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Le nouveau paradigme économique turc


par Jonathan Martinez
Université Jean Moulin Lyon 3 - Master 2 Relations internationales : Sécurité internationale et Défense 2020
  

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Conclusion

La grille de lecture économique que s'est proposé d'exposer ce travail de recherche ambitionnait d'expliciter les buts et objectifs économiques poursuivis par la Turquie dans la gestion de sa politique extérieur, projetant ainsi de caractériser les contours du paradigme économique turc.

En ce sens nous avons entrepris de développer et d'analyser les sources de cette résurgence néo-ottomane, celle-ci caractérisant les politiques conduites par l'AKP depuis son arrivée au pouvoir en 2003. En analysant les éléments caractéristiques de la chute de l'Empire, autant que les éléments fondateurs du kémalisme, nous avons vu que l'accession au pouvoir de l'AKP constitue à la fois une réponse à un mal être national autant qu'à la décadence de la classe politique au pouvoir. Celle-ci répond également à un besoin de la Turquie de s'affirmer comme une puissance régionale. En fixant le regard sur son héritage historique, le gouvernement turc a ainsi cherché à dépasser le carcan géopolitique dans lequel était enfermé la Turquie depuis la chute de l'Empire.

Nous avons également pu voir que l'accession des islamo-conservateurs au pouvoir a été le synonyme d'une importante libéralisation de l'économie. Si la position géographique de la Turquie lui confère un avantage certain en tant que gardienne des détroits ainsi que pays de transit énergétique, l'objectif initial du gouvernement de l'AKP tendait à assurer les débouchés économiques avec ses partenaires occidentaux. Les réticences et la méfiance de ses partenaires l'ont toutefois conduite à opérer une « distanciation » ainsi qu'à revendiquer un leadership régional. Valorisant une identité musulmane autant qu'une destinée commune, la mise en place, à partir de 2003, de la « Profondeur stratégique » a finalement trouvée pour limite le développement structurel de cet environnement régional proche longtemps délaissé. Surestimant sa capacité a assurer le rôle « d'hégémon bienveillant », on observe la Turquie troquer son pragmatisme économique au profit d'un idéologisme politique, dont les répercussions en Syrie l'ont conduit à redéfinir sa stratégie diplomatique.

Enfin, le constat actuel est celui d'une stratégie de grand écart entreprise par l'AKP. Celle-ci apparaît induite d'une part par l'ambivalence des rapports avec ses partenaires occidentaux et la résurgence d'un Syndrome de Sèvres, et d'autre part par une volonté de substituer ce marché à de nouvelles opportunités économiques. Si celle-ci prend acte des

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avantages politiques et logistiques qui ressortent de son « intégration » au sein de cette sphère, on constate que la Turquie n'hésite pas à se placer à contre-pieds de ses partenaires. On voit également que si son échec en Syrie l'a conduit à reconsidérer ses priorités et ses approches internationales, ses investissements en Afrique - quoique difficilement comparable avec le marché européen - illustrent une volonté de projection en dehors d'une zone qui lui était traditionnellement attribuée. En ce sens, l'ouverture du marché asiatique et le développement de la zone eurasiatique pourrait bien lui offrir l'opportunité de reconfigurer sa position internationale au sein d'un ordre considéré comme « révolue ». La problématique afghane, et notamment la volonté affichée du gouvernement turc de se présenter comme un interlocuteur direct avec le nouveau régime taliban, illustre avec pertinence cette nouvelle dynamique. Au delà, la mise en place d'une ambitieuse stratégie des moyens à conférée à la Turquie une autonomie stratégique indéniable la rendant capable à la fois d'assurer des débouchés économiques dans le secteur de la défense, de satisfaire ses besoins opérationnels, autant que de sécuriser ses intérêts économiques et énergétiques. La mise en place d'une nouvelle dynamique nationaliste, le « Mavi Vatan », en dépeint aujourd'hui la portée à la fois en tant que doctrine maritime mais aussi possiblement en tant que doctrine terrestre. Ces revendications, et cette désinhibition manifeste de l'emploi de la force dans l'espace méditerranéen, pourrait toutefois conduire à l'émergence d'un axe naval anti-turc conduit par la Grèce, l'Egypte, Israël, auquel pourrait s'ajouter une partie des puissances navales européennes175.

