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Le nouveau paradigme économique turc


par Jonathan Martinez
Université Jean Moulin Lyon 3 - Master 2 Relations internationales : Sécurité internationale et Défense 2020
  

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Annexe 5: Evolution du taux d'ouverture de l'économie turque (X/M/2PNB en %) .

Annexe 6 : Evolution de la part relative de la Turquie dans le commerce mondial (en %).

Avec cette envolée économique, le discours sur le passé ottoman évolue de nouveau. Dans les premières années de la république kémaliste, la référence à l'héritage ottoman

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tendait à légitimer l'épargne domestique, notamment dans le contexte de remboursement de la dette extérieure ottomane. Nous entendons par épargne domestique, la différence entre le PIB et les dépenses de consommation, soit la partie du revenu national disponible n'ayant pas été affectée aux remboursements des dettes extérieures gouvernementales36.

III. Une volonté d'occidentalisation s'anémiant au profit d'un islamisme identitaire

Cet essor économique doit toutefois être mis en parallèle avec les mutations politiques ayant affectées la Turquie jusqu'à la fin des années 80. Avec l'apparition du pluralisme politique en 1947, émergent les premiers partis religieux, ceci en dépit des dispositions constitutionnelles assurant la laïcité de la république. Trois coups d'État se dérouleront en Turquie en l'espace de 20 ans.

A. Le coup d'État du 27 mai 1960

Un premier coup d'État en 1960 contre le « Parti démocrate », au pouvoir depuis les élections législatives de 1950. Ces derniers avaient entrepris une politique libérale axée sur la libération des échanges, de l'investissement et des crédits - coupant ainsi avec les mesures protectionnistes et interventionnistes jusqu'alors en vigueur. Ces mesures s'accompagnent également d'un franc-glissement vers l'Islam. Le premier ministre Menderes avait à ce titre déclaré à Konya en 1956 : « Siz isterseniz hilafeti bile geri getirebilirsiniz »37, que l'on peut traduire par « si le peuple le désire, il peut même rétablir le califat ». Cette situation entraîne une intervention de l'armée kémaliste qui renverse le pouvoir du Parti démocrate le 27 mai 1960, et l'établissement d'un gouvernement de coalition jusqu'en 196638. Le « Parti démocrate » est dissout en 1961, mais un nouveau parti islamiste est fondé dans sa lignée le 11 février 1961 : le « Adalet Partisi » ou « Parti de la justice »39.

36

https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays?codePays=FRA&codeTheme=2&cod eStat=NY.GDS.TOTL.ZS

37 https://www.haber7.com/siyaset/haber/606589-menderesi-ipe-goturen-10-konusmasi, consulté le 16
Janvier 2021

38 https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/361, consulté le 16 Janvier 2020

39 INSEL Ahmet, « Liste des partis politiques cités, La nouvelle Turquie d'Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire ». La Découverte, 2017, pp. 217-218.

B. 30

Le coup d'État du 12 mars 1971

Un deuxième coup d'État est organisé par l'armée le 12 mars 1971 dans la continuité de 1960. Dans un important climat de récession économique et de tension interne entre groupe d'extrême gauche et d'extrême droite40, le pouvoir politique est paralysé par des divisions internes. Le pouvoir se fragmente en une pluralité de parti islamiste, notamment le « Millî Nizam Partisi » ou « Parti de l'ordre national » (MNP, ancêtre de l'AKP) qui réduisent la majorité parlementaire. Dès lors, le pouvoir est incapable d'adopter des mesures économiques, politiques ou sociales41 dans un climat de tension et de répression de grèves. Le 12 Mars 1971, l'armée intervient et remet un mémorandum au Premier ministre, demandant : la « formation, dans le cadre des principes démocratiques, d'un gouvernement fort et crédible, qui neutralisera la situation anarchique que traverse actuellement la Turquie et qui, inspiré par la vision d'Atatürk, implémentera les réformes nécessaires prévues par la Constitution » afin de « mettre un terme à l'anarchie, aux luttes fratricides et à l'instabilité socio-économique »42. Cette paralysie avait notamment conduit à une non application des réformes économiques issue du coup d'État de 1960, qui joint à des mesures autoritaires (interdiction des grèves et gel des salaires), et à une peur d'une insurrection communiste, avait conduit à d'importantes tensions, et instauré un climat de guerre civile43. Après deux ans de répression, et l'établissement de la loi martiale, le Parti républicain du peuple (CHP), parti de Mustafa Kémal arrive au pouvoir le 14 Octobre 1973. L'armée se retire alors du pouvoir. Par ailleurs, le Millî Nizam Partisi - Parti de l'ordre national est dissous le 20 Mai 1971 par la cour constitutionnelle, mais est reconstitué à nouveau sous le nom du « Millî Selamet Partisi » ou « Parti du salut national » (MSP) dès 197244.

C. Le coup d'État du 12 Septembre 1980

Enfin, un troisième coup d'État, le 12 septembre 1980, qui prend place après une décennie fortement marqué par le choc pétrolier de 1974, qui impacte les exportations

40 MARDIN erif. "Youth and violence in Turkey." European Journal of Sociology/Archives Européennes de Sociologie 19, no. 2 (1978) : 229-254.

41 TARIM, Osman. "27 Mayõs' tan 12 Mart'a Adalet Partisi ve Türkiye." PhD diss., Selçuk †niversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü, 2013

42 SUBASI, Erol. "Bir Yeniden Hegemonikleþtirme Hamlesi Olarak 12 Mart Döneminde Reform Siyaseti ve Baþarõsõzlõðõ." Mülkiye Dergisi 43, no. 1 : 26-61

43 KOSE, Serdar. "Türk Demokrasi Hayatõnda 12 Mart 1971 Muhtõrasõ." Master's thesis, Afyon Kocatepe †niversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü, 2010

44 CHENAL, Alain. « L'AKP et le paysage politique turc », Pouvoirs, vol. 115, no. 4, 2005, pp. 41-54.

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turques. Ces exportations se trouvent en effet dépendante des échanges commerciaux avec les États-Unis, et l'Europe. Mais l'absence de réformes dues aux paralysies politiques antérieures empêche la Turquie de compenser la situation avec son marché intérieur. En résulte une explosion du chômage, un recours excessif à la dévaluation de la monnaie provoquant une hyperinflation.

Selon Ahmet Sahinoz, Maître de conférences à l'Université de Hacettepe-Ankara : « La dernière période des années 70, particulièrement 1979, restera, dans la mémoire des Turcs, en plus de l'anarchie politique, une période de pénurie économique dans tous les domaines et de longues queues serpentées devant les magasins de produits alimentaires de première nécessité et les stations d'essence. Le problème principal était l'insuffisance de devises. La Turquie n'arrivait plus à assurer le financement de ses importations de première nécessité pour faire fonctionner son industrie, chauffer et éclairer le pays, faire rouler les véhicules. Incapable de rembourser ses dettes extérieures, sa crédibilité était extrêmement faible, d'où le sobriquet de « vache maigre » qui lui a été donné par les milieux de la finance internationale. Les déficits budgétaires et de la balance des paiements, la pénurie ou du moins l'insuffisance de l'offre de biens de consommation ont été à la source de marchés noirs pour plusieurs produits et d'une hyper-inflation de plus de 100 % au début des années 80. Par ailleurs, les désaccords ouvriers-patrons devenaient systématiques et en conséquent, les grèves de longue durée paralysaient la vie quotidienne »45.

Cette situation génère ainsi une difficulté accrue pour la Turquie d'emprunter sur les marchés financiers extérieurs. Finalement le déficit du secteur public fini par absorber près de 11% de la richesse nationale46.

Mais le « spectre de la dette souveraine ottomane » ne constitue pas la seule problématique de la Turquie. Les affrontements se multiplient entre les fondamentalistes religieux, les nationalistes, notamment les « Loups-gris », ainsi qu'une frange socialiste de la population Kurde désormais rassemblée au sein du « Partiya Karkerên Kurdistan » ou « Parti des travailleurs du Kurdistan », (PKK). Ce climat de tension est la source de nombreux attentats, exactions et massacres dans l'ensemble du pays. Le Massacre de

45 SAHINOZ Ahmet. « D'une crise à l'autre en Turquie ». In: Tiers-Monde, tome 32, n°125, 1991. pp. 187195;

46 https://read.oecd-ilibrary.org/economics/etudes-economiques-de-l-ocde-turquie-1980_eco_surveys-tur-
1980-fr#page1, consulté le 18 Janvier 2021

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Marash perpétré par le parti d'extrême droite « Milliyetçi Hareket Partisi » ou « Parti d'action nationaliste » (MHP) le 19 décembre 1978 en est le plus important.

Face à cette crise politique, économique et sociale sans précédent, l'état-major des armées intervient dans la nuit du 11 au 12 septembre 1980. L'armée démet alors de leurs fonctions l'ensemble des responsables gouvernementaux, auquel se substitut une administration dirigée par l'armée jusqu'en 1983. Une nouvelle constitution, visant à palier les dérives libérales de 1961 est alors adoptée par référendum en 1982. L'armée procède de plus à la dissolution de l'ensemble des partis politiques au pouvoir, associations, médias, ainsi qu'à des purges massives dans l'ensemble des corps de la société. Son rôle de garante de l'ordre kémaliste est réaffirmé.

Le règlement de la situation par l'intervention de l'état-major peut toutefois être considéré comme une « victoire à la Pyrrhus ». Lorsque celui-ci autorise la tenue d'élection législative le 6 Novembre 1983, trois partis politiques sont autorisés à se présenter47 :

- Le « Anavatan Partisi » ou « Parti de la mère patrie » (ANAP ou ANAVATAN) qui est l'héritier politique du Parti de la justice, ainsi que du Parti démocrate dissous lors des coups d'État militaires de 1960 et 1971.

- Le « Cumhuriyet Halk Partisi », ou « Parti républicain du peuple » (CHP) qui est le parti politique créé en 1923 par Mustafa Kemal.

- Le « Muhafazakâr Parti », le parti national-démocrate représentant la mouvance nationaliste turque, et hériter politique du MHP dissous durant le coup d'État de 1980.

Alors que l'action de l'État-major tendait à assurer la pérennité des valeurs du kémalisme au sein du gouvernement turc, le Parti de la mère patrie ressort victorieux des élections législatives du 6 Novembre 1983, avec près de 45% des voix. Cette élection n'est pas seulement une victoire sur le kémalisme, mais constitue également une victoire en faveur du libéralisme. Ce tournant vers l'extraversion extrait la Turquie d'une forme de marginalisation mondiale, et développe de manière significative son économie au travers d'une diplomatie commerciale active (voir supra). C'est la fin d'une ère de « schizophrénie », partagée d'une part entre un protectionnisme kémaliste « caractérisée »,

47 BONZON Ariane, « Les années de plomb et de sang en Turquie sous Kenan Evren, vues par un ancien militant de la gauche révolutionnaire », Slate, publié le 13 Mai 2015, consulté le 18 Jjnvier 2021 http://www.slate.fr/story/101515/kenan-evren-turquie

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du moins jusqu'à la signature du GATT le 17 Octobre 1951, et d'autre part la volonté d'intégrer le commerce international, à la fois de par son rapprochement avec la CEE, puis l'UE, puis par son intégration à l'OMC en 1995.

Le Premier ministre Turgut özal déclarait en 1988 à ce propos que : « Jusqu'à notre arrivée au pouvoir, les politiques économiques successives avaient reposé sur une crainte : celle des capitulations, qui avaient conditionné notre attitude face à toute dette extérieure et à l'investissement étranger. [É] Notre parti a renoncé à cette attitude introvertie, craintive et défaitiste. Il a mis fin au contrôle des prix, libéralisé les importations et les cours des changes. [É] Le chef d'entreprise turc a franchi les frontières et pénétré les marchés du Moyen- Orient. [É] Nous avons privilégié les exportations en appliquant des cours de change réalistes. [É] Une croissance saine de notre économie s'est traduite par une augmentation rapide des exportations. Nous avons ainsi pu obtenir la résorption du goulot d'étranglement qui existait dans le domaine de la balance des paiements depuis l'ère ottomane48 ».

Le constat social et politique est pourtant bien différent. En dépit de trois interventions de l'état-major turc en près de 20 ans, et des multiples dissolutions des parties islamistes, le kémalisme s'érode et la population se tourne vers le religieux.

IV. L'incapacité manifeste du kémalisme à répondre à la crise identitaire turque

Après avoir redéfini l'identité nationale, politique, religieuse et culturelle avec d'importantes réformes, Mustafa Kémal a mis en oeuvre une série de mesures tendant à stimuler le développement économique de la Turquie. Celle-ci s'est, dès lors, beaucoup plus identifiée au modèle européen, comme le suggère son appartenance au bloc occidental pendant la guerre froide. Cette position a par ailleurs été largement critiquée par les pays non alignés non occidentaux lors de la conférence de Bandung en avril 1955, ainsi que par l'ensemble des pays musulmans49. Une appartenance a l'Occident, notamment illustrée par les importants partenariats économiques, et militaires, à la fois dans le cadre de l'OTAN, et par le soutien logistique fourni par les occidentaux, particulièrement américains, dans la gestion de ses troubles internes. La fin de la guerre froide en 1989 vient toutefois redéfinir cette relation.

48 Turgut ...ZAL, « La Turquie en Europe », Plon, Paris, 1988, pp. 221 et 248.

49 Duyo Bazolu Sezer, « Turkey's Grand Strategy Facing a Dilemna », International Spectator, 27, Janvier-mars 1992, p.24

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A. Un contexte post-guerre froide favorisant la détérioration progressive des projets d'intégration de la Turquie vis à vis de l'Occident

Lors de la guerre du Golfe, le 6 août 1990, la Turquie constitue un allié stratégique, facilitant particulièrement le déploiement des forces de la coalition internationale sur le théâtre d'opération. Outre la mise à disposition d'aérodromes pour l'aviation de la coalition, il est à rappeler l'aide politique et logistique apportée par la Turquie durant le conflit, notamment avec la fermeture de Oléoduc Kirkouk-Ceyhan en 1991 ayant grandement impactée l'exportation de pétrole irakien. Néanmoins, la Turquie ne sait comment se placer politiquement. Si l'aide apportée à la coalition vise à la rapprocher de la Communauté Européenne, celle-ci est vivement critiquée par l'ensemble de la classe politique. Bien que le président Ozal désirait que la Turquie devienne un acteur majeur dans la région - sur le plan économique, politique et sécuritaire - l'intervention va être critiquée à la fois par les Kémalistes, qui campent sur le principe de neutralité, ainsi que par les religieux, qui critiquent l'intervention contre un état musulman.

Par ailleurs, bien que membre du Conseil de l'Europe depuis le 13 avril 1950, le gouvernement turc n'initie une candidature tenant à l'adhésion pleine et entière à la Communauté économique européenne (CEE) qu'à partir de 1987. Celle-ci aboutit cependant à un échec en 1989. Paradoxalement, la décennie 90 est une période charnière pour la future « Union européenne », qui intègre en son sein l'Autriche, la Finlande, la Suède, la Norvège, et entreprenait des négociations pour les anciens pays de l'Union soviétique. Bien que, sous pression américaine, la Turquie intègre l'union douanière en 199550, la majeure partie des États européens s'y oppose, dont l'Allemagne son principal soutien.

Alors que la candidature turque fut finalement reconnue par les Européens lors du Conseil européen d'Helsinki de 1999, il s'agit pour l'Europe d'attendre que la Turquie endosse pleinement son rôle d'Etat européen. Durant cette décennie, la crispation des négociations est ainsi matérialisée autour de la question des critères d'adhésion - « Critères de Copenhague » - formulés lors du sommet de 1993. Le Conseil européen est venu préciser que l'adhésion de tout nouveau pays devait être soumis à des conditions préalables tenant notamment à la mise en place « d'institutions stables garantissant l'état de droit, la

50 LESSER Ian, « Turkey and the West after the Gulf War », International Spectator, 27, janvier-mars 1992, p.33.

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démocratie, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection », tout autant que souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire. Ainsi, pour que des négociations sur l'adhésion à l'Union Européenne puissent débuter et de plus encore aboutir, le pays demandeur doit à minima respecter le premier critère.

Plus encore, la problématique Chypriote a constitué un facteur déterminant dans le ralentissement du processus, résultant de l'opération « Paix pour Chypre » (en turc : Atilla Harekâtõ ou Kõbrõs Barõþ Harekâtõ) : l'offensive militaire des forces armées turques lancée le 20 juillet 1974 ayant conduit à l'occupation de 38 % du territoire chypriote par la Turquie. En effet, pour celle-ci le coup d'État de 1974 (soutenu par la junte militaire de Grèce) qui déposa l'administration Makarios, est venu soulever le soupçon du contrôle grec sur les îles, entraînant son intervention et l'établissement de la République turque de Chypre du Nord (RTCN). L'invasion, qui a entraîné le déplacement de plus de 160 000 Chypriotes grecs et marqué le début d'une longue confrontation militaire entre les deux entités vient défendre les intérêts fondamentaux de la Turquie à la protection de sa population et à la conservation de l'influence dans son ensemble régional.

Dans son ouvrage, Samuel P. Huntington considère : « La prétendue mauvaise situation des droits de l'homme est, selon le président Ozal en 1992, « un prétexte pour justifier le refus de laisser la Turquie entrer dans la communauté européenne » (É). Le « mauvais rêve » des Européens, disait un observateur, c'est le souvenir des « guerriers sarrasins déferlant sur l'Europe occidentale et des Turcs aux portes de Vienne ». Ces réactions expliquent que, pour les Turcs, « l'Occident ne peut admettre d'intégrer un pays musulman à l'Europe »51.

La situation pose une double constatation. D'une part « l'Occident » a besoin de conserver la Turquie comme partenaire privilégié, puisqu'elle constitue un élément stratégique dans le cadre de sa politique sécuritaire et économique. En témoigne les nombreux accords politiques, sécuritaires, mais également douaniers. Pour l'Europe, il s'agit d'assurer la stabilité de la Turquie puisque tout deux sont interdépendants. Il peut être cité ici, à titre d'exemple, l'apport massif de liquidité de la Federal Reserve et de la Banque centrale européennes suite à la crise des subprimes de 2008. La conclusion de l'accord de 2016 après la crise migratoire démontre, de plus, la dépendance de l'Europe à conserver de bonnes relations avec la Turquie. Autre exemple, l'Europe a soutenu la

51 HUNTINGTON Samuel P., « Le choc des civilisations », Edition Odile Jacob, 1997, p.210

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Turquie de manière active de par la tenue d'une politique publique de soutien à la production qui s'est traduite par la mise en place, au début de 2017, d'un fonds de garantie de crédits de 56 milliards d'euros injectés via les banques pour réduire les problèmes de trésorerie des entreprises.

D'autre part, la Turquie a longtemps cherché à bénéficier des avantages de l'Union Européenne. Historiquement, Atatürk a déraciné la culture ottomane, et a procédé à une occidentalisation de la Turquie pour parvenir à une efficiente modernisation de son économie. Or, en dépit de sa proximité, la Turquie demeure toutefois un pays musulman face à une Union d'une culture et d'une identité différente. En somme la Turquie s'est modernisée au détriment de son identité. Celle-ci n'est finalement ni « européenne », ni « ottomane » ni même un pays musulman à proprement parler, puisqu'en vertu de la constitution turque kémaliste la Turquie est, et demeure, un État laïc. Dans le contexte international du début des années 90, marqué par la chute de l'URSS et la fin de la guerre froide, la Turquie finit par chercher sa place. Cette situation explique notamment la multiplication de ses partenariats et la volonté d'étendre son influence avec les autres peuples turcs de son ensemble régional, l'Azerbaïdjan principalement, avec la signature du « Training, Technical and Scientific Cooperation Agreement in the Military Field » à Ankara le 10 juin 199652, puis le développement énergétique, à travers la politique des pipelines. Plus tard, cette manifestation d'un « Panturquisme » contemporain, la conduira à développer ses relations énergétiques, économiques et militaires avec l'Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kazakhstan et le Kirghistan.

Dans sa projection d'intégrer l'Union Européenne, la Turquie a par ailleurs fait preuve de beaucoup de prudence politique vis-à-vis des Balkans, notamment dans la gestion de la guerre de Bosnie, l'éclatement de l'Ex- Yougoslavie, ainsi que de la gestion de la guerre du Kosovo. On peut noter que la Turquie avait refusé d'approfondir et de s'engager dans un concept de « solidarité musulmane », bien que soutenu par l'opinion publique turque53.

52 JABBARLI Hatem, et ASLANLI Araz, « Turquie-Azerbaïdjan : liens idéologiques ou relations stragégiques ? », Outre-Terre, vol. 48, no. 3, 2016, pp. 315-325.

53 KASTORYANO Riva, « Définition des frontières de l'identité : Turcs musulmans », Revue française de science politique, 1987, p. 833-854, Fait partie d'un numéro thématique : Les Musulmans, dans la société Française

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B. Un essor économique post-guerre froide favorisant l'islam politique : l'alternative à l'inadaptation du kémalisme

L'extension de l'influence de la Turquie dans son ensemble régional, autant que les premières réticences de l'Europe à approfondir son intégration vont finalement servir de révélateur pour l'opinion publique turque : si le kémalisme a été en capacité d'apporter des solutions aux carences étatiques, administratives ou économiques, celui-ci n'est pas en capacité d'apporter de réponse à la « crise identitaire » qui gagne progressivement le pays depuis 1950, et qui atteint son paroxysme en 1980. Cela est par ailleurs amplifié par l'essor de l'instabilité économiques et des violences identitaires au cours de la « décennie noire » des années 90 (Loups-gris, actions du PKK,..)54. Selon Anne-Laure Dupont : « Le khalife matérialisait la permanence de l'umma, la communauté des croyants, unie malgré les vicissitudes de l'histoire (É). Sur le plan politique, l'abolition du khalifat déclencha une secousse immédiate dans tout le Moyen-Orient et au-delà. Un lien disparaissait, ce qui laissait libre cours aux rivalités nationales, communautaires et étatiques. En Turquie même, la révolte kurde suivit de quelques mois l'abolition du khalifat. Tant que celui-ci avait subsisté, il avait maintenu une fragile unité entre les Turcs et les Kurdes. Sa disparition accentuait le caractère national turc de l'État fondé par Mustafa Kemal. Les Kurdes s'en inquiétaient. Ils ne disposaient pas de l'État envisagé pour eux dans le traité de Sèvres, mais absent des dispositions du traité de Lausanne ; ils n'avaient pas non plus de légitimité en « Turquie », l'État de la nation turque55 ».

Ainsi, face à ces tensions, la religion seule semble en mesure d'apporter une réponse. La décennie 1990 voit de plus apparaître à des postes politiques et sociaux importants une nouvelle génération d'intellectuels et d'ingénieurs islamistes, ayant bénéficié de l'essor du libéralisme de 1983 à 1993. Cette période est également marquée par une forme « d'entente » entre islamisme et mouvements identitaires d'extrême droite56. Trop souvent victime d'une politique rongée par la corruption, l'Islam semble être pour les milieux populaires une garantie de justice et d'intégrité de la part de ses dirigeants, sentiment par ailleurs exacerbé et instrumentalisé par le politique turc dans un but électoraliste. Cet islamisme, en pleine expansion au sein des élites politiques du pays, va

54 INSEL Ahmet « La nouvelle Turquie d'Erdogan: Du rêve démocratique à la dérive autoritaire », édition « La découverte », 7 mai 2015.

55 DUPONT, Anne-Laure. « Des musulmans orphelins de l'empire ottoman et du khalifat dans les années 1920 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. no 82, no. 2, 2004, pp. 43-56.

56 MARCOU, Jean. « Islamisme et «post-islamisme» en Turquie », Revue internationale de politique comparée, vol. vol. 11, no. 4, 2004, pp. 587-609.

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également impacter la gestion de la politique extérieure de la Turquie, particulièrement dans l'intensification des relations, et la multiplication des partenariats de la Turquie en Afrique du Nord, ainsi qu'au Moyen-Orient (voir supra). L'histoire ottomane, son déclin, n'est plus une source de crainte pour la population turque, mais est de plus en plus employée par l'État turc comme un outil mercantile visant à faciliter ses partenariats dans sa zone d'influence traditionnelle.

Le « pari » tenu par Atatürk était celui de l'Occident, et d'échanger une culture ottomane sur le déclin pour bénéficier de la modernité de l'occident. Une question demeure cependant pour la Turquie : si le XXème siècle a été le « siècle de l'Occident », le XXIème siècle sera t-il celui de l'Asie ? Le prochain « pari », pour la Turquie des années 1990, semble être de prouver que l'on peut à la fois s'emparer et promouvoir la culture ottomane, tout en étant au bénéfice des évolutions portée par le kémalisme. Ce défi va être celui relevé par le « Adalet ve Kalkõnma Partisi » ou « Parti de la justice et du développement » (AKP) à partir de 2002, qui vient remplacer, peu à peu, la figure patriarcale de Mustapha Kemal par la figure du Président Recep tayip Erdogan. Cet effacement peut notamment être illustré par la réforme constitutionnelle du 16 avril 2017 tendant à inscrire au sein de la constitution de 1982 les amendements établissant un régime présidentiel, ainsi que par le vaste projet de développement national : « Turquie 2023 »57.

Finalement, en ré-embrassant son identité musulmane profonde, la Turquie s'offre l'opportunité de s'affirmer comme une puissance régionale, sinon une puissance internationale. Après avoir tiré le meilleur du kémalisme et en avoir rejeté son obsolescence, elle possède la capacité et la modernité pour se présenter comme une alternative au leadership portée par les États arabes.

En 1996, Samuel P. Huntington écrivait : « La Turquie a l'histoire, la population, le niveau économique, la cohésion nationale, les traditions et les compétences militaires pour être l'Etat phare de l'islam. En définissant explicitement la Turquie comme laïque, cependant, Atatürk a empêché la république turque de succéder à l'Empire ottoman dans ce rôle. La Turquie ne peut même pas devenir membre de l'OCI parce que sa constitution garantit la laïcité. Aussi longtemps qu'elle se définira comme un État laïc, la suprématie sur l'islam lui sera déniée. Et si la Turquie changeait ? Jusqu'à un certain point elle semble prête à renoncer à son statut, plutôt frustrant et humiliant de mendiant vis-à-vis de

57 Développé dans le cadre de la Partie III

l'Occident pour retrouver son rôle historique, plus impressionnant et plus élevé, de principal interlocuteur islamique et d'adversaire de l'Occident (É). Ayant expérimenté ce qu'il y a de bien et de mal dans l'Occident, à travers la laïcité et la démocratie, la Turquie pourrait tout aussi bien être qualifiée pour mener l'islam. Mais pour ce faire, il lui faut rejeter l'héritage d'Atatürk plus fermement encore que la Russie celui de Lénine. Il faudra aussi un chef du calibre d'Atatürk qui combine légitimité religieuse et légitimité politique pour faire que la Turquie ne soit plus un État déchiré mais devienne un État phare »58.

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58 HUNTINGTON Samuel P., « Le choc des civilisations », Edition Odile Jacob, 1997, p.262

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Titre 2 : Le basculement de la Turquie vers une économie extravertie : caractéristiques et définition d'un mercantilisme progressif de l'islam politique

Alors que la jeune république porte encore aujourd'hui dans la conduite de sa politique extérieure et de ses politiques économiques le poids de l'héritage ottoman, que cela soit de par les ingérences étrangères ou par l'expérience du régime des capitulations, s'ajoute désormais un mal-être identitaire, exacerbé à partir de 1983 par une montée des populismes découlant de l'ouverture démocratique du pays. Mobilisant initialement un discours sur « l'expérience ottomane » pour justifier des mesures protectionnistes entre 1929 et 1980, celui-ci évolue pour s'inscrire, dans le cadre d'une économie mondialisée, dans une démarche stratégique globale, la Turquie semblant désireuse de déconstruire une peur devenue irrationnelle.

Toutefois, pour comprendre le nouveau paradigme économique turc - il apparaît nécessaire de s'intéresser au basculement de ce discours initialement introverti vers un discours extraverti. Si la politique extérieure de la Turquie est aujourd'hui résumée sous un terme générique « néo-ottoman », il est nécessaire de comprendre les origines de cette politique. Il s`agira en effet de déconstruire l'idée que le gouvernement islamo-conservateur actuel, l'AKP, est à l'origine de celle-ci, et plus encore de s'intéresser aux facteurs internes mais également externe ayant conduit à son émergence. Ce faisant, ces éléments seront en mesure d'offrir, selon la viabilité du paradigme économique avancée dans le cadre de notre étude, une clé de lecture précieuse dans la compréhension des politiques de l'État turc.

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I. La dépendance naturelle de la Turquie aux investissements extérieurs

En janvier 2012, le vice-premier ministre en charge de l'économie, Ali Babacan déclarait : « Il n'y a rien de plus naturel pour nous que de développer nos relations qui viennent de l'histoire. Nous croyons profondément que cette géographie constitue une aire économique unifiée. Nous avons une vision dans laquelle les individus, les biens et les capitaux pourront circuler librement, où les frontières n'auraient plus de sens. Nous avons une vision, comme dans le cas de l'UE, d'une région où quelqu'un qui partirait d'Albanie aurait la liberté de circuler aisément jusqu'à Koweït, à Bahreïn ou au Maroc. Naturellement, la Turquie sera le leader de cette région. Avec cela nous voulons constituer une géographie privilégiant la démocratie, la paix, la sécurité et la prospérité »59.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway