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Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à  sa critique philosophique.

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par Layla Dargaud
Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie  2015
  

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3) Nouage du concept et de la vie de manière exploratoire et expérimentale

Hamlet et la fonction Shakespeare dans l'oeuvre freudienne La fonction Shakespeare 99 commence à s'élaborer dès les lettres à Fliess, où prolifèrent déjà les citations du dramaturge anglais et où Hamlet occupe une place de choix. Freud part de sa vie personnelle, mêlant les résultats de son auto-analyse et les leçons tirées de sa culture littéraire, afin de créer une nouvelle discipline. Dans cette perspective, Hamlet fait le lien entre ce qui est de l'ordre de l'expérience vitale éprouvée par Freud dans sa vie personnelle, comme dans sa pratique clinique, et ce qui est de l'ordre de la création de

95. ibid.

96. Hamlet est depuis longtemps pour Freud un de ses intérêts littéraires majeurs; on verra que cet intérêt ne pourra rester seulement littéraire pour le père de la psychanalyse et qu'il sera appelé à prendre une tout autre dimension, fondationnelle dans l'histoire de la psychanalyse.

97. D'après Henriette Michaud, cette citation revient une dizaine de fois entre 1897 et 1932 , avec ou sans guillemets.

98. ibid.

99. L'expression est de Henriette Michaud, dans op. cit.

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concepts. Hamlet abolit les scissions artificiellement mises en place entre théorie (épistémologie et métapsychologie) et pratique psychanalytiques.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Hamlet apparaît dans un texte fondateur de la psychanalyse 100, en tant que cette dernière est une discipline au sein de laquelle la théorie n'est jamais ni séparée ni séparable de la clinique. Il s'agit de la lettre centrale dans l'histoire de la naissance de la psychanalyse, celle qui introduit ce qui deviendra, à partir de 1910, le complexe d'×dipe et le lie intimement d'emblée à Hamlet. Tout un laboratoire conceptuel est alors en train de se créer autour de la figure d'Hamlet.

Il est à noter que cette lettre fait partie de la correspondance privée de Freud avec son ami Fliess et qu'elle n'était pas originairement destinée à être publiée. Ceci est intéressant car on constate que l'intérêt de Freud pour Hamlet et sa relation à ×dipe, allait bien au-delà de la volonté de marquer son temps par une découverte scientifique. Le rapport de Freud à Hamlet (et a fortiori à ×dipe) est en premier lieu personnel. La pièce de Shakespeare parle d'abord à l'individu Freud avant de parler à l'homme de science. Cette ébauche de conceptualisation des enjeux psychanalytiques d'Hamlet et ×dipe émane de l'auto-analyse de Freud. Il puise donc au plus profond de lui-même ce qui est amené à devenir une structure conceptuelle à vocation objective et universelle. Freud constate que son travail personnel d'auto-analyse pourrait bien avoir une portée gnoséologique, dans la mesure où l'honnêteté envers soi-même peut se muer en pensée ayant une valeur générale. La psychanalyse en est encore à ses balbutiements et Freud est en train de travailler sur son interprétation du rêve. Remarquons également qu'Hamlet prend une place prépondérante par rapport à ×dipe, dans cette première esquisse psychanalytique de ce qui deviendra le complexe nucléaire des névroses.

Il m'est venu une seule pensée ayant une valeur générale. Chez moi aussi j'ai trouvé le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je les considère maintenant comme un événement général de la prime enfance, même si cela n'est pas toujours aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques. [...] S'il en est ainsi, on comprend la force saisissante d'×dipe-Roi, malgré toutes les objections que la raison soulève contre ce qui est présupposé par le destin [...] mais la légende grecque s'empare d'une contrainte que chacun reconnaît parce qu'il en a ressenti l'existence en lui-même. Chaque auditeur a été un jour en germe et en fantaisie cet ×dipe, et devant un tel accomplissement en rêve transporté ici dans la réalité, il recule d'épouvante avec tout le montant du refoulement qui sépare son état infantile de celui qui est le sien aujourd'hui. Cette question m'est passée par la tête : est-ce qu'on ne pourrait pas trouver aussi la même chose au fondement d'Hamlet? Je ne pense pas à l'intention consciente de Shakespeare, je crois plutôt qu'un événement réel a incité le poète à donner cette présentation, l'inconscient en lui ayant compris l'inconscient dans le héros. Comment l'hystérique Hamlet justifie-t-il ses paroles : C'est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches 101, comment explique-t-il son hésita-

100. Sigmund Freud, Lettre 142 15 octobre 1897, Lettres à Fliess, op. cit., p. 342-346.

101.