Nous pouvons donc conclure à l'issue de cette étude que si le paradigme économique permet d'expliquer les nombreux phénomènes politiques et diplomatiques turques depuis l'arrivée au pouvoir des islamo-conservateur en Turquie, celui-ci ne saurait nier, en dépit de la conduite d'une « realpolitik » assumée, l'idéologisme islamiste inhérent à l'AKP. Cet idéologisme pourrait, bien sûr, être justifié et analysé comme une stratégie électorale permettant au président Erdogan de mobiliser les populations rurales plus conservatrices. Mais une telle analyse conduit à réduire le champ d'analyse autant qu'à nier le phénomène latent de personnification du pouvoir caractérisant le système politique turc. Il est en effet difficile de ne pas relier la répression de la place Gézi en 2013, ou la loi du 18 octobre 2017 autorisant les imams à célébrer des mariages civils avec la figure même du chef de l'Etat. Pour rappel, après ses débuts à l'école religieuse « Imam hatip »,

175 Op.cit. PEYRONNET Arnaud, « Perspectives navales : Vers un problème naval turc ? », FMES, le 13/11/2019

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structure formant des imams et prédicateurs, Recep Tayip Erdogan avait rejoint le mouvement islamiste porté par Necmettin Erkaban. Maire d'Istanbul, il déclarera en 1996 : « La démocratie est un moyen mais non une fin : c'est comme un tramway, on en descend quand on est arrivé à destination »176. Celui-ci sera finalement condamné à 10 mois de prison en 1998 pour « incitation à la haine » après avoir repris une citation du poète nationaliste Ziya Gökalp lors d'un meeting : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ».

Lorsque l'on procède à l'analyse de l'évolution des politiques économiques turques depuis 1923 autant que des besoins inhérent à la longévité du pays (investissements, énergie, É) la dynamique politique et économique turque actuelle ne semble pas tant être le résultat de la présence des islamistes au pouvoir qu'un symptôme des carences et manquements découlant de l'héritage politiques kémaliste. On comprends que l'appréhension d'un « tout ottoman » dans les discours de certains spécialistes présente de sérieuse lacunes en négligeant à la fois les caractéristiques de l'ancien Empire, autant que les exigences économiques du pays. Le paradigme économique impose ainsi de voir au-delà de cette caractéristique idéologique et politique, ceci afin de permettre une projection à plus long terme. Il s'agit en réalité non d'opposer, mais de démontrer la nécessité d'une complémentarité entre la lecture « ottomaniste » de la Turquie qui permet une projection des dynamiques nationales et internationales à court et moyen terme, et d'un paradigme économique qui - en analysant l'ensemble des facteurs depuis la chute de l'Empire Ottoman - permet d'anticiper à long termes les futures orientations de la Turquie. On constate par exemple que si la « profondeur stratégique » d'Ahmet Davutoglü fait référence à un héritage religieux et culturel commun avec les pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, le « Mavi Vatan » quant à lui s'inscrit dans une dynamique d'inspiration nationaliste et kémaliste, remettant les militaires au centre du jeu politique. Ainsi, même si l'on considère le revers électoral de l'AKP à la Mairie d'Istanbul le 23 Juin 2019, autant que les conséquences politiques futures sur la gestion de la pandémie de Covid-19, les besoins et revendications de la Turquie demeureraient vives et inchangées, y compris dans l'hypothèse d'un changement de gouvernement. Si ces revendications devaient changer sur la forme ou le ton, elles n'en demeureraient pas moins profondément vitales pour son avenir.

176 « La démocratie selon Erdogan » ; PublicSénat.fr ; publié le 15 Juin 2018

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Les éléments relevés par ce « nouveau paradigme économique turc » sont nombreux et revêtent une pertinence certaine tant sur le plan pratique que théorique. Pour le praticien des relations internationales, analyste civil ou militaire, considérer l'évolution de cette nouvelle dynamique économique pousse à se dégager de l'analyse « occidentalo-centrée » de l'histoire turque, et envisager la montée en puissance régionale d'un acteur poussé, malgré lui, à s'autonomiser. Plus encore, le paradigme économique permet d'identifier les futures zones d'intérêt pour la Turquie, notamment si l'on considère le pivot opéré vers l'Asie. La préférence pour l'Eurasime au détriment de l'Atlantisme garde ainsi comme toile de fond un panislamisme et un panturquisme assumé, mais dans cette dynamique, le politique découle davantage de l'économique que l'inverse. Ainsi, il s'agira pour le praticien de considérer les rivalités futures découlant du contrôle de la Mer noire, à la fois par la Russie et la Turquie, tout autant que le développement par la Turquie des corridors économiques traversant l'Asie centrale. Plus encore, la présence turque en Libye démontre la volonté d'investir l'espace nord-africain riche en ressources, quitte à se placer à contre-pied de ses partenaires occidentaux. Avec la fin de l'opération française « Barkhane », les prochaines années pourraient ainsi être marquées par un renforcement de la présence turque au Sahel, espace marqué par une rivalité idéologique entre un « islam politique à la turque », et l'influence du wahabisme saoudien.

Pour le théoricien, il s'agira d'une part d'admettre qu'en continuant de traiter la Turquie en « homme malade d'orient », pour reprendre le terme employé par le tsar Nicolas 1er en 1853177, celle-ci a finit par se placer d'elle-même en quarantaine. En la traitant comme un « pays à part », l'Occident s'est de fait privé des complémentarités d'un pays bénéficiant d'une assise à la fois en Asie mais aussi en Orient. Plus encore, on observera la Turquie se présenter, dans certaines régions, non comme un rival mais bien comme une alternative face aux anciennes puissances coloniales occidentales. D'autre part, il s'agit de considérer les limites d'une sur-utilisation de l'argumentaire « néo-ottomaniste » et de prendre note de la nouvelle temporalité s'offrant à la Turquie. Si une mercantilisation de l'islam demeure vraisemblable dans le cadre de son développement économique, ses revendications et projections opérationnelles ne devront plus seulement être analysé sous le prisme idéologique comme ce fut le cas en Syrie, mais bien au travers d'un sursaut nationaliste consécutif aux menaces proches : les kurdes, les g·lenistes, et les grecs.

177 SARGA Moussa « La métaphore de « l'homme malade » dans les récits de voyage en orient », Romantisme, vol. 131, no. 1, 2006, pp. 19-28

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Il s'agira toutefois de considérer l'année 2023 comme la prochaine échéance d'ampleur pour l'AKP. Cette année viendra marquer à la fois le centenaire de la République kémaliste, la prochaine élection présidentielle turque, mais également la conclusion du projet « Vision Turquie 2023 » qui devrait, selon le gouvernement, marquer un tournant dans le développement économique et structurel turc. A l'instar du référendum du 16 avril 2017 qui avait considérablement renforcé les prérogatives présidentielles, la possibilité d'une nouvelle réforme constitutionnelle n'est à ce titre pas à écarter. Toutefois, l'hypothèse d'un maintien au pouvoir du président Erdogan reste dépendante de nombreux facteurs.

Ainsi, le projet « Vision Turquie 2023 » a été considérablement affecté à la fois par les sanctions internationales, par la crise économique traversée par la Turquie, mais également par la récente pandémie de Covid-19 qui est venue paralyser le pays pendant près de deux ans. Ces éléments vont ainsi venir nuancer le bilan économique autant que les investissements effectués par le gouvernement. Par ailleurs, après 18 ans à la tête de la Turquie, l'élection présidentielle de 2023 verra émerger une nouvelle génération de jeunes électeurs, occidentalisés, n'ayant jamais connu autre chose que l'AKP, et qui aspirera certainement à un renouvellement de la classe politique.

Enfin, il est à rappeler que la popularité du président Erdogan résulte des réformes économiques entreprises au début des années 2000 et ayant conduit au « miracle économique turc ». Or, même si il y a pu être observé le renouvellement périodique des crises économiques et de l'inflation en Turquie, celle-ci pourrait venir jouer en faveur de l'opposition. A ce titre, il doit être rappelé que le gouvernement avait déjà prit par le passé la décision d'avancer les élections du 3 Novembre 2019 au 24 Juin 2018, mettant ainsi à profit la popularité de l'action déclenché à Afrine le 20 Janvier 2018. La probabilité d'une anticipation de l'élection présidentielle de 2023 demeure toutefois faible à ce jour, puisque celle-ci viendrait desservir le pouvoir en place en le privant des bénéfices des projets en construction. L'enjeu de deux prochaines années sera pour l'AKP de stimuler l'électorat conservateur et nationaliste à la fois en poursuivant ses revendications énergétiques et territoriales, tout en s'attirant les faveurs de la population en sécurisant ses débouchés commerciaux.

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Le président Erdogan avait déclaré en Juin 2016 que « L'histoire du monde ne peut se lire sans l'histoire de l'Anatolie et du Moyen-Orient »178. Dans son roman « Une vie nouvelle » (1994) d'Orhan Pamuk, un étudiant turc erre en quête de réponse existentielle. Au détour d'une ville, le héros reçoit d'un marchand turc une sucrerie dont le papier mentionnait « Aujourd'hui nous avons tout perdu ». Confus, le héros regarde alors le marchand qui lui explique : « L'occident nous a engloutis, foulant aux pieds notre passé. Ils nous ont envahis, annihilés. Mais un jour, un jour peut-être dans 10,000 ans nous prendrons notre revanche, nous mettrons fin à cette conspiration, nous retrouverons notre âge. Maintenant, pars au loin, mange et cesse de pleurer ! 179 ».

178 Op.cit. THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand la marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.

179 Op. cit JOSSERAN Tancrède, « Turquie, le pays à cheval » ; Revue Conflit, Moyen-orient, le 5 Septembre 2017 : « Orhan Pamuk, Une vie nouvelle, Folio, Gaillimard, Paris, 1994, p. 260 »

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Table des annexes :

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery