle leur donne une

533. C'est Bachelard qui souligne.

534. Gaston Bachelard, op. cit.

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volonté de lutte. Elle attribue la volonté à tous les fantasmes, à toutes les images qui bougent et varient. [...1 cette rêverie énorme prend la lune qui flotte pour le corps supplicié d'une femme trahie; elle voit dans la lune offensée une Ophélie shakespearienne. [...1 les traits d'une telle image [...1 sont produits par une projection de l'être rêvant. [...1 puisque toujours le nom d'Ophélie revient sur les lèvres dans les circonstances les plus différentes, c'est que cette unité, c'est que son nom est le symbole d'une grande loi de l'imagination. L'imagination du malheur et de la mort trouve dans la matière de l'eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle. [...1 L'eau mêle ici ses symboles ambivalents de naissance et de mort. Elle est une substance pleine de réminiscences et de rêveries divinatrices. Quand une rêverie, quand un rêve vient ainsi s'absorber dans une substance, l'être entier en reçoit une étrange permanence. Le rêve s'endort. Le rêve se stabilise. Il tend à participer à la vie lente et monotone d'un élément, il y vient fondre toutes ses images. Il se matérialise. Il se cosmose . Albert Béguin a rappelé que, pour Carus, la vraie synthèse onirique est une synthèse en profondeur où l'être psychique s'incorpore à une réalité cosmique. Pour certains rêveurs, l'eau est le cosmos de la mort. L'eau communique avec toutes les puissances de la nuit et de la mort. ???.

D'après Bachelard, l'image poétique offre la possibilité de vivre l'in-vécu ???.

La méthode psychanalytique ne s'y prête donc pas puisqu'il s'agit de retrouver dans l'oeuvre littéraire ou picturale, ce qui renvoie à la vie passée de son auteur (ou, de manière plus artificielle, au vécu antérieur de son personnage). Le problème de la psychanalyse est qu'elle ancre l'image poétique dans un passé et estime que l'oeuvre a ce pouvoir de fascination et de communication car elle renvoie à un complexe universel de l'humanité.

La psychanalyse ignore que le symbole a une existence autonome, indépendamment de ce qu'il symbolise. Ophélie, par exemple, existe indépendamment d'Hamlet et de son supposé complexe oedipien, elle n'est pas que le symbole d'un substitut maternel pour Hamlet. Elle est eau, végétation, fleurs, arbre, branches et c'est pourquoi son délire peut si aisément se brancher sur quelque chose de tout autre que l'×dipe, quelque chose qui n'a pas trait à l'inconscient personnel et familial mais au délire-monde du schizo qui donne lieu à une multiplicité

d'agencements inédits ???.

Bachelard revendique l'existence d' une sublimation qui ne sublime rien .

Dans cette perspective qui nous convainc volontiers, Shakespeare n'aurait rien sublimé de ses tendances inconscientes en créant la figure poétique d'Ophé-lie. Hamlet, pas plus qu'Ophélie, ne devrait dès lors pas être conçu comme le résultat d'un mécanisme de défense du psychisme contre le retour d'un refoulé

535. ibid.

536. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace (1957), Puf, Quadrige, Paris, 1998, p. 13.

537. Comme on peut le voir avec les machines d'art inspirés d'Ophélie, le renouvellement du thème d'Ophélie est, à chaque variation, radical et absolument singulier : L'évolution de l'appréhension d'Ophélie en peinture nous fait passer de la représentation avec Delacroix, Cabanel et Millais, à la dépresentation , avec Redon.

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ancré dans les traumatismes infantiles, une compensation ou une formation de

compromis de la part de son créateur.

Il convient toutefois de rendre justice à Freud en reconnaissant à ses découvertes leur tonalité inaugurale même si la psychanalyse ne livre pas une méthode fiable et pertinente qui s'adapterait à l'analyse de l'image poétique. La méthodologie psychanalytique, en matière de littérature notamment, souffre de surcharges conceptuelles (la recherche des causes, la référence au passé du rêveur, la réduction du symbole au symbolisé) [que Bachelard] souhaite éviter 538, ce qui découle de sa vocation scientifique et de sa prétention à l'objecti-

vité et à l'universalité.

Le délire étant dans sa définition deleuzienne désir, Ophélie permettrait, par l'introduction d'un délire à la fois singulier et cosmique dans l'oeuvre littéraire,

la production de machines désirantes.

Une des clefs psychanalytiques de la lecture d'Hamlet consiste à le considérer dans sa part féminine et de s'attarder sur son rapport à la femme et les mécanismes identificatoires qui s'opèrent au cours de la pièce. Dès lors, on est en droit de se demander s'il n'y aurait pas dans la pièce de Shakespeare une sorte de

devenir-femme, un devenir-Ophélie d'Hamlet.

Avec Ophélie, on quitte la sphère privée du sujet dominé par la dictature du sens et du signifiant, et on atteint une dimension cosmique à la fois infra-et supra-individuelle, rendant possible la libération des possibles et des signes.

Hamlet n'est dès lors plus l'envers ou le pendant d'×dipe , il devient un monde à part, il fait monde, il produit des signes et ouvre des possibles. Il ne renvoie pas à un inconscient personnel et oedipien, à un théâtre intime de représentations mais à un inconscient productif, à une machine désirante, au niveau du moi larvaire et non à celui du Moi, instance psychique. Le délire d'Ophélie ne manque de rien, tout comme le désir n'est pas manque, impossibilité, mais sur-

plus, excès, ouverture d'une multitude de possibles.

Dans le cas d'Ophélie, où le délire psychotique aigu semble surgir sur fond d'une personnalité névrotique, il semble que l'inconscient perce bel et bien mais de manière non-oedipienne. Autrement dit, il ne s'agit pas de chercher les causes du délire d'Ophélie dans sa prime enfance mais de mettre en lumière les branchements qui font que ça fonctionne, les agencements multiples en jeu.

Ophélie hante l'imaginaire des peintres et fascine Lacan et Bachelard : de même que pour Hamlet, des médecins et des critiques se penchèrent sur le cas de la jeune fille aux fleurs. Ophélie serait atteinte de chlorose , la maladie des vierges ( mrbus virgineus ). Il s'agit d'une forme d'anémie qui touche les jeunes filles et qui est présupposée, de l'Antiquité grecque au XXème siècle, s'originer soit dans un trouble d'ordre sexuel soit dans un trouble nerveux (hystérie). C'est un trouble typiquement féminin. Le terme chlorose fait référence au teint pâle, verdâtre de ces jeunes filles, qui s'apparente au feuillage pri-

538. Jean-Claude Pariente, op. cit., p. 386.

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mavéral.

Par le biais du personnage d'Ophélie, Shakespeare se fait véritablement grand écrivain et entraîne la langue hors de ses sillons coutumiers, il la fait délirer. » 539. Créant ainsi 540 une langue étrangère dans la langue», Shakespeare conduit le langage tout entier » à tendre vers une limite asyntaxique », agrammaticale » » et à communiquer avec son propre dehors. » 541.

Ophélie semble remettre en question la belle structure rassurante et signifiante de l'×dipe. Elle vient faire travailler Hamlet, le renouveler comme objet d'expérimentation et non plus seulement, comme objet d'interprétation et

d'analyse interminables.

Il s'agit de substituer à la psychanalyse freudienne dominée par le cliché de la normalité psychique la schizo-analyse, qui reste bien une analyse de l'inconscient, mais le terme inconscient » subit une refonte conceptuelle profonde, de même que les fondements idéologiques de la méthode analytique nouvelle qui se dessine ainsi sont tout autres.

La théorie schizo-analytique est inspirée par le marxisme, c'est pourquoi elle s'intéresse si profondément aux mécanismes de production à l'oeuvre dans l'inconscient, qu'on peut désormais qualifier de machinique.

Au modèle oedipien, névrotique et centré sur la personne, Deleuze et Guat-tari proposent de substituer un modèle psychotique non-oedipien, impersonnel

et politique.

Ophélie, la psychotique, la véritable folle, le corps sans organes, la décentrée, la désaxée devient le modèle de l'analyse d'Hamlet de Shakespeare et non plus Hamlet le névrosé oedipien autocentré.

Tout n'est pas à jeter dans l'inconscient freudien, bien au contraire : la notion d'économie pulsionnelle garde une importance cruciale. Toutefois il convient d'ajouter à cette économie pulsionnelle, la prise en considération des dispositifs sur lesquels elle vient se brancher, plutôt que de se focaliser sur la

sphère individuelle familiale et privée.

Ophélie est bien plus pertinente dans le cadre d'une schizo-analyse d'Hamlet dès lors que la folie et la psychose acquièrent grâce à elle une valeur d'expérimentation pratique. D'une part, sa folie atteint des enjeux socio-politiques : place de la femme dans la société de l'époque; dénonciation des privilèges accordés aux plus riches : Ophélie a le droit à une sépulture car elle est de bonne condition alors que sa mort est suspecte; critique d'une forme de lutte des classes entre la noblesse (Hamlet, Gertrude, Claudius) et la bourgeoisie (Polo-nius, Laërte, Ophélie) ; déploration presque pascalienne du caractère relatif et non absolu de la justice ici-bas; stigmatisation et tentative d'excommunication de toute forme de déraison : Hamlet, supposé fou, est exilé hors du royaume et Claudius commandite sa mort, la mort d'Ophélie liée à sa folie est sujette à calomnies, comme le fossoyeur le suggère, etc.

539. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les éditions de Minuit, Paris, 1993, p. 9-10.

540. Comme le disait Proust repris par Deleuze dans différents textes.

541. ibid.

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Par ailleurs, sa folie possède une valeur culturelle incontestable : l'image devenue presque archétypale de la jeune fille noyée, la beauté poétique et l'ouverture d'une infinité d'univers possibles inhérents à son délire, la place de la ritournelle dans son délire, etc. Toutes ces dimensions gagneraient à être analysées précisément. L'art apparaît ainsi, de manière exemplaire dans le cas d'Ophélie, dans son rôle de clinique de la société. Ophélie, comme beaucoup de créatures littéraires, qu'elles soient personnelles ou impersonnelles, individuelles ou collectives, témoigne d'un nouveau type de subjectivation.

La description de ce qui se présente à Ophélie dans son délire relève d'un examen clinique et le relevé des forces et des signes qui sourdent à travers son personnage fait l'objet d'une critique en ce sens nietzschéen-deleuzien. Ophélie est anomale, inégale. Elle est la pointe de déterritorialisation dans Hamlet. Elle n'est pas anormale, elle ne contredit aucune règle et ne peut se définir en fonction de caractéristiques génériques. Elle est ce qui échappe à toute tentative de rationalisation ou de récupération dans un carcan conceptuel.

Freud n'a d'ailleurs jamais tenté de saisir ce personnage si complexe, hétérogène et opaque, lui préférant la quasi-transparence d'un Hamlet. Ophé-lie, comme anomale, est une déviation, un point qui se meut au sein d'une multiplicité, d'un agencement, d'un complexe machinique. Son délire est si fascinant car il porte la langue jusqu'à sa limite agrammaticale. La figure littéraire d'Ophélie nous ouvre la possibilité d'explorer les marges psychiques propres à cette différence schizo qu'elle introduit dans la pièce de Shakespeare.

Le délire d'Ophélie et sa dissolution en corps sans organes créent en nous un sentiment d'inquiétante étrangeté. La logique du délire est le type même de ce qui n'obéit pas à la logique psychanalytique de recherche d'une signification, d'une rationalisation car la psychose littéraire d'Ophélie obéit à une pure logique de la sensation. Le délire n'a pas de contenu signifiant mais il n'en est pas moins intelligible du point de vue de cette logique de la sensation. Le délire est une forme de création, de restitution d'une néo-réalité.

André Green ?? s'intéresse justement au délire du psychotique, en montrant les insuffisances de la psychanalyse freudienne qui s'était focalisée sur le modèle névrotique oedipien. Bien plus, pour lui, Hamlet n'est en aucun cas réductible à ce modèle névrotique. Il le rappelle bien : on ne sait pas si Hamlet est fou ou s'il simule la folie. Sa folie, feinte ou simulée, est dès lors difficilement assignable à un type, qu'il soit névrotique ou psychotique.

Par contre, pour ce qui est du personnage d'Ophélie, il n'y a nul doute. Il s'agit bien d'un cas littéraire de psychose délirante et de déviance qui inté-

resse la critique-clinique deleuzienne.

Ophélie met en valeur le fait qu'il y a des limites réelles à l'analysabilité.

Freud avouait [...1 qu'il n'avait pas réussi à percer le mystère

de la féminité [...1 et qu'il n'avait guère de goût pour les psychotiques. ??

542. André Green, La folie privée, op. cit.

543. ibid..

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A ce titre, Ophélie est doublement inalysable.

Pourquoi les psychanalystes s'obstinent-ils à vouloir envisager Ophélie comme un signifiant de quelque chose d'autre, comme un substitut maternel?

Il s'agit d'une tentative pour re-territorialiser, ré-oedipianiser cette déviante Ophélie qui échappe au logos psychanalytique. Ophélie n'est pas interprétable en termes de sens et de signification. Elle ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même, en tant que productrice d'images et de signes. À ce titre, Ophélie fait réellement penser, poser des problèmes, questionner, là où Hamlet suscite les interrogations incessantes des psychanalystes, demandant sans cesse «de quoi s'agit-il dans Hamlet? Qu'est-ce que ça veut dire? À quoi cela renvoie-t-il ?.

Dans la scène 5 de l'acte IV, on note une « utilisation pragmatique du délire qui contribue à prêter un sens de plus en plus politique à l'action, non tributaire de la seule « âme prophétique d'Hamlet. ?

On retrouve ici l'idée de Guattari et Deleuze selon laquelle le délire est socio-politique et irréductible à l'intériorité individuelle. Le délire d'Ophélie marque « une nouvelle phase de la tragédie . Certaines chansons (ritournelles) d'Ophélie ont fait l'objet d'une censure scénique, preuve qu'avec le personnage d'Ophélie, Shakespeare touchait là à quelque chose de gênant et que le public n'était pas prêt à renoncer à ses résistances pour affronter sans ambages cette levée des interdits sur l'obscénité affectant le langage d'Ophélie. Le délire d'Ophélie a longtemps été perçu, notamment en peinture (Delacroix, Millais, Cabanel), en poésie (Rimbaud) et en philosophie (Bachelard), comme relevant d'un certain imaginaire poétique et métaphorique.

Cependant, le délire d'Ophélie ne raconte ni ne représente pas quelque chose d'autre. Il est directement branché sur le réel et c'est ce en quoi il s'apparente à

ce point aux délires réellement observables.

Ophélie est la figure du psychotique qui délire, elle est un véritable personnage conceptuel anti-oedipien, elle produit des forces, une machine de guerre contre la psychanalyse interprétative. Son délire fait rhizome, il est connecté,

branché sur toute une série de choses.

Dans Lignes de fuite??, Guattari critique la dictature du signifiant qui impose arbitrairement le choix d'un possible au prix du refoulement d'une infinité d'autres possibles. La schizo-analyse s'intéresse à agir afin de faire advenir des possibles et donc à l'irruption du nouveau.

L'exigence d'objectivité scientifique tend à faire manquer les connexions désirantes. La méthode schizo-analytique permet l'ouverture sur d'autres mondes de possibles ainsi que l'ouverture pragmatique sur une économie du désir. Elle s'intéresse à l'ordre des signes et nécessite une sensibilité au détail échappant aux stéréotypes.

Ophélie peut paraître un détail dans Hamlet par rapport au type de caractère incarné par le prince danois pourtant elle est le détail qu'une méthode schizo-analytique n'ignorerait pas. Dresser des cartographies schizo-analytiques

544. Gisèle Venet, notes à William Shakespeare, Hamlet, éd. Folio théâtre, op. cit..

545. Félix Guattari, Lignes de fuite. Pour un autre monde de possibles, Les éditions de l'aube, La Tour d'Aigues, 2014.

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de la pièce de Shakespeare consiste à fuir par des chemins de traverse, vers des terres inexplorées. Il ne s'agit dès lors pas de dévoiler quelque chose qui serait caché pour l'interpréter mais d'expérimenter, d'inventer, de bricoler une méthodologie appropriée car la méthodologie appropriée aux textes se choisit in situ et est indécidable a priori (en ce sens, parler de méthode psychanalytique qu'on pourrait appliquer et réutiliser à l'infini est une aberration).

Le délire d'Ophélie peut être conçu comme agencement collectif d'énonciation et Ophélie comme machine désirante, corps sans organes. C'est ainsi qu'elle permet l'ouverture d'un espace où le désir peut se déployer. On peut alors imaginer de nouvelles machines favorisant la prolifération des lignes de fuite porteuses de désir. La contagion désirante entre les machines conduira ainsi à la formation

de rhizomes.

La méthode schizo-analytique permet de voir que l'essentiel gît peut-être dans le détail du délire d'Ophélie et que l'analyse dominante de la pièce shakespearienne conduit à conditionner notre jugement et à focaliser toute notre attention sur Hamlet, nous faisant ainsi passer à côté du reste des points de fuite qui ouvriraient pourtant maints possibles encore inexplorés. Le délire d'Ophé-lie fait rhizome : n'importe quel point peut se connecter avec n'importe quel autre, de manière aléatoire. Le délire d'Ophélie, en apparence anarchique et contingent, fraierait des cheminements nouveaux, ouvrirait des passages, des connexions inédites. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'il est expérimentation de la liberté.

Des machines de l'inconscient sont à l'oeuvre dans Hamlet et les grilles interprétatives utilisées par la psychanalyse sont des machines d'assujettissement des machines désirantes de l'inconscient, comme telles elles sont asigni-fiantes, bien qu'elles prétendent être ce qui donne son sens à l'objet interprété. La méthode schizo-analytique cherchera plutôt à repérer les machines de signes asignifiantes dès lors que nous ne sommes jamais confrontés ni à du signifiant ni à du signifié mais à une créativité machinique. L'impérialisme du signifiant conduit à la perte de la polyvocité des composantes d'expression et à l'illusion que les choses ont un sens profond. La dépendance au signifiant est un instrument de contrôle qui permet de baliser certaines voies autorisées, certains sens interdits et certains écarts tolérés. Ceci ne correspond en aucun cas à une expression libre du désir. La méthode schizo-analytique renonce à ce qui était constitutif de la méthode psychanalytique, à savoir le fait de partir de complexes, de noeuds structuraux, universels ou de paramètres simples constitutifs de champs complexes. Ophélie ne touche pas qu'au niveau individuel mais aussi au niveau infra- et supra-individuel.

Du point de vue de l'empirisme transcendantal deleuzien, Ophélie nous permet d'accéder à la structure profonde de l'expérience en libérant des percepts purs, là où Hamlet vacillait sans arrêt, incapable de se décider entre concept, affect et percept. La perception de l'artiste Shakespeare, telle que la conçoit Bergson dont s'inspire Deleuze pour sa conception renouvelée de l'esthétique, saisit les choses en elles-mêmes, indépendamment des cadres de la perception ordinaires qui, comme le cadre psychanalytique, sont orientés vers l'efficacité d'une recherche de l'action sur les choses. Deleuze propose de prendre comme point de départ un champ transcendantal impersonnel, sans la figure du sujet. L'empirisme radical de Deleuze entend redonner la primauté à l'immanence.

210

Il se satisfait dès lors davantage de ce qu'il expérimente dans le désir d'Ophélie, que ce que la figure hamlétienne lui suggère, cette figure étant tout de même lestée inextricablement de consonances psychanalytiques (ce n'est pas un hasard si Hamlet a tant inspiré Freud. Il y a bel et bien quelque chose de la psychanalyse contenu dans le texte de Shakespeare) et se prêtant plus à l'activité d'interprétation qu'à une éventuelle expérimentation.

Le délire d'Ophélie ne doit pas être interprété selon un modèle naturaliste de la folie. Ce délire est en effet branché sur le réel, mais il n'en n'est pas pour autant un exemple de cas clinique. La ritournelle d'Ophélie est en réalité une balade de la Saint-Valentin très connue à l'époque (véhiculant l'idée que l'amour consommé entraîne le désamour) branchée sur une déploration funèbre du défunt père. Dans Hamlet, on peut lire les vers quelque peu sibyllins de Gertrude à propos d'Ophélie :

Qu'elle se dévoile par peur d'être dévoilée. 546 .

La tentation serait grande pour le psychanalyste de chercher dans le délire d'Ophélie un sens caché au-delà de la littéralité, de ce qui se donne empiriquement à voir, à sentir et à entendre.

Pourtant, le délire d'Ophélie est à prendre au sens littéral, il n'est pas signifiant mais marque plutôt une rupture asignifiante. Ophélie était au départ représentée comme une belle et pure jeune femme et on insistait sur la dimension pathétique de sa destinée et sur sa beauté virginale. Puis, Ophélie a été récupérée par le discours psychiatrique et on a tenté de faire de son état un diagnostic clinique et réaliste permettant d'en faire un cas de démence. Cependant, il semble que nous n'ayons à faire ni à l'une, ni à l'autre de ces propositions.

Le délire littéraire d'Ophélie a bien fonction de diagnostic clinique mais pas dans le sens qu'il viendrait rejoindre d'autres cas cliniques et serait susceptible d'une reterritorialisation dans une catégorie nosographique. Le délire d'Ophélie est désir, machine, agencement. Il est précisément ce qui ne se laisse ni récupérer, ni reterritorialiser.

Dans une même tentative de ramener l'irruption du nouveau introduite par Ophélie à quelque chose de déjà connu, on a voulu interpréter la ritournelle d'Ophélie de différentes façons : Ophélie aurait été séduite puis abandonnée par Hamlet, elle souffrirait de frustration sexuelle ou encore tout ceci serait lié au sentiment que les hommes sont déraisonnables et incompréhensibles.

Ainsi, l'obscénité qui inonde la ritournelle d'Ophélie ne serait qu'un symptôme de sa frustration ou alors de sa culpabilité à l'égard de ses relations avec Hamlet. Voici encore une tentative claire de reterritorialiser Ophélie vers le papa-maman, dans l'hamlétisme et dans l'oedipianisme.

Au contraire, le délire d'Ophélie est pure expérimentation, il est vie et ne se laisse pas interpréter. Il est ce qui renvoie toutes les tentatives herméneutiques à

leur propre vanité.

L'idée même de vérité (ce qu'il y a de vrai dans le délire, la folie) intéresse moins Deleuze que la fécondité d'un agencement inédit.

546. William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 20-21 : It spills itself in fearing to be spilt. .

211

Lorsqu'il parle de la nécessité des constructions dans l'analyse, Freud explique que lorsque l'analyste ne peut plus interpréter, il est obligé de reconstruire l'histoire de son patient. Deleuze explique que ceci est l'équivalent dans la pensée de l'analyste du délire chez son patient. Le patient a d'une certaine façon raison de délirer car dans le délire il y a quelque chose de sa souffrance qui se met en forme autrement, il y a bien un gain de vérité dans le délire. Le désir met toujours en jeu plusieurs facteurs et plusieurs agencements.

On ne peut en effet réduire le délire d'Ophélie, comme l'ont fait les psychanalystes, au seul facteur oedipien (Ophélie porteuse des péchés d'Hamlet; Ophé-lie, objet du désir d'Hamlet; Ophélie pleurant sur la mort du père). L'inconscient se caractérise par sa multiplicité et le délire est délire-monde et non délire-famille. Ceci nous semble se manifester de manière exemplaire chez Ophélie.

Alors qu'Hamlet offrait pour Freud la possibilité de capter l'inconscient individuel, Ophélie permet une capture de forces et de flux désindividualisés et complètement déliés de la composante oedipiennes.

On repère une grande circulation des éléments cosmiques dans le délire et dans la mort d'Ophélie qui est réabsorbée dans le cycle des éléments, de même que les éléments sont par elle ophélisés .

Ophélie est la déterritorialisation absolu. Désormais orpheline, Ophélie se déterritorialise en se fondant dans la nature, en s'entourant de fleurs et en se noyant dans le ruisseau. L'eau ne reflète pas, ne reproduit pas l'image d'Ophélie car l'eau se déterritorialise à son tour par le biais d'Ophélie, dont le corps sans

organes modifie le cours.

Jusqu'à l'événement déclencheur du suicide d'Ophélie, Hamlet est figé, englué dans l'être qu'il oppose au paraître, il ne voit que l'alternative To be, or not to be , il ne voit que des figures spectrales qui vivent à peine. Hamlet est métaphysicien, mais il croit en une métaphysique de l'Un, de l'Être (on est bien loin là de l'ontologie deleuzienne du multiple).

Avec l'événement rapporté de la mort suspecte d'Ophélie et la scène du cimetière où Hamlet se retrouve dans la tombe de son aimée, on quitte la dimension de l'être opposé au non-être. C'est seulement à partir de là que Hamlet devient vivant véritablement. Il n'est plus cet avatar spectral de son père, à la fois vivant et mort. C'est alors que le dénouement, l'agir devient possible, même si Hamlet semble dans une large mesure agi par le désir des autres personnages (désir de l'oncle, désir de la mère, désir du frère d'Ophélie), l'impulsion de quitter la sphère de l'être est donnée par Ophélie.

Passer à l'autre de l'être, autrement qu'être. Non pas être

autrement, mais autrement qu'être. Ni non plus ne pas être, passer n'équivaut pas ici à mourir. ??.

La mort d'Hamlet n'est pas un simple ne pas être car il a justement dépassé cette dimension du faux dilemme existentiel. Elle est un événement, elle est arrachée au terme d'un combat des plus singuliers où ce qui aurait pu être épique devient grotesque, truqué et pourtant d'une intensité presque inégalée.

Ne reste à la fin que des agencements de corps sans organes. Aucun déterminisme psychologique, aucune fatalité extérieure n'aurait pu prévoir un tel cataclysme tragi-comique.

547. Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 3.

212

Horatio, le sceptique qui ne croit pas aux divagations métaphysiques d'Ham-let, sera le seul survivant de cette hécatombe.

Par opposition, Ophélie n'est jamais figée dans l'alternative être-ne pas être. Son existence n'est pas engluée dans l'être, elle est réellement authentique. Alors qu'Hamlet tergiverse et disserte sur la possibilité du suicide, Ophélie agit. Ophélie est vraiment engagée dans l'existence, elle est toute entière liberté, possible, devenir-autre. Elle est ce qui est en surplus, en excès sur l'être, sur la signification. Elle est intensité, multiplicité, hétérogénéité, devenir-imperceptible, au-delà de toute éventuelle réification dans une essence, dans une entité substantielle ou même dans une instance psychologique localisable. Elle déborde tout cela, elle est inassignable et asignifiante, irrécupérable.

Alors qu'Hamlet était obsédé par l'équivocité, la pluralité et l'incommunicabilité des mots, découlant de la complexité du rapport entre signifiant et signifié, qu'il en restait à la conception du sens comme signification, Ophélie agence des signes asignifiants, elle ne cherche ni à imiter ni à décrypter le réel, elle produit un grossissement du réel et c'est en cela que son délire est communicatif, contagieux : quelque chose coule, passe, ça machine, ça fonctionne, là où les mots d'Hamlet étaient renvoyés à leur vanité et à leur inanité.

La promenade du schizophrène, c'est un meilleur modèle que le névrosé couché sur le divan. 548.

Le délire d'Ophélie est mouvement, il fait machine là où Hamlet souhaite renoncer à sa dimension vitale et machinique sans jamais y parvenir.

Ophélie libère le passage des flux et des devenirs, elle ouvre la possibilité d'une action (qui semblait n'avoir jusque là pas vraiment commencé, laissant place à l'auto-réflexion d'Hamlet), d'un dénouement au drame shakespearien. Ce passage était justement bloqué par le caractère même d'Hamlet, qui voulait tout ramener à la fixité de l'être, dans un espoir vain pour faire tomber les masques du paraître.

La vie, le fait intensif du corps se manifeste dans le délire et même dans la mort d'Ophélie où la sensation prend une allure spasmodique et excessive jusqu'à la rupture de l'activité organique, jusqu'au démembrement, jusqu'à la dissolution aqueuse, jusqu'au devenir-élément, devenir-cosmique s'il en est.

Jusque là, Hamlet avait vécu son corps comme un tombeau (soma-sema), son organisme comme ce qui emprisonnait sa vie. Hamlet, en objet exemplaire de l'étude psychanalytique, ne parvient pas à défaire son moi ni à trouver son corps sans organes avant qu'Ophélie n'intervienne en dissolvant elle-même son moi et en se faisant corps sans organes. Elle donne l'exemple à Hamlet en expérimentant ce qui dépasse notre connaissance dans le corps et ce qui va au-delà de notre conscience dans l'âme.

La subjectivité signifiante du névrosé le plus célèbre de la littérature n'intéresse pas le schizo-analyste. Ce qui importe, c'est que, dès lors qu'il réalise qu'Ophélie n'est plus, Hamlet cesse de faire le pitre et cesse de se perdre dans des divagations métaphysiques.

Freud stipulait qu'Hamlet était libre de tuer Claudius seulement à partir du moment où il savait sa mère et lui-même condamnés.

Nous supposons, au contraire, qu'Hamlet est libre (non libre de faire quelque chose comme tuer l'oncle-substitut du père, car là n'est pas le problème ,

548. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Anti-×dipe, op. cit., p. 7.

213

mais libre absolument) dès lors qu'il est capable de se défaire de ses préjugés hylémorphiques d'une union substantielle de l'âme et du corps, afin de défaire l'organisme et de décentrer de son triste moi subjectif afin d' «ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d'intensités, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière d'un arpenteur. » ??.

L'inconscient schizo-analytique, à l'image de l'inconscient machinique à l'oeuvre dans le délire d'Ophélie, est en rapport avec les puissances naturelles. Il est fait de la même matière que la réalité, à savoir fait d'agencements ma-chiniques, de flux qui coulent ou sont interrompus, de corps sans organes, de codes et de lignes de fuite décodantes.

Nous faisons l'hypothèse que dans Hamlet se libère une multiplicité de flux de désir, sous l'impulsion du personnage « mineur » d'Ophélie.

La véritable machine désirante, c'est la machine schizo d'Ophélie :

« Primat : du délire sur la parole attribuable [...1. Fin de la culpabilité, de la mort et du sujet qui doublent toute représentation. [...1 Au lieu du phallus comme « puissance du signifiant » [...1 on a le signe (le travail du point-signe dont la forme de l'expression peut être atomique, biologique, littéraire, etc.) comme machine désirante et puissance de la répétition. [. . .1 circuits signifiants, fous et fermés sur eux-mêmes, de l'×dipe, à la tangente de la grande débinade schizophrènique [...1 plutôt que de bêler aux pertes du père, du pénis, de l'amour maternel, pourquoi ne pas se convertir à une autre échelle au genre de dingueries d'un Samuel Beckett.» ??.

L'inconscient schizo-analytique est orphelin. Le mythe oedipien tue le nouveau, de même que la réduction de l'inconscient à la signification et à la représentation.

Le psychanalyste est metteur en scène, interprète tandis que le schizo-analyste est mécanicien. Le but est de mener ×dipe à son propre point d'autocritique.

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