William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82. cf. aussi : Freud, Le malaise dans la

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tion à venger son père par la meurtre de l'oncle, lui qui n'a aucun scrupule à envoyer ses courtisans à la mort et qui s'empresse de tuer Laërte? 102 . Rien ne l'explique mieux que le tourment que lui procure l'obscur souvenir d'avoir pensé commettre le même acte à l'encontre du père par passion pour sa mère, et si nous sommes traités selon notre mérite, qui échapperait là à la fustigation 103. Sa conscience est sa conscience de culpabilité inconsciente. Et son détachement sexuel 104 dans la conversation avec Ophélie n'est-il pas typiquement hystérique, tout comme son rejet de l'instinct qui veut mettre au monde des enfants, enfin son transfert de l'acte, de son père au père d'Ophélie. Et ne réussit-il pas à la fin, de manière aussi étonnante que mes hystériques, à provoquer son propre châtiment en subissant le même destin que son père, celui d'être empoisonné par le même rival? Mon intérêt est exclusivement dirigé sur l'analyse que je n'ai même pas encore essayé de vérifier au lieu de mon hypothèse selon laquelle le refoulement part chaque fois du féminin et se dirige vers le masculin l'hypothèse inverse que tu m'as proposée.

Ainsi que l'explique parfaitement Henriette Michaud, la fonction Shakespeare peut se comprendre comme le fait que le psychanalyste est redevable au dramaturge de pouvoir bâtir une sorte de praticable entre la scène et l'Autre

scène 105.

Un Hamlet et L'×dipe.

Qu'est-ce, au juste, qu'être un Hamlet aux yeux du fondateur de la psychanalyse? S'agit-il pour Freud de créer une sorte de catégorie nosographique, en ce sens qu'un Hamlet serait une entité théorique possédant certaines caractéristiques générales et dont on trouverait des cas particuliers pour l'illustrer dans la vie concrète (normale et pathologique)? Cela semble davantage être le cas d'×dipe. Freud parle d'ailleurs de l'×dipe, n'utilisant jamais l'indéterminé un ou des pour le désigner. Sous la plume de Freud, en effet, ×dipe est non seulement substantivé, nominalisé, mais ce déterminant lui donne de surcroît une valeur générale, dès lors qu'il devient L'×dipe. Par contraste, Hamlet, bien qu'il accède aussi à la substantivation, au statut

culture (1929), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p. 321 (note).

102.

En réalité, il s'agit de Polonius. Cette erreur (lapsus?) de Freud apparaissait également dans les premières versions de la note de Freud sur Hamlet dans L'interprétation du rêve et sera corrigée par la suite, ce qui n'a pu être fait pour les oeuvres officieuses», comme le signale Henriette Michaud.

103.

William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460. cf. aussi Deuil et mélancolie, O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988, p. 265.

104. La n.d.t. indique qu'il s'agit littéralement d'un étrangement sexuel » et que, dans L'interprétation du rêve, Freud parlera à propos d'Hamlet d' aversion » sexuelle.

105. Henriette Michaud, Les revenants de la mémoire, Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse, Paris, 2011, p. 18.

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de nom commun, se voit précédé de l'indéterminé un . On peut être un Hamlet comme un cas parmi d'autres de l'×dipe. C'est en ce sens qu'Ham-let apparaît comme une énième subjectivation, particularisation, déclinaison, exemplification de l'invariant, du paradigme oedipien. On peut devenir, en réaction au processus de refoulement, un Hamlet et l'analyste peut observer des Hamlet dans sa pratique. Ceci signifie seulement pour Freud que le refoulement a progressé avec les siècles. A contrario on ne peut croiser, ni dans la rue, ni dans le cabinet de l'analyste, ni dans les hôpitaux, un ou des ×dipe. Comme preuve empirique de l'existence de ce complexe universel, nous n'avons accès qu'à des rejetons de l'×dipe, qu'à des symptômes observables chez des individus particuliers, qui sont autant de cas semblables à celui d'Hamlet.

Les intuitions de Shakespeare, tout particulièrement dans Hamlet, servent à Freud de preuve ultime, de chaînon argumentatif permettant de justifier ses propres vues. Freud opère de manière expérimentale : il procède par induction à partir d'Hamlet afin d'en tirer ses propres hypothèses ou encore afin de renforcer

celles-ci, de leur faire gagner en probité.

Hamlet est un concept opératoire pour la psychanalyse freudienne, sous tous ses aspects. Dans cette perspective, on est en droit de se demander si Hamlet ne serait alors qu'un outil pour la psychanalyse freudienne et si on a à faire là à une forme de réduction utilitaire. Comment passe-t-on du recours à Hamlet comme instrument conceptuel efficace, à l'application de la méthode psychanalytique à Hamlet, comme texte, oeuvre artistique et personnage fictif?

Malgré la grande méfiance de Freud vis-à-vis de l'occultisme, nous avons pu remarquer qu'il ne cesse de citer les vers d'Hamlet lorsqu'il vient de voir le spectre de son père : There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy. 106, comme une sorte d'attestation littéraire de l'existence du surnaturel. Freud tenait plus que tout à maintenir l'exigence de scientificité au coeur de la psychanalyse. Ceci n'est pas incompatible avec cette tendance à citer tout particulièrement ces vers d'Hamlet. Contrairement au sceptique et au savant ( scholar ) Horatio, Hamlet se fait à maints égards métaphysicien, et l'on connaît la défiance freudienne concernant la métaphysique. De même, cette discipline théorique qu'il forgera comme fondement de la psychanalyse, il ne cessera de l'appeler la sorcière méta-psychologique . La hantise exercée par Hamlet semble être quelque chose qui rattrape le scientifique malgré lui. L'apparition du spectre de son père à Hamlet, tout particulièrement dans la scène de la chambre à coucher où il est le seul à le voir, devrait à bien des égards paraître suspecte aux yeux de Freud. Néanmoins, il ne remet jamais en question la vérité de cette vision. Pourtant l'hypothèse selon laquelle Hamlet hallucinerait du fait de son esprit survolté est tout à fait plausible et a été développée par des critiques littéraires tels que W. W. Greg 107. L'hypothèse d'une folie réelle et non feinte d'Hamlet, d'une personnalité davantage psychotique que névrotique est une piste qui n'a pas été envisagée par Freud, qui tenait à conserver son intuition initiale d'un

106. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165.

107. Walter Wilson Greg, art. Hamlet's hallucination , The Modern Language Review, Cambridge University Press, octobre 1917, volume 12, numéro 4, p. 393-421.

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lien intrinsèque entre Hamlet et l'×dipe. En outre, l'idée qu'Hamlet souffrirait d'une psychose hallucinatoire a été fortement contestée par Dover Wilson 108 qui estime qu'il faut prendre en considération les croyances de Shakespeare et de ses contemporains à propos de ces apparitions spectrales. S'il s'agit d'une hallucination de groupe, Hamlet n'est pas plus fou qu'un autre. Comme il le dit lui-même, dans des vers qui sont d'ailleurs cités par Freud, ce qui ne semble pas un hasard,

I am but mad north-north-west; when the wind is southerly, I know a hawk from a handsaw. 109.

Comme le souligne Claire Pagès 110, le scepticisme caractéristique de Freud en matière de phénomènes supra-naturels est contrebalancé par une certaine fascination pour ces mêmes phénomènes. Freud n'évacue pas l'hypothèse de l'existence de phénomènes de transfert de pensée mais rejette catégoriquement la réalité de tout phénomène de hantise (revenants, spectres, fantômes, esprits, démons, etc.).

Dire qu'Hamlet viendrait hanter Freud ne veut pas dire qu'il représente les rejetons spectraux de l'inconscient du fondateur de la psychanalyse, inconscient perçu par analogie avec une sorte de maison hantée. Ceci reviendrait, comme le rappelle Pagès, à adopter une vision romantique et peu rigoureuse de l'inconscient comme maison hantée, figure laïcisée du diable, peuplé de représentations monstrueuses. car Ce faisant, on parle de la vie psychique inconsciente comme on parlait des esprits, et on laisse planer l'idée d'un caractère mystérieux, occulte, et cultuel de la psychanalyse. 111. Que peut donc vouloir dire

que Freud est hanté par Hamlet?

Avec Hamlet, Freud introduit la variation dans la répétition d'un thème. Ce thème n'est pas à concevoir comme un invariant universel, comme un nouveau complexe oedipien, mais plutôt comme une partition à partir de laquelle Freud composerait, de manière différente à chaque fois malgré l'identité du texte shakespearien qui constitue son matériau de prédilection. Il y a une certaine résistance de Freud vis-à-vis de cette figure de la hantise incarnée par Hamlet, (Inversement, Hamlet résiste à la psychanalyse, comme nous le verrons par la suite). Hamlet surgit dans l'oeuvre freudienne de manière analogue aux phénomènes de répétition du refoulé dans la cure analytique. De manière semblable à l'analysant dans la cure, Freud répète ce qu'il n'arrive pas, en raison de résistances, à faire devenir conscient 112. Freud ne se laisse toutefois pas complètement prendre à cette hantise hamlétienne comme quelqu'un qui serait saisi par un sentiment d'inquiétante étrangeté et qui se contenterait de reproduire quelque chose de manière passive, comme s'il s'agissait d'une répétition subie et sans production de différence 113. Le fondateur de la

108. John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur, Seuil, 1988.

109. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 312-313 :

«Je ne suis fou que par vent de nord-nord-ouest; par vent du sud, je sais reconnaître un faucon d'un héron. .

110. Claire Pagès, art. « Freud, la répétition et les figures de la hantise pulsionnelle. Pour une pensée psychanalytique de la hantise. , Conserveries mémorielles, n? 18, 2016.

111. ibid.

112. ibid.

113. ibid.

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psychanalyse connaît les ressorts inconscients du psychisme humain face à ces phénomènes étrangement inquiétants, et lorsque la compulsion de répétition du thème hamlétien se produit dans l'oeuvre de Freud, elle fonctionne comme une répétition productrice de différence, elle innove à partir du déjà-là. Freud ne se remémore pas son propre inconscient à travers Hamlet. Il répète Hamlet, tel un acteur (telle une machine actoriale , à la fois auteur, acteur et metteur en scène) qui répéterait les vers de Shakespeare avec l'intention d'y apporter sa touche personnelle.

Perhaps, though, it is not so much that Freud brought the

oedipus complex to Hamlet as that Hamlet brought the oedipus complex to Freud. 114

Par la suite, nous verrons en effet que le complexe d'×dipe n'est pas nécessairement ce qui conduit Freud à Hamlet, mais que le mouvement est davantage inverse, Hamlet ouvrant à Freud la perspective d'un complexe nucléaire. Freud lisait Hamlet depuis ses huit ans et il en connaissait des passages entiers par coeur. Une telle hypothèse d'une préséance d'Hamlet sur ×dipe a dès lors toute sa pertinence.

Freud applique des concepts psychanalytiques à Hamlet. Réciproquement, Hamlet, comme concept, est appliqué à la psychanalyse freudienne. Ce renversement est par ailleurs conceptualisé par Pierre Bayard, avec la notion de littérature appliquée à la psychanalyse 115, Pierre Bayard qui consacrera en outre un ouvrage entier au problème de Hamlet et au dialogue de sourds auquel il a donné lieu 116.

Hamlet, un concept permettant de nouer subjectivité et objectivité

Par le recours au modèle oedipien, la subjectivité (de Freud) s'objectivise, tandis que le mythe antique se subjectivise (comme expression d'une loi psychique universelle). [...] Dans un premier temps, Freud émet l'hypothèse : moi, c'est comme ×dipe; cette proposition se renverse instantanément et se formule comme une vérité historique universalisée : ×dipe, c'était donc nous. La compréhension de soi, dans l'auto-analyse, n'est possible que comme reconnaissance du mythe, et le mythe, ainsi intériorisé, sera désormais lu comme la dramaturgie d 'une pulsion. La reconnaissance la plus audacieuse, de la part de Freud, est celle qui consiste à poursuivre : Hamlet, c'est encore ×dipe, mais ×dipe masqué et refoulé, ×dipe trop actif dans l'ombre pour que celui qui l'a refoulé puisse avancer d'un seul pas. Et voici la dernière reconnaissance : Hamlet, c'est le névrosé, c'est l'hystérique dont j'ai à m'occuper quotidiennement. Tout se passe, de la sorte, comme si le report

114. Norman N. Holland, Psychoanalysis and Shakespeare, Mc Graw Hillbook company, USA, 1964, p. 59.

115. Pierre Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, éd. de Minuit, Paris, 2004.

116. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Les éditions de Minuit, Paris, 2002.

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de la figure d'×dipe sur Hamlet était l'étape intermédiaire indispensable pour qu'au terme de la série des reconnaissances Freud puisse lire dans l'inconscient de son malade ce qu'il a lu dans son propre passé. ×dipe et Hamlet sont les images médiatrices entre le passé de Freud et le patient de Freud : ils sont les garants d'un langage commun. Cette série de reconnaissances s'impose ainsi comme constitutive du cheminement de la pensée analytique elle-même, et non comme un exemple de son application à un domaine extérieur. La satisfaction qu'éprouvait Freud, dans la lettre du 15 octobre 1897, à voir se dénouer le mystère de l'inhibition d'Hamlet, ne concerne pas la littérature : c'était avant tout le modèle anticipé, la maquette provisoire, l'essai symbolique de tous les déchiffrages que la loi oedipienne allait permettre d'opérer dans des cures réelles, non sur des personnages dramatiques mais sur des malades bien vivants. Il y a là un coup d'audace [. . .]. Car Freud a étendu le schéma oedipien à un cas en apparence tout opposé à celui d'×dipe. Hamlet n'est pas le meurtrier de son père, mais son vengeur. [....] L'opération de Freud, d'essence grammaticale ou logique, consiste à montrer qu'une double négation est l'équivalent dégradé, fantomatique, d'une affirmation : Hamlet n'a pas commis le meurtre du père, mais d'autre part il ne parvient pas à agir contre celui qui l'a commis. C'est donc qu'il n'a cessé, inconsciemment, de désirer le commettre. Le père-fantôme reste l'objet d'un meurtre-fantôme perpétuellement inaccompli. [. . .] Après les Études sur l'hystérie, c'est l'un des premiers cas où n'intervient aucune conversion organique, et où le symptôme demeure intrapsychique. Hamlet aura de la sorte tant soit peu contribué à la différenciation de la névrose pure par rapport à l'hystérie, névrose de conversion. Quand Ernest Jones reprend et développe ce qui, dans la Traumdeutung, se présentait comme une modeste note en bas de page, l'orientation même de la recherche s'est radicalement modifiée. Non que Jones se soit montré le moins du monde infidèle à l'enseignement de Freud : l'interprétation du caractère d'Hamlet est identique. Mais cette interprétation, pour Freud, était une étape vers ce qui n'était pas encore la pensée analytique achevée; c'était un moment dans l'invention de l'analyse et de son outillage conceptuel. Bref, Freud lit Hamlet en allant vers ce qui sera la psychanalyse : Jones relit la pièce en partant de la psychanalyse constituée. Discutant les thèses adverses, apportant de nouvelles preuves à l'appui de l'interprétation oedipienne, Jones nous propose un exemple de psychanalyse appliquée. La méthode est donnée, elle n'est pas mise en question : il s'agit seulement de prouver qu'elle est opératoire. Bien que Freud aimât à répéter que le prince Hamlet avait souffert d'un complexe d'×-dipe , il ne fait pas de doute que cette lecture de la pièce de Shakespeare a toujours conservé à ses yeux un aspect propédeutique. Elle a gardé valeur de modèle, destiné à l'exercice d'une sagacité qui devra trouver ailleurs son point d'application définitif. 117.

117. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXIV.

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On peut dire de Freud ce que Claire Parnet, dans L'Abécédaire, disait de Deleuze : la grande littérature hante toute son oeuvre et les grands écrivains y sont toujours traités comme des penseurs, bien plus que comme des illustrations ou des malades mentaux, comme on a pu le reprocher à Freud. De plus, on a l'impression que c'est à travers la littérature, plus qu'à travers les éléments constitutifs de l'histoire de la psychanalyse, que Freud inaugure une nouvelle pensée. De même que Freud reconnaissait ouvertement sa dette envers Sophocle, Shakespeare et Goethe, Deleuze dit dans L'Abécédaire 118que ce qu'il doit à Faulkner et à Fitzgerald est très grand, le concept étant branché sur les

percepts qu'on trouve dans les romans.

Le style freudien, en tant que Freud peut être considéré commeun écrivain, est comme une musique dont le thème serait Hamlet et à partir duquel le fondateur de la psychanalyse produirait des variations, des compositions.

Le concept Hamlet ne préexistait pas à l'oeuvre de Freud. Il a été fabriqué par Freud, par la nécessité de trouver une caution à ce qui allait devenir le com-

plexe nucléaire des névroses, à savoir l'×dipe.

Laisser son âme, comme le fait Freud, être agitée, subir une hantise de la part d'Hamlet, n'est-ce pas s'interdire de penser réellement le drame shakespearien? Penser, contrairement à se divertir, n'est-ce pas savoir demeurer en repos

dans une chambre? 119

A propos de l'approche psychanalytique d'Hamlet, Lacan disait la chose suivante :

On dit que c'estun exercice de ce qu'on appelle la psychanalyse appliquée alors que c'est bien tout le contraire. Au niveau où nous sommes, c'est bien de psychanalyse théorique qu'il s'agit. Au regard de la question théorique que pose l'adéquation de la psychanalyse à une oeuvre d'art, toute espèce de question clinique est une question de psychanalyse appliquée. 120.

118. L » comme littérature ».

119. Blaise Pascal, Pensées, éd. Le Guern, Gallimard, folio classique, Paris, 2004, fr. 126 :

Divertissement [. ..] tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. ».

120. Jacques Lacan, Sept Leçons sur Hamlet », dans Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation», Éditions de La Martinière, Le Champ Freudien Editeur, Paris, 2013, p. 326-327.

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"Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche !"   Charles de Gaulle