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L'engagisme à  la réunion


par Willy Boris GENCE
Université Paris VIII - Licence Histoire mention Science Politique 2021
  

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2.2. Une approche à relativiser

C'est précisément parce que ces événements ont pu avoir lieu queStanziani considère quecette approche est incomplète. Selon lui, voir l'engagisme comme de l'esclavage déguisé néglige certains aspects de l'histoire, et notamment les efforts faits par les immigrés pour défendre leurs droits devant les tribunaux.Dès 1829, il existe des traces de vives réactions de la part des Indiens face aux dérives des exploitants. Ils dénoncent les punitions corporelles qu'ils considèrent comme « intolérables ». Dans les années 1830, de nombreux mouvements de protestation sont enregistrés avec des grèves massives contre le paiement trop tardif des salaires ou les punitions corporelles34(*). Voir l'engagisme comme de l'esclavagisme conduit à négliger les efforts faits par les travailleurs pour faire respecter leurs droits devant les tribunaux alors que ceux-ci ont été bien réels. Pour d'autres historiens contemporains plus nuancés comme Stanziani, ces contratssont donc bien le fruit d'une certaine liberté contractuelle, même si des abus ont existé35(*). C'est cette même interprétation qui a dominé jusqu'au milieu du XIXème siècle.

L'approche qui domine jusqu'au milieu des années 1800 ne considère en effet pas l'indenture ou l'engagismecomme l'expression d'un travail forcé. Ilssont perçuscomme l'expression de la liberté de contractantsinformés dès le départ de leurs obligations et de leurs droits. Les individus sont libres de prendre part ou non au contrat. Ils sont considérés comme des individus ayant des droits,en principe respectés par leur hiérarchie.Mais la frontière entre travail libre et forcé reste mince, tout comme celle qui sépare l'émigration libre de l'émigration forcée. Les interprétations divergent ainsi sur le caractère volontaire de l'engagisme et l'exploitation qui en résulte durant la mise en application du contrat, les droits des engagés étant régulièrement bafoués. Néanmoins, cette approche, comme celle défendant une vision esclavagiste de l'engagisme, semblent trop réductrices. Les contrats apparaissent souvent davantage comme des compromis entre les orientations coloniales et les réalités locales.

Des travaux plus récents ont participé à nuancer cette approche à partir d'une étude d'archive fine visant à examiner les présupposés théoriques dissimulés derrière le terme d'engagisme.Pour éviter de parler de travail forcé, le terme de « liberté forcé » est ainsi employé. C'est par exemple celui qu'utilise Flory dans son ouvrage sur l'engagisme dans les Caraïbes françaises. Elle permet de nuancer celle « d'esclavage déguisé » tout en effectuant un parallèle avec l'ancien système de traite. Car même si les travailleurs ne sont pas des esclaves à proprement parler, ils ne maîtrisent clairement pas leur corps ou leurs mouvements et signent souvent sans connaître les termes exacts du contrat. Il est donc faux de penser qu'ils s'engagent volontairement dans une relation dont ils assument pleinement les implications36(*).

Des auteurs comme Stanziani montrent, de leur côté, que plusieurs périodes ont existé au sein de l'engagisme avec des conditions de travail et de vie différentes qui ne permettent pas de parler d'un phénomène uniforme37(*). Il montre ainsi que dans les années 1817, les premiers engagés vivent dans des conditions très similaires à celles des esclaves. Ils ne sont pas toujours envoyés volontairement dans le lieu de travail, les kidnappings sont fréquents et la paye n'est pas toujours concédée. Certains employeurs retiennent les salaires sous prétexte de mauvais services et certains engagés fuient, réduisent volontairement leur charge de travail ou se rendent devant la justice. Cette situation n'est plus la même dans la seconde partie du XIXème siècle où la pénurie de main d'oeuvre et la crise sucrière les mettent en position de force. Stanziani aborde particulièrement la question de l'accès à la justice car elle permet d'éclairer les différences entreengagés et esclaves.Même si les possibilités de saisir la justice sont inégales entre les engagés et leurs employeurs (en raison des abus, de la corruption, ou d'attitudes partisanes de la part des juges et du personnel administratif), les engagés ne peuvent pas pour autant être assimilés aux esclaves.

À La Réunion, on peut remarquer dans les archives un certain entêtement à dénoncer les abus et à organiserdes formes de résistance passive,des associations clandestines, voire de véritablesmobilisations de groupe. Avec le temps, cette résistance rencontre de plus en plusd'appuis de la part d'une partie des élites coloniales, les unes parce qu'elles croient sincèrementà la liberté et au libre marché, les autres simplement parce qu'elles s'empressent derépondre aux pressions de Londres et Paris. LesBritanniques tentent également de protéger un peules Indiens immigrés à La Réunion. Cela s'explique pour des raisons humanitaires, mais aussi pour des motifs politiques et économiques : il s'agit de préserver la forcede travail pour les exigences britanniques tout en évitant de froisser lesélites indiennes. Cependant, quelle que soit l'origine des attitudes britanniques,le résultat est là : les immigrés indiens bénéficient d'une protection de plus enplus importante à La Réunion avec le temps. À cela s'ajoute la concurrence entreemployeurs urbains et planteurs, ou entre petits et grands planteurs. Les derniers sont favorables à un marché libre qui leur permet de récupérerdes travailleurs aux dépens des petites unités.

Un dernier paramètre à prendre en compte afin de discuter cette question réside dans l'évolution des besoins de la métropole en sucre et surtout des fluctuations du marché. Le prix de la tonne varie fortement et baisse considérablement durant la seconde moitié du XIXème siècle. Elle passe de 39 livres sterling la tonne à 9,60. Cela s'explique par la hausse de la production, la mécanisation et la concurrence de la betterave. Cette baisse impacte particulièrement les petits producteurs qui n'ont pas assez pour investir et moderniser leur culture. Le seul levier pour eux est d'agir sur la main d'oeuvre en durcissant les conditions de travail. Les fuites commencent ainsi à se multiplier, tout comme les mouvements de résistance. Les petites propriétés sont contraintes de fermer, rachetées par de grandes entreprises, et la main d'oeuvre transférée dans des propriétés plus rentables38(*).

Ainsi, pour certains historiens,les conditions de vie difficilesdes engagés ne doivent pas conduire à la conclusion qu'il n'existe aucune différence entre engagés et esclaves. À La Réunion, le tiers des immigrés parviennent à rentrer chezeux, tandis que, sur place, les autres réussissent rapidement à améliorer leurs conditions de vie, notamment grâce à la crise sucrière.Les autorités britanniques créent même une banque foncière pour racheter des terres auxpropriétaires endettés et les revendre à des travailleurs d'origine indienne àdes prix intéressants. Par conséquent, plusieurs paramètres sont à prendre en compte afin de pondérer les parallèles établis entre engagisme et esclavage déguisé, parmi lesquels les différentes périodes de l'engagisme, les différentes populations considérées, ainsi que leur accès à la justice.

On peut donc noter une évolution, du point de vue historiographique, de l'étude de ce phénomène. C'est d'abord le discours colonial qui domine avec l'idée que l'engagisme est une réelle opportunité pour les Indiens qui décident de s'engager librement contre un salaire et un voyage, en étant exonérés des impôts et taxes sur place. À partir des années 1950-1960, durant la décolonisation, l'engagisme commence à être dénoncé comme un contrat inégal subi par de nombreuses familles indiennes à La Réunion. Les descendants d'engagés sont en première ligne de ce combat pour la reconnaissance de l'engagisme comme une forme d'esclavage. Les sulbaltern studies ont également mis en avant la liberté relative des contractants et la situation des Indiens dans leur pays d'origine à cette époque, ne permettant pas de parler totalement d'un engagement volontaire et libre. Cependant, les études récentes sur le thème appellent à nuancer ces positions pour voir dans l'engagisme un phénomène inédit, à mi-chemin entre travail forcé et migration légale de travail. La progression sociale rapide des Indiens installés sur l'île de la Réunion au cours du temps est un argument qui conduit à relativiser la position des subaltern studies. L'étude du phénomène sous le prisme du genre est intéressante à analyser car elle renvoie aux mêmes évolutions d'interprétation.

* 34Ramsamy-Nadarassin, Jean-Régis. Les travailleurs indiens sous contrat à La Réunion (1848 - 1948)?: entre le retour programmé et le début des intégrations. La Réunion : Université de la Réunion, 2012, p. 24.

* 35Steinfeld, Robert. The Invention of Free Labour: The Employment Relation in English and American Law and Culture, 1350-1870. Chapel Hill: University of North Carolina Press. 1991. - Brass, Tom et van der Linden, Marcel. Free and Unfree Labour. The Debate Continues. Berne: Peter Lang, 1997.

* 36Flory, Céline. De l'esclavage à la liberté forcée. Histoire des travailleurs africains engagés dans la Caraïbe française au XIXe siècle. Paris : Khartala, 2015.

* 37Stanziani, Alessandro. Travail, droits et immigration. Une comparaison entre l'île Maurice et l'île de La Réunion, années 1840-1880. Le Mouvement Social, vol. 241, n° 4, p. 47-64, 2012, p. 50.

* 38Stanziani, Alessandro. Travail, droits et immigration. Une comparaison entre l'île Maurice et l'île de La Réunion, années 1840-1880. Le Mouvement Social, vol. 241, n° 4, p. 47-64, 2012, p. 58.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand