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Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à  sa critique philosophique.

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par Layla Dargaud
Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie  2015
  

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Deuxième partie

La psychanalyse appliquée,

pertinence et écueils : Etude du cas

d'Hamlet 121.

121. Notons que Freud fera également une psychanalyse appliquée des oeuvres shakespeariennes suivantes Le marchand de Venise et Le roi Lear dans Le motif du choix entre les coffrets (1913) et de Richard III et Macbeth dans Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse (1916). Richard III représente ce à quoi toute blessure narcissique peut donner naissance et nous fournit cette leçon les renoncements à une jouissance que le patient analysant doit faire afin d'obtenir un plaisir différé mais mieux assuré (progrès du principe de plaisir au principe de réalité). Lady Macbeth représente l'échec devant le succès.

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L'expérience montre que le plaisir intellectuel s'accroît avec la compréhension, dont l'approfondissement est l'une des fonctions sociales reconnues de la critique. Or, le plaisir intellectuel englobe les formes les plus élevées du plaisir esthétique, qui ne peut que gagner

à une compréhension approfondie. 122.

De l'exploration des rêves, on fut conduit à l'analyse des créa-

tions poétiques d'abord, des poètes et des artistes ensuite [...] problèmes les plus fascinants de tous ceux qui se prêtent aux applica-

tions de la psychanalyse. 123

Le mouvement dans cette partie est l'exact contraire du mouvement de notre première partie. Il s'agit maintenant d'étudier la valeur ajoutée par la psychanalyse à Hamlet. Il est ici question de déterminer dans quelle mesure la psychanalyse (ses catégories et ses principes) peut être considérée comme applicable à Hamlet et, plus généralement, comme un instrument pour comprendre l'oeuvre littéraire (la création artistique en général et littéraire en particulier). Paul-Laurent Assoun 124 pose le problème en ces termes :

La psychanalyse est-elle une alliée ou un fléau pour la littérature? La rencontre entre l'oeuvre littéraire et la psychanalyse peut-elle être heureuse ou est-

elle, au contraire, vouée à être malheureuse?

I - Le problème d'Hamlet , un exemple de psychanalyse appliquée à la littérature.

Si Freud ne se contente plus de reconnaître en Hamlet une de ses principales sources d'inspiration et un élément de justification indispensable à la construction de son propre édifice théorique, c'est qu'il espère pouvoir ériger la psychanalyse en méthode permettant de procéder de manière hypothético-déductive, à partir des principes psychanalytiques, sur l'oeuvre littéraire. L'espoir sous-jacent est de dégager les causes explicatives de l'oeuvre. Freud affirme avoir résolu le mystère d'Hamlet en le liant au thème oedipien , chose que, selon lui, tous ses prédécesseurs (critiques littéraires, historiens, écrivains, etc.)

auraient échoué à faire.

La chose littéraire est abordée par Freud de différents manières. On peut en distinguer quatre. Premièrement, Freud s'intéresse à son contenu, à savoir les rêves, fantasmes et désirs inconscients mis en scène par son auteur. Deuxièmement, il met l'accent sur son caractère symbolique et signifiant, à savoir sur la forme et sur le langage (ce que fera de manière plus significative Lacan). Troisièmement, Freud examine la méthode employée, à savoir les moyens de figuration, de représentation et de scénarisation. Enfin, il est particulièrement attentif à son effet cathartique, qu'il met en parallèle avec le processus de la cure psychanalytique.

122. Ernest Jones, op. cit.

123. Sigmund Freud, Cinq Leçons sur la Psychanalyse.

124. Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, op. cit.

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A partir de 1906-1907, avec Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, Freud s'attelle à comprendre la chose littéraire de manière plus aboutie et systématique qu'il ne l'avait fait jusqu'alors dans quelques passages épars de ses premiers écrits psychanalytiques. C'est à partir de ce moment qu'elle accède réellement au statut d'objet d'étude pour la psychanalyse. Freud commence par se reconnaître une dette vis-à-vis des écrivains.

Les écrivains sont de précieux alliés et il faut attacher un grand prix à leur témoignage, car ils savent toujours une foule de choses entre ciel et terre, dont notre sagesse d'école ne peut encore rêver. Même en psychologie, ils ont beaucoup d'avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce qu'ils puisent là à des sources que nous n'avons pas encore exploitées pour la science. Si seulement cette prise de position des écrivains en faveur de la nature signifiante du rêve était moins ambiguë! [...] L'écrivain qui a qualifié son récit de Phantasie 125, ne s'est toujours pas décidé à clarifier s'il se propose de nous laisser dans notre monde décrié pour sa froide objectivité, régi par les lois de la science, ou bien de nous emmener dans un autre monde, un monde fantastique, dans lequel on attribue une réalité aux esprits et aux fantômes. Comme le montre l'exemple de Hamlet et de Macbeth, nous sommes prêts à l'y suivre sans la moindre hésitation. 126.

Bien plus tard, dans ses travaux de maturité, Freud forgera le concept d' inquiétante étrangeté (Unheimlich) et étudiera le rapport entre fiction et réalité dans la littérature. Il se référera à nouveau au personnage du spectre du père d'Hamlet.

Dans Contribution to a questionnaire on reading127 (1906-1907), on apprend que Freud citait Hamlet parmi les dix oeuvres les plus magistrales de la littérature mondiale :

You did not say : the ten most magnificent works (of world literature) , in which case I should have been obliged to reply, with so many others : Homer, the tragedies of Sophocles, Goethe's Faust, Shakespeare's Hamlet, Macbeth, etc.

Freud s'intéresse très rapidement, comme nous le verrons, aux problématiques, étroitement liées dans Hamlet, du doute, de l'amour et de l'irrésolution. Notons que ce type de questionnements touche à la fois Hamlet et Ophélie, qui, pour

ainsi dire, en mourra.

125.

production imaginaire

126. Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans Gradiva de W. Jensen (1907), Écrits philosophiques et littéraires, Opus seuil, p. 756-763.

127. Sigmund Freud, Freud - Complete Works, éd. Ivan Smith, 2011, édition en ligne, p. 1991.

128. Victor Hugo, William Shakespeare (1864), éd. Dominique Peyrache-Leborgne, Flammarion, GF, Paris, 2014.

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1) Différents degrés d'approche de l'oeuvre par la psychanalyse.

a) La psychanalyse héritière d'un mystère séculaire : Hamlet, sphinx de la littérature moderne .

Les prémisses de l'interprétation psychanalytique d'Hamlet. Nous savons que, dans son analyse d'Hamlet, Freud entend répondre aux grandes intuitions des écrivains héritiers de Shakespeare, et tout particulièrement, il tient à remettre en cause la vision romantique du héros shakespearien (celle qui a été véhiculée notamment par Goethe et Victor Hugo, qui en font une âme trop pure qui se plie sous le poids d'une pensée surdéveloppée.).

Notons au passage que le rapprochement entre Hamlet et ×dipe n'a rien de choquant. Victor Hugo avait déjà rapproché Hamlet d'un autre personnage de la mythologie grecque dans le but d'en livrer une interprétation qu'on pourrait presque dire pré-psychanalytique, mettant l'accent sur la différence entre conflit intérieur et conflit lié à des circonstances externes ainsi que sur la portée universelle de la tragédie de Shakespeare.

Deux Adams prodigieux [...1 c'est l'homme d'Eschyle, Prométhée, et l'homme de Shakespeare, Hamlet. Prométhée, c'est l'action. Hamlet, c'est l'hésitation. Dans Prométhée, l'obstacle est extérieur; dans Hamlet, il est intérieur. [. . .1 la volonté est plus asservie encore; elle est garrottée par la méditation préalable, chaîne sans fin des indécis. [...1 L'esclavage du dedans, c'est là l'esclavage! Prométhée, pour être libre, n'a qu'un carcan de bronze à briser et qu'un dieu à vaincre; il faut que Hamlet se brise lui-même et se vainque lui-même. Prométhée peut se dresser debout quitte à soulever une montagne; pour que Hamlet se redresse, il faut qu'il soulève sa pensée. [.. .1 Prométhée et Hamlet, ce sont deux foies à nu; de l'un coule le sang, de l'autre, le doute. [. . .1 Hamlet marche derrière Oreste, le parricide par amour filial. Cette comparaison facile, plutôt de surface que de fond , nous frappe moins que la confrontation mystérieuse de ces deux enchaînés, Prométhée et Hamlet. [...1 Prométhée et Hamlet sont au nombre de ces oeuvres plus qu'humaines [...1

oeuvres suprêmes. 128.

Pourtant, Freud ne fait aucune référence aux tentatives de conceptualisation philosophique d'Hamlet, qui ont directement précédé ses propres analyses et dont il devait certainement avoir connaissance, étant donné le grand lecteur qu'il était et la maîtrise de la pensée philosophique de ses prédécesseurs dont il faisait montre (même s'il tenait à tout prix à ne pas s'adonner à la spéculation philosophique, dont il se méfiait par ailleurs fortement).

Le Nietzsche de La naissance de la tragédie Dans La naissance de la tragédie (1872), Nietzsche tente de tirer des enseignements en terme de philosophie morale et esthétique du comportement de personnages théâtraux. C'est dans ce cadre qu'il en vient à faire une distinction entre l'homme dionysiaque et l'homme apollinien, qui s'opposent et se

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complètent pour former l'idéal moral tragique. Nietzsche étudie le personnage d'Hamlet et revient sur l'interrogation qui hante tous ceux qui se penchent sur la pièce : pourquoi Hamlet renonce-t-il sans cesse à agir?

L'homme dionysiaque s'apparente à Hamlet. L'un comme l'autre, en effet, ont, une fois, jeté un vrai regard au fond de l'essence des choses, tous deux ont vu, et ils n'ont plus désormais que dégoût pour l'action. C'est que leur action ne peut rien changer à l'essence immuable des choses, et ils trouvent ridicule ou avilissant qu'on leur demande de réordonner un monde sorti de ses gonds 129. La connaissance tue l'action, parce que l'action exige qu'on se voile dans l'illusion. 130.

A propos d'×dipe roi, Nietzsche dit que c'est la tragédie de la passivité . Par ailleurs, il ne considère pas ×dipe comme une figure tutélaire et paradigmatique.

Dionysos jusqu'à Euripide, n'a jamais cessé d'être le héros

tragique, et toutes les figures illustres du théâtre grec, Prométhée, ×dipe, etc., ne sont que des masques de ce héros primitif. 131.

Hamlet, la belle âme de L'Esthétique hégélienne. Avant Freud, Hegel avait déjà étudié l'effet de la tragédie shakespearienne sur le public, comparé la tragédie et le héros modernes avec la tragédie et le héros de l'antiquité grecque classique (en citant également ×dipe roi), analysé le type de caractère incarné par Hamlet et enfin analysé le psychisme d'Hamlet, le rapport d'Hamlet à l'action qu'il doit accomplir, aux autres personnages, à lui-même. Pour Hegel, ×dipe est à la fois innocent et coupable, innocent parce qu'il ne sait pas et ne veut pas ce qu'il fait, coupable en tant qu'individualité consciente car il ne peut que revendiquer l'objectivité de son acte malgré l'absence de conscience subjective. Les personnages shakespeariens, bien qu'au sein d'une déterminité passionnelle, ne sont jamais de simples personnifications de passions mais demeurent des êtres humains, même dans le crime. Quelque chose est présent à même le caractère shakespearien qui laisse présager le dénouement. Le drame shakespearien, poésie dramatique et donc synthèse de poésie lyrique et de poésie épique, constitue la synthèse, l'accomplissement de la poésie. Nous avons relevé dans les deux tomes de L'Esthétique hégélienne des passages significatifs où il est question d'Hamlet.

Hegel, lecteur de Goethe, lui-même lecteur d'Hamlet.

L'homme doit conserver sa liberté et son autonomie de décision. Shakespeare nous offre à ce sujet les plus beaux modèles. [...] On a reproché à Shakespeare cette inactivité et on a blâmé le fait que l'action piétine. Mais Hamlet est une nature faible sur le plan pratique, une belle âme repliée sur elle-même qui peut difficilement se décider à sortir de cette harmonie interne; il est mélancolique, rêveur, hypocondriaque et méditatif, et n'est donc pas

129. Out of joint .

130. Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, ×uvres Complètes, t. I, Gallimard, Paris, 1977, trad. fr. Philippe Lacoue-Labarthe, · 10, p. 83.

131. ibid.

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enclin à un acte de vengeance, ainsi que l'a bien dit Goethe, qui déclare que Shakespeare a voulu décrire une grande action imposée à une âme qui n'est pas faite pour l'action, et qui trouve que la pièce tout entière est élaborée en ce sens. [...1 Nous voyons là que l'apparition [du spectre de son père1 comme telle ne dispose pas à son gré de Hamlet, mais qu'il doute et veut atteindre la certitude par ses propres moyens, avant de s'embarquer dans l'action. 132

Hamlet, comme individualité douée de caractère et non comme présence spectrale et personnage faible.

Shakespeare se distingue [...1 par la force de décision et l'énergie de volonté qu'il donne à ses caractères, même lorsque leur grandeur n'est qu'apparente et qu'ils poursuivent un but mauvais. Il est vrai que Hamlet est indécis, cependant ce n'est pas sur ce qu'il a à faire, mais sur la manière dont il doit le faire. Cependant, de nos jours, même les caractères de Shakespeare sont représentés comme des fantômes et des spectres, et l'on s'imagine que la nullité ou la faiblesse d'un esprit chancelant, que ces fadaises doivent être en soi quelque chose de bien intéressant. Mais l'idéal consiste dans le fait que l'idée est réelle, et que cette réalité appartient à l'homme en tant que sujet, comme une unité fixe en elle-même. Tout cela peut suffire ici, pour ce qui concerne l'individualité douée de caractère dans

l'art. 133.

Hamlet, la belle âme et sa faiblesse sur le plan pratique de l'action.

Ces âmes profondes et silencieuses, dans lesquelles est renfermée l'énergie de l'esprit, comme l'étincelle dans les veines du caillou, qui ne savent ni développer ce qu'elles sentent ni s'en rendre compte, ne sont pas pour cela affranchies de la condition commune. Aussi, lorsque le son discordant du malheur vient troubler l'harmonie de leur existence, elles sont exposées à cette cruelle contradiction de n'avoir aucune habileté, de ne trouver aucun expédient pour se mettre au niveau de la situation et conjurer le danger. Entraînées dans une collision, elles ne savent se tirer d'affaire; elles se précipitent tête baissée dans l'action, ou, dans une passive inertie, laissent les événements suivre leur cours. Hamlet, par exemple, est un beau et noble caractère, et au fond il n'est pas faible; mais il lui manque le sentiment énergique de la réalité. Alors il tombe dans une morne et stupide mélancolie qui lui fait commettre toutes sortes de bévues. Il a l'oreille très fine; là où il n'y a aucun signe extérieur, rien qui puisse éveiller le soupçon, il voit de l'extraordinaire. Il n'y a plus pour lui rien de naturel ; il a toujours les yeux fixés sur l'attentat monstrueux qui a été commis. L'esprit de son père lui révèle ce qu'il doit faire; dès lors il est intérieurement prêt

132. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, t. I, Première partie, chap. III : B. De la détermination de l'idéal, Le Livre de Poche, coll. Les Classiques de la philosophie, Paris, 1997, p. 315-316.

133. ibid., p. 329-330.

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à la vengeance; il pense continuellement à ce devoir que son coeur lui prescrit ; mais il ne se laisse pas entraîner subtilement à l'action comme Macbeth. Il n'assassine pas, il ne s'abandonne pas à la fureur, il ne tire pas l'épée comme Laërte à la première occasion. Il reste plongé dans l'inaction d'une belle âme qui ne peut se mouvoir au dehors, s'engager dans les relations de la vie réelle. Il attend, il cherche dans la droiture de son coeur une certitude positive. Lorsqu'il l'a obtenue, il ne prend lui-même aucune ferme résolution; il se laisse conduire par les événements extérieurs. Ainsi privé du sens de la réalité, il se trompe sur ce qui l'environne; il tue, au lieu du roi, le vieux Polonius. Il agit avec précipitation quand il faudrait user de circonspection, et là, au contraire, où il est besoin de cette activité qui va droit au but, il reste absorbé en lui-même, jusqu'à ce que, sans sa participation, le développement naturel des circonstances ait amené un dénouement fatal qui paraît une conséquence de ce qui s'est passé au fond de son âme. 134.

Hamlet, héros romantique moderne et importance du caractère et du désir dans le drame de Shakespeare; ×dipe, héros classique et rôle du destin et du principe moral dans la tragédie de Sophocle.

Mais, pour faire remarquer la différence frappante qui, sous ce rapport, distingue les tragédies ancienne et moderne, je ne veux qu'indiquer Hamlet. La pièce de Shakespeare a pour base une collision semblable à celle qu'Eschyle a traitée dans les Choéphores et Sophocle dans l'Electre. En effet, pour Hamlet, aussi, c'est un père et un roi qui a été assassiné, et sa mère a épousé le meurtrier. Mais, tandis que, chez le poète grec, la mort d'Agamemnon est la revendication d'un droit moral, violé dans la personne de Clytemnestre, dans Shakespeare, le meurtre commis a toute l'apparence d'un crime de pure scélératesse, dans lequel la mère d'Hamlet est innocente. De sorte que le fils, comme vengeur, doit se tourner uniquement contre le roi qui a tué son frère, et rien ne se pose devant lui qu'il ait vraiment à respecter. La collision, par conséquent, ne consiste pas en ce que le fils, pour accomplir sa légitime vengeance, doit violer lui-même un autre principe moral. Elle réside dans le caractère personnel d'Hamlet, dont la noble âme n'est pas organisée pour cette action énergique, et qui, plein de dégoût pour le monde et la vie, chancelant dans ses résolutions et ses préparatifs d'exécution, périt par ses propres lenteurs et par la complication extérieure des circonstances. [...] Les héros de l'ancienne tragédie classique, lorsqu'ils se sont déterminés à agir d'après un principe moral qui seul répond à leur caractère ferme et arrêté, rencontrent sur leur chemin des circonstances telles qu'ils doivent nécessairement tomber en conflit avec la puissance morale opposée, également légitime. Les personnages romantiques, au contraire, se

134.

ibid., p. 716-719.

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trouvent placés, dès le début, au milieu d'une foule de rapports et de conditions accidentelles qui leur permettent d'agir de telle façon ou de telle autre. De sorte que le conflit auquel les circonstances extérieures fournissent sans doute l'occasion, dépend essentiellement du caractère même des personnages. [...1 Dans le théâtre moderne, au contraire, comme il n'est pas dans l'essence du caractère même des personnages d'embrasser une cause juste plutôt que de se laisser aller à l'injustice ou au crime, et que cela est accidentel, ils se décident d'après leurs désirs et leurs dispositions particulières ou d'après les circonstances extérieures. 135.

L'e~et cathartique d'????t sur le lecteur-spectateur, homme moderne : la conciliation des puissances de l'âme .

Le dénouement tragique se montre simplement comme l'effet des circonstances malheureuses et des accidents extérieurs, qui auraient pu aussi bien tourner autrement et avoir une issue heureuse. Dans ce cas, le seul spectacle qui nous est offert, c'est celui de la vicissitude des choses terrestres, à laquelle est soumis surtout l'homme moderne; car en raison même de ce qu'elle a de plus fortement individuel, et de la complication des circonstances, cette nature porte avec soi le destin des choses finies. Le sentiment de tristesse mélancolique qui naît de ce spectacle est, cependant, vide, et fait place, en particulier, à l'idée d'une fatalité matérielle et terrible, lorsque nous voyons des coeurs nobles, de belles natures, engagés dans une semblable lutte, périr par le malheur et le simple hasard des événements. Un pareil dénouement peut nous émouvoir fortement; néanmoins, il n'est capable que de produire la terreur, et il exige immédiatement que les accidents extérieurs s'accordent avec ce qui constitue la nature intime et propre de ces beaux caractères. Ce n'est, par exemple, que de cette façon que la mort d'Hamlet et de Juliette ne nous révolte pas, et que la paix se rétablit dans notre âme. Prise extérieurement, la mort d'Hamlet paraît amenée accidentellement par le combat avec Laërte et l'échange des fleurets. Cependant, si l'on considère le fond du caractère d'Hamlet, la mort y réside dès le commencement. Le banc de sable de l'existence finie ne le satisfait pas. Avec cette mélancolie et cette faiblesse, avec cette tristesse profonde, ce dégoût de tous les états de la vie, nous sentons que, au milieu du cercle de circonstances affreuses où il est placé, c'est un homme perdu, avant que la mort ne tombe sur luH du dehors. [...1. Mais cette tristesse, que nous éprouvons à ce spectacle, et qui nous plaît, naît d'une conciliation douloureuse entre les puissances de l'âme; c'est une félicité mélancolique dans le malheur. 136.

Nous trouvons une certaine pertinence philosophique de l'analyse d'Hamlet et un juste respect de l'oeuvre, à la fois chez Hegel et chez Freud. L'esthétique hégélienne est l'étude de l'adéquation entre la forme et le contenu. C'est précisément à ceci que Freud renonce. Pourtant la proximité entre Hegel et Freud

135. ibid., p. 631.

136. ibid., p. 702-703.

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existe bel et bien et ils partagent le même intérêt pour Shakespeare, et tout particulièrement pour l'étude de l'âme du prince danois. Claire Pagès, dans sa thèse de doctorat récemment publiée 137, mettra justement en lumière cette parenté

profonde entre Hegel et Freud.

??s ?ré??ss?s s???t??q?s ? ??????s? ??? ????ét???? Parallèlement aux analyses philosophiques d'Hamlet, des hypothèses médicales avaient déjà été faites sur la santé mentale du héros shakespearien avant Freud. Le diagnostic qui revenait alors oscillait entre hystéro-neurasthénie et mélancolie. Shakespeare aurait retenu la mélancolie comme la forme la plus théâtrale des formes de folie entraînant des hallucinations, en s'inspirant du Traité de la mélancolie de Timothy Bright (1586) 138. Tous les indices dont un médecin peut bien avoir besoin semblent être présents dans le texte shakespearien. Les autres personnages relèvent notamment des symptômes significatifs de mélancolie chez Hamlet : abattement, refus de nourriture, bizarreries de la conduite, insomnie, accès de délire, folie furieuse, désir de mort. Tout au long de la pièce, le mal d'Hamlet subira toutes sortes de tentatives de décryptage .

?r?? ???s ?t ????tré? ?????t ?? ?s?????s? Hamlet est entré dans l'÷uvre de Freud sous les traits d'un sphinx moderne 139.

Freud reprend initialement le postulat romantique de Goethe selon lequel on peut spéculer sur le caractère psychologique d'Hamlet et sur son passé, pour en faire tout autre chose. C'est là une des premières formes d'introduction par Freud de la différence dans la répétition du thème hamlétien. Nous reviendrons sur cette dimension d'introduction par la psychanalyse de quelque chose de résolument nouveau dans l'approche d'Hamlet. Si la démarche de Jones nous apparaît d'un intérêt philosophique moindre, nous noterons toutefois que la correspondance entre Jones et Freud peut être éclairante sur l'importance primordiale accordée par le fondateur de la psychanalyse à l'analyse d'Hamlet.

La correspondance entre Freud et Jones 140 est parsemée d'échanges concernant l'interprétation psychanalytique d'Hamlet, mais aussi concernant le problème de l'identité de Shakespeare, problème dont Freud estime qu'il est extra-analytique. Se référer à cette correspondance permet de mieux saisir le projet commun qui était celui de Jones et Freud d'une étude psychanalytique d'Hamlet. Parmi les lettres échangées entre Freud et Jones, certaines ont retenu tout particulièrement notre attention dans le cadre de cette étude.

La première est une lettre de Jones à Freud, dans laquelle il fait le parallèle entre un cas qu'il a rencontré dans sa pratique clinique et Hamlet.

Un cas vous intéresserait : il s'agit d'un garçon de 15 ans

qui après un léger accident a développé des symptômes d'irritation

137. Claire Pagès, Hegel et Freud. Les intermittences du sens, CNRS éditions, Paris, 2015.

138. Timothy Bright, Traité de la mélancolie, trad. Eliane Cuvelier, Éditions Jérôme Millon, Mémoires du corps, 1998.

139. Cette expression a été utilisée par Antonina Vallentin à propos de Jacqueline de Vauvenargues dans l'÷uvre de Picasso. Voir Picasso, Albin Michel, Paris, 1957.

140. Sigmund Freud, Ernest Jones, Correspondance complète (1908-1939), PUF, Paris, 1998.

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cérébrale (comme après une fracture du crâne) et l'on a cru qu'il avait une méningite. Je l'ai vu deux mois après : un beau cas de folie et de puérilité simulées (comme Hamlet). Il parlait, se conduisait et réagissait comme un enfant de 4 ans comportement qui s'est avéré déterminé par un solide complexe maternel (désir qu'elle le prenne dans son lit, etc.). Après psychanalyse, tout est parfaitement rentré dans l'ordre. 141.

La seconde est une lettre où discute les accusations de pansexualisme et de réduction au sexuel dont fait l'objet la psychanalyse freudienne, en l'occurrence au sujet d'Hamlet.

J'ai entendu parler des trois éditoriaux consacrés à mon essai sur Hamlet et j'en ai vu deux. [...] Après avoir évoqué le désert de ma critique de Hamlet l'auteur dit que, suivant mon enseignement, il faut surveiller de près l'affection naturelle que l'on porte à la mère de crainte qu'à notre insu elle ne nous circonvienne et devienne sexuelle. Or cette mise en garde, c'est du moins ce qui ressort de l'essai du Dr. Jones, n'a jamais été adressée à Hamlet par aucun de ses amis médecins; dès lors, ce qui n'était au commencement qu'affection naturelle s'est développé chez lui en cette phase d'anormalité sexuelle dont les rigueurs sont les seules choses qui invariablement retiennent l'attention des psychologues modernes... qui ajoutent aux fardeaux de la civilisation moderne en nous accablant de théories qui ruinent notre foi dans la nature humaine. Hamlet était un pessimiste, etc., et pourquoi l'encroûter d'autres défauts qui ne peuvent que nous prévenir contre la beauté personnelle des vers poétiques que Shakespeare lui met dans la bouche? L'innocence n'est pas nécessairement la note dominante de la psychologie moderne; en revanche, incombe-t-il à tous ses tenants de repérer l'anormalité sexuelle dans la quasi-totalité des actes inexpliqués des hommes d'exception? 142.

A ce même sujet, Freud répond quelques mois plus tard :

Tausig m'a remis la traduction entre les mains, sous le titre Hamlet ein Sexualprblem . Vous pouvez être assuré que j'ai rétabli le titre original. Il y a dans ce travail bien des faiblesses et mêmes des bourdes que je corrigerai tantôt avant qu'il n'aille chez l'imprimeur. 143

Jones revient un peu plus tard sur les violentes critiques qu'il a reçues au sujet de son travail psychanalytique sur Hamlet, et cherche le soutien de son maître.

Lloyd se livre à une attaque extrêmement vulgaire de mon article sur Hamlet, dont il dit que seul a pu l'écrire un pervers sexuel; son seul argument à cet effet est qu'Hamlet savait qui était sa mère, alors qu'×dipe l'ignorait : en conséquence les deux pièces n'ont aucun point commun. Penser que nos ennemis en sont réduits à de tels expédients dans leur quête de réfutation! 144.

141. Lettre 27 de Jones à Freud du 14 février 1910, dans Sigmund Freud, Ernest Jones, op. cit., p. 94-95.

142. Lettre 31 de Jones à Freud du 20 avril 1910, ibid., p. 100-102.

143. Lettre 44 de Freud à Jones, du 20 novembre 1910, ibid., p. 126.

144. Lettre 63 de Jones à Freud du 13 juillet 1911, ibid., p. 159-160.

53

Il est intéressant de noter qu'aussi bien Jones que Freud refusaient de considérer le mystère d'Hamlet comme réductible à un problème d'ordre sexuel, ce que la critique reprochait justement à leur psychanalyse. Freud déplorait la mécompré-hension de la masse mais aussi celle du monde littéraire face à ses hypothèses sur le héros shakespearien. Ceci était pour lui symptomatique de la force

des résistances présentes chez ses contemporains.

Freud déléguera à Jones la responsabilité d'écrire un ouvrage entier sur l'÷uvre de Shakespeare, car la confiance qu'il a en son disciple lui permet d'être assuré que ce dernier développera bien les intuitions de la note à L'Interprétation du rêve. Il reconnaîtra à l'étude réalisée par Jones, étude davantage systématique que ses propres remarques éparses sur le sujet, une valeur inestimable, à la fois d'un point de vue purement scientifique (point de vue de la théorie de l'inconscient) et d'un point de vue littéraire (il estimera que les travaux de Jones font partie des choses les plus profondes qui ont été dites au sujet d'Hamlet).

En vérité votre article sur Hamlet est excellent et vous montre

sous un jour très avantageux. 145.

Votre travail sur Hamlet fait de vous le plus engagé dans le problème Shakespeare. 146.

Cependant, il ne cessera jamais de réfléchir sur Hamlet, même après la publication de l'article puis de l'essai de Jones 147 qu'il considère comme décisifs et ayant contribué à résoudre l'énigme du sphinx de la littérature moderne , Hamlet. Les références multiples de Freud à Hamlet sont, contrairement aux thèses de Jones, difficilement susceptibles d'être ordonnées dans un ensemble systématique cohérent, la position de Freud sur ce problème apparaissant tout au long de sa vie comme une sorte de work in progress , une analyse interminable, un travail en perpétuelle mutation. À ce titre, Freud ne clôt jamais l'analyse (même lorsqu'il feint de le faire en affirmant de manière apparemment dogmatique qu'il a résolu le problème d'Hamlet, il ne peut s'empêcher de revenir sur la question en introduisant une différence, même minime, dans la répétition de ses intuitions sur le thème d'Hamlet.) et son approche est véritablement dynamique en ce sens qu'il ne fige jamais Hamlet dans une essence immuable. Tantôt hystérique, tantôt mélancolique, tantôt névrosé obsessionnel, il ne se laisse jamais enserrer définitivement dans un carcan conceptuel ou dans une nosographie. Il est ce qui fuit sans cesse, ce qui échappe à la multitude des tentatives freudiennes de territorialisation et de reterritorialisation. En dernière analyse, c'est toujours lui qui a le dernier mot (alors que Freud croyait que la psychanalyse dirait le mot définitif sur la création littéraire). C'est toujours ses vers

145. Lettre 28 de Freud à Jones du 10 mars 1910, ibid., p. 95.

146. Lettre 521 de Freud à Jones du 11 mars 1928, ibid., p. 737-738.

147. La première publication des résultats de l'investigation de Jones date de janvier 1910 sous le titre The Oedipus-complex as an explanation of Hamlet's mystery : A study in motive dans The American Journal of Psychology . En 1923, Jones développe son article en 1923. C'est seulement en 1949, dix ans après la mort de Freud, que sort l'essai connu sous le titre Hamlet et ×dipe. C'est sans doute parce qu'il n'avait pas pu avoir connaissance de l'essai définitif que Freud estimait que Jones avait écrit des choses d'une profondeur presque inégalée sur Hamlet... Il nous semble que le caractère par trop systématique ainsi que les extrapolations présentes dans l'essai final de Jones ôte presque tout intérêt à sa démarche.

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que Freud cite, comme si la vérité littéraire était beaucoup plus probante en matière psychanalytique que n'importe quel développement scientifique.

Nous l'avons vu, Hamlet ne fait pas l'objet d'une étude systématique de psychanalyse appliquée de la part de Freud. C'est Jones qui sera chargé par le maître de cette besogne, comme si la fascination et la hantise exercées par Hamlet sur Freud l'empêchaient de céder à ce qu'il n'hésite pourtant pas à faire au sujet notamment du Roi Lear. Apparaît ici le pouvoir de castration de la littérature, et en l'occurrence d'Hamlet, sur le discours psychanalytique. Hamlet intervient pourtant dans différents essais de psychanalyse appliquée aux oeuvres d'art. En premier lieu, on trouve une citation à rôle manifestement ornemental dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, qui par ailleurs nous paraît être une tentative infructueuse d'application de la psychanalyse à l'art (peut-être que l'oeuvre picturale ne se prête pas de la même manière que l'oeuvre littéraire à l'analyse freudienne et peut-être la psychanalyse appliquée se révèle-t-elle davantage pertinente lorsqu'elle interprète un texte : oeuvre littéraire, rêve ou paroles de l'analysant durant la cure, comme l'a très bien montré Jean Bellemin-Noël 148).

Les développements d'Otto Rank.

Outre les travaux de Jones, Freud fait référence, notamment dans les rééditions de L'interprétation du rêve, à l'article 149 et au livre 150 d'Otto Rank traitant entre autres d'Hamlet.

Dans Le motif de l'inceste dans la poésie et dans la légende151, Otto Rank tire plusieurs conclusions de sa lecture psychanalytique d'Hamlet et de sa comparaison avec ×dipe roi de Sophocle et Don Carlos de Schiller.

En premier lieu, le désir de parricide, composante du complexe d'×dipe, ne serait plus un problème pour Hamlet, qui a réalisé son souhait inconscient par le biais de la scène dans la scène 152. La dimension du parricide est résolue.

148. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, PUF, Que sais-je?, Paris, 1978, p. 86.

149. Otto Rank, art. Das Schauspiel in Hamlet , Le spectacle dans Hamlet , sous-titré Contribution à l'analyse et à la compréhension dynamique de l'÷uvre , Revue Imago, 1915.

150. Otto Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage (L'ouvrage date de 1912 mais aucune traduction en langue française n'est disponible à ce jour), Fachbuchverlag-Dresden, 2015. Toutefois, les critiques français y font référence sous le titre Le motif de l'inceste dans la poésie et dans la légende . Nous opterons ici pour cette traduction du titre de l'ouvrage de Rank.

151. Otto Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage, édition initiale Franz Deuticke, Leipzig und Wien, 1912 : ouvrage référencé et reconnu par Freud à de nombreuses reprises.

152. Il s'agit de la scène où Hamlet demande à des comédiens de rejouer le meurtre de son père afin de faire réagir l'usurpateur Claudius, afin de prendre la conscience du roi . En effet, comme il le dit lui-même, en II, 2, 531-532 :

The play's the thing

Wherein I'll catch the conscience of the king. Le théâtre sera

La chose où je prendrai la conscience du roi.

Cette pièce est surnommée la playscene ou scène dans la scène et elle prend place en

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Hamlet n'a même plus le désir inconscient de tuer Claudius, c'est pourquoi le meurtre réel arrive un peu par hasard à la fin de la pièce. S'il garde au niveau conscient cette idée qu'il doit tuer son oncle, ce n'est que du fait de son sentiment de culpabilité et de son sentiment d'un devoir vis-à-vis de son père.

Ensuite, le désir d'inceste avec la mère est ce qui est central dans Hamlet pour Rank. Lacan 153 reviendra justement sur cette centralité de la mère dans la pièce de Shakespeare.

Enfin, Otto Rank récuse l'hypothèse freudienne des débuts concernant l'hystérie d'Hamlet. Claudius aurait résolu le complexe du parricide d'Hamlet en tuant le père d'Hamlet et en se mariant avec Gertrude.

Lacan relance le débat.

Je vous l'ai montré, reste l'énigme irrésolue d'Hamlet, l'énigme que nous essayons de résoudre. Il semble en effet que l'esprit doive s'arrêter sur ce point le désir en cause, puisque c'est le désir découvert par Freud, le désir pour la mère, le désir en tant qu'il suscite la rivalité avec celui qui la possède, ce désir, mon Dieu, devrait aller dans le même sens que l'action. Que peut vouloir dire que le désir ait ici, par rapport à l'action, la fonction d'un obstacle? Commençons de le déchiffrer, ce qui nous conduira, en fin de compte, à la fonction mythique d'Hamlet, qui fait de lui un thème égal à celui d'×dipe. 154.

Non satisfait des conclusions freudiennes au sujet d'Hamlet, Lacan propose une étude approfondie de la pièce de Shakespeare dans ses 7 leçons sur Hamlet et élargit l'analyse à d'autres personnages qu'Hamlet, comme nous le verrons. Si Freud a apporté des éléments de réponse indéniables au problème d'Ham-let, il n'aurait pas résolu, comme il le prétend, son mystère. Ce monstre aux énigmes , semblable à la sphinge de la légende, n'a pas été sondé correctement par Freud. Nous reviendrons sur cette comparaison entre Hamlet et la sphinge, comparaison dont nous trouvons la raison d'être dans l'expression de Jones : Hamlet, sphinx de la littérature moderne . l'×dipe comme réponse à l'énigme du prince danois est une hypothèse qui n'est pas entièrement probante, du moins l'×dipe en tant qu'il renvoie surtout au Père. Lacan, à la suite de Rank, insiste sur la composante oedipienne de l'inceste, comme primordiale pour comprendre le mystère d'Hamlet. Plus particulièrement, il insiste sur l'importance du désir impérieux de la mère et sur ses conséquences sur l'état général d'Hamlet. Nous reviendrons également sur ce point lorsque nous envisagerons la possibilité de psychanalyser les personnages du drame shakespearien. Lacan entend revenir sur les particularités de la tragédie shakespearienne, par rapport à la tragédie sophocléenne, là où Freud insistait davantage sur les points communs entre ces deux monuments de la littérature mondiale. Il introduit aussi deux notions qui nous semblent pertinentes pour désigner ce que Freud fait à partir du matériau shakespearien : le terme de variante et celui de variation.

III, 2, juste après le monologue d'Hamlet et son altercation avec Ophélie. On y voit un jeune acteur, dans lequel certains commentateurs, dont Rank, ont voulu y reconnaître le substitut imaginaire du prince danois, qui finit par venger le meurtre de son père en tuant l'imposteur.

153. Jacques Lacan, op. cit.

154. Jacques Lacan, op. cit., p. 347.

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Il revient en outre sur l'idée centrale chez Freud de progrès du refoulement dans l'histoire de l'humanité » depuis l'époque d'×dipe roi jusqu'à celle d'Ham-let, qui serait encore la nôtre. Ce progrès s'apparente à une décadence à bien des égards, puisque c'est un progrès de la névrose humaine en somme. Lacan cherche alors une explication autre que celle de Freud à ce constat que les Modernes » sont plus inhibés et moins enclins à l'action spontanée. Ce n'est pas le refoulement qui a progressé ni le psychisme humain qui s'est dégradé ou affaibli. Il faut pour Lacan introduire la dimension du savoir du signifiant et celle de l'arbitraire du signe155. La différence fondamentale entre Hamlet et ×dipe, c'est qu'Hamlet savait (le spectre de son père lui a transmis ce savoir), tandis qu'×dipe ne savait pas. Il ne s'agit pas de savoir si Hamlet et ×dipe sont coupables ou innocents, mais de déterminer de quels signes ils disposaient chacun de leur côté, lorsqu'ils ont commis l'irréparable.

Qu'est-ce qui distingue en somme la position d'Hamlet par rapport à la trame fondamentale de l'×dipe? Qu'est-ce qui en fait cette variante si frappante dans son caractère de variation? Car enfin, ×dipe, lui, n'y faisait pas tant de façons, comme l'a fort bien remarqué Freud dans sa petite note d'explication. [...1 Mon Dieu, tout se dégrade, nous sommes dans la période de décadence nous autres modernes, nous nous tortillons six cent fois avant de faire ce que les autres, les bons, les braves, les Anciens, faisaient tout dret. Ce n'est pas une explication. La référence à l'idée de décadence doit nous être suspecte. S'il est vrai que les Modernes en soient là, nous devons bien penser, du moins si nous sommes psychanalystes, que ce doit être pour une raison autre que pour la raison qu'ils n'ont pas les nerfs aussi solides que les avaient leurs pères. [. . .1 un élément essentiel, qui est constitutif de la structure du mythe d'×dipe ×dipe, lui, n'avait pas à barguigner trente-six fois devant l'acte, il l'avait fait avant même d'y penser, et sans le savoir. [...1 Il ne savait pas. Là se place la bienheureuse ignorance de ceux qui sont plongés dans le drame nécessaire qui s'ensuit du fait que le sujet qui parle est soumis au signifiant. [. . .1 souligner l'arbitraire de la révélation initiale du père, celle dont part tout le grand mouvement d'Hamlet. Que le père révèle la vérité sur sa mort est une coordonnée essentielle d'Hamlet, qui distingue la pièce de ce qui se passe dans le mythe d'×dipe. Un voile est levé, celui qui pèse justement sur l'articulation de la ligne inconsciente. C'est ce voile que nous-mêmes, analystes, essayons de lever dans notre pratique, non sans qu'il nous donne, vous le savez, quelque fil à retordre. [...1 Dans Hamlet, la question est résolue le père savait. Et, du fait qu'il savait, Hamlet sait aussi. Autrement dit, il a la réponse.» 156.

155. Lacan reprend cette conceptualité à Ferdinand de Saussure pour l'appliquer à la psychanalyse. Dans cette perspective, il faut considérer qu'il n'existerait aucun lien naturel entre tel signifiant (image acoustique) et tel signifié (concept, sens).

156. op. cit., p. 350-351.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon