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L'engagisme à  la réunion


par Willy Boris GENCE
Université Paris VIII - Licence Histoire mention Science Politique 2021
  

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CHAPITRE 2

Les différentes interprétations historiographiques de l'engagisme : entre contrat de travail et esclavagisme

2.1. Un esclavagisme déguisé ? Questions terminologiques

La forme particulière de l'engagisme a donné lieu à des interprétations distinctes au cours du temps.Le contrat se manifeste à La Réunion par un livret ouvrier qui n'était alors plus utilisé en métropole depuis longtemps mais restaiten rigueur dans les colonies. Toutes les personnes ne pouvant pas justifier d'un emploi fixe sur l'île était considérées comme vagabonds, même si cette loi était facilement contournable par de faux contrats annuels signés par les propriétaires en contrepartie d'un travail saisonnier.Une première approche historique considère que le contrat d'engagisme est « une forme de travailforcé, de l'esclavage déguisé » avec un contrat qui exprime une « fiction juridique »22(*). Cette interprétation est avancée à partir du milieu duXIXe siècle par les autorités coloniales et le mouvement abolitionniste anglais (etplus tardfrançais). Elle a été reprise de nos jours par les subaltern studies et les historiens postmodernistes qui considèrent que les engagés n'étaient pas totalement des travailleurs libres. Cette approche a pour conséquencede supprimer l'importance historique de l'abolition de l'esclavage qui n'aurait pas modifié de manière conséquente la vie et les conditions de travail des travailleurs dans les territoires français comme La Réunion.

Si l'on reprend la définition de Carter proposée en introduction, l'engagisme donne lieu à des « obligations contractuelles coercitives »23(*). Ce sont elles qui constituent l'une des dimensions de l'engagisme qui a nourrit le parallélisme avec l'esclavage, et les discussions autour de la thèse de l'« esclavage déguisé ». En effet, plusieurs interprétations ont été données au phénomène lorsqu'on observe les travaux historiques sur le sujet. Pour certains, il s'agit d'un travail forcé et d'un « esclavage déguisé », c'est-à-dire d'un esclavage sous couvert de contrat mais dont les clauses asservissent le co-contractant, envers qui les engagements ne sont pas toujours respectés24(*). Le contrat ne serait qu'un support juridique visant à justifier l'emploi de cette main d'oeuvre étrangère. Comme le montre Stanziani, cette interprétation a été d'abord avancée par les autorités coloniales et le mouvement abolitionniste anglais avant d'être reprise par les subaltern studies. Selon cette interprétation, nous sommes face à une nouvelle forme d'esclavage qui tire sa légalité du contrat mais ne change rien aux conditions de travail des travailleurs qui subissent toujours des violences et ne sont pas libres.Dans les années 1970, Tinker définit l'engagisme comme une nouvelle forme d'esclavage qui n'a rien de volontaire et n'est « qu'une traite plus ou moins déguisée. Des centaines de malheureux, racolés sous divers prétextes dans les rues des villes commerciales, ou tout simplement volés sur la côte, étaient embarqués nuitamment, puis enfermés dans l'entrepont d'un navire, pour être ensuite livrés comme «engagés volontaires» aÌ des planteurs »25(*).

À partir de la seconde moitié du XIXème siècle, les contrats d'engagementsont qualifiés de contrats de « travail forcé » par les historiens. Loza montre que cette qualification se fonde sur une analyse des conditions de travail des engagés. Ceux-ci travaillent six jours sur sept, à raison de 9 à 10 heures par jour. Le non-respect de ce rythme de travail donne lieu à des sanctions lourdes. Même si les conditions sont clairement énoncées au départ, la situation de ces travailleurs est extrêmement difficile et leur traitement dur, marqué par une grande violence.Leur espérance de vie est d'ailleurs bien inférieure au reste de la population26(*). Les engagés n'ont pas le contrôle de leur mouvement, aucune liberté et sont soumis à des sanctions sévères (peines d'emprisonnement, lourdes amendes) lorsqu'ils ne répondent pas aux termes de leur contrat. Aussi, une fois engagés, on peut douter que le travail soit uniquement le fruit de leur volonté. Avec les subaltern studies, l'expression « d'esclavagisme déguisé » redevient abondamment mobilisée pour désigner ce travail forcé et remettre en question les rhétoriques présentant l'engagisme comme une réalité émancipatrice, en particulier pour les femmes. Ces travauxs'accompagnent dans le même temps d'un examen des liens profonds existant entre esclavage et engagisme, notamment à partir des travaux de Chummunsur les réécritures des géographies du corps humain et de l'espace à partir de ces expériences traumatiques27(*).

À La Réunion, les Indiens étaient supposément sous l'autorité et la surveillance des Britanniques, mais les kidnappings étaient fréquents et régulièrement dénoncés28(*). Aussi, même si le consul anglais fait pression pour la création d'une Union de protection des immigrés et qu'une aide juridique est mise en place pour les Indiens engagés, ces compétences sont peu exercées dans les faits29(*). De la même manière, le consul a la liberté de visiter les dépôts où se trouvent les Indiens pour s'assurer de leur bon état de santé et des conditions sanitaires dans lesquelles ils sont hébergés, mais ces visites sont rares30(*). Les recherches et travaux historiques montrent l'existence de nombreux cas de violences et de mauvais traitements avec une certaine impunité pour les employeurs, même si on observe plusieurs victoires juridiques de la part des engagés. Si ces derniers ont le droit de porter plainte en justice, ils obtiennent rarement gain de cause. Ainsi, on assiste à une situation qui voit se perpétuer des situations similaires à celles avant l'abolition de l'esclavage. C'est ce que dénoncent plusieurs descendants d'engagés auxquels Marimoutou-Oberlé fait écho dans son ouvrage Les engagés du sucre, en 2004.

Aussi, les termes du contrat ne sont pas toujours respectés par les employeurs. Comme le montre cette déclaration du consul britannique en 1890 : « les règlements, notamment les décrets du 30 mars 1881 et du 27 août 1887, sont largement suffisants. Ils tracent les règles essentielles de la protection ; seulement, il faut qu'ils soient exécutés, respectés et non battus en brèche par ceux qui doivent en assurer l'exécution (...) »31(*). Par ailleurs, comme le montrent les différents témoignages des descendants d'engagés32(*), les logements promis dans les contratsne sont pas souvent pas à la hauteur des attentes des travailleurs, entassés dans des lieux quasiment désaffectés, sans aucune commodité.

À cela s'ajoute le fait que les engagés ne comprennent pas toujours bien les termes de leur engagement, au regard des promesses faites par les autorités coloniales dans une situation où ils ne veulent pas rester dans leur pays. En effet, l'engagisme n'est possible que parce que la population d'un territoire souhaite partir pour trouver ailleurs un meilleur niveau de vie. Si on promet à l'époque aux Rodriguais une petite terre avec des animaux pour venir travailler à La Réunion, on assure aux coolies qu'ils trouveront de l'or sur place : « Ces gens-là ne sont pas partis parce qu'ils voulaient aller aÌ La Réunion mais parce qu'ils ne voulaient pas rester ici et on leur a fait des offres alléchantes. (...) AÌ Maurice, on soulevait des pierres et on pouvait voir de l'or. (...) Le Rodriguais a toujours une petite ferme. Alors on lui disait : `Il y a des cabris aÌ l'état sauvage ; de la volaille partout ; des boeufs dans les bois... LaÌ-bas, on a beaucoup d'argent !' »33(*).

Dans tous les cas, durant la seconde moitié du XXème siècle, les historiens commencent à défendre cette version de l'histoire, soutenus par les récits des descendants d'engagés. Ils s'appuient souvent, pour justifier cette vision, sur les nombreux mouvements de rebellions de la part des Indiens et des autres engagés sur l'île de La Réunion. Les manifestations pour réclamer les salaires promis et des logements décents montrent que les conditions définies dans les contrats de départ n'étaient pas toujours respectées. De nombreux engagés réclamèrent ainsi la fin anticipée de leur contrat ou tentèrent de fuir de la propriété dans laquelle ils avaient été engagés. Plusieursgrandes grèvesse déroulèrent et provoquèrent des mouvements de grande ampleur.

* 22Stanziani, Alessandro. Travail, droits et immigration. Une comparaison entre l'île Maurice et l'île de La Réunion, années 1840-1880. Le Mouvement Social, vol. 241, n° 4, p. 47-64, 2012, p. 47.

* 23Carter, Marina et Torabully, Khal. Coolitude: An Anthology of the Indian Labour Diaspora. Anthem South Asian Studies. London: Anthem, 2002.

* 24Ramsamy-Nadarassin, Jean-Régis. Les travailleurs indiens sous contrat à La Réunion (1848 - 1948)?: entre le retour programmé et le début des intégrations. La Réunion : Université de la Réunion, 2012, p. 104.

* 25Tinker, Hugh. A New System of Slavery: the export of Indian Labour Overseas, 1830-1920. Oxford: Oxford University Press, 1974.

* 26 Singaravélou, Pierre. Les empires coloniaux (XIXème-XXème siècle). Paris : Editions Points, 2013.

* 27Chummun, Divisha. Le trauma de l'esclavage à l'engagisme : une réécriture des géographies du corps humain et de l'espace, 2018, p. 8.

* 28Fuma, Sudel. Esclaves et citoyens, le destin de 62 000 Réunionnais. Histoire de l'insertion des affranchis de 1848 dans la société réunionnaise. Saint-Denis de La Réunion : F.R.D.O.I.,1979.

* 29Stanziani, Alessandro. Travail, droits et immigration. Une comparaison entre l'île Maurice et l'île de La Réunion, années 1840-1880. Le Mouvement Social, vol. 241, n° 4, p. 47-64, 2012, p. 55.

* 30Ramsamy-Nadarassin, Jean-Régis. Les travailleurs indiens sous contrat à La Réunion (1848 - 1948)?: entre le retour programmé et le début des intégrations. La Réunion : Université de la Réunion, 2012, p. 124.

* 31Ramsamy-Nadarassin, Jean-Régis. Les travailleurs indiens sous contrat à La Réunion (1848 - 1948)?: entre le retour programmé et le début des intégrations. La Réunion : Université de la Réunion, 2012, p. 250.

* 32Callandre, Florence et Barat, Christian. Traces de l'engagisme de 1933 à La Réunion et à Rodrigues. Études océan Indien, no 49-50, 2013, p. 8.

* 33Callandre, Florence et Barat, Christian. Traces de l'engagisme de 1933 à La Réunion et à Rodrigues. Études océan Indien, no 49-50, 2013, p. 2.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon