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Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à  sa critique philosophique.

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par Layla Dargaud
Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie  2015
  

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c) Psychanalyser le personnage littéraire.

Psychanalyser le personnage littéraire implique de partir du postulat qu'il faut admettre que le personnage est comme un être vivant, afin de pouvoir rechercher ce qui dans son passé a pu traverser son esprit. Ceci permettrait de déterminer s'il est possible que des émotions ou des réactions du personnage durant l'action renvoient à une situation traumatisante qui aurait eu lieu avant le début de l'action. Le psychanalyste doit donc présupposer qu'Ham-let a vécu avant le début de l'action, rechercher quel genre d'homme et quel

159. Ce terme conceptualisé par Sándor Ferenczi désigne l'enfant qui ne parle pas encore, qui est en-deçà du langage.

160. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 20-24 :

The purpose of playing, whose end, both at the first and now, was and is, to hold, as 'twere, the mirror up to nature; to show virtue her own feature, scorn her own image, and the very age and body of the time his form and pressure. .

161. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 246a-248a : A dream itself is but a shadow .

162. Sigmund Freud, L'interprétation du rêve, op. cit., p. 156.

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enfant il était pour sentir et agir face à certaines situations comme Shakespeare l'indique et donc reconstruire son passé. Résumons les grandes lignes du raisonnement de Freud concernant le mystère du comportement d'Hamlet.

Premières conceptualisations psychanalytiques du personnage d'Ham-

let. En dehors de la tâche qui lui est assignée par le spectre, Hamlet
est loin d'être, comme le supposaient Hegel et Goethe, une belle âme faible sur le plan de l'action : il ne tue pas moins de cinq personnages au cours de l'action, il le fait tantôt de manière réfléchie (Guildenstern et Rosencrantz), tantôt de manière impulsive (Polonius), tantôt au cours d'un duel (Laërte), tantôt enfin au terme de longues tergiversations (Claudius). D'autre part, il agit en organisant le spectacle qui est censé saisir la conscience du roi, en rejetant violemment Ophélie, en interpellant sa mère alors qu'elle se trouve dans sa chambre à coucher, en sautant ensuite dans sa tombe et en acceptant de s'engager dans un duel. Hamlet n'a pas une nature faible ou douce, en témoignent son comportement condescendant et cruel envers Ophélie et envers sa mère ainsi que son absence de remords après avoir tué le père de celle qu'il prétend aimer, Polonius. Que ce soit d'un point de vue physique ou moral, Hamlet n'est pas faible mais impétueux. La seule chose qui le fait hésiter, c'est justement ce que le spectre lui a ordonné : le venger. Le problème doit donc être psychique et le conflit interne. Ce qui est mystérieux, c'est l'inhibition qui travaille Hamlet et non sa nature (les déficiences du caractère d'Hamlet, y compris sa mélancolie présente dès le début, avant la révélation du spectre, ont un caractère secondaire). Afin d'avoir une vue d'ensemble de l'idée que se fait la psychanalyse freudienne du personnage d'Hamlet, nous résumerons ici les développements d'Ernest Jones, dans Hamlet et ×dipe 163.

Hamlet, sujet d'interprétation pour Jones. Dans Hamlet, Les

traits de caractère et les réactions du personnage s'avèrent harmonieux, logiques et intelligibles dans les différentes couches de la psyché, lorsque les comportements s'accordent avec les motivations profondes, on est en droit de parler d'une parfaite oeuvre d'art . 164. La solution psychanalytique au mystère d'Hamlet part d'une thèse fondamentale : il existe une raison profonde et inexplorée par la critique littéraire aux atermoiements d'Hamlet. Le raisonnement est le suivant :

1- Le héros est capable d'agir.

2- Les difficultés de sa mission ne sont pas objectivement insurmontables.

3- Donc Hamlet est en proie à un conflit intérieur qui le répugne irrémédiablement à accomplir la vengeance.

Le problème des interprétations des prédécesseurs de Freud et de Jones tient au fait qu'elles ne peuvent répondre à cette question cruciale : pourquoi Hamlet, au cours de ses monologues, ne nous fournit-il pas d'indication sur la nature du conflit qui l'agite, s'il a bien une raison objective de souffrir de

163. Ernest Jones, op. cit.

164. ibid.

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la sorte, comme semblent le soutenir les critiques littéraires de Shakespeare?

La réponse naturelle de la psychanalyse est que le héros est inconscient des véritables raisons de sa répulsion à accomplir son devoir, il souffre d'un conflit intérieur dont l'essence lui échappe. Jones montre un certain optimisme épistémologique : en effet, certaines tendances psychologiques dérobées au sujet lui-même s'expriment souvent par des manifestations externes qu'un observateur qualifié (en l'occurrence, le psychanalyste) interprète aisément. Shakespeare ne pouvait pas expliquer l'inhibition d'Hamlet car il n'était pas lui-même conscient de sa nature, étant ignorant des mécanismes inconscients en jeu dans le processus de la création artistique. Par ailleurs, Jones montre que la déficience de la volonté d'Hamlet est localisée : il ne peut pas vouloir tuer son oncle. Son aboulie 165 est donc spécifique, et non généralisée, comme certains psychiatres en avaient fait l'hypothèse auparavant. L'analyse des aboulies spécifiques montre qu'elles découlent généralement d'une répulsion inconsciente pour l'acte à accomplir. Hamlet a à la fois sa raison qui lui dicte d'agir (le devoir envers son père lui apparaît comme évident) et un fort désir conscient. Il cherche tous les prétextes pour se dérober, jusqu'à son acceptation du duel à l'issue duquel il pressent sa propre mort (mort qui le libérerait définitivement de sa mission). Il fournit successivement des explications divergentes de sa conduite, dissimulant inconsciemment ses véritables mobiles; les motifs invoqués par Hamlet ne sont que des tentatives d'auto-aveuglement, des leurres. Le recours aux faux prétextes et à la rationalisation laisse suspecter des motifs inconscients : le désir inconscient et non avoué d'esquiver sa tâche. Jones étudie l'attitude d'Hamlet face aux crimes qu'il doit venger. Le fratricide de Claudius éveille en Hamlet indignation et désir de vengeance, alors que l'inceste commis par Gertrude éveille une horreur intense, l'idée d'une souillure est d'emblée irrémédiablement associée à la luxure de la mère. Jones fait des remarques importantes sur le comportement d'Hamlet. Au début de la pièce, avant les révélations du spectre, Hamlet souffrait déjà d'une profonde dépression (dégoût mélancolique à l'égard de la vie et de la chair) et envisageait le suicide. Dès lors, le problème d'Hamlet découlerait du choc moral provoqué par la révélation brutale de la véritable nature de sa mère 166 (hypothèse que Jones reprend au critique littéraire et shakespearologue Andrew Cecil Bradley), nature qu'il pense généralisable à la nature humaine. C'est la nature de l'émotion d'Hamlet qui l'empêche d'être conscient de ses véritables sources . La tâche du psychanalyste sera de rechercher les traces d'une prédisposition psychique, ce qui pourrait susciter originellement de tels malheurs capables de paralyser l'âme et de provoquer un tel dégoût de la vie. Si Hamlet est un cas de psychonévrose, il est nécessaire de relier son état aux pulsions intervenues pendant la prime enfance et qui continuent d'intervenir. Hamlet est en effet plongé dans l'angoisse à l'idée que son père soit remplacé par un autre dans l'affection de sa mère.

Tout se passe comme si son amour pour sa mère était à ce

165. L'aboulie, maladie du doute pour Jankélévitch, est étymologiquement la privation du vouloir. En psychopathologie, ce terme désigne un symptôme se caractérisant par un affaiblissement de la volonté et une certaine incapacité à s'engager dans une action ou un projet. Dire que l'aboulie d'Hamlet est spécifique signifie qu'elle concerne exclusivement le projet particulier de tuer Claudius, et non toute action ou projet en général.

166. Ernest Jones, op. cit.

167. ibid.

168. ibid.

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point exclusif, qu'ayant déjà trouvé difficile de le partager avec son père, il ne supportait plus de le partager avec un autre. 167.

La réalité est plus complexe. La solution psychanalytique qu'en donne Jones est la suivante :

Si Hamlet enfant, blessé d'avoir à partager l'affection de sa mère, avait considéré son père comme un rival et souhaité secrètement sa mort? Bien entendu, il aurait refoulé de telles pensées; la piété filiale et l'éducation en auraient effacé toute trace. Mais en réalisant ce voeu infantile, l'assassinat du père par un rival jaloux aurait rendu toute leur virulence à ces souvenirs refoulés. Ainsi, sous forme de dépression et d'angoisse, se serait réveillé le conflit d'enfance. Tel est, en tout cas, le mécanisme qu'on relève chez les Hamlet soumis à l'investigation psychanalytique. Hamlet ne supporte pas d'ajouter le parricide à l'inceste. De là, la frustration intime et les atermoiements face à l'exigence paternelle de vengeance. [.. .] Il est déchiré par un conflit intérieur insoluble. 168.

Jones estime qu'on peut ainsi retracer l'évolution psychologique d'Hamlet, faire, comme dirait Freud, une sorte de romantisation familiale du névrosé Hamlet. Durant sa prime enfance, Hamlet aurait éprouvé une tendre affection pour sa mère (d'où la présence dans la pièce d'éléments érotiques déguisés). Jones trouve une justification de son interprétation dans certains traits du personnage de Gertrude. Il repère en effet une sensualité marquée et une tendresse passionnée réservée exclusivement à Hamlet. Jones trouve des penchants morbides dans la relation d'Hamlet à Ophélie (extravagance du langage tenu, besoin passionné de certitude absolu quant à l'amour). La nature de ses sentiments pour elle reste, selon Jones, obscure. En avilissant Ophélie, Hamlet exprime sa déception vis-à-vis de sa mère (il y aurait une confusion des deux figures féminines dans l'esprit d'Hamlet) : il ordonne à Ophélie d'aller au couvent (le terme nunnery désigne également à l'époque une maison close ), comme il exhortera, dans la scène de la chambre, sa mère de ne pas dormir avec son oncle et de rester, au moins le temps de la nuit, abstinente. Jones repère dans la pièce de Shakespeare des indices permettant de penser que l'attraction pour la mère continue de s'exercer : les propos grivois et brutaux d'Hamlet vis-à-vis d'Ophélie en présence de la mère dans la scène de la représentation théâtrale de la souricière ( the mousetrap ). La scène de la souricière qui précède la fameuse scène dans la scène ( play-scene ) serait révélatrice de la nature sexuelle du conflit sous-jacent. La scène dans la chambre de la mère, qui suit de peu la scène que nous venons d'évoquer, nous montre un Hamlet qui stigmatise la conduite de sa mère avec son oncle, en termes de répulsion physique. Ceci est révélateur pour Jones d'un refoulement intense. Ainsi, le remariage de la mère après la mort du père conduit à l'émergence à la surface du conscient de l'association de la mère avec la représentation sexuelle, association qui était enfouie depuis la prime enfance. Le désir agréable et diffus de la prime enfance se traduit chez l'adulte, par le truchement du refoulement, par un profond dégoût. L'oncle usurpe la place qu'Hamlet voulait ravir (désir de remplacer le père auprès de la mère) et accomplit le double souhait inconscient de ce dernier. Le refoulement

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d'Hamlet conduit à une dépense d'énergie psychique énorme qui se traduit par un déplorable état psychique (mélancolie, abattement, etc.). Le refoulement sexuel est très marqué chez Hamlet, d'où les hypothèses sur son hystérie. En effet, la femme suscite principalement chez lui l'animosité : d'une part, le ressentiment à l'égard de la dame chaste dont on essuie les refus (Ophélie, comme madone virginale, sainte inaccessible) et d'autre part, la répulsion envers la créature sensuelle qui inspire de coupables tentations (Gertrude, comme créature sensuelle offerte à tous). Ces courants émotionnels contrariés s'épanchent chez Hamlet dans d'autres directions, d'où son irascibilité et ses accès de colère face aux manoeuvres des courtisans Guildenstern et Rosencrantz et face aux intrigues de Polonius. Tuer Claudius reviendrait pour Hamlet à se tuer lui-même car Claudius représente ses désirs inconscients. Jones insiste sur le fait que c'est seulement après la mort de sa mère qu'Hamlet se sent libre de tuer le roi. C'est sa propre culpabilité (son désir inconscient pour sa mère) qui l'empêchait d'agir. Le conflit intérieur d'Hamlet est une lutte que mènent les processus psychiques refoulés pour devenir conscients. L'inconscient d'Hamlet se refuse à mettre fin aux agissements incestueux de sa mère (en tuant son oncle) car il s'identifie à lui (d'où ses nombreux accès de culpabilité, ses remords, ainsi que ses moments d'autocritique aux accents presque délirants). En n'accomplissant pas la vengeance, Hamlet perpétue le péché et subit l'aiguillon d'une conscience torturée. Il opte pour la solution passive : laisser se poursuivre l'inceste par personne interposée. Hamlet est comme le névrosé qui refuse l'analyse (ou lui résiste) : il répugne à l'exploration en profondeur de son âme ( La conscience fait de nous tous des lâches ). L'attitude d'Hamlet envers la figure paternelle est ambivalente, mais ce conflit ambivalentiel n'est en aucun cas anormal, il est au contraire présent chez tout être humain. En effet, chez Hamlet, comme chez tout être humain, le père originel serait scindé en deux images correspondant à la dualité des sentiments filiaux. D'une part, un amour et un pieux respect pour le père disparu et d'autre part, une haine et du mépris pour les substituts paternels. Pour Claudius, Hamlet éprouve des sentiments conflictuels, une haine consciente et une sympathie, une identification inconsciente; Polonius fonctionne également comme un substitut paternel. Son attitude envers son père serait résolument féminine, d'où l'hypothèse d'une homosexualité passive d'Hamlet, se manifestant par une adoration exagérée, une idéalisation du père, sorte de reflet idéalisé, d'amour-miroir, d'où la proximité dans la pièce de Shakespeare entre le désir de suicide et le désir de meurtre. Jones justifie son hypothèse sur l'homosexualité sous-jacente d'Hamlet par l'attitude féminine envers le père qui constituerait une tentative de résolution du caractère intolérable des impulsions de meurtre et de castration engendrées par la jalousie. En dernière analyse, Hamlet est inhibé par sa haine refoulée envers sa mère. Ainsi, Jones repère un processus de transfert chez Hamlet : le désir du parricide est transposé du père réel aux substituts paternels. Jones met en exergue le comportement régressif d'Hamlet : il refuse en réalité de refouler ses désirs meurtriers, d'où son incapacité à punir l'homme qui a osé les accomplir. Le problème de la procrastination d'Hamlet s'éclaire à la lumière des fixations pré-génitales . Le problème d'Hamlet réside dans la non-résolution de son complexe d'×dipe. La mélancolie d'Hamlet s'explique par la perte symbolique de la mère et la perte devenue réelle d'Ophélie. Le sentiment de perte devient dans la mélancolie expérience interne d'auto-dépréciation et auto-accusations. Ceci manifeste, comme l'a montré Freud, dans Deuil et mélanclie, un appauvrissement de

169. Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, chap. VIII, Les figures littéraires du secret oedipien. Le complexe d'Hamlet .

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l'esprit, un retrait narcissique de la libido à partir des objets externes (introjection des objets d'amour perdus). Les accusations qu'Hamlet porte contre lui-même sont en fait destinées aux objets d'amour perdus. Le moi, par cette identification aux objets d'amour perdus, devient objet du sadisme du Surmoi.

La tragédie de Shakespeare repose pour Jones sur le déroulement fatal d'un conflit intérieur qui agite l'âme du héros. Les obstacles sont internes dès lors qu'Hamlet se crée inconsciemment des dangers pour lui-même. Les seules actions qu'il accomplit le conduisent à sa propre destruction. Chez lui, la pulsion de mort prédomine sur l'instinct de vie. Le combat d'Hamlet est celui d'une lutte longue et désespérée contre le suicide, seule solution envisageable au problème. Jones conclut que Shakespeare montre ainsi que le destin de l'homme est

inhérent à son âme.

Quel intérêt philosophique y a-t-il à s'interroger sur l'application de

la psychanalyse au personnage fictif d'Hamlet ?
Bien plus qu'un objet d'interprétation, le personnage d'Hamlet est un sujet d'expérimentation pour la psychanalyse freudienne. Les faiblesses patentes de l'entreprise de Jones découlent du fait qu'il s'agit exclusivement d'un essai interprétatif de psychanalyse appliquée. Nous reviendrons sur cette prévalence chez Freud de la dimension expérimentale sur la démarche interprétative dans la der-

nière partie.

La question de déterminer s'il est du moins possible, sinon légitime de traiter des personnages - fictions littéraires - comme des individualités réelles, donc d'attribuer à ces créations ou créatures d'un écrivain des traits inconscients, symptômes et conflits 169n'est pas pertinente, même si le lecteur passionné et curieux, comme le psychanalyste, tous deux avides d'accroître leur connaissance de l'âme humaine, se laisse volontiers bercer par cette illusion. C'est en effet un jeu de l'esprit très tentant que de vouloir sonder les rejetons de l'inconscient à travers les indices que l'auteur nous livre sur son personnage. Nombre de critiques de la démarche freudienne s'y laissent d'ailleurs prendre en identifiant la psychanalyse appliquée à une tentative désespérée et vaine d'expliquer l'oeuvre littéraire en donnant les motivations inconscientes des êtres de fiction auxquels elle donne une vie de papier.

Freud avec Hamlet, Hamlet avec Freud.

Une sorte de modèle de l'analyse de l'inconscient d'un personnage imaginaire peut être dégagé de l'explication freudienne d'Hamlet par le complexe d'×dipe. Dès L'interprétation du rêve, on repère plusieurs références, dont une double page majeure qui était initialement une note de bas de page (cette même note de laquelle partit Ernest Jones pour ses propres travaux sur Hamlet). Certaines références sont l'occasion pour Freud d'illustrer des points de sa théorie comme l'idée que tout rêve typique repose sur des thèmes universels, comme l'ambivalence entre amour et haine envers les parents. Ceci permet à Freud de dégager

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le caractère universel de la jalousie née du désir incestueux et de la rivalité entre le père et l'enfant, en vue des faveurs de la mère. Le pouvoir émotionnel d'Hamlet réside dans le voilement de la jalousie qui est comparable au processus de la névrose. De même que dans la névrose, la jalousie d'Hamlet n'est visible que par l'inhibition qu'elle cause. C'est cette inhibition qui conduit à l'ajournement. Nous reproduisons ce passage central en entier car il s'agit, avec la lettre à Fliess du 15 octobre 1897, d'un moment inaugural dans la pensée freudienne d'Hamlet et plus généralement de la création littéraire.

Aujourd'hui tout autant que jadis, le rêve d'avoir un rapport sexuel avec la mère est le lot d'un grand nombre de gens, qui en font un récit indigné et étonné 170. Ce rêve, on le conçoit, est la clef de la tragédie et le pendant complémentaire du rêve de la mort du père; la fable d'×dipe est la réaction de l'imaginaire à ces deux rêves typiques. [...] Dans le même sol qu'×dipe roi s'enracine une autre grande création de la poésie tragique : le Hamlet de Shakespeare. Mais dans ce traitement modifié de la même matière se révèle toute la différence dans la vie psychique de deux périodes culturelles très éloignées l'une de l'autre, la progression séculaire du refoulement dans la vie affective de l'humanité; dans l'×dipe , la production imaginaire du désir de l'enfant, qui est au fondement de la pièce, est tirée à la lumière comme dans le rêve et réalisée; dans Hamlet elle demeure refoulée, et nous n'apprenons son existence comme c'est le cas objectivement dans une névrose que par les effets d'inhibition qu'elle induit. Il est apparu compatible, curieusement, avec l'effet très impressionnant du plus moderne des deux drames, qu'on puisse rester dans l'absence complète de clarté sur le caractère du héros. La pièce est construite sur l'hésitation de Hamlet à remplir la mission de vengeance qui lui a été impartie : le texte ne nous concède rien quant aux raisons ou motifs de cette hésitation; et les essais d'interprétation les plus divers ne sont pas parvenus à les indiquer. Selon la lecture aujourd'hui encore dominante, et argumentée par Goethe, Hamlet représente le type d'homme dont la force vive d'action est paralysée par un développement proliférant de l'activité réflexive ( Contaminée par la pâleur de la pensée 171). Selon d'autres, l'auteur a tenté de décrire

170. C'est ce même rêve qu'évoque Jocaste, mère et épouse d'×dipe, dans la tragédie de Sophocle et dont Freud tirera son intuition sur le complexe nucléaire des névroses.

171. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 84 : Thus conscience does make cowards of us all,

And thus the native hue of resolution

Is sicklied o'er with the pale cast of thought

Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches, Et ainsi la couleur première de la résolution

S'étiole au pâle éclat de la pensée

De ces trois vers, Freud retiendra, nous y reviendrons, le premier et il en fera la source de

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un caractère maladif, indécis, relevant du secteur de la neurasthénie 172. Simplement, l'intrigue de la pièce nous enseigne que Hamlet ne doit en aucun cas nous apparaître comme une personne absolument inapte à l'action. À deux reprises nous le voyons agissant, la première fois dans un mouvement passionnel d'explosion brutale, quand il estourbit l'homme qui espionnait derrière la tapisserie, et une autre fois de manière planifiée, voire perfide, en envoyant les deux courtisans à la mort destinée au départ à sa personne, avec l'insouciance totale du prince de la Renaissance. Par quoi est donc inhibé chez lui l'accomplissement de la mission que le fantôme de son père lui a confiée? L'explication qui de nouveau se suggère ici est que c'est par la nature particulière de cette mission; Hamlet peut tout faire, sauf accomplir la vengeance contre l'homme qui a éliminé son père et pris sa place auprès de sa mère, l'homme qui lun montre la réalisation de ses propres désirs infantiles refoulés. L'horreur qui devrait le pousser à la vengeance est remplacée ainsi chez lui par des reproches qu'il se fait, des scrupules de conscience qun lui objectent qu'à la lettre il n'est pas meilleur que le pécheur qu'il devrait lui-même châtier. J'ai en l'occurrence traduit vers le conscient ce qui dans l'âme du héros doit par force demeurer inconscient. Si jamais quelqu'un veut dire de Hamlet que c'est un hystérique, je ne pourrais faire autrement que reconnaître là une conséquence de mon interprétation. À cela s'accorde très bien l'aversion sexuelle qu'il exprime ensuite dans le dialogue avec Ophélie, la même aversion sexuelle que celle qui allait, au cours des années suivantes, prendre de plus en plus possession de l'âme du poète, jusqu'aux expressions qui culminent dans Timon d'Athènes. Ce que nous rencontrons dans Hamlet ne peut évidemment rien être d'autre que la vie psychique du poète; j'emprunte à l'ouvrage de Georg Brandes sur Shakespeare 173 (1896) cette remarque que le drame a été écrit immédiatement après la mort du père de Shakespeare (1601) 174, et donc dans une période de deuil filial très récent et de réanimation pouvons-nous supposer, des sentiments infantiles qui concernaient ce père. Il est bien connu par ailleurs que le fils tôt disparu de Shakespeare portait le nom d'Hamnet (identique à celui de Hamlet). De même que Hamlet traite le rapport du fils aux parents, Macbeth, qui n'est pas éloigné dans le temps, repose sur le thème de l'absence d'enfant. De même, au reste, que tout symptôme névrotique, comme le rêve lui-même, est susceptible d'une surinterprétation, et la requiert même pour être complètement compris, de même toute création poétique authentique a procédé à partir de plus d'un seul

nombre de ses réflexions sur le sentiment de culpabilité et son lien avec la conscience morale, notamment dans Le Malaise dans la civilisation.

172. Freud vise ici le médecin, philosophe et psychologue Pierre Janet qui avait apparenté Hamlet à un neurasthénique. Freud n'attachait pas beaucoup d'importance à cette catégorie nosographique. Il lui préférait celle de névrose actuelle . La neurasthénie désigne pour Janet une faiblesse de la volonté ainsi qu'une défaillance dans l'adaptation au réel.

173. Freud fait sans doute référence à William Shakespeare. A critical study, ouvrage publié en réalité en 1898.

174. La date d'Hamlet étant incertaine, de même que la vie et l'identité de son auteur, certaines hypothèses de Freud, sur lesquelles il reviendra plus tard, peuvent prêter à sourire.

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motif et d'une seule incitation dans l'âme du poète, et autorisera plus d'une interprétation. Je n'ai ici tenté que l'interprétation de la couche la plus profonde des mouvements qui se produisent dans le psychisme du poète créateur. » [Notes de Freud : Les suggestions ci-dessus visant à une compréhension analytique de Hamlet ont été complétées par E. Jones et défendues contre d'autres approches exposées dans la littérature. ( Le problème d'Hamlet et le complexe d'×dipe », 1911) ; Depuis lors, il est vrai que la tête m'a tourné face à l'hypothèse énoncée ci-dessus, selon laquelle l'auteur des oeuvres de Shakespeare était l'homme de Stratford. »] 175.

Freud ne semble cette fois plus vouloir qualifier clairement Hamlet d'hystérique comme il pouvait le faire dans sa correspondance. Il reconnaît toutefois que d'autres n'auraient pas tort de faire cette hypothèse et que cela pourrait même découler de la lecture psychanalytique qu'il fait lui-même de l'oeuvre de Shakespeare.

Cette première approche officielle » de la pièce de Shakespeare est en apparence très dogmatique et restrictive. Freud oscille en réalité entre un ton affirmatif (qui peut paraître agaçant mais qui est à la mesure de l'ampleur de la découverte freudienne concernant la vie psychique humaine) et un ton plus réservé (il rappelle fréquemment qu'il s'agit là d'hypothèses, de suppositions et non de vues définitives sur la question).

Hamlet apparaît parfois comme objet possible d'une explication psychanalytique en termes de roman familial. En outre, cette cible de prédilection de la pensée freudienne qu'est Hamlet, contrairement à Richard III (qui fait partie des exceptions»), à Lord et Lady Macbeth (qui échouent devant le succès»), n'est pas cité par Freud dans son article Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse ». Pourtant la dernière catégorie de caractères que Freud aborde est sans doute celle dans laquelle on trouve ×dipe et dans laquelle on se serait attendu à retrouver Hamlet : celle des criminels par sentiment de culpabilité ». Peut-être que Freud n'avait pas eu le temps de développer cette partie (étonnamment succincte par rapport aux deux autres parties) de son article et qu'il aurait sans réticence fait d'Hamlet un type de caractère » qui se prête volontiers à l'analyse psychanalytique. Si Hamlet n'est pas ouvertement décrit comme un type de caractère », il fait partie des personnages psychopathiques à la scène » mis en lumière par Freud, comme nous le verrons.

Dans un premier temps, on peut penser que la question posée par Freud est la suivante : comment qualifier cliniquement le problème d'Hamlet? Aborder les choses sous cet angle implique que la signification des conflits et souffrances d'Hamlet est susceptible de relever de la psychopathologie. Une problématique peut alors se dégager : jusqu'où peut-on discuter d'Hamlet et des autres personnages de la pièce de Shakespeare dans les termes d'une psychanalyse applicable aux êtres vivants?

Dans un essai brillant, clair et concis, Starobinski met en lumière ce que Freud voit dans le personnage d'Hamlet. Nous employons à dessein le verbe

175. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve (1899-1900), trad. J.-P. Lefebvre, in Écrits philosophiques et littéraires, Opus seuil, V- Matériau et sources du rêve, D- Rêves typiques, b) Rêves de la mort de personnes chères, pp. 265-266 (passage intégré au corps du texte à partir de 1914 mais qui était initialement une note de bas de page lors de la première édition).

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voir », car nous concevons Freud comme un écrivain, à la fois voyant » et entendant » des choses que la science n'aurait jamais osé avant lui concevoir.

Ainsi la figure d'Hamlet se trouve étroitement liée, dans le développement de la recherche initiale de Freud, à la découverte du penchant infantile pour la mère et à la généralisation des résultats de l'auto-analyse autour du modèle sophocléen. Hamlet, pour Freud, évoque aussitôt la symptomatologie de l'hystérie. Nous nous trouvons au confluent de l'auto-analyse, de la mémoire culturelle et de l'expérience clinique. [.. .1 En substituant l'image dynamique du refoulement à la simple soustraction énergétique de l'asthénie, Freud établit les bases d'une nouvelle interprétation d'Hamlet [...1 Un nouveau héros prend naissance à l'intérieur du héros énigmatique : l'inconscient. [...1 [La faiblesse d'Hamlet1 n'est pas simple carence : elle est l'impossibilité de surmonter le sentiment de culpabilité né du retour d'un désir infantile que la parole du père spectral et l'acte de l'oncle incestueux qualifient désormais de crime. [...1 dès la première formulation décisive, le cas Hamlet escorte le paradigme oedipien comme son ombre portée. Ce couplage des deux tragédies va se perpétuer tout au long de l'oeuvre de Freud.» 176

Alors que le personnage d'×dipe échappait résolument à toute tentative d'oe-dipianisation ou de psychologisation (pour la raison évidente, que nous développerons plus loin, qu'×dipe ne souffre pas lui-même d'un complexe d'×dipe, mais qu'il est la pulsion oedipienne à l'état pur), il ne paraît, par contre, en aucun cas dérisoire à Freud de psychologiser le personnage d'Hamlet dans une certaine mesure. On remarque ici un déplacement de l' archétype » 177 oedipien, comme instance psychique à part entière, au type de caractère psychanalytique hamlétien. Face à une transparence et à une plénitude d'×dipe, nous avons l'apparence lacunaire et le sentiment qu'il doit bien y avoir un sens caché d'Hamlet.

Il devient insupportable d'admettre, pour un héros qui nous intéresse comme le fait Hamlet, l'inexistence d'un principe explicatif intérieur par lequel les conduites et les propos contradictoires s'éclairciraient et s'unifieraient. La pièce a beau nous subjuguer par son impérieuse nécessité, il faut encore qu'à cette nécessité s'ajoute une parfaite clarté causale. [...1La succession des actes d'×dipe était conduite par la nécessité, et il n'y avait aucune question à poser sur les causes psychologiques du comportement du héros. ×dipe accomplit l'oracle, et l'oracle est à la fois nécessité et causalité. En termes modernes, ×dipe est la pulsion, ou, si l'on préfère, son répondant imagé. Dans le cas d'Hamlet qui a le relief d'une personne vivante et non la plénitude opaque et sans résidu d'une image psychique la nécessité, qui éclate dans le dénouement mortel, paraît contrariée tout au long de l'action par une gratuité proliférante; la nécessité

176. Jean Starobinski, Hamlet et Freud , préface à Ernest Jones, Hamlet et ×dipe (1949), Gallimard, Paris, 1967, pp. XI-XII; repris dans Jean Starobinski, La relation critique, L'oeil vivant t. II, Gallimard, 1970.

177. Le terme n'est pas à considérer ici dans le sens jungien de la psychologie des profondeurs (de fonds archaïque exploité par les mythes et les religions), mais dans son sens étymologique de modèle primitif ou de type suprême .

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travaille en sous-oeuvre, mue par des causes cachées. Ce que Freud postule hardiment, c'est non seulement que la gratuité peut être dissipée, que tout peut être rendu à la nécessité et au sens à partir de l'énoncé des causes cachées, mais que la cause cachée est le complexe d'×dipe, c'est-à-dire la nécessité par excellence. Le sens d'Hamlet s'achève dans et par ×dipe. L'intérêt universel suscité par Hamlet est traité par Freud comme un indice : un tel intérêt ne se justifierait guère par ce que la névrose d'Hamlet a d'individuel et de singulier : il se justifie par la présence d'×dipe (thème universel) en Hamlet. On objectera : où ne trouverait-on pas ×dipe, une fois admis qu'il est universel? À quoi Freud n'a pas de mal à répondre qu'en Hamlet, ×dipe est présent avec une intensité inaccoutumée. ×dipe n'a pas besoin d'être interprété : il est la figure directrice de l'interprétation. En revanche, les paroles et les actes (l'inaction) d'Hamlet, traités en symptômes, sont soumis à l'interprétation. Dire qu'Hamlet ne réalise pas ce qu'×dipe réalise, c'est dire aussi que la pièce de Shakespeare n'est pas l'équivalent d'un rêve collectif, et qu'on n'y voit pas un fantasme rétroactif commun rejoindre le noyau infantile commun dans l'unité du symbole. [...1 C'est dans le discours de l'interprète que l'inconscient imaginé d'Hamlet, l'inconscient imaginant-imaginé de Shakespeare et la pensée du lecteur se rencontrent en un point de fuite commun, où surgit la figure d'×dipe et où le mystère du prince mélancolique se dissipe à la lumière du mythe originaire. D'où la fluidité possible des interprétations [.. .1 Hamlet est une quasi-personne, avec sa conscience, son inconscient, ses pulsions, son sur-moi [...1 Shakespeare, prodigieux imitateur de la réalité, n'a pas créé un rôle, mais un homme complet. Mais si notre attention se déplace d'Hamlet à Shakespeare, le personnage d'Hamlet n'est plus qu'une instance partielle, un fantasme momentané dans la conscience du poète. [.. .1 Mais ce n'est pas le mythe collectif ×dipe qui se déploie devant nous, même s'il reste perceptible en filigrane, comme le garant de l'universel dissimulé dans le particulier. Nous assistons à l'essor d'un mythe personnel (Charles Mauron) constitué avec la collaboration de l'ana-

lyste. 178.

Comme nous l'avons montré dans la première partie, Freud est hanté par Hamlet. Bien que l'analyse de Starobinski nous semble pertinente à bien des égards, selon nous, Hamlet est davantage pour Freud, un fantasme, un spectre qui hante sa conscience après avoir hanté momentanément celle de Shakespeare; c'est plutôt pour Jones qu'il est une quasi-personne . ×dipe ne gît pas dans les détails de la pièce de Shakespeare, comme le garant de l'universel dissimulé dans le particulier . Il faut reconnaître l'irréductible singularité d'Hamlet, la véritable différence introduite dans le déjà-là par Shakespeare.

La clinique littéraire, telle que la perçoit Freud, n'est en aucun cas comparable à l'acte médical consistant à poser un diagnostic. Elle est écoute attentive du texte. On pourrait penser qu'il s'agit uniquement pour Freud, dans

178. Jean Starobinski, op. cit., p. XXV -XXVII.

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un premier temps, de faire une sorte de romantisation familiale de l'hystérique mâle puis, dans un second temps, d'opérer une catégorisation d'Ham-let comme névrosé mondialement célèbre atteint de surcroît de mélancolie clinique (L'aspect mélancolique n'est pas pour Freud le noyau essentiel du conflit hamlétien, il s'agirait plutôt d'un énième symptôme de ce dernier).

Pourtant, tel n'est pas l'enjeu réel de la démarche freudienne. Le tableau dressé par Jones dans Hamlet et ×dipe laisse bien moins de marge de manoeuvre. Après avoir compilé de manière doxographique les tentatives de clini-cisation du cas Hamlet, Jones propose, non sans réticence, sa propre conclusion selon laquelle Hamlet serait atteint de cyclothymie. Le ton général de l'essai de Jones, au lieu d'ouvrir une infinité de possibles et de briller par sa puissance de suggestion, nous fait l'effet de nous fermer un grand nombre de voies et de possibilités. Freud tend à esquisser un état psychologique d'Hamlet proche de celui qu'il a connu à l'époque où il introduit l'×dipe en mettant l'accent sur la dimension névrotique du personnage (dépression, angoisse, mélancolie, apathie) et en ignorant les éléments qui pourrait nous incliner à penser le personnage comme relevant davantage d'un tableau clinique de psychose, comme s'il ne pouvait souffrir l'idée de renoncer à une parenté tacite entre lui et Hamlet (ou comme s'il avait peur qu'Hamlet s'échappe par une ligne de fuite, une ligne de sorcière dès lors que la psychanalyse freudienne avoue son incompétence concernant le domaine de la psychose), ce qui peut-être traduit, si on suit le lien de causalité établi par Freud entre le personnage et son auteur, par un désir de se mettre à la place de Shakespeare au moment où il crée Hamlet. Freud ne veut surtout pas que la folie d'Hamlet quitte la sphère de la rationalité car il faut pouvoir rendre compte par le logos psychanalytique de son comportement. La folie ayant sa logique propre, il deviendrait très difficile d'expliciter l'attitude d'Hamlet si ce dernier était réellement atteint de folie pure. Par ailleurs il deviendrait impossible de mettre en scène le personnage psychopathologique d'Hamlet si tel était le cas, car cela empêcherait toute reconnaissance et identification de la part du public, dès lors que Freud exclut les cas de folie pure du domaine du représentable. Ceci expliquerait en outre le fait que Freud choisit de ne pas analyser le délire d'Ophélie. Il laisse l'analyse du délire, davantage poétique que clinique, d'Ophélie au critique littéraire. Le terme d'hystérie choisi par Freud dans un premier temps pour désigner Hamlet peut paraître à certains égards étonnant. Il est à noter que Freud accordait une place importante à l'hystérie masculine dans le domaine de la création littéraire.

L'hystérique est un écrivain indubitablement même s'il re-

présente ses fantasmes de façon essentiellement mimétique et sans égard à la compréhension des autres. 179.

Dans le cas de l'analyse d'Hamlet, il nous semble qu'il s'agit bien d'une analyse de caractère, que Freud distingue de l'analyse à but uniquement thérapeutique 180. L'analyse de caractère va au-delà du symptôme, elle est pertinente

179.

Sigmund Freud, Préface à Theodor Reik, Problêmes de la religion, 2e édition,

1919, cité par Paul-Laurent Assoun, dans Littérature et psychanalyse, op. cit., p. 211.

180. Voir Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle.

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dans le cas de types ayant des dispositions artistiques, qu'ils soient réels, dans le cas de l'artiste, ou fictifs dans le cas du personnage. D'autre part, ce n'est pas un hasard, outre la raison personnelle qui lui fait préférer un Hamlet névrosé à un Hamlet psychotique et qui lui fait préférer Hamlet à Ophélie, si Freud choisit d'illustrer ses théories psychanalytiques par des exemples de névrosés fictifs. Freud a un intérêt épistémologique et argumentatif à dépeindre Hamlet comme un névrosé car toute son analyse du drame et du personnage shakespeariens repose sur la thèse oedipienne.

La fonction oedipienne se trouve illustrée exemplairement par la position névrotique et c'est cette même fonction qui est le nerf de déchiffrement freudien de la littérature. Il serait plus juste de dire [...] la fonction hamlétienne de la littérature puisque Hamlet est le premier qui en quelque sorte montre la souffrance oedipienne comme

sujet. 181.

Nous l'avons vu, Lacan évacuait dans sa lecture de la pièce de Shakespeare la question suivante : Hamlet est-il malade et/ou coupable? La question est de savoir s'il s'agit d'une culpabilité justifiée ou alors d'une culpabilité qui serait un symptôme pathologique. L'hypothèse interprétative de Pierre Bayard 182 d'un Hamlet coupable réellement du parricide par jalousie (Bayard suppose qu'en réalité les péchés auxquels le spectre fait référence pourraient être liés à une possible aventure entre le père d'Hamlet et Ophélie) a certaines vertus explicatives concernant certains points sombres de l'oeuvre de Shakespeare, notamment le comportement d'Hamlet envers Ophélie et Polonius.

Les Études sur l'hystérie appartiennent à la préhistoire du mouvement psychanalytique. Alors que l'hystérique est définie comme étant folle de son corps , le névrosé obsessionnel est fou de sa pensée . L'acte subit une régression vers la pensée qui ainsi se sexualise. L'hystérie est dès lors décrite comme relevant du somatique, quand la névrose de contrainte appartient au domaine psychique. A première vue, ce sont deux extrêmes sur le spectre freudien des névroses, qui semblent s'exclure l'un l'autre. Toutefois, nous y reviendrons très bientôt, la figure d'Hamlet nous conduit à remettre en cause cette nosographie et cette typologie, ou du moins nous invite à nous interroger sur la possibilité que ces classes ne soient pas radicalement imperméables les unes aux autres, et que la disjonction entre elles soit davantage inclusive qu'exclusive. En effet, Hamlet passe d'une catégorie nosographique à son extrême contraire dans la classification freudienne des névroses.

Freud parle-t-il du même personnage lorsqu'il évoque Hamlet, l'hystérique convertissant sa Libido en quelque chose de somatique et lorsqu'il discourt sur Hamlet, l'obsessionnel qui ouvre à sa Libido le chemin de la pensée? Lacan répond par l'affirmative :

A quelle fin nous procédons à l'étude d'Hamlet, le sens qu'elle a pour nous. Il en va pour nous de l'expérience analytique et de l'articulation de sa structure. Quand, cette étude, nous l'aurons achevée, que pourrons-nous en garder d'utilisable, de maniable, de

181. Paul-Laurent Assun, op. cit., p. 212.

182. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, op. cit.

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schématique pour notre propre repérage concernant le désir? [...] le désir d'Hamlet. C'est le désir du névrosé à chaque instant de son incidence. On a pu dire que le désir d'Hamlet est le désir d'un hystérique. C'est peut-être bien vrai. On a dit que c'est le désir d'un obsessionnel. Cela peut le dire, car c'est un fait qu'il est bourré de symptômes psychasthéniques, et même sévères. Mais la question n'est pas là. À la vérité, Hamlet est les deux. Il est purement et simplement la place du désir. Hamlet n'est pasun cas clinique. Hamlet, bien entendu, c'est trop évident, inutile de le rappeler, n'est pasun être réel. Hamlet est, si vous voulez, comme une plaque tournante où se situe un désir, et nous pouvons y retrouver tous les traits du désir. On peut l'interpréter, l'orienter dans le sens de ce qui se passe dans le rêve pour le désir de l'hystérique, à savoir, son désir est là à l'insu du sujet, lequel est donc forcé de le construire. C'est en cela que je dirai que le problème d'Hamlet est plus près du désir de l'hystérique, car ce problème est de retrouver la place de son désir. De plus, ce que fait Hamlet ressemble beaucoup à ce qu'un hystérique est capable de faire, c'est-à-dire de se créerun désir insatisfait. Mais il est aussi vrai que c'est le désir de l'obsessionnel, pour autant que le problème de ce sujet est de se supporter sur un désir impossible. Ce n'est pas tout à fait pareil. Les deux sont vrais. Vous verrez que nous ferons virer autant d'un côté que de l'autre l'interprétation des propos et des actes d'Hamlet. Ce qu'il faut que vous arriviez à saisir, c'est quelque chose qui est plus radical que le désir de tel ou tel, que le désir avec lequel vous épinglezun hystérique ou un obsessionnel. 183.

Le doute obsessionnel vécu par Freud à la suite d'Hamlet, découle de la compulsion à comprendre, compulsion ayant sa source dans l'épistémophilie et dans la théorie sexuelle. Si le doute obsessionnel qui envahit Hamlet tenait autant à c÷ur à Freud, c'est que ce dernier en avait expérimenté les mécanismes et le fonctionnement en lui-même. Il s'agit en fait de lier par le sens ce qui se présente à l'état délié dans la tension libidinale inassouvissable. C'est ainsi que la contrainte interprétative ressenti par Freud lorsqu'il appréhende Hamlet a sa

source dans la contrainte libidinale.

Hamlet vu par Lacan

Hamlet serait en réalité une femme, d'où le désespoir d'Ophélie.

Peut-être était-il une femme? Est-ce pour ça qu'Ophélie s'est suicidée? Alors, il y a à un certain niveau, donc, le fait que Hamlet, le rôle de Hamlet était joué très souvent par des femmes. Et, il se trouve que un critique anglo-saxon avait eu la fantaisie d'analyser Hamlet en termes justement de travesti, en prenant en quelque sorte le travesti au sérieux. Et disant, là-dedans, si Ophélie se suicide, c'est parce qu'elle s'est aperçue que Hamlet, en fait, était une

183. Jacques Lacan, op. cit., p. 342-343.

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femme. Peut-être était-il une femme. Alors, ce critique, je ne l'invoque pas par hasard, je l'invoque par, je veux dire au nom de mon savoir shakespearien et joycien, simplement parce que ça reparaît ailleurs dans Ulysse. J'essaie de limiter le plus possible les références externes. Est-ce pour cela qu'Ophélie s'est suicidée? l'énoncé anglais est légèrement différent : Why Ophelia cmmited suicide? Pourquoi Ophélie s'est-elle suicidée? ou bien : Est-ce la raison pour laquelle Ophélie s'est suicidée? 184.

Un autre passage de Lacan va dans ce sens d'une hystérie proprement féminine d'Hamlet.

L'hystoriette d'Hamlet, hystérisée dans son Saint-Père de Cocu empoisonné par l'oreille zeugma, et par son symptôme de femme, sans qu'il puisse faire plus que de tuer en Claudius l'escaptome 185 pour laisser place à celui de rechange qui fort embrasse à père-

ternité. 186.

????t ???st ??s ?érsé? ?? ?s é??tr? ? ?? ?érs??

Hamlet, je vous l'ai dit, n'est pas ceci ou cela, n'est pas un obsessionnel ou un hystérique, et d'abord pour la bonne raison qu'il est une création poétique. Hamlet n'a pas de névrose, il nous démontre de la névrose, et c'est tout autre chose que d'être névrosé. Cependant, quand nous nous regardons Hamlet sous un certain éclairage du miroir, il nous apparaît, par certaines phrases, plus près de la structure de l'obsessionnel. Cela tient à ce qui est chez l'obsessionnel l'élément révélateur de la structure, celui qui est mis en valeur au maximum par la névrose obsessionnelle, à savoir que la fonction majeure du désir consiste ici, cette heure de la rencontre désirée, à la maintenir à distance, à l'attendre. 187.

????t? à ????r? ???é????

Hamlet est toujours suspendu à l'heure de l'autre, et ceci jusqu'à la fin. [. . .] C'est à l'heure de ses parents qu'il reste là. C'est à l'heure des autres qu'il suspend son crime. C'est à l'heure de son beau-père qu'il s'embarque pour l'Angleterre. C'est à l'heure de Rosencrantz et de Guildenstern qu'il est amené à les envoyer au-devant de la mort grâce à un tour de passe-passe assez joliment accompli, dont l'aisance faisait l'émerveillement de Freud. Et c'est quand même à l'heure d'Ophélie, à l'heure de son suicide, que cette tragédie va trouver son terme, dans un moment où Hamlet qui

184. Jacques Lacan, Le Séminaire, t. XXIII, Le sinthome , Leçon du 20-01-1976.

185.

Ceci est un néologisme créé par Lacan, composé à partir de trois termes : escapade, escamoter, symptôme.

186. Jacques Lacan, Autres écrits (1938-1980), Seuil, Champ freudien, Paris, 2001, Joyce le symptôme , p. 568.

187. Jacques Lacan, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 349.

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vient, semble-t-il, d'apercevoir que ce n'est pas difficile de tuer quelqu'un, le temps de dire one n'aura pas le temps de faire ouf. 188.

Tentatives d'approches psychanalytiques du personnage d'Ophélie.

Otto Rank : Ophélie, comme substitut de la mère et comme

s'identifiant à Hamlet.
D'après Otto Rank 189, Hamlet identifie Ophélie à sa mère (on trouvait déjà cette idée chez Goethe). Polonius fait également obstacle à la liberté sexuelle d'Ophélie :

C'est pourquoi dans la folie qui s'empare d'elle après la mort de

son père, elle tient des propos obscènes où se déchaîne sa sexualité si longtemps et si fortement refoulée 190.

Ophélie est à double titre privée de l'objet aimé : son père et Hamlet.

Pour compenser cette perte, elle choisit la voie de certaines psychoses que la psychanalyse a révélées, s'identifiant à l'une des deux personnes perdues, tout en prenant consciemment le deuil de l'autre. L'identification s'opère d'une part lorsqu'elle imite la folie d'Hamlet qu'elle tient pour réelle et en tant que névrose elle l'est effectivement -, d'autre part en tenant dans son délire des propos indécents, comme dans sa folie feinte Hamlet en avait usé envers elle. De même qu'Hamlet, elle est atteinte d'une affection mélancolique à la mort du père, ce qui nous montre que cette identification est voulue par l'auteur. Par ailleurs, pour ce qui est de la chasteté, elle doit être l'opposée de Gertrude, elle doit incarner la fidélité de la femme par-delà la mort; elle sombre dans la folie plutôt que de trahir l'aimé

(père ou mari). .

Lacan : De Ophélie comme grande figure de l'humanité , sommet de la création shakespearienne du type de la femme à Ophélie comme objet petit a d'Hamlet et comme phallus.

Ophélie, [...] ce personnage tellement éminemment pathétique, bouleversant, dont on peut dire que c'est l'une des grandes figures de l'humanité, se présente sous des traits extrêmement ambigus. Personne n'a jamais pu déclarer encore si Ophélie, c'est l'innocence même qui parle, et qui fait allusion à ses élans les plus charnels avec la simplicité d'une pureté qui ne connaît pas de pudeur, ou si elle est au contraire une gourgandine prête à tous les travaux. [. . .] Si, d'une part, Hamlet se comporte avec Ophélie avec une cruauté tout à fait exceptionnelle, qui gêne, qui, comme on dit, fait mal, et qui fait sentir la jeune femme comme une victime, on sent bien d'autre part qu'elle n'est point, bien loin de là, la créature désincarnée, ou décharnalisée, qu'en a faite la peinture préraphaélite que

188. ibid., p. 374-375.

189. Otto Rank, art. cit.

190. ibid.

191. Ophelia, Sir John Everett Millais (1851-1852), huile sur toile, Londres, Tate Britain.

192. Jacques Lacan, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 359-367.

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j'ai évoquée 191. C'est tout à fait autre chose. [. . .1 il s'agit de savoir pourquoi Shakespeare a apporté ce personnage, qui paraît représenter une espèce de point extrême sur une ligne courbe allant de ses premières héroïnes, filles-garçons, jusqu'à quelque chose qui, par la suite, en retrouvera la formule, mais transformée, sous une autre nature. Ophélie semble être le sommet de sa création du type de la femme, au point exact où elle est elle-même un bourgeon près d'éclore, et menacé par l'insecte rongeur au coeur du bourgeon, offrant une vision de vie prête à éclore, et de vie porteuse de toutes les vies. C'est d'ailleurs ainsi qu'Hamlet la qualifie pour la repousser Vous serez la mère de pécheurs, a breeder of sinners. Ophélie, pour tout dire, nous présente une image de la fécondité vitale qui nous illustre plus qu'aucune autre création, je crois, l'équation [. . .1 girl = phallus. [...1 J'ai eu la curiosité de voir d'où venait ce nom d'Ophélie, et j'ai trouvé des références dans un article du Boissacq, le Dictionnaire étymologique du grec. [...1 Dans Homère, si mon souvenir est bon, il y a ophelio, au sens de faire grossir, enfler. Le mot est employé pour la mue, la fermentation vitale, au sens, à peu près, de laisser quelque chose changer ou s'épaissir. [...1 forme verbale de ophallos. La confusion d'Ophélie et de phallos n'a pas besoin de Boissacq pour nous apparaître. Elle nous apparaît dans la structure. Il ne s'agit donc pas d'introduire maintenant en quoi Ophélie peut être le phallus dès lors qu'elle est véritablement le phallus, comme nous le disons, il convient d'examiner comment Shakespeare lui fait remplir cette fonction. Or, l'important est ici que Shakespeare porte sur un plan nouveau ce qui lui est donné dans Belleforest. Dans la légende telle qu'elle est rapportée par ce dernier, la courtisane est l'appât destiné arracher à Hamlet son secret, au sens des sombres desseins qu'il nourrirait, et qu'il s'agit de lui faire avouer au bénéfice de ceux qui l'entourent, et qui ne savent pas très bien de quoi il est capable. Eh bien, Shakespeare transpose cela au niveau supérieur [niveau inconscient1 où se tient la véritable question Ophélie est aussi là pour interroger un secret, mais, [...1 c'est le secret du désir. [...1 Ophélie est un élément d'articulation essentiel dans le cheminement qui fait aller Hamlet à ce que j'ai appelé la dernière fois l'heure de son rendez-vous mortel, son rendez-vous avec l'acte qu'il accomplit en quelque sorte malgré lui. [...1 nous allons simplement voir comment fonctionne dans la tragédie shakespearienne ce que j'ai appelé le moment d'affolement du désir d'Hamlet [.. .1. Ophélie se situe au niveau de la lettre a. 192.

Même si nous n'adhérons en aucun cas aux conclusions de Lacan sur le personnage d'Ophélie car nous estimons qu'il ne l'analyse que par référence à Hamlet et non pour elle-même, nous reconnaissons à Lacan le mérite d'avoir compris le caractère essentiel de son personnage dans la pièce de Shakespeare. Nous reviendrons longuement sur cette centralité d'Ophélie dans la troisième partie.

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Ophélie est évidemment essentielle. Elle est liée à jamais, pour les siècles, à la figure d'Hamlet. [.. .1 Ophélie, nous en entendons d'abord parler comme de la cause du triste état d'Hamlet. Cela, c'est la sagesse psychanalytique de Polonius. [...1 On la voit apparaître à propos de quelque chose qui en fait déjà une personne très remarquable, à savoir elle fait une observation clinique. C'est elle, en effet, qui a eu le bonheur d'être la première personne qu'Hamlet a rencontrée après sa rencontre avec le ghost. À peine sorti de cette rencontre qui avait quand même quelque chose d'assez secouant, il a rencontré Ophélie, et la façon dont il se comporte avec elle vaut, je crois, la peine d'être rapportée.» 193.

Ophélie est donc bien au coeur de la pièce de Shakespeare que Lacan surnomme la tragédie du désir impossible ».

En somme, c'est dans la mesure où Ophélie est devenue un objet impossible qu'elle redevient l'objet de son désir. » 194.

Gertrude, un con béant dont l'impérieux désir prime sur les éventuels désirs inconscients d'Hamlet. Un autre personnage est essentiel à la tragédie d'Hamlet, c'est celui de Gertrude, la mère du héros, autre grande figure féminine, presque antithétique à la figure d'Ophélie.

Si nous le faisons [suivre vraiment le texte de la pièce1, nous ne saurions manquer de nous apercevoir que ce à quoi Hamlet a affaire, [...1 c'est un désir, mais qui est bien loin du sien. À le considérer là où il est dans la pièce, c'est le désir non pas pour sa mère, mais de sa mère. Il ne s'agit vraiment que de cela. Le point-pivot, c'est la rencontre avec sa mère après la play scene. [. . .1 Et alors se déroule cette longue scène, qui est un sommet du théâtre, cette scène de la chambre à coucher dont je vous disais la dernière fois que sa lecture est à la limite du supportable, où il va adjurer pathétiquement sa mère de prendre conscience du point où elle en est. [...1 Nous suivons ici le mouvement d'oscillation qui est celui d'Hamlet. Il tempête, il injurie, il conjure, et puis, c'est la retombée de son discours, un abandon qui est dans les paroles mêmes, la disparition, l'évanouissement de son appel dans le consentement au désir de la mère, les armes rendues devant quelque chose qui apparaît inéluctable. Le désir de la mère reprend ici pour lui la valeur de quelque chose qui ne saurait d'aucune façon être dominé, soulevé, levé. » 195.

Le message de cet Autre que représente la mère est le suivant :

Je suis ce que je suis, avec moi il n'y a rien à faire, je suis une vraie génitale [...1 moi, je ne connais pas le deuil. Le repas des funérailles sert le lendemain aux noces. Économie, économie! - la réflexion est d'Hamlet. Elle est simplement un con béant. Quand l'un est parti, l'autre arrive. Si Hamlet est le drame du désir, [. . .1

193. ibid., p. 379.

194. ibid., p. 396.

195. ibid., p. 332-334.

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c'est le drame qu'il y ait un objet digne et un objet indigne. Madame, un peu de propreté, je vous prie, il y a tout de même une différence entre ce dieu et cette ordure ! » 196.

André Green : Gertrude, seule coupable et cause de la folie d'Ham-let.

« Parler de la référence constante à la folie chez Shakespeare est un cliché, tout comme redire son lien à la passion. Ce rappel est pourtant nécessaire. Polonius n'est pas si fou (en un autre sens) de dire tout à la fois que ce noble fils, Hamlet, est fou et que la cause en est l'amour qu'il porte à Ophélie. Il ne se trompe que de peu refoulement oblige : c'est Gertrude qu'il aurait dû nommer. » 197

d) Psychanalyser le texte : recherche de l'inconscient du texte et textanalyse, les prolongements de la démarche freudienne dans la critique littéraire.

Certains théoriciens de la littérature, s'inspirant de la psychanalyse freudienne, ont tenté une approche « textologique » ou « textanalytique », consistant à se focaliser sur la substantialité de l'oeuvre en tant que texte, trace scripturale. Ce prolongement des hypothèses freudiennes à l'analyse d'un « inconscient du texte » est une tentation bien française. Dans Psychanalyse et littérature 198, Jean Bellemin-Noël distinguait deux degrés de lecture « tex-tanalytique » et d'écoute de l'inconscient du texte : lire du texte en faisant abstraction de l'auteur (malgré l'attachement affectif toujours déjà présent par le biais du choix de lecture) et lire un texte. Les citations et les passages choisis pour être passés au crible de la méthode « textanalytique » ont une importance cruciale. Tout commence avec cette sélection des unités textuelles, sélection qui est déjà une première forme d'interprétation et de parti pris.

« L'idée de « psychanalyser un texte » comme un patient a quelque chose d'incongru ou d'approximatif, bien sûr; il s'agit en fait de s'appuyer sur Freud pour mieux lire des textes en prenant en compte les effets de l'inconscient. » 199.

On a assisté peu à peu, depuis la seconde moitié du XX° siècle, à un

« réajustement de l'approche psychanalytique des oeuvres, à qui une vision biographique, presque médicale, enlevait tout ce qui fait leur prix, à savoir la littérarité. La parole ne sera plus cette fois aux psychanalystes et aux historiens de la littérature, mais aux critiques amoureux du texte dans la variété de leurs lectures. [...] Comment la prise en considération de l'inconscient peut, dans la pratique, éclairer un texte ? [...] Comment cela peut-il lui donner non pas « son » sens, car par principe il en a une infinité, mais un sens qui

196. ibid., p. 339.

197. André Green, La folie privée : Psychanalyse des cas-limites, Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, Paris, 1990, p. 143-144.

198. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, op. cit.

199. Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte littéraire, Introduction aux lectures critiques inspirées de Freud, Nathan Université, Paris, 1996, p. 6.

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d'ordinaire nous échappe, dont la mise au jour permet d'entrevoir pourquoi et comment les chefs-d'oeuvre en littérature mais aussi dans les autres arts, nous paraissent beaux, nous plaisent, viennent toucher en nous au plus profond.» 200.

Bellemin-Noël emprunte le concept de littérarité à Jakobson, qui définissait ce terme comme « ce qui fait d'une oeuvre donnée une oeuvre littéraire » 201.

« Lorsque certains reprochent aux lectures psychanalytiques, du fait de leur statut d'interprétations, de « toujours retrouver les mêmes histoires (de famille) », ils récusent dans la critique ce qu'ils acceptent dans l'art, puisque les plus grands romans nous offrent à l'infini des variations esthétiques sur des canevas d'une affligeante banalité. « Analyser » un récit ne consiste pas à en dégager le schéma inconscient, effectivement banal, mais à observer les variations, les variantes qui donnent chair et forme à ce squelette. » 202.

Bellemin-Noël résume le principe de l'interprétation en psychanalyse ainsi : est seule « vraie » l'interprétation qui « tombe juste », c'est-à-dire qui amène le sujet à modifier ses positions affectives et sa manière de vivre. Le critère de « vérité » d'une interprétation est dès lors sa validation empirique. Si l'interprétation freudienne d'Hamlet change en profondeur notre vision du monde et notre existence comme celles du fondateur de la psychanalyse, c'est qu'elle est plus

qu'une interprétation, elle est expérimentation.

e) Psychanalyser l'oeuvre : de l'étude systématique d'Ernest Jones aux séminaires de Lacan, dérive à partir des intuitions freudiennes

L'étude systématique de Jones, nous l'avons vu, offre un exemple d'application de la méthode psychanalytique. Jones se méfiait des interprétations hasardeuses et fondait la psychanalyse appliquée sur le principe d'un ajustement entre l'imagination du psychanalyste et celle présumée de l'auteur.

Jones opère un déplacement par rapport à l'analyse freudienne. Au centre de l'analyse de Freud, nous avions le parricide. Au coeur de l'hypothèse de Jones, comme dans les travaux de Rank, nous avons les relations d'Hamlet avec sa mère. Le déplacement ainsi fait concerne le choix de l'accent mis sur une des composantes de l'×dipe. Dans la seconde hypothèse, qui n'est pas celle de Freud 203, l'inceste apparaît comme le motif prédominant dans la pièce de Shakespeare, par rapport au motif du parricide. Dans Hamlet, il y a le crime réel d'une part, le fratricide de Claudius et d'autre part, le mariage incestueux et hâtif de Gertrude avec le frère de l'époux défunt. Des deux crimes, celui qui est le plus signifiant pour Jones et Rank est le second alors que pour Freud les deux crimes ont une importance fondamentale dans l'évolution psychopathologique du personnage au cours de l'action théâtrale. A ces crimes réels rapportés par

200. ibid.

201. Roman Jakobson, Huit questions de Poétique, Seuils, Points Essais, 1977.

202. Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte littéraire, Introduction aux lectures critiques inspirées de Freud, Nathan Université, Paris, 1996, p. 25.

203. Contrairement à ce qu'on lui a reproché, Freud ne mettait pas l'accent sur la composante du parricide, au détriment de la composante de l'inceste. Il tenait ces deux composantes comme également importantes dans leur caractère constitutif du complexe nucléaire des névroses.

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Shakespeare correspondent pour la psychanalyse des crimes fantasmés, à savoir des désirs inconscients : d'une part, le voeu de parricide (Hamlet sur son père) et d'autre part, le désir d'union incestueuse avec la mère (Hamlet vis-à-vis de Gertrude).

Otto Rank, dans son article sur Hamlet, souligne l'importance de la scène dans la scène qui est pour lui le point culminant de l'évolution dramatique et psychologique de la pièce de Shakespeare. La scène dans la scène est ce qui ouvre vers l'Autre scène, celle de l'inconscient. Hamlet présente un dispositif compliqué d'inhibitions et de tergiversations . Son personnage cherche une certitude intérieure qu'il trouvera dans le spectacle mais il reste pourtant incapable d'exercer sa vengeance. La scène dans la scène fait en quelque sorte d'Hamlet un témoin oculaire du crime. Le meurtre représenté dans la scène dans la scène représente la réalisation de son impulsion inhibée en montrant ce qu'il désire comme un fait accompli, la mise à mort de son oncle, le nouveau roi . Le spectacle a donc pour fonction de se substituer à l'acte même et non d'inciter Hamlet à agir, comme nous l'avons montré précédemment.

Par rapport à Freud qui ne s'attachait qu'à quelques citations en lien direct avec Hamlet, Lacan élargit son champ d'analyse à un nombre plus important de scènes et de personnages de la pièce, comme nous l'avons évoqué. Son analyse de la pièce est par ailleurs très différente, même son étude part des intuitions de Freud, qu'il ne reniera jamais complètement. Il s'agit pour Lacan de la tragédie du désir entravé, d'une tragédie du monde souterrain . Lacan poursuit par ailleurs ce que Freud avait inauguré : la comparaison d'Hamlet avec ×dipe.

Ce que je viens de dire du deuil dans Hamlet ne doit voiler que le fond de ce deuil, c'est, dans Hamlet comme dans ×dipe, un crime. Jusqu'à un certain point, tous les deuils qui se succèdent en cascade sont comme les suites, les séquelles, les conséquences du crime d'où part le drame. C'est en quoi Hamlet, disons-nous, est un drame oedipien, un drame que nous égalons à ×dipe, que nous mettons au même niveau fonctionnel dans la généalogie tragique. C'est la place du crime dans la tragédie d'Hamlet qui a mis Freud, et à sa suite ses disciples, sur la piste de l'importance que cette pièce revêt pour nous, analystes. Dans la tradition analytique, Hamlet se situe au centre d'une méditation sur les origines, puisque nous avons l'habitude de reconnaître dans le crime d'×dipe la trame la plus essentielle du rapport du sujet à ce que nous appelons ici l'Autre, à savoir le lieu où s'inscrit la loi. [...1 Ce n'est pas seulement de la surface des vivants que [le père d'Hamlet1 est rayé, c'est de sa juste rémunération. Il est entré avec le crime dans le domaine de l'enfer, c'est-à-dire qu'il a une dette qu'il n'a pas pu payer, une dette inexpiable, dit-il, et c'est bien là pour son fils le sens le plus terrible, le plus angoissant, de sa révélation. ×dipe, lui, a payé, il se présente comme celui qui porte dans la destinée du héros la charge de la dette accomplie, rétribuée. [...1 Une ambiguïté s'établit ici avec ce que Freud nous a indiqué d'une façon peut-être un peu fin de siècle, à savoir que nous sommes voués à ne plus vivre l'×dipe

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que sous une forme en quelque sorte faussée. 204.

Lacan replace la psychanalyse d'Hamlet dans une perspective heuristique. Bien plus, l'application de la psychanalyse lacanienne à Hamlet a une dimension propédeutique : elle est censée aider l'analyste à progresser dans ses recherches sur la place de l'objet petit a dans le désir, et non, comme le croyait Freud, à comprendre le progrès de l'×dipe pour en mieux envisager le déclin.

A la suite de quoi le complexe d'×dipe entre-t-il dans son Untergang, sa descente, son déclin, péripétie décisive pour tout développement ultérieur du sujet ? Il faut, nous dit Freud, que le complexe d'×dipe ait été éprouvé, expérimenté, sous les deux faces de sa position triangulaire. [. . .1 Le sujet a à faire son deuil du phallus. [. . .1 Le moment du déclin [. . .1 a un rôle décisif pour la suite, non seulement parce que les fragments, les détritus, plus ou moins incomplètement refoulés dans l'×dipe ressortiront au niveau de la puberté sous la forme de symptômes névrotiques, [...1 Ce que j'appelle la place de l'objet dans le désir est un terrain complètement nouveau. Notre analyse d'Hamlet est destinée à nous servir, au dernier terme, à nous faire avancer sur cette question. 205.

Après avoir replacé Gertrude et son désir au centre de la pièce de Shakespeare, Lacan nous indique que, dans Hamlet, tout tourne toujours autour du phallus réel de Claudius . Il se sert de cette hypothèse pour accentuer encore les disparités entre la pièce de Sophocle et Hamlet. Enfin, Lacan y voit un objet d'analyse pour la psychanalyse en tant qu'il l'envisage comme puissance de production de signifiants.

Nous ne pouvons manquer de faire la liaison avec ce fait manifeste dans la tragédie d'Hamlet, et qui la distingue de la tragédie oedipienne, c'est qu'après le meurtre du père, le phallus, lui, est toujours là. Il est bel et bien là, et c'est justement Claudius qui est chargé de l'incarner. Le phallus réel de Claudius, il s'agit tout le temps de ça. [...1 Le phallus est ici bel et bien réel, c'est à ce titre qu'il s'agit de le frapper, et Hamlet s'arrête toujours avant de le faire. [...1. On ne peut frapper le phallus, parce que, même s'il est là bel et bien réel, il est une ombre. [...1 Ce dont il s'agit, c'est de la manifestation tout à fait énigmatique du signifiant de la puissance comme tel. Quand il se présente sous une forme particulièrement saisissante dans le réel, comme c'est le cas dans Hamlet, celle du criminel installé en usurpateur, l'×dipe détourne le bras d'Hamlet, non pas parce qu'il a peur de ce personnage qu'il méprise, mais parce qu'il sait que ce qu'il a à frapper, c'est autre chose que ce qui est là. [...1 Ce dont il s'agit, c'est justement du phallus. Et c'est pourquoi il ne pourra jamais l'atteindre jusqu'au moment où il aura fait le sacrifice complet, et aussi bien malgré lui, de tout son attachement narcissique. C'est seulement quand il sera blessé à mort, et le sachant, qu'il pourra faire l'acte qui atteint Claudius. 206.

Au cours d'une autre série de séminaires, Lacan revient sur ces 7 leçons sur Hamlet et sa volonté de dépasser les hypothèses freudiennes.

204. Jacques Lacan, op. cit., p. 403-406.

205. ibid., p. 407-409.

206. ibid., p. 416-417.

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J'ai essayé de vous montrer que la singulière apathie d'Hamlet tient au ressort de l'action même, que c'est dans le mythe choisi que nous devons en trouver les motifs, que c'est dans son rapport au désir de la mère, à la science du père concernant sa propre mort, que nous devons en trouver la source. [...1 cette méthode implacable de

commentaire des signifiants 207.

Une réflexion sur les fantasmes suicidaires, le concept kierkegaardien de l'angoisse qui ne surgit donc comme tel qu'à la limite et d'une méditation ainsi que sur les rapports entre angoisse, deuil et mélancolie conduit Lacan à revenir une fois de plus sur le cas Hamlet comme personnage dramatique éminent qui marque l'émergence, à l'orée de l'éthique moderne, du nouveau rapport du sujet à son désir et sur sa fonction d'Hamlet , son achèvement hamlétique 208 :

C'est à proprement parler l'absence du deuil chez sa mère, qui a fait s'évanouir en lui, se dissiper, s'effondrer jusqu'au plus radical, tout élan possible d'un désir, alors que cet être nous est par ailleurs présenté d'une façon qui a permis [...1 de reconnaître chez lui le style même des héros de la Renaissance. Hamlet est un personnage dont le moins que l'on puisse dire [...1 c'est qu'il ne recule pas devant grand chose et qu'il n'a pas froid aux yeux. La seule chose qu'il ne puisse faire, c'est justement l'acte qu'il est fait pour faire, et ce, parce que le désir manque. Le désir manque en ceci que s'est effondré l'Idéal. Hamlet évoque en effet ce qu'était la révérence de son père envers un être devant lequel, à notre étonnement, ce roi suprême, le vieil Hamlet, se courbait littéralement pour lui faire hommage, tapis, de son allégeance amoureuse. Quoi de plus douteux que la sorte de rapport idolâtrique que dessinent les paroles d'Hamlet? N'y a-t-il pas là les signes d'un sentiment trop forcé, trop exalté, pour n'être pas de l'ordre d'un amour unique, mythique, d'un amour apparenté au style de l'amour courtois? Or, quand il se manifeste en dehors du champ de ses références proprement culturelles et rituelles où il s'adresse évidemment à autre chose qu'à la Dame, l'amour courtois est au contraire le signe de je ne sais quelle carence, de je ne sais quel alibi, devant les difficiles chemins qu'implique l'accès à un véridique amour. A la survalorisation par son père de la Gertrude conjugale, telle que cette attitude est présentée dans les souvenirs d'Hamlet, il est patent que correspond dialectiquement sa propre évasion animale de la Gertrude maternelle. Quand l'Idéal est contredit, quand il s'effondre, le résultat [. . .1, le pouvoir du désir disparaît chez Hamlet. [. . .1 ce pouvoir ne sera restauré en lui qu'à partir de la vision au-dehors d'un deuil, un vrai, avec lequel il entre en concurrence, celui de Laërte par rapport à sa soeur, qui est l'objet aimé par Hamlet et dont il s'est trouvé soudain séparé par la carence du désir. [...1 le travail du deuil nous apparaît, dans un éclairage à

207. Jacques Lacan, Séminaire VII, L'éthique de la psychanalyse , leçon du 25-05-1960, p. 408.

208. Jacques Lacan, Séminaire X, L'angoisse , Seuil, Le Champ Freudien, Paris, 2004, p. 43 et suivantes.

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la fois identique et contraire [à celui de Freud], comme un travail qui est fait [...] aux fins de restaurer le lien avec le véritable objet de la relation, l'objet masqué, l'objet a. 209.

Pour Lacan, la raison de l'hésitation d'Hamlet à venger le meurtre de son père ne tient pas, contrairement à ce que Freud pensait, à ses désirs inconscients mais, bien au contraire, à son manque radical de désir. Le but n'est dès lors plus la normalisation ou la disparition des désirs sous-jacents, mais, au contraire, la restauration d'un lien entre Hamlet et l'objet du désir, l'objet petit a.

Enfin, Lacan met en avant une autre dimension de la pièce shakespearienne en lien avec la figure du spectre : celle du fardeau imposé à Hamlet par la nécessité de garder le souvenir des péchés du Père et celle de la remise en cause de l'idéal paternel.

Que Freud ait doublé le mythe d'Hamlet où ce que porte le fantôme, c'est (il nous l'accuse lui-même) le poids de ses péchés, le Père le Nom-du-Père soutient la structure du désir avec celle de la Loi. Mais l'héritage du père, c'est celui que nous désigne Kierkegaard, c'est son péché [note personnelle : d'où l'angoisse comme émotion du possible ou de la liberté]. Et le fantôme d'Hamlet surgit d'où? Sinon du lieu d'où il nous dénonce que c'est dans la fleur de son péché qu'il a été surpris, fauché, que loin de donner à Hamlet les interdits de la Loi qui peut faire subsister son désir, c'est d'une profonde mise en doute de ce père trop idéal qu'il s'agit à tout instant. 210.

Comme nous avons pu le constater, les écrits et les séminaires de Lacan, à la suite de l'oeuvre de Freud, sont émaillés d'analyses d'Hamlet. Il s'agit chez Lacan de véritables analyses détaillées, tandis que chez Freud, nous l'avons vu, nous avons davantage à faire à de simples références et à des remarques éparses.

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Nous découvrons que la question : Qu'est-ce que l'Art?

nous mène directement à une autre : Qui est l'artiste? . Et la solution de cette dernière est la clef de l'histoire de l'Art. 211

Je ne sais rien de plus déchirant que la lecture de Shakespeare : que n'a pas dû souffrir un homme pour avoir un tel besoin de faire le pitre! Comprend-on Hamlet? Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou... Mais il faut, pour sentir ainsi, toute la

209. ibid., p. 384-388.

210. Jacques Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , leçon du 29-01-1964, p. 43.

211.

Ralph Waldo Emerson, Société et Solitude (1870), Rivages poche, Paris, 2010.

213. Hippolyte Taine, Histoire de la littérature anglaise (1866), t. 2, Hachette, Paris, 1905.

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profondeur de l'abîme... Nous avons tous peur de la vérité... 212

Hamlet c'est Shakespeare. Pour compléter une galerie de por-

traits comportant tous quelque chose de lui, Shakespeare s'est peint

soi-même dans le plus frappant de tous. 213

L'idée de la psychanalyse appliquée à l'auteur d'Hamlet est la suivante : Hamlet nous fournirait un indice sur les mécanismes profonds de la psyché de Shakespeare. Les conclusions faites par Jones et Freud sur le personnage et l'oeuvre Hamlet peuvent dès lors être étendues à la psychologie de Shakespeare. A travers la circulation des désirs inconscients à laquelle nous assistons dans Hamlet, nous capterions en quelque sorte l'inconscient même de Shakespeare. Les mécanismes psychiques de Shakespeare auraient pour écho le conflit d'Hamlet. Il y aurait une correspondance déguisée entre les sentiments décrits par le poète et les sentiments éprouvés par Shakespeare par le passé. D'après Jones, Hamlet marquerait un tournant dans l'état d'esprit de Shakespeare : l'expression d'un profond dégoût à l'égard de la sexualité et l'accroissement d'une certaine misogynie commenceraient à apparaître à partir de 1600, date supposée d'Hamlet. La création d'Hamlet serait alors une certaine réponse du poète à une expérience de souffrance intime (l'infidélité de Mary Fitton, femme pour qui Shakespeare éprouvait une passion idolâtre et qui l'aurait trahi par sa duplicité). Alors que Jones trouve l'origine de la scène rapportée de la mort d'Ophélie par noyade dans un événement de la vie infantile de Shakespeare (l'un des parents de Shakespeare se serait noyé durant son enfance), Freud découvre que le personnage principal de la tragédie shakespearienne serait inspiré du défunt fils de Shakespeare (Shakespeare aurait eu un fils prénommé Hamnet, mort subitement à l'âge d'un an). D'autres événements (historiques, personnels) de la vie de Shakespeare seraient également repris. À l'image d'Hamlet, Shakespeare n'aurait pas su résoudre son propre complexe d'×dipe ni échapper à son emprise. C'est pourquoi à partir de la légende d'Hamlet, il aurait fait de son personnage quelqu'un dont l'action est paralysée par des hésitations et dérobades devant la tâche à accomplir alors que le Hamlet de la légende se jetait à corps perdu dans la vengeance, sans être retenu par le moindre scrupule. Shakespeare aurait projeté ses propres émotions et pensées sur un thème qui le fascinait.

En quoi la démarche de Freud se distingue-t-elle de celle de ses prédécesseurs psychocritiques et psychobiographes ainsi que des autres tentatives plus diffuses de ramener le sens profond de l'oeuvre au psychisme de son auteur?

Shakespeare est l'un des auteurs les plus sollicités par les psychobiographes et par ailleurs, Freud est considéré comme ayant contribué fortement à l'histoire de la méthode psychobiographique moderne d'analyse des oeuvres artistiques et littéraires. Cette approche psychobiographique semble être privilégiée par Freud au début de ses analyses puis reniée en grande partie. Toutefois, Freud reviendra souvent à une approche ayant des traits en commun avec celle des psychobiographes.

212.

Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Gallimard, Paris, 1956.

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Dans un premier temps, Freud croit en l'authenticité des oeuvres de Shakespeare et se hase sur la hiographie du dénommé Shakespeare pour interpréter Hamlet. Il souligne alors que l'écriture d'Hamlet est contemporaine du deuil du père traversé alors par Shakespeare ainsi que de la perte de son ohjet d'amour (la dénommée Mary Fitton l'aurait à cette période déçu et trahi). Il étahlit alors un lien entre Hamlet et la personnalité supposée de Shakespeare. Dans son essai, Ernest Jones prolonge l'intuition freudienne consistant à rechercher la relation du personnage à la personnalité supposée de son auteur, en insistant sur le fait que l'imagination de l'artiste mêle conscience et inconscient.

Après avoir étudié scrupuleusement les déhats sur l'identité de l'auteur d'Hamlet214, Freud estime, dans un second temps, que Shakespeare est le pseudonyme d'Edward de Vere, comte d'Oxford qui aurait perdu, enfant, un père aimé et admiré et s'était complètement détaché de sa mère qui avait contracté un nouveau mariage très peu de temps après la mort de son mari. 215.

Dans quelle mesure les hypothèses faites par Freud, dans la lettre à Fliess du 15 octohre 1897 et dans la douhle page de L'interprétation du rêve, tiendraient toujours même en l'ahsence des éléments utilisés alors pour les corrohorer (vie amoureuse et familiale de Shakespeare, date de la création d'Hamlet, identité réelle de Shakespeare et possihilité que Shakespeare ne soit que le prête-nom de

quelqu'un d'autre, etc.) ?

Une lettre de Freud à Strachey datant du 25 décemhre 1928 216 peut nous éclairer à ce sujet :

Il est impossihle de comprendre le passé avec certitude, car nous ne sommes pas capahles de faire suffisamment d'hypothèses sur les motivations des hommes et sur l'essence de leurs âmes, de sorte que nous ne pouvons interpréter leurs actes . Notre analyse psychologique n'est pas suffisante même pour ceux qui nous sont proches dans l'espace et dans le temps, à moins d'en faire l'ohjet d'années de recherches très minutieuses 217, et, même dans ce cas, elles s'interrompent devant le caractère incomplet de notre savoir et la maladresse de notre synthèse. De telle sorte qu'avec nos prédécesseurs des siècles passés, nous sommes dans une situation analogue à celle où nous nous trouvons lorsque nous sommes en face de rêves sans associations et seul un profane peut s'attendre à nous voir interpréter de tels rêves. [...] Mon intérêt pour ces choses a diminué depuis que j'ai lu l'hypothèse proposée par Thomas Looney218 que Shakespeare n'était en réalité, que le 17ème comte d'Oxford,

214. On trouve dans la correspondance de Freud, notamment avec Jones, des développements entiers sur les différentes hypothèses concernant l'identité de l'auteur d'Hamlet et sur les lectures faites par Freud à ce sujet.

215. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), O.C.F. XX (1931-1939), PUF, 2010, p. 286-287 : Nous reviendrons sur ce passage lorsque nous analyserons le recours au complexe d'×dipe, comme principe explicatif du problème d'Hamlet.

216. Sigmund Freud, Alix Strachey, James Strachey, Perry Meisel, Walter Kendrick, Correspondance Bloomsbury, PUF, Paris, 1990, p. 372-375, cité par Henriette Michaud, dans Les revenants de la mémoire, PUF, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 2011.

217. Ce que Freud semble avoir fait tout au long de sa vie au sujet de Shakespeare.

218. Thomas Looney, Shakespeare Identified in Edward De Vere, Seventeenth Earl of Oxford, and the Poems of Edward De Vere (1920).

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Edward de Vere. J'ai toujours trouvé ridicule l'hypothèse Bacon 219, mais je dois admettre que le livre de Looney m'a particulièrement impressionné. Je suis, bien sûr, insuffisamment au courant et trop ignorant pour deviner ce que les experts de cette période peuvent avancer contre cette hypothèse relative à la véritable identité de Shakespeare. Peut-être ne serait-il pas difficile pour quelqu'un de démontrer le caractère erroné de telles hypothèses. Je n'en sais rien, mais j'aimerais bien savoir. De toute façon, on retrouve beaucoup de la personnalité d'Essex 220 dans de Vere. Il était, comme lui, un personnage bouillant et démesuré, et très impliqué dans les conflits d'une vie particulièrement difficile. De naissance aussi noble que celle d'Essex et tout aussi fier que lui en cela, il incarnait également le type du noble tyrannique. De plus, il apparaît certainement dans Hamlet comme étant le premier névrosé moderne.

Il y a ici un basculement remarquable du personnage à son auteur présumé.

Dans un autre extrait de sa correspondance 221, Freud a des échanges véhéments avec Arnold Zweig au sujet de l'identité de Shakespeare. Les deux amis sont en désaccord : Freud est devenu strictement anti-stratfordien tandis que Zweig ne peut concevoir que les oeuvres attribuées à Shakespeare ne soient pas du barde de Stratford-upon-Avon.

A propos de Shakespeare, nous aurons beaucoup à discuter. Je ne sais pas ce qui vous accroche encore à l'homme de Stratford? Les arguments en sa faveur ne pèsent pas lourd, comparés à ceux d'Oxford 222. Que Shakespeare prenne tout de seconde main : la névrose d'Hamlet, la folie de Lear, la confiance de Macbeth et la nature de sa Lady, la jalousie d'Othello, etc., c'est pour moi une représentation inconcevable. Cela me met presque en colère de la trouver chez

vous. .

Pour Freud, les personnages de Shakespeare ne pouvaient naître que dans un esprit en relation intime avec son propre inconscient et doué d'une surabon-

dante connaissance de l'âme. 223.

Par ailleurs, notons que Freud brise le mythe de l'artiste génial, tout comme il brise celui du grand homme. Il a commis en ce sens un meurtre, celui du père de l'oeuvre. Ceci s'apparente donc à un parricide. Le lecteur répète dans le rapport à l'artiste qu'il idolâtre un comportement infantile, ce que les hypothèses freudiennes mettent en valeur tout particulièrement dans le cas de Shakes-

219. Il s'agit d'une hypothèse, qui a séduit notamment Nietzsche, d'après laquelle Shakespeare serait en réalité le philosophe et médecin Sir Francis Bacon (1561-1626).

220. Des éléments de la biographie de Robert Devereux, second comte d'Essex (1565-1601) auraient été incorporés dans Hamlet.

221. Sigmund Freud, Arnold Zweig, Correspondance (1927-1939), Gallimard, Paris, 1973, Lettre du 2 avril 1937, p. 180.

222. L'hypothèse Oxford , qui semble avoir fortement convaincu Freud, suppose que Shakespeare est Edward de Vere (1550-1604), dix-septième comte d'Oxford.

223. Henriette Michaud, art. L'effet Shakespeare dans l'÷uvre de Freud , Le Coq-héron 2010/3, n? 202.

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peare 224.

Un autre degré d'approche psychanalytique d'Hamlet a été envisagé par André Green225, qui propose de psychanalyser la représentation et part dans son analyse de ce passage de Shakespeare:

All the world's a stage,

And all the men and women merely players : They have their exits and their entrances;

And one man in his time plays many parts 226.

André Green met ces vers de Shakespeare en parallèle avec la devise du théâtre du Globe :

Totus mundus agit histrionem 227.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote