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Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à  sa critique philosophique.

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par Layla Dargaud
Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie  2015
  

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III- Comment conserver l'héritage de la psychanalyse freudienne sans les présupposés et les lourdeurs qu'une psychanalyse de l'oeuvre littéraire est susceptible de contenir?

Le carcan psychanalytique peut-il, comme tout carcan, être considéré comme le moteur d'une libération possible?

Le texte de Shakespeare se caractérise par son ambiguïté et la logique du multiple qui y règne, d'où la pertinence d'une approche schizo-analytique, hété-rogénétique.

549. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 198

550.

Félix Guattari, Écrits pour l'Anti-×dipe, op. cit., p.78-108.

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Peut-être que l'inconscient à prendre en considération est bien plus celui du lecteur que celui de l'auteur ou du personnage ou encore la fonction du texte. Freud lui-même le soulignait en mettant l'accent sur l'effet produit par l'oeuvre sur le lecteur. Nous n'avons jamais à faire à un même texte Hamlet (le texte n'existe pas en tant que substrat stable, immuable) mais à une multitude, à des agencements produits comme autant de machines désirantes à partir d'une oeuvre commune, comme référent historiquement identifiable (quoique cette dernière affirmation soit relative, dès lors que l'identité de l'auteur et la date sont des éléments incertains en ce qui concerne Hamlet, de même que la forme et le fond de la pièce ont connu des changements significatifs : Q1, Q2, Folio. Enfin, le titre a évolué).

L'oeuvre ouvre un monde dont l'édifice est construit par les lectures successives, multiples et singulières qu'elle suscite. Elle devient alors comme un topos, un lieu psychique avec ses propres instances conscientes et inconscientes. Contrairement aux apparences, l'approche de Freud ne tend pas à mettre fin à tout dialogue critique à partir de l'oeuvre. S'il prétend résoudre l'énigme expliquant le comportement du personnage d'Hamlet, il n'entend pas dire le mot définitif sur l'oeuvre de Shakespeare. Il estime son hypothèse d'une pertinence supérieure à celle de ses prédécesseurs, en ce sens qu'elle a le pouvoir d'éclairer certains aspects d'Hamlet encore inabordés, du moins inabordés sous cet angle et dès lors inappréciés à leur juste valeur. Jamais Freud n'a prétendu qu'il fournissait une explication nécessaire et suffisante qui épuiserait l'infinie richesse de l'oeuvre.

Ce caractère inépuisable d'Hamlet, il ne cessera de le clamer jusqu'à sa mort. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles il ne cherche pas à unifier la diversité des interprétations en démontrant caricaturalement que la sienne est la seule valable scientifiquement, car son hypothèse se base sur le postulat théorique qui est au fondement de toute la doctrine psychanalytique. Contre ses détracteurs qui voient en lui un scientiste borné, Freud n'évacue pas la dimension interprétative (disons plutôt inventive et créatrice, en ce sens que Freud produirait quelque chose de l'ordre d'un surplus, d'un excès, dans un sens positif, par rapport au matériau initial) de sa démarche. Il ne s'agit pas simplement de procéder de manière hypothético-déductive en partant de principes immuables pour les plaquer mécaniquement sur le texte de Shakespeare.

La perspective de Freud va bien au-delà de la démonstration scientifique et de la recherche de preuves justificatives de sa théorie. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la note sur Hamlet prend place dans son ouvrage sur l'interprétation du rêve. La méthode employée est la psychanalyse dont il faut prendre en considération tous les aspects, ces aspects qui font d'elle une discipline si riche, fascinante et complexe, à mi-chemin entre les sciences humaines et les sciences de la nature. Nous l'avons vu, toute la psychanalyse freudienne est traversée de paradoxes, ou disons d'un dilemme hamlétien (to be a scientist, or not to be, la tentation est toujours grande chez lui de céder à cette agitation littéraire qu'il a dit lui-même avoir éprouvé un jour dans sa jeunesse) qui est celui de son fondateur.

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1) Être juste avec Freud 551 comme lui était juste avec Shakespeare.

Contrairement à ce que stipule Jean-Pierre Vernant 552, Freud n'a jamais prêté à ×dipe même un complexe d'×dipe. Si Hamlet souffre lui bel et bien d'un complexe d'×dipe, ce à quoi Freud ne renoncera semble-t-il jamais, ×dipe est l'incarnation brute et originaire du pulsionnel, comme l'a bien montré Starobinski 553. Il est le complexe d'×dipe mais n'en a pas.

a) Freud, bien plus lecteur passionné qu'observateur scientifique (peut-être malgré lui).

La question d'une incommensurabilité entre le domaine littéraire et le domaine de la psychanalyse est également un faux-problème. Il conviendrait plutôt de se focaliser sur les points communs entre littérature et psychanalyse. En effet, ces deux domaines d'expérimentation, bien plus que nous offrir une interprétation du monde et de l'homme, nous renvoient au réel et à la vie. Freud avait une culture littéraire classique et affirmait que ses maîtres avaient été tous les monuments de la littérature mondiale et qu'il leur devait nombre de ses découvertes psychanalytiques.

Notons que Freud avait songé à devenir écrivain dans sa jeunesse. Selon ses dires, il sentait en lui une agitation littéraire . D'ailleurs on repère ce talent d'écrivain en lien avec sa pratique de la psychanalyse dans la narration que fait

Freud de ses cas cliniques.

A bien des égards, Freud peut être considéré comme un écrivain et ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il reçoit le prix littéraire Goethe en 1930. La psychanalyse freudienne, comme oeuvre avant tout littéraire (avant d'être scientifique) et tentative de compréhension (plutôt que d'explication), est en tant que telle thérapeutique et peut viser la dimension deleuzo-guattarienne de l'expérimentation libératrice.

C'est l'écriture du cas clinique qui revêt la forme littéraire, plus que le cas littéraire (le personnage d'Hamlet en l'occurrence) qui s'informe dans et par l'expression psychanalytique.

De même, on peut penser ce qu'on nomme l'interprétation freudienne d'Hamlet comme une réécriture du mythe hamlétien, une variation à partir de la répétition d'une légende originaire. C'est en ce sens que Freud expérimente plus qu'il n'interprète lorsqu'il se confronte à Hamlet. Il crée ainsi quelque chose de nouveau, il libère des signes inexplorés à partir de la matière vivante du texte shakespearien mais n'extrait pas (peut-être à son grand désarroi) un sens profond de l'oeuvre par le biais d'une méthode herméneutique.

Avec ses variations hamlétiennes, Freud introduit la différence dans la répétition. Il ne se contente pas de reprendre une légende préexistante mais il

551. Expression employée par Derrida, Être juste avec Freud . L'histoire de la folie à l'âge de la psychanalyse , Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Galilée, débats, Paris, 1992. Notons que Derrida ne proposait pas un retour à Freud, une répétition sans différence, mais qu'il souhaitait rebondir à partir de Freud.

552. Jean-Pierre Vernant, ×dipe sans complexe , Mythe et tragédie en Grèce ancienne, op. cit.

553. Jean Starobinski, op. cit.

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ouvre une multiplicité de champs de possibles à partir de cette béance présente à même l'oeuvre de Shakespeare. Comme cela a déjà été souligné, c'est bien la dimension lacunaire du texte d'Hamlet qui rend possible cette libération de signes hétérogènes.

Shakespeare réécrit le mythe d'Hamlet à partir d'un Hamlet originaire qu'on supposé être de Thomas Kyd ( Ur-Hamlet ). Auparavant, le matériau mythique avait déjà été réélaboré par Saxo Grammaticus et Belleforest.

Freud réagence ce que Shakespeare crée à partir de ce qui existe déjà. C'est alors tout naturellement que des auteurs comme Bernard-Marie Koltès554, Heiner Müller 555 ou encore Carmelo Bene 556 reprendront le même matériau, matériau plus shakespearo-freudien que mythique, pour leurs réécritures.

Notons que la plupart des shakespearologues reconnaissent l'intérêt et l'impact de l'appropriation psychanalytique d'Hamlet de telle sorte qu'il semble qu'après une telle ouverture d'un ensemble de possibles par la psychanalyse freudienne, nul ne pourra appréhender Hamlet comme avant.

L'influence de Freud sur Hamlet ou la dette d'Hamlet vis-à-vis de Freud apparaît ici de manière vive. Hamlet s'est enrichi d'un ensemble inédit de possibles grâce à la psychanalyse et cette dernière a ouvert la voie à des chefs-d'oeuvre cinématographiques comme le Hamlet de Laurence Olivier, ce dernier reconnaissant le rôle décisif joué par cet enchaînement non prédéterminé et inattendu opéré par Freud entre Hamlet et ×dipe 557.

Toutefois, il nous faudrait ré-interroger cette notion même de dette pour repenser les rapports intimes entre Freud et Hamlet. Derrida parle de don sans

dette et sans culpabilité 558.

Dans une lettre du 24 mars 1898 559, Freud annonce à Fliess le plan de son ouvrage (L'interprétation du rêve) et le prévient qu'il compte y intégrer des remarques sur ×dipe roi et Hamlet. Notons que dans cette lettre Freud ne souligne pas le titre des oeuvres, comme s'il fallait déjà comprendre que la perspective freudienne ne se limiterait jamais à la simple psychanalyse appliquée à l'oeuvre littéraire. Le référent peut tout aussi bien être ici les personnages qui donnent nom à ces tragédies, ou bien s'agit-il déjà de quelque chose de portée plus générale par le biais de cette référence. Freud affirme qu'il a encore besoin d'accroître sa connaissance de la légende d'×dipe avant d'en parler dans son oeuvre. Compte tenu du grand sérieux intellectuel dont faisait preuve Freud, on peut imaginer qu'il avait dû faire de même pour Hamlet, oeuvre et personnage eux-mêmes basés sur une légende et sur un mythe remontant à bien avant Shakespeare.

Freud reconnaît que les matériaux qui correspondraient aux types de formations psychologiques anormales (rêve, phobie, hystérie, obsession, délire) et

554. Bernard-Marie Koltès, Le jour des meurtres dans l'histoire d'Hamlet (1974), Les éditions de Minuit, Paris, 2006.

555. Heiner Müller, Hamlet-machine (1979), Les éditions de Minuit, Paris, 1985.

556. Carmelo Bene, Hamlet suite, dans Jules Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite, op. cit.

557. Voir documentaire visuel Olivier, Hamlet et ×dipe par Sarah Hatchuel, Hamlet de Laurence Olivier (1948), éd. collector 2 dvd, Global entertainment.

558. Jacques Derrida, Spectres de Marx, l'État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Galilée, Paris, 1993, p.53.

559. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., Lettre 162, p. 386-387.

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que l'on pourrait retrouver dans la littérature ne peuvent qu'être inutilisables 560, inexploitables dès lors que l'analyse du symptôme n'est jamais séparable d'une analyse du caractère névrotique au sein duquel il voit le jour.

Freud se définit comme un auteur qui n'est pas un poète mais un homme de science , comme s'il déplorait cette situation. Or, l'apport que peut aujourd'hui avoir la doctrine freudienne est bien plutôt celle d'un penseur profondément humaniste, qui a su mettre en exergue quelque chose d'universel en l'homme. Freud repère des déterminations jouant un rôle important dans le psychisme humain, ce qui ne veut pas dire que Freud est déterministe. Rappelons que le but de la cure est justement d'agir comme un processus de libération par rapport aux contraintes qui s'exercent inconsciemment sur le psychisme humain.

L'approche freudienne d'analyse du texte littéraire qui semble affleurer à la lecture du corpus freudien (oeuvre dont la postérité retiendra davantage le caractère littéraire et philosophique que l'apport scientifique, ce qu'il déplorerait sans doute fortement) n'est pas comparable aux autres méthodes (par exemple, lorsqu'il s'agit de l'étiologie et de mécanisme des psychonévroses) par le biais desquelles Freud espérait parvenir à hisser la psychanalyse au rang de science à part entière.

Freud semble s'incliner devant la puissance suggestive et le caractère insaisissable du texte littéraire. Les leçons qu'il tire de la littérature le déconcertent lui-même en premier lieu car elles semblent être contenues dans le texte, en être l'émanation, sans que soit nécessaire le recours à tout un appareillage théorique et à la méthodologie scientifique. Freud semble décontenancé par cette facilité presque nonchalante avec laquelle l'écrivain parvient à restituer ce que lui, Freud, peine à démontrer et à exposer via la doctrine psychanalytique. Il envie également le caractère davantage saisissant et fascinant du mode d'expression littéraire par rapport au mode d'exposition psychanalytique. Lorsque Freud affirme être un homme de science et non un poète , ceci apparaît comme l'expression d'un regret profond, plus que d'une fierté ou d'une éventuelle présomption de supériorité scientifique (ce dont on a voulu l'affubler contre son gré), Freud ayant longtemps hésité entre les Humanités et les études de médecine lorsqu'il était plus jeune.

Étonnamment, on pourrait lire l'oeuvre de Freud comme faisant la jonction entre ces deux aspirations de jeunesse, et a fortiori entre les disciplines littéraires et artistiques d'une part, et les disciplines théoriques et scientifiques (les sagesses d'école ) d'autre part. Ce pont construit par Freud entre deux univers à l'époque incommensurables et imperméables l'un à l'autre était une entreprise audacieuse, compte tenu des préjugés scientifiques de son temps concernant l'idée d'une science pure qui pâtirait d'être mêlée aux supposées impures et peu rigoureuses disciplines littéraires.

Ces quelques lignes d'Hamlet à Horatio reprises à de nombreuses reprises par Freud expriment parfaitement l'aspiration profonde de Freud et son sentiment que tout ce que pourra atteindre la psychanalyse, au prix d'un labeur acharné et de tâtonnements incessants, apparaîtra toujours bien insuffisant, insatisfaisant, toujours à contre-temps et fade comparé à ce que nous apprennent les écrivains

560. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 29.

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sur l'âme humaine, la plénitude, la beauté et la fulgurance de leurs moyens d'expression, le type de vérité spécifique dont ils ont l'apanage, le fait qu'ils ont toujours une longueur d'avance sur la recherche psychanalytique, etc.

Ainsi, Freud ne prétend à aucun moment détenir la bonne méthode d'analyse ou la vérité du texte littéraire, de même qu'il n'entend pas faire de la doctrine psychanalytique un carcan ou une grille interprétative infaillible et rigide pour comprendre le sens du texte. Hamlet est l'exemple même de cette émanation de l'imaginaire du poète que le théoricien ne pourra jamais complètement saisir, même à l'issue d'efforts répétés et de tergiversations.

Contrairement à Jones, Freud n'a jamais tenu pour définitives les hypothèses successives (dont le fond reste commun) qu'il faisait à partir d'Hamlet. Hamlet semblait bien plutôt accompagner son travail théorique et clinique, lui offrant des intuitions pertinentes, intervenant parfois comme exemple saisissant, parlant à la place de Freud au point qu'on puisse mettre au jour un style hamlétien à même la langue freudienne, ou encore se donnant à voir dans sa dimension typique et légendaire comme élément complémentaire essentiel à la compréhension du mythe universel de l'×dipe. Si Hamlet semble hanter et comme persécuter Freud, plus que n'importe quelle oeuvre ou personnage littéraire (plus même qu'×dipe car il n'est jamais parvenu à le figer dans une essence stable ni à l'intégrer réellement et définitivement dans ses propres catégories conceptuelles ni dans son système de pensée).

Enfin, Freud finira par abandonner l'espoir de récupérer Hamlet dans un concept véritablement opératoire au même titre que l'×dipe, pour revenir au substrat de ses intuitions initiales à savoir le lien profond qui unit Hamlet à ×dipe, et non Hamlet comme type psychologique, comme catégorie conceptuelle applicable à la clinique psychanalytique.

×dipe est bien un type, voire un archétype et il se décline en cas. Ces cas, ce sont les différentes variations hamlétiennes, les potentialités hamlétiques différemment présentes chez chaque individu. Ce revirement permet de préserver la dimension absolument individuelle, singulière et irréductible de l'oeuvre de Shakespeare. Peut-être qu'au fur et à mesure qu'il clarifiait et approfondissait ses propres vues, Freud s'était-il rendu compte que ce n'était pas rendre justice au drame shakespearien que de lui faire subir le même sort qu'à la tragédie sophocléenne, les deux oeuvres ne relevant pas du même type de tragédie et Hamlet n'étant pas qu'une énième variation oedipienne.

Hamlet n'a pas cessé pourtant, et ce jusqu'à la fin, de hanter l'écriture de Freud. Toutefois, Freud mobilisait le plus souvent le texte shakespearien afin de le laisser parler de lui-même, sans s'efforcer de le réintégrer dans la conceptua-

lité analytique.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille