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Le nouveau paradigme économique turc


par Jonathan Martinez
Université Jean Moulin Lyon 3 - Master 2 Relations internationales : Sécurité internationale et Défense 2020
  

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Annexe 11: Panorama politique de l'île de Chypre (2017)93.

En effet pour celle-ci le coup d'Etat de 1974 est venu soulever le soupçon du contrôle grec sur les îles, entrainant son intervention et l'établissement de la République turque de Chypre du Nord (RTCN). L'invasion, vise ainsi aux yeux de la Turquie à défendre ses intérêts fondamentaux, notamment à la protection de sa population et à la sauvegarde de son influence dans son ensemble régional.

Il est important de noter à ce titre que la RTCN manque de reconnaissance internationale et vient entretenir des relations diplomatiques avec la seule Turquie. La

92 Passage issu d'un précédent travail : M. MARTINEZ Jonathan, sous la direction de M. Alain BAUER, Professeur de criminologie, « La résurgence Ottomane sous l'ère Erdogan: Caractéristiques et limites de l'influence turque au Moyen Orient depuis 2003 », CNAM Paris ; le 15 Juin 2018

93 CARMENOS Yannis et SABRIE Marion, « Effacer la frontière : nouvelles pratiques urbaines et sociales dans la vieille ville méridionale de Nicosie, Chypre », L'Espace Politique [En ligne], 33 | 2017-3, mis en ligne le 06 février 2018, consulté le 02 avril 2021

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République de Chypre, la partie grecque, reste quant à elle l'entité gouvernementale officiellement reconnue tant par l'Union Européenne que par les Etats Unis.

Face aux réticences des Etats européens à envisager une intégration de l'Etat turc dans l'Union Européenne, la Turquie fait alors le choix du détachement, et met fin au grand écart entre orientation européenne et orientation islamique. Ayant « entrepris de réels efforts pour se rapprocher des standards européens »,94 celle-ci met fin à une forme d'indécision identitaire, et entreprend le développement de nouveaux partenariats stratégiques. Plus encore, il s'agit également pour la Turquie de mettre fin à un « deux poids deux mesures » : le miroitement d'une intégration au sein de l'Union européenne, et ses nombreux avantages (Fonds européen de développement économique et régional, Politique agricole commune, Subventions de la Banque Centrale Européenne, Liberté circulation des services, travailleurs et marchandises,...), semblent être agité alors même que l'Union est aussi dépendante vis à vis de la Turquie (sécuritaire, migratoire, énergétique) que la Turquie ne l'est vis à vis de l'Union. Ainsi, alors que celle-ci menée une politique libérale visant à utiliser l'économie pour créer une interdépendance économique et politique régionale celle-ci va opérer un tournant islamiste dans le cadre de sa politique étrangère à partir de 2008.

B. Une seconde phase caractérisée par un pivot vers l'Orient : de 2008 à 2016

Cette deuxième phase se caractérise par la mise en place d'une diplomatie proactive au Moyen-Orient, autant qu'un pivot opéré en direction de l'Asie. Tournant le dos à une intégration européenne dans le court et moyen terme, et ceci en dépit des intérêts sécuritaires, migratoires et énergétiques que représente la Turquie vis à vis de l'Europe, l'AKP entreprend alors le développement d'une stratégie pacificatrice tendant à stabiliser son environnement géostratégique. Mais celle-ci ne désire plus se limiter à des moyens de soft-power et d'influence. Alors que l'islamisme est d'avantage mis au centre des discours, s'opère une forme de rupture de la part du gouvernement islamo-conservateur. Ceux-ci viennent remettre en cause la « figure patriarcale » d'Atatürk et plus globalement l'idéologie « kémaliste » (l'enjeu des procès Ergenekon en août 2013 et Balyôz en 2010), notamment dans le cadre de la politique étrangère turque.

94 « Rapport d'information n 38 (2016-2017) », déposé par le Sénateur M. Michel BILLOUT, fait au nom de la mission d'information, le 14 octobre 2016

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Le Kémalisme consacre en effet une rupture avec le modèle ottoman, et considère à ce titre le monde arabo-musulman comme hostile, au contraire de l'occident. Désireuse d'amplifier l'affirmation d'un statut de « puissance centrale » qui stabiliserait cet espace régional, cette intensification constitue également l'opportunité d'approfondir ses liens économiques et de subvenir à ses besoins énergétiques. Rompant avec son « occidentalité », la Turquie affirme son « islamité » et notamment la viabilité de son modèle « islamiste politique ». Bien que de nombreux éléments caractérisent cette période, deux d'entre eux demeurent particulièrement important95.

1. La revendication d'un leadership régional turc

D'une part, avec le mouvement des « printemps arabes » de 2011, la Turquie opère un soutien aux nouvelles formations islamistes émergentes, cherchant dans un Moyen-Orient post révolutionnaire une forme de compensation face au rejet européen. Il s'agit en effet d'une période particulièrement propice aux partis islamistes dans l'ensemble des pays concernés : Ennahda en Tunisie, Parti de la Justice et du Développement (PJD) au Maroc, les Frères musulmans en Egypte pour n'en citer que quelqu'un. Le cas de l'Egypte est particulièrement symptomatique, puisque la destitution du président Moubarak le 11 Février 2011 conduit les frères musulmans au pouvoir. Or, la dérive « autocratique » craint par certains spécialistes à été, en partie, désamorcée par le succès de l'AKP en Turquie, qui a permis aux islamistes de jouer le jeu démocratique et de s'intégrer politiquement. Dans le cadre de la Libye, la Turquie a soutenu l'intervention occidentale contre le Colonel Kadhafi au nom d'une « responsabilité de protéger » des populations civiles musulmanes. Alors même que l'intervention constituait une ingérence manifeste de l'occident qu'elle avait déjà pu critiquer, la perspective d'un nouveau marché pour les entreprises turques illustre le poids du pragmatisme économique sur l'idéologisme islamique.

La bonne santé financière de la Turquie justifie par ailleurs la mise en place d'une « diplomatie du carnet de chèques » vis-à-vis des islamistes. Ces dons et prêts avantageux se joignent à des invitations des différents partis dans la perspective de les initier au jeu démocratique. Toutefois, ces victoires demeurent relatives de par l'évolution politique de ces mêmes pays : Morsi est renversé en Egypte le 3 Juillet 2013, la guerre civile éclate en Syrie en 2011, la Libye et le Yemen sombre dans le chaos à partir de 2014.

95 Intervention de Jana J. JABBOUR, « La politique étrangère de la Turquie » ; colloque "Où va la Turquie?" du 29 mai 2017.

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D'autre part, on observe une volonté de la part de la Turquie de revendiquer un leadership régional.

Politiquement, l'une des représentations les plus symptomatiques d'une rivalité entre Arabie Saoudite et Turquie figure dans la problématique de l'île soudanaise de Suakin. Le Soudan a en effet concédé la gestion de l'île à la Turquie pour 99 ans par un accord bilatéral signé en Décembre 2017. L'île de Suakin, située au nord-est du Soudan, est un petit espace de 20 km2 mais dont la position en mer Rouge est hautement stratégique, implanté sur la deuxième voie maritime la plus importante au monde. Dans ce cadre, il est important de comprendre qu'avec l'indépendance du Soudan du Sud en 2011, l'Etat du Soudan a perdu plus de la moitié de ses revenus pétroliers, et se trouve donc à la recherche tant de soutiens que d'investisseurs. La concession de la gestion de l'île de Suakin à la Turquie s'inscrit donc en amont des promesses d'investissements, de reconstruction d'infrastructures, mais également de coopération militaire. Au delà d'une symbolique forte, considérant que les Ottomans utilisaient ce port pour sécuriser l'ouest de l'Arabie saoudite contre les attaques extérieures, l'objectif du président Erdogan tient plus largement à gagner la confiance et en popularité auprès du monde arabe en investissement économiquement et politiquement dans son ensemble régional.

C'est également la prise de position de la Turquie en faveur de la cause palestinienne, face aux Etats du golfe maintenant le silence : le cas du navire turque « Mavi Marmara » abordé par les forces israéliennes le 31 Mai 2010, ou encore la volonté de

représenter « l'unité musulmane » lorsque durant le sommet extraordinaire de
l'Organisation de la coopération islamique (OCI) à Istanbul le 13 décembre 2017, le président turc avait appelé à reconnaître Jérusalem-Est comme la « capitale de la Palestine

».

Ainsi, selon Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS): "Il y a plus de dix ans, Erdogan voulait déjà jouer un rôle plus important dans le monde arabe. Mais il avait des objectifs surtout économiques, sans stratégie géopolitique achevée. Il voulait avant tout satisfaire les 'tigres anatoliensÇ ces hommes d'affaires qui constituent une partie de sa base électorale. [...] Après 2011, nous entrons dans une deuxième [...] Erdogan a cru pouvoir constituer un axe avec les Frères musulmans dans plusieurs pays, mais cela n'a pas fonctionné. Les intellectuels arabes sont devenus plus nuancés en constatant les mesures liberticides sur le plan intérieur.

Concernant la Syrie, nombreux ne comprennent pas non plus son soutien aux djihadistes. Erdogan considère qu'il faut aujourd'hui regagner « le coeur et les esprits » du monde arabe »96.

En réalité, la rupture de l'unité sunnite s'est cristallisée aux travers de nombreux éléments. On peut notamment rappeler d'une part la crise qatarie, où l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), le Bahreïn et l'Égypte, avait rompu leurs relations diplomatiques et mis en place un embargo contre le Qatar depuis le 5 juin 2017, et d'autre part la révolution égyptienne de 2011, alors que le régime du président Abdel Fattah al-Sissi, soutenu financièrement par Riyad depuis son arrivée au pouvoir en 2013, menait une lutte acharnée contre les Frères musulmans, soutenus par la Turquie.

On observe que la Turquie veut incarner une alternative à l'hégémonie régionale Saoudienne. Celle-ci manque toutefois d'une adhésion politique nécessaire à l'établissement de son leadership au Moyen-Orient. La Turquie ne dispose pas de la légitimité dont est investi le royaume Saoudien, quand bien même elle se présente comme une alternative. Confronté aux différentes alliances, mais membres de celle-ci, elle incarne une puissance sunnite en opposition aux autres puissances sunnites- alors même que l'Islam politique qu'elle invoque est représenté par le mouvement des frères musulmans, le groupement est combattu dans nombres de ces pays voisins.

Economiquement, la Turquie multiplie les accords de libre-échange et de libre-circulation tant au Moyen-Orient qu'en Afrique du Nord. En novembre 2010, elle initie notamment la mise en place d'un espace de libre circulation des biens et des personnes. Cet espace, comprenant la Syrie, le Liban ainsi que la Jordanie, est ainsi nommé espace « Shamgen » en référence à l'espace Schengen européen ainsi qu'au « Sham » désignant en arabe les pays du levant97.

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96 NEVEUX Camille, « Le Turc Erdogan se rêve en leader des musulmans », Le Journal du Dimanche, publié le 31 décembre 2017

97 Dorothée SCHMID, « Turquie : du kémalisme au néo-ottomanisme », Questions internationales, février 2017.

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2. L'échec manifeste du dossier syrien remettant en cause l'ensemble de la politique extérieure turque

L'échec de la gestion de la crise syrienne va toutefois constituer un tournant dans la politique extérieure turque. Alors qu'on assistait à un approfondissement des partenariats politiques, économiques et militaires entre les deux pays, la guerre civile est venue remettre en perspective à la fois ses relations avec l'Etat syrien mais également avec ses autres voisins.

Dans les premiers temps, la Turquie s'est proposée comme médiateur dans le conflit, multipliant dans les premiers temps les visites auprès du gouvernement d'Al-Assad afin d'introduire d'avantage de démocratie et de désamorcer le conflit latent par un compromis. Mais face à l'intransigeance de la répression sur la population civile, la Turquie entreprend de soutenir l'ensemble des forces rebelles syriennes, clairsemés en une myriade de groupements radicaux et modérés. Celle-ci appelle, in fine, au départ du président syrien en septembre 2011.

La situation syrienne présente en réalité un double enjeu pour le gouvernement de l'AKP. Si d'une part le conflit mène à la déstabilisation du gouvernement syrien, pouvant notamment conduire à l'accession d'une puissance politique islamiste d'opposition favorable à Ankara, celui-ci présente également un risque quant à l'établissement potentiel d'une continuité territoriale kurde le long de sa frontière.

La Turquie va ainsi conduire une politique ambiguë vis à vis de l'Etat islamique, dont la bataille de Kobané en 2014 en illustre la portée. Alors que les forces kurdes et djihadistes s'affrontaient, la stratégique turque portait en un épuisement des forces du YPG, renvoyant ainsi à long terme la question de la formation d'un Etat kurde indépendant dans la région. Ainsi, si la Turquie a semblée avoir mis Daesh au coeur de sa stratégie quand à la prééminence de ses intérêts, cette collusion s'est principalement cristallisée autour du soutien logistique apporté aux djihadistes, autant que le commerce lucratif de pétrole brut extrait dans les zones contrôlé par l'Etat islamique.

Selon Alexandre Del Valle et Randa Kassis98 : « En avril 2015, le vice-président de la Fondation de Recherche pour la Défense des Démocraties, Jonathan Schanzer, déclarait quant à lui devant le Congrès américain que « les activités financières illicites de la Turquie (É) ont permis la croissance de groupes de djihadistes tel que Jahbat al-Nosra

98 DEL VALLE Alexandre et KASSIS Randa, « Comprendre le Chaos syrien : Des révolutions arabes au jihad mondial », Edition L'artilleur, 8 Juin 2016 (E-book, pages non numérotées).

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et l'Etat islamique » et que la « frontière sud-orientale de la Turquie ressemble à ce qu'était Peshawar dans les années 90, la principale passerelle pour l'actuelle génération de djihadistes », en rajoutant plus loin que la Turquie « a été impliquée dans le financement de l'EI par le biais du trafic illicite de pétrole ». Dans le même sens, en juillet 2015, les journalistes britanniques du quotidien The Guardian ont « révélé la découverte lors d'un raid américain en Syrie, de documents prouvant que l'un des principaux dirigeants de Da'ech, Abou Sayyaf, chargé de la vente du gaz et du pétrole pour l'organisation, était en lien direct avec Ankara. » (É)

En 2015, l'opposition turque a reproché au président Erdogan d'avoir soutenu les groupes djihadistes et de leur avoir livré secrètement des armes. Des liens entre Ankara et l'EI ont même été prouvés, notamment la livraison d'armes révélée par le quotidien de gauche Cumhuriyet (É) les camions interceptés convoyaient un millier d'obus de mortier, 80000 munitions pour des armes de petit et gros calibre et des centaines de lance-grenades. Ce convoi aurait été accompagné par des agents des services secrets turcs (MIT). »

L'attentat de Suruç, le 20 Juillet 2015, vient toutefois rappeler à la Turquie les limites de sa stratégie, l'obligeant à revoir sa position face à l'organisation terroriste. Suite à cette attaque, la Turquie va alors demander, dans le cadre de l'OTAN, le bombardement des positions de l'Etat islamique. Les répercussions de cette stratégie sont lourdes de conséquence pour Ankara. Son image est écornée de par sa position ambiguë avec les djihadistes, alors même que ses alliés subissent des attentats sur leurs territoires. La Turquie parvient ainsi à s'attirer à la fois la méfiance de l'occident, des Etats-Unis alliés des kurdes, des Russes et des Iraniens soutenant Assad, de la Syrie dont le pouvoir est maintenu, et des pays arabes en soutenant les frères musulmans et les extrémistes. Par ailleurs, alors qu'elle revendiquait une posture « autonomiste », celle-ci constate ses propres limites, ne disposant pas des moyens de ses ambitions de « puissance régionale » en étant obligé de solliciter l'OTAN contre l'EI.

Alors que la Turquie prônait une politique de « zéro problème avec les voisins », celle-ci se retrouve dans une situation de « zéro voisin sans problèmes ». Si son projet consistait à accroitre son influence pour développer à la fois le libre échange au niveau régional, et les investissements au niveau international, son comportement la soustrait de statut de « puissance émergente » cherchant à développer sa zone d'influence, pour revêtir le rôle de « simple puissance ». Par ailleurs, sa stratégie d'appuie logistique de l'EI ne

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s'avère pas payante. Celle-ci est obligée de mettre en place des dispositifs militaires couteux, notamment l'Opération Bouclier de l'Euphrate entre le 24 août 2016 et le 29 mars 2017, visant à contenir le renforcement du rapport de force des Forces démocratiques syriennes (FDS) au nord de la Syrie. A cela s'ajoute le poids économiques des 3,6 millions de réfugiés syriens sur son territoire.

Plus encore, la crise syrienne entraîne une série de répercussions économiques. Les tensions avec les acteurs de la zone limitent les investissements à destination de la Turquie, autant que la dérive autocratique du pouvoir générée par le coup d'Etat manqué du 15 Juillet 2016 ainsi que la menace terroriste (islamique et kurde) sur son sol. Les purges dans la société turque entraînent à la fois une fuite des cerveaux, mais également une perte de compétence à la tête de la gouvernance financière. Par ailleurs la réforme constitutionnelle de 2015, établissant un régime présidentielle sans contre-pouvoir, est gage d'insécurité notamment vis-à-vis de la gouvernance de la banque centrale turque ; A cela s'ajoute l'augmentation des dépenses budgétaires, de la consommation intérieure et de la concurrence sur le marché du travail généré par l'afflux de réfugiés. Isolé et donnant la perception de mener une politique « réactive », la Turquie a par sa stratégie troquée l'image d'un « hégémon bienveillant » contre celle d'un « bateau ivre », pour reprendre la formule de l'enseignant à l'EHESS et spécialiste de la Turquie Hamit Bozarslan, dont la direction évolue au gré des humeurs de l'élite dirigeante99.

La période qui s'ouvre à partir de 2016-2017 et qui s'étend encore jusqu'à aujourd'hui, constitue la troisième et dernière phase. Devant composer avec un ensemble régional fragmenté, instable et hostile, la Turquie semble délaisser l'idéologisme pour revenir au pragmatisme. Elle prend acte des dynamique politiques et économiques internationales venant fonder un ordre post-occidental : son rival russe est désormais un acteur avec lequel il lui faut composer au Moyen-Orient ainsi qu'en Afrique ; américains et européens se désengagent peu à peu de ces mêmes zones et leur impuissance à prévenir et solutionner les problématiques sécuritaires, politiques et économiques ; enfin, la Chine est désormais un acteur économique et politique incontournable, la façade pacifique étant par ailleurs le lieu de transit de l'essentiel du commerce mondial.

Avec cette remise en question d'un « ordre unipolaire » qui voyait l'hégémonie des Etats occidentaux placés au centre du jeu international, la Turquie remet en question

99 PUCHOT Pierre ; « L'appareil d'Etat turc est «paralysé», estime le chercheur Hamit Bozarslan » ; Mediapart, le 24 août 2016

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l'ordre universel qui vient dicter la légitimité ou l'illégitimité de ses revendications internationales100. Affirmant son identité et ses intérêts, celle-ci rejette ses « appartenances convenues » et son rôle de pont entre Orient et Occident. C'est dans ce cadre qu'on observe ce pays développer des partenariats politiques et économiques avec des Etats « hors cercle européens », affirmer et développer sa puissance en méditerranée, sécuriser ses accès aux ressources énergétiques, développer son propre complexe militaro-industriel, tout en conservant les avantages économiques et matériels découlant de son ancrage historique à l'Ouest (61% des capitaux extérieurs provenait de l'Europe en 2019). Une stratégie pragmatique et réaliste donc de la part de l'AKP, justifiant par ailleurs sa projection opérationnelle en Libye, dans le Haut-Karabagh, au Kurdistan irakien, ou plus récemment en Afghanistan. Ces déploiements viennent en outre lui conférer tantôt l'accès à des ressources essentielles, tantôt des gages politiques en vue de futures négociations diplomatiques.

100 JOSSERAN Tancrède, « La puissance de l'entre-deux » ; DSI - Défense & sécurité internationale - Hors série n°77 - Avril Mai 2021, pp.19

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Titre 3 : Les nouvelles dynamiques politiques et économiques turques : le choix de l'autonomie face à l'appréhension d'un ordre international « post-occidental »

Il est, in fine, constaté que l'ensemble des politiques publiques et économiques conduites par les gouvernements successifs turcs, et encore poursuivies aujourd'hui par l'AKP, se fonde sur les leçons tirées de la chute de l'Empire ottoman. L'appréhension d'un ordre international « post-occidental » ne fait en réalité pas défaut à ce principe.

Si de nombreux facteurs sont à l'origine du déclin progressif de l'Empire ottoman (l'incapacité à limiter son déficit autant qu'aux difficultés conjoncturelles et structurelles à administrer son vaste territoire notamment), la périphérisation de son espace économique en constitue un élément déterminant101. En effet, sa position géographique lui confère un avantage certain en faisant office de verrou stratégique pour l'accès de la Russie à la Méditerranée, tout en l'investissant du rôle « d'entre-deux » entre Orient et Occident. Toutefois, avec le développement du commerce Atlantique entre l'Europe et les Amériques, ainsi que le développement du commerce maritime des nations européennes, l'Empire ottoman s'est retrouvé « emprisonné » dans sa propre configuration géographique. Entre 1667 et 1825, l'Empire va conduire 14 conflits dans son ensemble régional (Crimée, Azov, É ) auquel se rajoute neuf conflits contre l'acteur russe entre 1826 et 1914102.

On observe une double conséquence. D'une part son centre de gravité politique est, et doit être, établi en Mer noire de part la menace directe de la Russie, ainsi qu'en Méditerranée, espace toutefois peu à peu délaissé du fait du développement du commerce avec les Indes ainsi que la mise en place du « commerce triangulaire à partir du 17ème siècle. De fait, si l'Empire à la capacité de conduire des expéditions dans cet espace (Chypre en 1570 ou la Crète en 1669), on constate toutefois une forme d'autisme

101 ILKAY Sunar. Anthropologie politique et économique : l'Empire ottoman et sa transformation. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 35? année, N. 3-4, 1980. pp. 551-579 ; DOI : https://doi.org/10.3406/ahess.1980.282654

102 GROC Gérard. La Turquie et l'option atlantique. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°50, 1988. Turquie, la croisée des chemins, sous la direction de Daniel Panzac. pp. 183-197.

DOI : https://doi.org/10.3406/remmm.1988.2262

www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1988_num_50_1_2262

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géopolitique » qui la force à développer des alliances et partenariats avec les nations européennes dont l'ingérence contribuera à son déclin.

Contraint par son environnement, l'Empire Ottoman a ainsi été placé en périphérie du commerce mondial dont l'Atlantique constituait l'un des principaux centres de dynamisme. Aujourd'hui, l'Océan Pacifique et l'important développement économique de l'Asie du Sud-Est en constituent le nouveau centre. Cinquième bloc économique mondial derrière l'Union Européenne, les Etats-Unis, la Chine et le Japon, avec une économique qui croit de 5% en moyenne chaque année depuis 2000, cet espace constitue par ailleurs un marché regroupement 9% de la population mondiale (650 millions d'habitants)103. La Turquie prenant note de ce basculement entreprend d'adapter sa stratégique commerciale, et tirant les leçons de l'Ancien Empire elle multiplie ses actions en facteur d'une implantation au sein de cet espace.

Mais cette dynamique se confronte toutefois, et comme observé précédemment dans le cadre de notre étude, aux nécessités et dépendances de la Turquie vis à vis de l'Union européenne : investissements extérieurs, transferts de technologies ou partenariats politiques. Par ailleurs, si le marché asiatique présente de nombreux avantages, ceux-ci ne sauraient égalés les avantages découlant de ses relations avec l'Occident. Au délaissement et à la substitution de partenariats, la Turquie privilégie la politique du statuquo, conscient à la fois des divergences d'intérêts l'opposant à l'Occident, de l'héritage politique et historique sous-jacent, mais également du bénéfice mutuel découlant de ces liens. Ces bénéfices prennent ainsi de multiples formes, économiques mais également politiques, technologiques ou sécuritaires.

103 PAYEROLS Clément et SALOME Morgane ; « Situation macroéconomique des pays d'Asie du Sud-Est », Service économique régional de Singapour - Ambassade de France à Singapour, le 15 Janvier 2020

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I. La mise en place d'une politique de grand écart : le choix d'une autonomie stratégique au détriment d'une cohérence idéologique claire

A. Une relation avec l'Occident faisant primer les intérêts sur la confiance : l'exemple de l'OTAN

L'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) constitue l'exemple caractérisant ces avantages. Si la Turquie représentait historiquement une barrière naturelle permettant d'endiguer toute progression soviétique en direction du bassin méditerranéen, et donc des voies de communications maritimes, celle-ci constitue également un hub énergétique majeur pour l'Europe, contrôlant à la fois le Détroit du Bosphore et des Dardanelles, et représentant la deuxième plus grande armée de l'organisation. Sa position stratégique, tant politiquement que géographiquement, lui confère à ce titre un statut irremplaçable dont elle entend tirer partie104. Prenant acte de ce statut, on observe ainsi la Turquie prendre des positions antagonistes voir hostile vis à vis de ses alliés. C'est notamment le cas en Syrie en soutenant indistinctement l'opposition modérée et djihadiste, en combattant les forces kurdes, autant qu'en négociant unilatéralement avec la Russie ; en Libye, en apportant un soutien logistique au Gouvernement d'Unité Nationale (GNU) face à l'Armée nationale libyenne (ANL) du marché Khalifa Haftar ; ou plus récemment encore « l'illumination radar » d'une corvette française par la frégate turque Gökova le 10 Juin 2020 à 200km des côtes libyennes, incident pourtant resté impuni par l'organisation. Par ailleurs, il est à rappeler qu'aucun dispositif conventionnel ne permettrait une exclusion de la Turquie. Dans ses dispositions, le traité évoque dans son article une révision unanime de traité, et dans son article 13 une exclusion volontaire du pays concerné. Ainsi que le relevait Pierre Vallée, chargée d'études au Centre d'études stratégiques aérospatiales, seul l'article 60 de la de la Convention de Vienne sur le droit des traités pourrait venir autoriser une telle procédure, en se fondant sur la « violation substantielle d'un traité multilatéral »105.

Cette position au sein de l'OTAN vient par ailleurs accroitre son arsenal politique et diplomatique tant vis à vis de l'Occident que de la Russie. La Turquie dispose à ce titre d'un droit de regard sur les plans de défense de l'OTAN, d'un appui logistique et opérationnel en cas de menace, tout en pouvant interagir avec suffisamment de poids face à

104 VALLÉE Pierre ; Relation Turquie-OTAN - «Je t'aime moi non plus » Défense & Sécurité internationale ;

Hors-série n°77 - Numéro Spécial Turquie ; Avril -Mai 2021 ; p.32

105 Ibid.

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la Russie fort de son statut de membre de l'Alliance. A cela s'ajoute les bénéfices issues des transferts de technologies, à l'image du programme F-35 dont la Turquie a été exclue suite à l'acquisition de système de défense S-400 russe, ou de la formation conjointe de ses forces dans le cadre d'exercice conjoint avec d'autres membres de l'alliance.

B. La résurgence d'un syndrome de Sèvres justifiant la remise en cause d'un « ordre international occidentalo-centré »

En dépit de ces avantages, et plus encore de sa position de « dépendance » économique vis-à-vis de l'Occident, la relation entre les deux entités supporte le poids de l'héritage historique et politique commun, ayant conduit à l'émiettement autant qu'à la disparition de l'ancien Empire Ottoman. Instrumentalisé et mobilisé dans ses discours par l'AKP à partir de 2015, on observe alors apparaître, peu à peu, une forme de résurgence du « Syndrome de Sèvres »106. Pour rappel, le traité de Sèvres désigne le traité signé par le Sultan Mehmed VI et les alliés victorieux, le 10 août 1929, toutefois jamais appliqué, qui venait consacrer à la fois l'entente des puissances occidentales à diviser les anciens territoires ottomans, ainsi que la création d'un territoire autonome kurde au sud-est de l'Anatolie. Ce traité, au delà de l'abandon de l'héritage ottoman, évoqué lors de notre étude du kémalisme, illustre selon « Dorothée Schmid : « le point de départ d'une peur reflexe chez les Turcs : la hantise de la trahison et de la perte ». Or plus qu'un imaginaire national, le comportement ambivalent de l'Occident vis à vis de la Turquie sur l'ensemble de son histoire moderne est venu nourrir ce ressentiment. On peut ainsi rappeler, chronologiquement, l'embargo conduit par les Etats-Unis sur la Turquie en 1974 lors de la crise chypriote ; les discussions autour d'un projet « d'intégration européenne » agités par les occidentaux lorsque se présente un blocage politique ; le silence des puissances occidentales - sinon la suspicion d'implication au lendemain de la tentative de coup d'Etat güleniste de Juillet 2016 visant à déconstruire l'appareil étatique turc ; le refus d'extradition de Fetullah Güllen par les Etats-Unis ; le soutien logistique aux milices kurdes de Syrie avec l'évocation fréquente d'un « Etat autonome » ; la contestation des prétentions maritimes turques en Méditerranée au profit de l'Etat grec ; de même que l'affaire « Andrew Brunson », pasteur américain accusé par la Turquie de terrorisme et d'espionnage, qui avait conduit l'administration

106 SCHMID Dorothée; « Turquie, le Syndrome de Sèvres, ou la guerre qui n'en finit pas », Politique étrangère, n02015/1, printemps 2014.

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américaine à doubler les tarifs douaniers sur l'acier et l'aluminium turc, et ayant entraîné une chute de 19% de la livre turc en août 2018107.

La Turquie procède ainsi, nous le voyons, à une remise en cause de cet ordre international qui, s'il est caractérisé historiquement par une hégémonie occidentale, se trouve également à la source même des limites de sa configuration politique et économique. Cette contestation se manifeste ainsi à la fois internationalement et indépendamment de la volonté turque par le développement exponentiel asiatique, mais également régionalement par une remise en cause des règles universelles venant limiter et conditionner son développement et ses prétentions légitimes. C'est dans ce cadre que la Turquie va procéder, à contre-pied des positions de ses partenaires occidentaux, à la signature du protocole d'Astana avec la Russe et l'Iran le 4 Mai 2017108. On observe également une contestation d'un « diktat » occidental dans l'espace méditerranéen, à la fois au travers de la volonté turque de développer d'avantage la République Chypre du Nord, ainsi que par la remise en question de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, conclue à Montego Bay le 10 Décembre 1982, à laquelle la Turquie oppose sa propre définition de sa zone économique exclusive109.

Le président Erdogan avait notamment pu exprimer à ce propos : « Comme il y a un siècle, aujourd'hui aussi nous ne nous plierons pas aux (nouveaux) traités de « Sèvres » que l'on veut nous imposer en Méditerranée orientale (É) Aucune puissance coloniale ne peut confisquer à la Turquie les ressources naturelles (gaz et pétrole), qui semblent être très riches, de la Méditerranée orientale (É) Le combat de la Turquie en Méditerranée orientale comme en Libye, n'est pas seulement un combat pour ses droits, mais aussi pour son avenir.110 »

En ce sens, l'activisme opérationnel dont la Turquie fait preuve en Syrie, en Libye, dans le Haut-Karabagh, et même plus récemment en Afghanistan en proposant d'assurer la protection de l'aéroport de Kaboul au départ des forces de l'OTAN, illustre la volonté de « distanciation » vis à vis de ses partenaires traditionnels, plus qu'une réelle « rupture ». La

107 Europe 1 avec l'AFP, « Trump taxe l'acier et l'aluminium turcs, la livre turque chute de 19% face au dollar » ; Europe1, le 10 août 2018

108 BERG Eugène. « L'intervention de la Russie dans le conflit syrien », Revue Défense Nationale, vol. 802, no. 7, 2017, pp. 30-35.

109 Voir supra. : « D. L'affirmation de la puissance maritime turque en Méditerranée: levier de préservation des intérêts économiques nationaux dans son environnement régional »

110 YILDIZ Nevin et G·ndoðmuþ, TUNCAY Çakmak ;« Erdogan: "Aucune puissance coloniale ne pourra nous confisquer les richesses de la Méditerranée orientale", Agence Anadolu, le 19 aôut 2020

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Turquie opère en ce sens une stratégie ambitieuse tendant à renégocier sa position stratégique envers l'Occident, ses interventions lui conférant tantôt des gages politiques111, tantôt des rentes économiques nécessaires à son développement et à son expansion. Si les problématiques énergétiques seront développées dans la suite de notre étude, il convient toutefois de citer l'exemple libyen, permettant de mieux comprendre cette dualité. D'une part l'AKP a en effet signé le 27 Novembre 2019, un accord maritime contesté avec le GNU, dirigé par Fa
·ez Sarraj, qui vient redéfinir les limites de l'espace maritime turc et libyen dans une région particulièrement riche en gaz112. Cet accord, contrariant la construction du gazoduc « EastMed » impliquant Israël, Chypre, la Grèce et l'Italie, confère ainsi une nouvelle zone de prospection gazière à Ankara, une « rente » toutefois critiquée à la fois par l'Union européenne ainsi que par les Etats voisins. D'autre part, la Turquie s'est engagé à soutenir pour des raisons politiques et économiques le GNU notamment par l'intermédiaire de moyens logistiques et militaires. Désormais acteur déterminant dans la résolution du conflit civil libyen, la Turquie devient un acteur avec lequel les autres puissances (Russie, France, Egypte, Emirats arabes unies, É) doivent composer, tant dans la résolution du conflit que dans la mise en place de cessez-le-feu.

Toutefois, si l'on observe une désinhibition dans l'emploi de l'outil militaire turc, cet outil n'en demeure pas moins secondaire. A cette distanciation de l'Europe, se joint en effet un important développement de ses réseaux diplomatiques et commerciaux. Ce développement a notamment pu être observé jusque très récemment au travers des investissements turcs sur le continent africain113.

C. Une dynamique expansionniste sur le continent africain illustrant la volonté de la Turquie de s'affranchir de la dépendance occidentale

La présence de la Turquie sur le continent africain est en réalité antérieure à l'arrivée au pouvoir de l'AKP. Toutefois, l'intensification et la multiplication de ses investissements économique s'inscrivent dans le cadre de la stratégie de « profondeur stratégique » conduite par le gouvernement à partir de 2003. En adhérant à la « multi-

111 JOSSERAN Tancrède ; « La puissance de l'entre-deux », DSI HS n°77 Spécial Turquie, pp.19 ; Avril-Mai 2021,

112 GURDENIZ Cem ; « Le Mavi Vatan - Quelle vision maritime pour la Turquie ? » DSI HS n°77 Spécial Turquie ; p.28 ; Avril-Mai 2021

113 ANGEY Gabrielle ; « La recomposition de la politique étrangère turque en Afrique subsaharienne : Entre diplomatie publique et acteurs privés », Notes de l'IFRI, Mars 2014

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dimensionnalité »114, notamment par le développement de relations avec de plus petites puissances, la Turquie projetait la mise en place d'une diplomatie « rythmique » qui lui aurait offert une plus grande visibilité au sein des organisations internationales. Si cette stratégie s'est soldée par une intensification de la présence turque dans les organisations africaines, notamment en tant qu'observateur au sein de l'Union Africaine (2005), et en tant que membre non régional de la Banque africaine de développement en 2008115, elle a également conduit la Turquie à développer sa représentation diplomatique. Ainsi entre 2002 et 2014, sur les 27 nouvelles ambassades ouvertes dans le monde116, 19 se situaient en Afrique117. S'appuyant sur une stratégie d'implantation de liaison de sa compagnie aérienne nationale, « Turkish airlines » 118 , le volume des échanges générés par le développement des « Tigres anatoliens » sur le continent à conduit à a des résultats très encourageant. Ainsi, alors que la valeur des échanges de la Turquie avec la partie subsaharienne de l'Afrique s'élevait à moins d'un milliard de dollars en 2003, celle-ci s'élevait à 10 milliards en 2011119.

Ces résultats, quoique positifs, restent toutefois à relativiser. En comparaison de l'Europe (44% de la part du commerce extérieur africain en 2012), l'Inde (5,1%) et de la Chine (13,9%), la Turquie ne représente que 2,4% de la part du marché extérieur de l'Afrique. Par ailleurs, ses actions à l'étranger, notamment au Soudan ou en Somalie, se confrontent à l'instabilité de son propre environnement régional. Se présentant comme une figure « anti-impérialiste » critique envers les ingérences de l'Occident, la Turquie doit toutefois faire face à une nouvelle conjoncture : celle d'un « zéro voisins sans problèmes », elle-même générée par son activisme en Syrie. Contrainte, on observe alors la Turquie se replier sur elle-même afin d'assurer la protection de ses propres frontières.

114 DENIZEAU Aurelien, « La doctrine stratégique et diplomatique de l'islam politique turc (2002-2016) ». Science politique. Université Sorbonne Paris Cité, 2019. Français. NNT : 2019USPCF008 . tel- 02356306

115 « Les Relations turco-africaines », Ministère des affaires étrangères de la République de Turquie.

116 SERJANIAN Jean, « Les ambitions turques en Afrique », France info, Publié le 31/01/2013 18:27

117 LEBEL Julien, « Turkish Airlines, Un outil stratégique turc à l'international », Etudes de l'IFRI, avril 2020

118 Ibid.

119 Op.cit. ANGEY Gabrielle ; « La recomposition de la politique étrangère turque en Afrique subsaharienne : Entre diplomatie publique et acteurs privés », Notes de l'IFRI, p.20, Mars 2014

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D. Le développement économique de l'espace eurasiatique venant ouvrir de nouvelles perspectives d'expansion économique

Confronté à l'instabilité autant qu'à l'hostilité de son ensemble régional, la Turquie est en quête de nouveaux débouchés et de nouvelles opportunités économiques, la conduisant à tourner son regard vers l'Asie. Il pourrait ainsi être daté le point de départ de cette relation « moderne » entre la Chine et la Turquie à 2010. Alors que la dégradation des relations entre la Turquie, les Etats-Unis et Israël avait conduit à l'annulation de l'exercice aérien « Aigle anatolien »120, la Turquie avait alors maintenu l'exercice en invitant des représentants de l'armée de l'air chinoise, ceci en dépit des réactions de la part des américains121. On assiste alors au renouvellement des relations et partenariats entre d'une part la Chine, dont la politique extérieure se caractérise par une stricte neutralité, et la mise en place à partir de 2013 de ses « nouvelles routes de la soie », et d'autre part une Turquie peu à peu mis au banc par les puissances occidentales mais toutefois désireuse de s'affirmer comme puissance mondiale.

Si la perspective d'un financement alternatif chinois aux projets structurels turc, en opposition aux réticences du FMI, lui offre la possibilité de devenir le « déversoir des nouvelles routes de la soie », il est toutefois intéressant de souligner que la mise en place de ce partenariat est alors en contradiction avec l'idéologisme panislamique ottomaniste mis en avant par l'AKP depuis son arrivée au pouvoir. Cette posture s'avère en effet antinomique au regard d'une identité « musulmane retrouvée » dont l'attractivité économique se fondait alors sur les valeurs culturels et religieuses communes avec le monde arabo-musulman et africain. Il peut ainsi être observer une forme de deux poids deux mesures de la part de l'AKP. Alors que le parti de la Justice et du développement s'était à plusieurs reprises emparé de la notion de « panturquisime » pour justifier la mise en place de partenariats avec son allié Azerbaidjanais et Turkmène, celui-ci semble ignorer le sort réservé par Pékin à la minorité musulmane Ouighour, pourtant eux-mêmes d'origine turque. Cet exemple illustre ainsi tant la mercantilisation d'une « idéologie ottomaniste » que celle d'une « fraternité islamique » par la Turquie qui, dans le même temps, dénoncera avec véhémence l'inaction des monarchies du Golfe face à la répression conduite contre les populations palestiniennes, autant sur la minorité Rohingyas par le régime Birman à

120 RAZOUX, Pierre. « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? », Politique étrangère, vol. , no. 1, 2010, pp. 25-39.

121 Op.cit. JOSSERAN Tancrède, « La puissance de l'entre-deux », DSI HS n°77 Spécial Turquie, p.21, Avril-Mai 2021, pp.20

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partir de 2016. Cette position sera par ailleurs confortée par l'accord signé en 2017 par Ankara et Pékin, portant sur l'extradition des populations ouïghours présent sur son territoire122.

C'est dans ce cadre qu'émerge à partir de 2019, une nouvelle politique conduite par la Turquie, « Yeniden Asya » ou l' « Asia again »123, annoncée par le ministère des affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu lors de la 11ème conférence des ambassadeurs tenue du 3 au 9 août 2019124. Remettant ainsi en question l'autisme géopolitique induit par le kémalisme, cette nouvelle dynamique, multidimensionnelle, tend à développer les potentiels de coopération émergent en Asie, notamment au travers d'une augmentation des investissements mutuels dans le domaine du tourisme, de la finance, de la défense, des projets logistiques et énergétiques. Pour la Turquie, il s'agit d'ouvrir ses horizons au travers de l'accès à un marché regroupant 650 millions d'habitants, et incarnant la 5ème plus grande économie mondiale. Elle répond in fine à son désir de profiter de sa position géographique pour renforcer son rôle de pays central dans la construction de ce nouvel ordre multipolaire, en devenant la clé d'unification entre l'Est et l'Ouest plutôt qu'un simple « partenaire privilégié ». Il est dans ce cadre intéressant de considérer, à l'instar de l'Afrique, l'ouverture depuis 2003 d'un total de 17 nouvelles missions en Asie, comprenant 12 consulats généraux et cinq ambassades, ainsi qu'une volonté affichée d'intégrer les organisations régionales asiatiques125. Si la Turquie misait sur un héritage historique et religieux commun dans le cadre de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, celle-ci aborde l'Asie en mobilisant l'héritage historique et culturel qui la lie au continent, ainsi que le discours religieux dans le cadre de l'Indonésie. Cette contribution turque aux organisations et forums s'illustre notamment par sa présidence de l'Assemblée parlementaire asiatique, mais également de l'Organisation de coopération économique, ou encore du Dialogue de coopération asiatique en 2020126.

122 CHAPELLE Jean-François (Istanbul, correspondance) et PEDROLETTI Brice, « En Turquie, le traité

d'extradition entre Pékin et Ankara inquiète la communauté ouïgoure », Le Monde, Publié le 31 décembre 2020

123 TAMER Cenk, « «Yeniden Asya Giriþimi» Çerçevesinde Dõþiþleri Bakanõ Çavuþoðlu'nun Güneydoðu

Asya Ziyaretleri », Ankasam.org, le 05 Janvier 2021

124 BOZ-ACQUIN Elise, « L'impulsion de la Turquie à la nouvelle dynamique des relations internationales », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, Avril 2020

125 Nazlõ Yüzbaþõoðlu, « 'Yeniden Asya' giriþimi, Türkiye'nin Asya'yla iliþkilerini bütüncül þekilde

güçlendirmeyi hedefliyor, Agence Anadolu, publié le 14.05.2021

126 Ibid.

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Pour l'ambassadeur K. Nilvana Darama, coordinateur du programme « Yeniden Asya » du Ministère des affaires étrangères127 : « La Turquie ne cherche en aucun cas un nouveau poste. Notre objectif d'intégrer les institutions européennes et de renforcer notre position au sein de ces institutions se poursuit, mais nous nous dirigeons maintenant vers un monde multipolaire et la politique étrangère de la Turquie a toujours été multidimensionnelle (É). Nous la renforçons un peu plus dans la géographie asiatique (É). Le plus grand marché libre du monde y est établi. Un tiers du commerce mondial, de la population mondiale, du produit national brut mondial et des investissements se situent dans la géographie définie par ces pays. Nous visons à surveiller de plus près ces formations dans le cadre de l'initiative « Yeniden Asya ».

Ce partenariat constitue ainsi le moyen de renforcer la position clé de la Turquie dans la connectivité des échanges entre Asie et Occident, initié par le développement d'un « mid-corridor » traversant la région du Caucase, de la Mer Caspienne et l'Asie centrale pour rejoindre la Chine.

E. Une prédisposition géographique favorable au rôle de déversoir des nouvelles routes de la soie

1. Une opportunité d'accéder à de nouvelles sources de financements et de diversifier les axes commerciaux

D'une part, un rapprochement avec la Chine présente une série d'avantage pour la Turquie, qui l'a conduit à appréhender ce concept « gagnant-gagnant » avec bienveillance. La Turquie traverse une importante crise économique, amplifiée par le poids des sanctions économiques, perte de confiance des investisseurs, instabilité régionale ainsi que, plus récemment, par un ralentissement de l'économie mondiale dû à la pandémie de COVID-19. Alors qu'elle disposait en octobre 2020 d'un taux de chômage de 12,7%128, et que sa devise avait perdu près de 35% de sa valeur face au dollars américain la même année, la Chine est apparut comme un partenaire solide économiquement, et en capacité de l'aider à développer autant que de pérenniser ses investissements. Sa position, permet également à

127 Ibid. Op.cit. Nazlõ Yüzbaþõoðlu, « 'Yeniden Asya' giriþimi, Türkiye'nin Asya'yla iliþkilerini bütüncül þekilde güçlendirmeyi hedefliyor, Agence Anadolu, publié le 14.05.2021

128 ASENA GULSOY Nur ; « Turquie : taux de chômage de 12,7% en septembre 2020 - Le taux de chômage des jeunes âgés entre 15 et 24 ans a été de 24,3%, dans la même période » ; Agence Anadolu ; le 10 décembre 2020.

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la Turquie de poursuivre sa « distanciation » vis à vis de l'Occident. Ce phénomène s'illustre notamment, en 2018, par le prêt de 3,6 milliards de la banque d'Etat ICBC (Industrial and Commercial Bank of China) à la Turquie afin de soutenir ses projets énergétiques et ses projets de transport, alors même que la livre turque venait de perdre 40% de sa valeur129.

Par ailleurs, le projet stratégique des nouvelles routes de la soie, entrepris par le gouvernement chinois, vient créer une synergie naturelle avec l'initiative « mid-corridor » turque, initiée en 2013. Cette initiative, regroupant à la fois la Géorgie et l'Azerbaïdjan vise ainsi à établir un corridor transcaspien est-ouest qui permettrait, par la mise en place d'une nouvelle route, d'atteindre la Chine en suivant la route Turkménistan -Ouzbékistan -Kirghistan ou Kazakhstan. A l'instar des nouvelles routes de la soie chinoise, ce « mid corridor » englobe à la fois les ports de Bakou/Alat (en Azerbaidjan), d'Aktau/Kuryk (au Kazakhstan), ainsi que les ports de Turkmenbashi (au Turkménistan)130. Afin d'en augmenter l'attractivité, ces structures multimodales ont ainsi fait l'objet de nombreux investissements par les Etats partenaires. Ce corridor, dont la Turquie constitue l'un des acteurs fondamentaux et déterminant vient s'inscrire, de fait, dans une dynamique panturquiste et Eurasiste visant à développer la région d'Asie centrale, mais visant également à la stabiliser politiquement par la croissance économique et le développement des échanges. Ceci demeure particulièrement vraie vis à vis de l'Afghanistan.

Dans ce cadre, « l'Accord sur le corridor de transit Turquie-Géorgie-Azerbaïdjan-Turkménistan-Afghanistan » ou « Accord de Lapis Lazuli », signé en marge de la « Conférence ministérielle de coopération économique régionale sur l'Afghanistan » (RECCA), les 14 et 15 Novembre 2017 à Achgabat affermit la position politique de la Turquie. En facilitant le désenclavement de l'Afghanistan, et en ouvrant une route vers la mer noire et la Mer Méditerranée, la Turquie s'impose dans les discussions et négociations régionales et internationales comme un acteur et partenaire incontournable, davantage encore renforcé par son appartenance au sein de l'OTAN131.

En dépit des menaces que serait susceptible de représenter la nouvelle route de la soie chinoise pour son économie, l'AKP fait le choix du pragmatisme. Il paraît en effet

129 CHAUDET Didier, « Vers un rapprochement entre la Chine et la Turquie ? », asialyst.com, le 28 novembre 2020 ( consulté le 9 Juillet 2021)

130 « Turkey's Multilateral Transportation Policy », Ministère des affaires étrangères turques

131 Ibid.

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vraisemblable que ces nouvelles routes viennent étendre à la fois la concurrence et l'influence chinoise sur le marché turc, tout en creusant encore d'avantage, nous l'avons vu, le développement économique et technologique des pays de la zone. Par ailleurs, la Turquie devra également composer avec l'important déséquilibre de sa balance commerciale. Ainsi, selon le « Turkish Statistical instititue », la Turquie avait, en 2018, exportée pour 2,9 milliards de dollars de produits (majoritairement des matières premières), contre 20,7 milliards d'importations (majoritairement des produits manufacturés) en provenance de Chine. Celle- se verrait de plus dans l'incapacité de compenser ce déséquilibre du fait des importants taux de douane mis en place par la Chine sur les produits manufacturés, ces produits constituant pour la Turquie 68,8% de ses exportations en 2017132. L'AKP ne saurait toutefois se résoudre à négliger l'aspect politique et électoral à l'intérieur de ses propres frontières, dont les potentiels rebonds économiques et financements extérieurs de ses grands travaux pourraient influencer l'issue ; renforcement et stimulation de son économie, dynamique rassurante vis à vis des marchés internationaux, etc.

En effet, il est à rappeler que la conduite des initiatives « mid-corridor » et « one belt one road » prend place dans le même cadre temporel que la mise en place du projet « vision Turquie 2023 ». Mis en place par l'AKP, celui-ci ambitionnait, par le développement de l'économie et des structures nationales, de propulser la Turquie parmi les 10 premières puissances économiques mondiales à l'horizon 2023. Politiquement, ce projet revêt une importance capitale pour l'actuel président turc. Devant ce conclure à la date anniversaire du centenaire de la République de Turquie, et alors que cette politique de grands travaux se trouve aujourd'hui contrariée par les instabilités internes, les instabilités régionales ou par la récente pandémie mondiale, celle-ci devait venir instituer une Turquie nouvelle. En effet, avec la mise en place du projet « Vision Turquie 2023 », la Turquie met à sa propre disposition et à celle de ses partenaires de nouvelles infrastructures permettant d'améliorer à la fois l'inter-connectivité régionale, autant que la circulation de futur flux économiques chinois. Il peut ici être mentionné les importants projets d'autoroute de Ebze-Orhangazi-Izmir et de Marmara, le projet de train à grande vitesse de Kars, ainsi que les projets de construction des ports de Filyos, Candarli et de Mersin. Celles-ci viendront s'ajouter aux nombreuses structures préexistantes, l'exemple du tunnel Eurasia inauguré le

132 JULIENNE Camille ; « Les Routes de la soie, aubaine ou menace pour les ambitions turques ? », in Observatoire de la vie politique turque, le 13 Juin 2019.

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20 Décembre 2016, le pont Yavuz Sultan Selin inauguré à Istanbul le 26 août 2016, ou plus récemment le nouvel aéroport d'Istanbul le 29 Octobre 2018133.

2. Un développement de la relation sino-turque d'importance stratégique pour l'économie chinoise

D'autre part, depuis 2013, est mis en place le projet stratégique chinois des nouvelles routes de la soie ou « One belt one road initiative » dont l'objectif est de relier économiquement la Chine et l'Europe par le développement de comptoirs internationaux à la fois en Asie centrale mais également le long des Etats riverains de l'Océan indien et du continent africain. Dans ce cadre, les enjeux sont multiples pour l'acteur chinois. On peut toutefois relever, dans la continuité de la stratégie dite du « collier de perles », la sécurisation de ses approvisionnements énergétiques par voies maritimes ; ainsi que l'importante expansion de son marché, notamment ses exportations à destination de l'Afrique et de l'Europe. Celle-ci vient par ailleurs étendre de manière considérable son influence à l'extérieur de ses frontières à la fois par l'intermédiaire de « prêt financier » auprès des Etats, ainsi que par la construction d'infrastructures terrestres et portuaires le long de cette nouvelle route134. Dans ce cadre, la Chine présente un intérêt légitime à vouloir opérer un rapprochement avec la Turquie. En opérant une vaste politique de séduction, la Chine s'emploie à faire de la Turquie et de ses ports, un hub commercial majeur aux portes de l'Europe. Sa position géographique vient en effet faciliter l'accès aux régions de la mer Egée mais également de la Mer noire. Plaçant la Turquie au centre de sa stratégie en Asie centrale ainsi qu'en Europe, le pas deviendrait de facto le déversoir des routes de la soie sur le vieux continent.

Dans une moindre mesure, il s'agit également pour la Chine de sécuriser de précieuses ressources nécessaires à son développement. Si la Turquie se compose à près de 50% de terre agricole, celle-ci détient toutefois 72,2% des réserves mondiales de bore, faisant d'elle le premier producteur mondial. Il est à rappeler à cet effet que « le bore est utilisé dans les réacteurs de centrales nucléaires comme ralentisseur ou absorbeur de neutrons lents. Mélangé à l'eau du circuit primaire, il permet de contrôler les réactions thermonucléaires et d'éviter l'emballement du réacteur »135. Cet élément relève d'une

133 Op.cit. « Turkey's Multilateral Transportation Policy », Ministère des affaires étrangères turques

134 NASHIDIL Rouiaï - Docteure en géographie l'Université de la Sorbonne, « Routes de la soie, nouvelle route à de la soie », Géoconfluences, Laboratoire ENeC (Espaces, Nature et Culture, UMR 8185).

135 « Dictionnaire environnement », Actuenvironnement.com, consulté le 10 Juillet 2021

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grande importance pour la Chine, déterminé à augmenter le nombre des ses réacteurs nucléaires de 38 à 57 dans les prochaines années136.

Finalement, se tourner vers la Turquie offrirait à la Chine une alternative à la route commerciale russe. Désignée comme le corridor économique « New Eurasian Land Bridge » ou le « Nouveau pont terrestre eurasien » (NELB), cette voie permettrait à la Chine de rallier l'Asie à l'Allemagne par la Russie. Toutefois, l'avantage du trajet turc réside dans l'importante réduction des transports de marchandises. En effet le « mid corridor » permet une réduction du temps de trajet de 15 jours (soit un tiers du temps de trajet) par rapport aux voies maritimes, et offrant l'opportunité de faire transiter avec d'avantage de fluidité le fret asiatique vers le Moyen-Orient, l'Afrique Nord, et les ports méditerranéens turcs. Dans ce cadre, il peut être rappeler la signature par la Chine et la Turquie, en novembre 2015 du « Mémorandum of Understanding on aligning the Belle and Road Initiative and the Middle Corridor Initiative », lors du sommet des dirigeants du G-20 à Antalya137.

Cette présence croissante de la Chine en Turquie a notamment été rappelée par MM. Ladislas Poniatowski et Jean-Marc Todeschini au nom de la commission des affaires étrangères de la défense et des forces armées par le groupe de travail sur la situation en Turquie138 :

« La Turquie est située dans le corridor qui doit relier l'Asie intermédiaire à Londres via l'Anatolie. Un élément essentiel en est la «Route de la soie ferroviaire ». Le projet de chemin de fer Bakou-Tbilissi-Kars a été achevé et ouvert en octobre 2017. La Chine a participé à la construction de la ligne de train rapide Ankara-Istanbul en 2014, et négocie la construction conjointe de la ligne de train rapide Edirne-Kars. Elle a investi dans les ports et leur développement : en 2015, l'opérateur chinois de conteneurs, Cosco Pacific, a acquis 65% des parts du troisième plus grand port de Turquie, Kumport (16% du trafic total de conteneurs du pays).

En outre, le secteur bancaire chinois a pris pied en Turquie avec les investissements réalisés en 2015 par la plus grande banque de Chine - Industrial & Commercial Bank of

136 Ibid. JULIENNE Camille ; « Les Routes de la soie, aubaine ou menace pour les ambitions turques ? », Observatoire de la vie politique turque, le 13 Juin 2019

137 Op.cit. « Turkey's Multilateral Transportation Policy », Ministère des affaires étrangères turques

138 MM. Ladislas PONIATOWSKI, co-président, Jean-Marc TODESCHINI, co-président et René DANESI, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ,« Turquie - prendre acte d'une relation plus difficile, maintenir un dialogue exigeant et constructif » ; Rapport d'information n° 629 (2018-2019) de, déposé le 3 juillet 2019

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China Ltd qui a acquis 75,5% de Tekstil Bankasi AS. À l'été 2018, elle a étendu le programme de prêts de 3,6 Mds $ au secteur turc de l'énergie et des transports, y compris aux institutions privées et publiques et aux banques et a été autorisée à refinancer le prêt de 2,7 Mds $ pour deux grands projets d'infrastructure dans le cadre de Vision 2023 : l'autoroute Northern Marmara et le pont Yavuz Sultan Selim. La Banque de Chine est devenue la deuxième banque chinoise à créer une filiale en Turquie en 2017.

En juin 2018, le géant de l'internet et du commerce mobile Alibaba a réalisé un « investissement stratégique» dans une plateforme de commerce électronique turque de premier plan, Trendyol, qui dessert plus de 16 millions de clients selon ses propres données. La Chine regarde aussi le secteur de l'énergie nucléaire en Turquie avec le projet de construction de la troisième centrale nucléaire turque. L'accord de coopération avec la Chine pour la centrale nucléaire prévue a été adopté par le Parlement turc en août 2018. Des investissements sont aussi réalisés dans une centrale thermique à charbon et dans l'hôtellerie.

Il reste que cette relation est très déséquilibrée. Les attentes de la Turquie à l'égard de la Chine sont similaires à celles de l'Europe et des États-Unis: la réduction d'un important déficit commercial et l'accès accru au marché chinois. »

Parallèlement à sa distanciation de l'Occident, la volonté de la Turquie de développer des partenariats alternatifs, et de se rapprocher de l'espace asiatique, serait susceptible de la conduire à intégrer l'Organisation de la coopération de Shanghai. Alors que la Turquie dispose du statut de « partenaire de dialogue » de l'Organisation depuis 2013, une telle intégration constituerait une solide alternative face aux réticences répétées de l'Occident à l'accepter au sein de l'Union européenne, une Union à l'aspect désormais fragilisé après le Brexit de 2016, et alors que la même année l'OCS accueillait l'Inde et le Pakistan. Il convient toutefois de s'interroger sur les soutiens réels sur lesquels la Turquie pourrait s'appuyer, car même si la Turquie pourrait prétendre représenter un pôle occidental au sens géographique, et politique de part son appartenance à l'OTAN, celle-ci demeure dans une lutte d'influence avec la Russie en mer noire et dans le Caucase139.

On constate in fine que la mise en place de nouveaux partenariats et des nouvelles orientations géographiques de son économie illustre une volonté de s'affranchir de la tutelle occidentale. Le développement de son économie, et notamment de son industrie

139 PARMENTIER Florent ; « La Turquie rejoindra t-elle l'Organisation de la Coopération de Shanghai ? » ; Telos-EU ; le 4 Octobre 2018, consulté le 10 Juillet 2021

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porte le reflet d'une volonté d'autonomiser sa stratégie, et d'assurer à la fois de nouveaux débouchés économiques, mais également politiques. Le développement technologique de la BITD turc reflète, plus que n'importe quel autre secteur, ces importantes mutations. L'essor de son industrie de l'armement prend également place dans un contexte d'affirmation de la puissance maritime truque dans les eaux méditerranéennes. Dans ce cadre, la nouvelle doctrine maritime turque « Mavi Vatan » nous apporte de précieux éclaircissements sur les aspirations turques vis à vis de ses espaces maritimes proches.

II. Le développement de la BITD turque ou l'établissement d'une stratégie des moyens au service de ses prétentions territoriales

A. L'essor d'une industrie de l'armement illustrant une volonté d'autonomisation

stratégique

Si le développement technologique et structurel de la base industrielle et technologique de défense turc (BITD) illustre une volonté d'autonomisation stratégique au niveau économique et opérationnel, celle-ci trouve son inspiration, à l'instar de la projection de son économie en direction de l'Asie, à la lumière de l'expérience ottomane, autant qu'à la résurgence du traité de Sèvres.

L'ancien Empire ottoman, plongé au coeur de la Première Guerre Mondiale par un complexe jeu d'alliance, a en effet été rattrapé par les difficultés structurelles de son économie et son absence de réforme. Si celui-ci disposait d'un effectif opérationnel au moins proportionnel à la surface de son empire, sa défaite trouve, parmi de nombreux autres facteurs, sa source dans les carences matérielles de ses équipements militaires : véhicules, armements d'infanterie, barbelés,... Ainsi, l`Empire se doit de mener un conflit mettant en péril sa survie nationale tout en ne disposant par d'une industrie d'armement capable d'assurer ses besoins vitaux. L'Empire se retrouve alors dans une situation de dépendance, notamment sur le front des Balkans et d'Europe de l'Est en situation de dépendance vis à vis de ses alliés allemands et austro-hongrois. C'est notamment le cas de ses matériels de communications devant entièrement être importé depuis l'Europe140.

On notera ainsi qu'avec la proclamation de la République Kémaliste turque en 1923 et la mise en place d'une politique étrangère prônant la « non ingérence » (« Paix chez soi,

140 JAN ZURCHER Erik ; « L'Empire ottoman et l'Europe : à chacun sa guerre » ; Orient XXI ; le 2 octobre 2014, consulté le 15 Juillet 2021

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Paix dans le monde), la Turquie n'apporte pas de solution à cette carence. Celle-ci, privilégiant le développement national par l'intermédiaire de réformes civiles et économiques demeure alors dépendant des importations d'armes étrangères jusqu'à son intégration au sein de l'OTAN, dans les premières années de la guerre froide.

C'est à l'occasion de la crise chypriote, et notamment la mise en place de l'opération « Attila » en 1974 que la politique turque en matière d'armement va connaître une profonde mutation. La Turquie avait déjà, en réalité, été victime des décisions unilatérales de ses alliés. Il faut en effet rappeler le retrait des missiles balistiques intercontinentaux Jupiter américain, en 1964, autant que l'annonce par le président américain Johnson d'une non intervention militaire en faveur de la Turquie si celle-ci envahissait Chypre et subissait des représailles soviétiques141. A la suite de l'intervention maritime turque sur Chypre en 1974, les Etats-Unis avaient également mis en place un embargo sur les ventes d'armes à la Turquie, le 5 Février 1975 et levé le 3 Octobre 1975. L'embargo fut rapidement levé, et celui-ci s'inscrivait légitimement dans le cadre de la résolution 353 du Conseil de sécurité du 20 juillet 1974 demandant : « à tous les Etats de respecter la souveraineté, l'indépendance et l'intégrité territoriale de Chypre. Exige qu'il soit mis fin immédiatement à toute intervention militaire étrangère dans al République de Chypre. Demande le retrait sans délai de tous les militaires étrangers qui s'y trouvent autrement qu'en vertu d'accords internationaux ». Mais cette situation, quoique de courte durée est venu mettre en lumière plusieurs éléments : d'une part, en dépit de son intégration au sein de l'OTAN et malgré ses atouts géostratégiques, la Turquie demeurait un acteur vulnérable dont la BITD ne permettait pas d'assurer, en cas de besoin, une véritable autonomie stratégique, et plus encore, d'assurer la défense de ses intérêts nationaux.

L'Etat turc va alors remédier à cette lacune en adoptant le 7 Novembre 1985, la loi n°3228 dont l'objectif serait de « développer une industrie de défense moderne et de permettre la modernisation des forces armées turques ». Dès lors, par la mise en place d'organismes publiques et d'une BITD oscillant entre libéralisme et corporatisme142, cette autonomisation de la production des moyens de défense va se décomposer en plusieurs phases.

141 LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS, Avril 2017.

142 MERCIER Jean-Jacques, « La stratégique des moyens turque », DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021, p.96 à 98.

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Si la situation avant 1990 se caractérisait par d'importantes importations d'équipement de défense, la Turquie va peu à peu assurer une relative autonomie de son industrie, évoluant ver une co-production des moyens de défense (1990-2000), puis vers une conception partielle (2000-2010), pour parvenir à une conception et production locale significative (environs 68,5% des matériels) sur la période 2010-2020143. Alors que la prochaine décennie devrait marquer un développement technologique turc particulièrement important, comme l'illustre ses investissements massif dans le secteur satellitaire ainsi que la popularité de ses systèmes UAV (« Unmanned aerial vehicle »), aussi appelé « drones », les résultats dores et déjà obtenu dans le cadre de sa politique demeure remarquable. Alors que la Turquie dépensait en moyenne 2,4 milliards de dollars USD par an entre 1982 et 1986, puis 8,7 milliards de dollars entre 1997 et 2001, celle-ci a portée ses investissements à 17 milliards de dollars pour la période 2012-2016. Ces investissements se révèlent par ailleurs extrêmement prolifique, car si le pays assurait 25% de la production locale des composants des matériels de défense en 2003, ce chiffre a ainsi évolué en passant à 37% en 2006 puis 60% en 2012144. Ainsi, et même si son indépendance technologique demeure limitée vis à vis de l'étranger (et particulièrement de l'Occident, comme l'illustrait le projet aéronautique F-35), la Turquie est parvenu en quelques années à se hisser à la 13ème place des plus gros exportateurs d'armements au monde, augmentant notamment de 30% ses exportations entre 2016 et 2020 tout en diminuant ses importations de 59%145.

B. Un secteur d'importance stratégique justifiant un contrôle effectif de l'appareil étatique

Ces investissements ont ainsi permis à la Turquie de propulser sept de ses entreprises parmi les plus grands acteurs de défense mondial, notamment Aselsan (57ème place), société spécialisé dans les systèmes de défense électronique ; Turkish aerospace industries (61ème place), spécialisé dans les systèmes aérospatiaux ; ou Roketsan (98ème place) spécialisé dans l'armement. Le développement de son autonomie technologique constitue pour la Turquie un levier de stratégie économique important, tirant également pour bénéfice le renforcement de son autonomie stratégique. En effet, si le secteur de la défense représentait 6 milliards de chiffre d'affaire pour l'année 2016, cette donnée doit toutefois

143 « L'industrie de défense en Turquie » ; Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020, https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite

144 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril 2017.

145 « La Turquie a augmenté de 30% ses exportations d'armes » ; TRT.net ; le 13 mars 2021, consulté le 23 Juillet 2021

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être considéré au travers de la politique diplomatique conduite par l'AKP. Ainsi, sur un total de 11 913 commandes en 2016, 90% d'entre elles étaient à destination du marché local, soit 10 611 commandes à destination du marché turc, 259 à destination de l'Europe, 386 à destination des Etats-Unis, et 658 pour les autres acteurs internationaux146.

La main mise du pouvoir sur le développement de la BITD ainsi que la mise en place d'un important dispositif favorable à l'essor du domaine de la recherche et du développement technologique, illustre, outre l'importante stratégique des moyens déployée par la Turquie, la portée politique plus que mercantile dévolue à celle-ci. La BITD turque se retrouve, de fait à la seule discrétion du pouvoir présidentiel puisque trois institutions sont chargées de sa gestion.

D'une part la TSKGV (« T·rk Silahlõ Kuvvetlerini G·çlendirme Vakf » ou « Fondation pour le renforcement des forces armées turques ») ; mis en place en 1987 et ayant pour but de subvenir aux besoins des forces armées nationales, tout en diminuant la dépendance du pays à l'égard des fournisseurs étrangers. Cette fondation est ainsi administrée par une importante partie du pouvoir politique. On y retrouve le Ministre de la Défense, son sous-secrétaire, le sous-secrétaire d'Etat à l'industrie de la défense, et le chef adjoint de l'Etat-major des armées. Il est toutefois à préciser que si cette institution à vocation à prévenir les ingérences étrangères dans le secteur de l'industrie de la défense, notamment en détenant directement ou indirectement des actions au sein des 14 des plus grandes entreprises de défense turques, les capitaux étrangers demeurent autorisés par la loi de 1985. Ainsi, des entreprises comme Yaltes, Selex ou Stoeger sont à ce jour dépendant à 100% de capitaux étrangers147.

D'autre part la SSIK, ou « Comité exécutif de l'industrie de défense », institution présidé par le Président turc en personne. Cet organe est chargé de décider des grandes orientations en matière d'industrie de défense. Hautement politisé, celui-ci est composé d'un vice-président, du ministre des finances, du ministre de l'intérieur, du ministre de la défense nationale, du chef d'Etat-major général et du président du SSB.

146 Op.cit. « L'industrie de défense en Turquie » ; Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020, https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite

147 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril 2017.

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Enfin, le SSB (« Savunma Sanayii Baþkanlõðõ » ou « Présidence de l'industrie de la défense »), établi en 1985 dans le cadre de la loi n°328. Cette institution civile répond directement aux ordres de la présidence turque et est chargée de la conduite de la stratégie des moyens d'Ankara. En somme, celle-ci a en charge la gestion des contrats, la planification de la production du secteur privé et public, la gestion des exportations, tout en mettant en oeuvre les décisions prises par le comité exécutif de l'industrie de défense (SSIK). Cet organe revêt ainsi le rôle « d'exécutant » du SSIK.

La logique de cette composition, répondant à la logique d'une indépendance nationale, s'appuie également sur un important dispositif fiscal et budgétaire. Outre l'institutionnalisation par la loi de 1985 de la SSDF (Savunma Sanayii Destekleme Fonu » ou « Fonds de soutien à l'industrie de défense ») auprès de la Banque centrale, il peut être mentionné les nombreux programmes à destination des activités de recherche, développement et conception technologique, mais également à destination des investissements en fabrication locale. S'appuyant sur une croissance économique positive depuis 2003, ainsi que sur une absence de plafond d'emprunt, les activités des sociétés portant sur ces secteurs peuvent disposer d'une exonération d'impôts, d'aides à l'export, d'allocation de terrain, d'une déduction totale des dépenses en matière de recherche et développement, etc. Ceci ayant pour impact de réduire les coûts de lancement des sociétés, tout en accélérant un retour sur investissement148. Il peut également être fait mention de la loi n°6676 du 16 Février 2016 qui vient offrir des subventions (50% du prix) pour toutes acquisitions d'équipements destinés aux activité de recherche et développement et abaissant le nombre de salariés de 30 à 15. L'objectif étant d'obtenir un accroissement des activités de recherche technologique au sein du PIB149.

Alors que l'activisme de la Turquie la pousse davantage à s'investir militairement, ces investissements lui permettent également de satisfaire en équipements ses besoins opérationnels. C'est notamment l'usage massif des drones TB2 développé par la société Baykar, dont l'utilisation a largement été illustré en Syrie, dans le Nord-Irakien, dans le Haut-Karabagh, ou plus récemment en Libye, et dont le Conseil de sécurité avait commenté l'utilisation lors de son rapport final du 18 Février 2021150. Il est intéressant de

148 Op.cit. « L'industrie de défense en Turquie » ; Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020, https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite

149 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril 2017.

150 « Rapport final du Groupe d'experts sur la Libye créé par la résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité » ; n°S/2021/229)

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constater, que ce soit au travers du développement du Char Altay, développé par Otokar, ou de l'hélicoptère Atak, développement par Turkish aerospace industries, la vaste amplitude que recouvre désormais la BITD turque. A celle-ci n'échappe désormais que le domaine nucléaire, bien que le projet « Vision Turquie 2023 » pourrait laisser entrevoir des innovations en ce sens, ainsi que le domaine des missiles balistiques de portée intermédiaire et intercontinentale151.

Il s'opère alors, de fait, une rupture avec le modèle militaire Otanien auquel la Turquie oppose désormais l'acquisition d'équipement indigène. Plus encore, et malgré la dépendance de la Turquie aux transferts de technologie, cette volonté d'autonomisation légitime et nécessaire ouvre une nouvelle fenêtre dans la gestion de ses intérêts économiques et géostratégiques. C'est dans cette dynamique que s'inscrit l'acquisition des systèmes de défense S-400 russe par la Turquie, fortement condamnée par l'OTAN et ayant conduit à l'exclusion de la Turquie du programme F-35.

C. Une autonomisation des moyens de défense turque redéfinissant sa position au sein de l'Alliance atlantique ; le cas des S-400

L'affaire des S-400 russes découle en réalité d'une lente évolution et d'infructueuses négociations entre la Turquie et ses partenaires traditionnel. Selon Benjamin Gravisse152 : « En effet, le 1er mars 2007111a Turquie a lancé le programme de système de défense anti-aérienne à longue portée T-LORAMIDSi21 qui devait être apte à contrer la menace que constituent les missiles balistiques iraniens afin de protéger certains sites stratégiques turcs. À l'origine, c'est le système américain MIM-104 Patriot PAC-3 qui avait retenu l'attention des autorités turques. Cependant, l'acquisition de ce système était couplée à un accord de transfert de technologie, ce que les autorités américaines refusèrent.

Les décideurs turcs se tournèrent alors vers la Chine, qui proposait le système FD-2000 (É). L'offre (É) comprenait en outre un transfert de technologie. Ankara marqua son accord pour cette offre en 2013 avant de faire volte-face en 2015 en raison d'un volume de transferts de technologie qui se révéla inférieur à ses attentes ainsi que de pressions reçues au sein de l'Alliance.

151 Op.cit. MERCIER Jean-Jacques, « La stratégique des moyens turque », DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021, p.96 à 98.

152 GRAVISSE Benjamin, « Les relations commerciales - militaires entre la Turquie et la Russie : Du F-35 au Su-35 ? » ; p.84 ; DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021

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Le programme T-LORAMIDS fut finalement abandonné en 2015. Les Turcs, après avoir essuyé un nouveau refus auprès de l'administration Obama pour l'acquisition de MIM-104 Patriot au début 2017, vont se tourner vers un candidat inattendu pour les fournir : la Russie et son système de défense antiaérienne à longue portée Almaz-Antey S400. La commande de S-400 est officialisée le 12 septembre 2017 (É), les Russes proposant en outre des conditions de financement intéressantes aux Turcs.

Les conséquences de ce constat- plus qu'une supposé « remise en question de son appartenance à l'OTAN » telle qu'analysée par certains spécialistes - vont toujours fortement impacté la Turquie. Craignant, à juste titre, la fuite d'information sur les systèmes existant, les Etats-Unis vont interdire la livraison du chasseur F35-A à la Turquie, alors même que celle-ci était partie au programme depuis le 12 Juillet 2002. Plus encore, cette interdiction intervient alors même que la Turquie se confronte à la nécessité de renouveler l'ensemble de sa flotte de F-16 désormais vieillissante, et alors même que son rival grec fait l'acquisition de nouveaux équipements aériens auprès de l'Europe. Tandis qu'il lui est refusé l'accès à ces technologies, et que des sanctions internationales viennent limiter le développement de ses armements - le cas du Char Altay dépendant des moteurs MTU et des transmissions RENK allemandes153 - la Russie pourrait être en mesure de subvenir à ces difficultés technologiques et matérielles. Toutefois, la dynamique d'autonomisation de la Turquie, et sa volonté de renégocier sa position stratégique internationale rend peu probable l'hypothèse d'une rupture avec l'OTAN au profit de la Russie. Si la démarche politique turque tend à la « distanciation », il est en effet surréaliste d'imaginer la Turquie échanger (à ses yeux) « un maître contre un autre » en substituant la Russie à l'Occident, d'autant plus dès lors que l'on considère les avantages indéniables, précédemment développés, que lui offre sa position au sein de l'Organisation.

L'acquisition de ces systèmes anti-aériens ne saurait toutefois se limiter à la seule question des moyens de défense, mais illustre au contraire, la complexité de sa relation avec l'acteur russe. Pour la Turquie, la Russie demeure l'acteur référent dans de nombreuses problématiques. Si la Turquie dépend à 44% du pétrole provenant du Moyen-Orient, la Russie demeure toutefois l'acteur majeur avec laquelle lui faut composer. Important 55% de ses besoins gaziers des réserves russes, la Turquie lui est également lié par d'importants contrats d'énergie (construction de centrale nucléaire notamment), autant

153 Ibid. op.cit. GRAVISSE Benjamin, « Les relations commerciales - militaires entre la Turquie et la Russie : Du F-35 au Su-35 ? » ; p.85 ; DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021

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que par le secteur du tourisme, par ses échanges commerciaux, ainsi que par des questions sécuritaires au Moyen-Orient154. Si la situation permet d'illustrer les contours d'une relation fondée sur le pragmatisme et le réalisme - les deux pays caractérisant leurs positions internationales par une remise en cause d'un ordre « occidentalo-centrée », une désinhibition de l'emploi de la force armée, et une expansion de leur influence au -delà de leur zone d'influence traditionnelle - le développement de la BITD turque permet de reconfigurer les rapports de force de cette relation. Celle-ci s'illustre notamment par la modernisation ainsi que par le renforcement de la force maritime turque.

III. L'affirmation de la puissance maritime turque en Méditerranée: levier de préservation des intérêts économiques nationaux dans son environnement régional

A. Un renforcement des moyens maritimes turcs illustrant une volonté politique d'accroitre sa projection sur l'environnement maritime

Ce renforcement de la force maritime turque se manifeste tout d'abord par une modernisation de sa flotte. Il est à rappeler que le rôle traditionnellement dévolu à la marine turque, depuis la guerre froide, était d'assurer à la fois la sécurité de la Mer noire vis à vis des forces du Pacte de Varsovie, mais également de limiter l'accès de ces forces à la Méditerranée. Toutefois, avec la fin de la Guerre froide, la Turquie décide de dépasser le simple cadre de la protection de son littoral et d'opérer une véritable projection sur son espace maritime environnant. Cette projection lui permet ainsi de faire valoir à la fois ses intérêts économiques dans le cadre des zones économiques exclusives, mais également de protéger les grandes voies maritimes où transitent la majorité de son commerce international.

Ainsi, alors que celle-ci se trouvait dépendante des ventes de bâtiments de guerre américains, allemands ou français155, on observe l'indépendance progressive de la Turquie dans la production de ses éléments maritimes. L'étude du développement de la flotte maritime turque relève en réalité d'un intérêt certain pour l'ensemble des puissances maritimes européennes, et fait aujourd'hui l'objet d'un important travail de recherche qu'il

154 REBIERE Noémie, « Les relations russo-turques au prisme des enjeux énergétiques » ; Confluences Méditerranée, vol 104 no. 1, 2018, pp. 113-123

155 THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand la marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.

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serait impossible d'exposer dans son intégralité. Dans le cadre de notre étude, cette dynamique doit et peut toutefois être résumé en trois points essentiels.

D'une part, et outre l'important développement industriel et augmentation budgétaire en matière de défense, on voit la Turquie procéder à une importante modernisation de sa flotte. Il peut ainsi être cité l'exemple du développement du système GENESIS par la société turque Havelsan qui vient moderniser les capacités d'autodéfense de ses frégates lance missile de type Oliver H.Perry156. Ce système intégré de direction de combat vise ainsi à réduire considérablement le temps entre la détection de missile ennemi et la riposte.

D'autre part, la Turquie entreprend la construction de nouveaux bâtiments de guerre indigène, à la fois amphibie, sous marin, mais également de surface. Outre l'acquisition de six sous-marins dans le cadre du développement de son programme MILDEN à l'horizon 2024, la Turquie fera l'acquisition de quatre frégates FFG Istanbul en 2023, ainsi que d'un bâtiment amphibien LHD Anadolu en 2024. A cela s'ajoute le renforcement de sa flotte de surface dans le cadre du projet MILGEM, conceptualisant un nouveau modèle de frégate à destination de la défense anti-aérienne.157

Enfin, la Turquie renforce à la fois ses capacités sous-marines, mais également ses capacités de projection. C'est ici l'exemple du contrat conclu avec l'Allemagne, visant à acquérir 6 sous-marins de Type-214 Reis en 2022, produit par ThyssenKrupp marine Systems (TKMS), et dont les équipements électroniques et armements seront produit par la Turquie. C'est également la mise en service à partir de 2017 des navires de transports de chars « Bayraktar » et « Sancaktar »158, disposant d'une capacité d'emport de 1200 tonnes, soit l'équivalent de 20 chars lourds, ou de 60 véhicules légers et de 350 soldats.159

Ce faisant, la Turquie entend ainsi passer d'une force maritime locale à une véritable force maritime régionale, et, nous le voyons, développe sa flotte maritime en prévision de menace étatique. Cette montée en puissance doit toutefois être appréhendée plus spécifiquement à la lumière de la mise en place d'une véritable doctrine nationaliste en

156 SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi Vatan» et l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ; DSI n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.60

157 LANGLOIT Philippe ; « Les forces navales turques », DSI n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021 ; p.65

158 « Turquie : l'exercice militaire « Méditerranée orientale 2019 » continue »- Agence Anadolu, publié le 11 novembre 2019

159 Op.cit. THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand la marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.

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matière de géopolitique maritime, qui apparaît à la faveur de l'échec de la « Profondeur stratégique » d'Ahmet Davutoglü.

B. L'émergence d'une doctrine maritime nationaliste comme catalyseur des

revendications territoriales et énergétiques turques : le « Mavi Vatan »

Le « Mavi Vatan » ou « Patrie bleue » en turc, est un concept apparu pour la première fois en 2006 et utilisé par le contre-amiral Gürdeniz, officier en charge de la « Présidence des plans et doctrine des forces navales » 160 (« Deniz Kuvvetleri Plan Prensipler Baskanligi »). Détaché d'une vision ottomaniste ou islamique, cette doctrine kémaliste s'attache à la revendication territoriale des espaces maritimes légitimes turcs, et, plus encore, impulse une dynamique de « maritimisation du pays ainsi qu'une projection sur les flots »161. Elle émerge plus spécifiquement à l'issue du référendum relatif au plan d'Annan, plan portant sur la réunification des deux parties de l'île de Chypre, qui fut rejeté par la population grecque le 24 avril 2004. Ce projet avait notamment été soutenu par le gouvernement de l'AKP, dans le but d'opérer un rapprochement avec l'Union européenne, et ainsi de favoriser une intégration future. L'Etat chypriote, dans les temps qui suivirent le rejet, va alors procéder à la délimitation ainsi qu'à la revendication de sa Zone économique exclusive, particulièrement riche en hydrocarbure en se fondant sur la Convention de Montego Bay de 1982. Cette revendication va de plus s'appuyer sur la « Carte de Séville », produite par les géographes Juan Luis Suarez de Vivero et Juan Carlos Rodriguez Mateos le 4 Octobre 2004, venant approuver les revendications territoriales chypriotes162. Ces revendications vont ainsi être largement critiquées en Turquie, et particulièrement par le commandement maritime. En outre, ces derniers vont prôner une défense plus active des intérêts et de la souveraineté de la Turquie sur son espace maritime : une zone économique plus large qualifié par Gürdeniz de « Patrie bleue » ou « Mavi Vatan ».

Ce discours nationaliste, quoique relayé et popularisé par une partie de l'armée - l'amiral Soner Plat163, ...zden ...rnked, Mustafa ...zbey ou Cem Aziz çakmak164 notamment

160 Observatoire Turquie, « Mavi Vatan » versus la « Profondeur stratégique » : une doctrine eurasiste pour remplacer une doctrine « néo-ottomaniste » ? », publié le 22/12/2020

161 Op. cit. JOSSERAN Tancrède, « La puissance de l'entre-deux » ; DSI Hors-série n°77, avril-mai 2021, pp.22

162 DENIZEAU Aurélien ; « Mavi Vatan, la « Patrie bleue » Origines, influence et limites d'une doctrine ambitieuse pour la Turquie » ; IFRI ; avril 2021

163 Soner Polat, Mavi Vatan için jeopolitik rota: Doðu Akdeniz, Kõbrõs ve Ege'deki kavgayõ anlatan tespitler ve öneriler [Cap géopolitique pour la Patrie Bleue: Constats et propositions au sujet du conflit en Méditerranée Orientale, à Chypre et en Égée], Istanbul, Kaynak, 2019

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- n'est toutefois pas entendu par le pouvoir politique de l'AKP. En effet, et alors même que la Turquie n'est pas partie à la Convention de 1982, le gouvernement va d'avantage chercher à se rapprocher de l'Occident en endossant pleinement son rôle au sein de l'Alliance atlantique, mis à part le cas Irakien de 2003.

A partir de 2015, avec l'échec de la politique de la « Profondeur stratégique », et la résurgence d'un « Syndrome de Sèvres », tel que précédemment étudié, la doctrine du « Mavi Vatan » vient prendre une dimension nouvelle. Nous l'avons vu, la Turquie va à l'issue opérer un repli sur ses propres frontières pour concentrer ses forces sur ses trois menaces directes : les gülennistes, responsables de la tentative de coup d'Etat du 15 Juillet 2016 ; les Kurdes dont l'influence et la puissance augmente ; enfin le voisin grec et plus largement les « puissances impérialistes » désireuses de déposséder la Turquie de ses légitimes possessions. Ainsi, au delà de l'espace maritime, de nouvelles dimensions sont mises en avant dans l'environnement régional proche méditerranéen. La menace d'un Etat kurde qui aurait accès à la mer et menaçant « l'Ana Vatan » (la « Mère-Patrie », les pressions sur la Turquie pour quitter la République Chypre du Nord, le « Yavru Vatan » (que l'on pourrait traduire par « la Patrie-nouveau né » ou « Patrie-infante ») ; ainsi que la contestation de l'espace maritime légitime turque et plus particulièrement des ressources sur trouvant sur le plateau continental anatolien, le « Mavi Vatan » (« Patrie Bleue »)165. Celle-ci se fonde également sur le ressentiment anti-atlantiste, la peur d'une trahison, autant que sur l'appréhension d'un monde « post-occidental » avec l'Asie en son centre. Un virage de l'Atlantisme vers l'Eurasisme donc, confirmé par la mise en place du « mid-corridor » autant que par les partenariats établis avec la Chine.

Mais là où la « Profondeur stratégique » de Davutoglü prônait une approche plus diplomatique, visant à développer les partenariats économiques et à étendre le soft power turc dans l'espace traditionnel ottoman à travers la négociation, le « Mavi Vatan » quant à lui oppose une ligne plus dure d'une Turquie revendicatrice qui s'affirme comme une puissance militaire à part entière. L'exemple syrien, laisse toutefois entrevoir le glissement progressif de la politique de l'AKP vers ce « hard power » qui, s'il peut être perçu comme expansionniste, s'inscrit d'avantage dans une extraversion face aux intérêts des

164 « Tümamiral Mustafa ...zbey'den çaðrõ: Mavi Vatan okul müfredatõna girsin » [L'appel du contre-amiral Mustafa ...zbey : que la Patrie Bleue intègre les programmes scolaires], Aydõnlõk, 21 avril 2020 ; Cem Gürdeniz, « Amiral Cem Aziz Çakmak'õ `Mavi Vatan'õn sonsuzluðuna uðurlarken » [En faisant nos adieux à l'amiral Cem Aziz Çakmak parti vers l'éternité de la Patrie Bleue], Aydõnlõk, 4 juillet 2015 ; ...zden ...rnek, Milgem'in yk·s· [Histoire du programme Milgem]. Istanbul : Kõrmõzõ Kedi, 2016, 264 p.

165 Op.cit. Observatoire Turquie, « Mavi Vatan » versus la « Profondeur stratégique » : une doctrine eurasiste pour remplacer une doctrine « néo-ottomaniste » ? », Publié le 22/12/2020

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occidentaux et des autres puissances rivales du Moyen-Orient. Cette dynamique se trouve par ailleurs entérinée avec la mise en place d'un grand exercice naval organisé dans les trois mers côtières turques - mer noire, Mer Egée et Mer Méditerranée - appelé « Mavi Vatan 2019 ».

Ce glissement d'un « soft power » vers un « hard power », correspondant par ailleurs d'avantage aux discours de l'AKP, tend à apporter une réponse franche aux querelles entourant les Zones économiques exclusives (ZEE) méditerranéennes situées en périphérie de la Turquie. En effet, si la Mer noire constitue un espace de confrontation énergétique et maritime avec l'acteur russe, amplifié davantage par la découverte en août 2020 du gisement gazier « Sakarya » estimé à 320 milliards de mètres cubes de gaz166, la méditerranée demeure un espace qu'il lui faut privilégier tant vis à vis du commerce maritime international que des importantes ressources gazières et pétrolières qu'elle renferme. Elle répond par ailleurs à son besoin de diversifier ses approvisionnements et ses routes après les crises régionales successives : le cas de l'Ukraine en 2006 et 2009, de la Géorgie en 2008, ou de la Crimée en 2014167. Ceci vient expliquer l'implantation de 80 des bases navales turques dans cet espace : les bases de Mersin, Iskenderun, Aksaz, et Foca auxquelles s'ajoute les bases de Golcuk, d'Istanbul, et de Canakkale entre les détroits du Bosphore et des Dardanelles, et la future base de Famagouste en République Chypre du Nord. Ces dernières lui confèrent ainsi la possibilité d'interférer avec les forages gaziers dans les zones dont elle conteste la propriété, notamment au large de Chypre168.

Les prétentions turques sur son espace maritime environnant ne sont toutefois pas récentes. La Turquie rejette en effet les règles induites par la convention de Montego Bay de 1982, puisque ces dernières apparaissent inadaptées à l'espace méditerranéen. La convention prévoit d'une part que les eaux territoriales s'étendent sur 12 miles nautiques au delà de la ligne de base ; et d'autre part que les 200 miles nautiques au delà de la ligne de base appartiennent à l'Etat détenteur du territoire et définissent sa ZEE. Or dans l'hypothèse où le rivage le plus proche se trouverait à moins de 200 milles nautiques, la règle de l'équidistance » est applicable - une frontière située à mi-distance des deux lignes de base des Etats concernés. Mais dans le cas de l'espace méditerranéen, et plus encore dans le cas de la Mer Egée, ces règles apparaissent particulièrement inégales et illégitimes

166 Hasan Selim ...zertem ; « La découverte par la Turquie d'un nouveau gisement de gaz en Mer Noire et ses implications potentielles » ; Editoriaux de l'IFRI, 01 Octobre 2020

167 Institut du Bosphore ; « Relations énergétiques UE-Turquie » ; Septembre 2014

168 PEYRONNET Arnaud, « Perspectives navales : Vers un problème naval turc ? », FMES, le 13/11/2019

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aux yeux des turcs. En effet comment justifier qu'avec un littoral de 8300km et 82 millions d'habitants la Turquie ne puisse pas accéder à la moitié du plateau continental face à la Grèce et ses 11 millions d'habitants169 ? Ces espaces sont par ailleurs parsemées de petites îles sous contrôle grec qui, si l'on devait appliquer à la lettre les règles de la convention de 1982, disposerait d'une majeure partie de la Méditerranée. L'exemple le plus symptomatique étant l'île de Kastellorizo, une île de 9km2 située à moins de 2 kilomètres des côtes turques et à 580 kilomètres des côtes grecques, qui vient conférer 40,000km2 de ZEE à la Grèce et qui peut seule déterminer de l'ouverture ou de la fermeture de ces eaux. Par ailleurs, du fait de sa distance avec la Grèce, l'île serait situé sur le plateau continental turc, ne pouvant donc servir de base à des prétentions maritimes.

Ainsi, le « Mavi Vatan » ne viendrait pas contester la souveraineté grecque sur les îles - bien que celle-ci représentent une menace en étant militarisé en dépit du traité de Lausanne de 1923 - mais revendiquer l'espace maritime légitime limitant le potentiel économique turc. Cet espace se trouve par ailleurs dores et déjà investi par les Etats riverains libanais, israélien, chypriote et égyptien. Cette posture, présentée comme défensive et réaliste face aux menaces multidimensionnelles et multiformes de son environnement périphérique, se retrouve également au niveau de Chypre, et déborde sur l'ensemble de la partie orientale du bassin méditerranéen.

Si le « Mavi Vatan » désigne « la zone d'intérêts et de juridiction [turques] sur les eaux douces et salées situées entre les 25e et 45e méridiens est et les 33e et 43e parallèles nord 170», celle-ci va venir largement empiéter sur la ZEE grecque et chypriote. Pour rappel, dans le cadre de l'exploitation gazière, la République de Chypre a découpé son espace maritime en 13 blocs, chacun étant attribué à des firmes différentes à partir de 2007, pour un début de forage en 2011171. Or, les revendications turques vont générer un basculement d'une partie de ces blocs à l'intérieur de sa ZEE, entraînant au cours de la dernière décennie une série de déploiement de navires de recherches turcs, eux-mêmes accompagnée de navire d'escorte. Ce fut notamment le cas le 11 février 2018 lorsque le navire de forage « Saipem 12000 » de la compagnie italienne ENI, voulant effectuer un forage à l'intérieur du bloc 3, fût contraint militairement par la Turquie de quitter la zone

169 Op.cit. SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi Vatan» et l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ; DSI n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.60

170 GURDENIZ Cem, « What Is the Blue Homeland in the 21st Century? », United World, 31 juillet 2020, disponible sur : https://uwidata.com

171 HENROTIN Joseph ; « Chypre, l'enjeu gazier » DSI Hors Série n°77 Spécial Turquie, avril-mai 2021, p.24

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au motif d'un exercice imminent. Ce fut également le cas en 2019 lorsque la Turquie envoya le « Barbaros » prospecter à l'intérieur des blocs 7 et 8, annonçant dans le même temps la conduite d'un exercice militaire dans ces zones. Enfin, le 11 octobre 2020, la Turquie avait déployé sous escorte le navire d'exploitation « Oruç Reis » à l'intérieur des eaux grecques172.

L'interprétation extensive de la ZEE turque génère en réalité des répercussions dépassant le cadre de la mer Egée, car ce faisant celle-ci a conclue le 27 Novembre 2019 un traité de délimitation des ZEE en Méditerranée occidentale avec le Gouvernement d'Union nationale libyen. Cet accord bilatéral prévoit ainsi d'une part à ce que la Turquie soutienne militaire le GNU face aux forces du maréchal Haftar, et d'autre part consacre l'extension de la ZEE des deux Etats. L'accord permet en outre à la Turquie d'étendre encore d'avantage son domaine et de poursuivre la prospection de ressources énergétiques en ignorant la zone générée par l'île de Crète - sous souveraineté grecque. Plus encore, en étendant sa ZEE à la limite de la zone libyenne, la Turquie contreviendrait au projet de pipeline « EastMed », un projet de 200km visant à acheminer 9 à 11 milliards de mètres cubes de gaz naturel par ans vers l'Europe depuis le gisement « Leviathan » et « Aphrodite » vers la Grèce puis l'Italie. On voit que si la Grèce, Chypre, l'Egypte, Israël, la France ou les Emirats arabes Unis ont déclarés unanimement la valeur nulle de cet accord - les revendications de plus en plus agressives de la Turquie se poursuivent, l'AKP ne craignant pas de franchir le seuil des hostilités.

Ces tensions en méditerranée et, plus encore, au sein de l'alliance atlantique, illustrent en réalité les cinq priorités définit par l'amiral Gürdeniz : « le développement d'une puissante marine qui s'appuie sur une industrie nationale et indépendante; l'emploi de cette marine comme outil de diplomatie navale; des accords avec des pays frères et amis pour le déploiement lointain de la marine et de l'armée de l'air; le développement de la puissance maritime sous toutes ses formes, en particulier avec la dotation de navires sismiques et de forage; la formation d'avocats maritimes pour défendre la position turque sur la scène internationale173 »174.

Au delà, il s'agit également pour la Turquie de manifester sa contestation du système juridique international qu'elle considère d'avantage favorable aux puissances impérialistes

172 Ibid.

173 GURDENIZ Cem, Mavi Vatan Yazdan, Kirmizi Kedi Yaymevi, Istanbul, 2020, extrait de Op.cit.

SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi Vatan» et l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ; DSI n77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.59

174 Ibid.

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que réellement à la disposition des Etats, et donc une manifestation supplémentaire du « Syndrome de Sèvres ». Si « Mavi Vatan » désigne l'espace maritime méditerranéen, ce concept de projection sur l'espace maritime dépasse aujourd'hui largement ce cadre géographique pour incarner un véritable outil stratégique et économique. Il peut ainsi être rappelé la problématique de l'île soudanaise de Suakin. Le Soudan a en effet concédé la gestion de l'île à la Turquie pour 99 ans par un accord bilatéral signé en Décembre 2017. L'île de Suakin, située au nord-est du Soudan est un petit espace de 20 km2 mais dont la position en mer Rouge est hautement stratégique, implanté sur la deuxième voie maritime la plus importante au monde. On voit donc la volonté, pour la Turquie de sécuriser à la fois les grandes voies maritimes, les ressources énergétiques découlant de son plateau continental, autant que de manifester sa vocation régionale. Ainsi, à l'instar de la menace hellénique sur le territoire anatolien lors de la guerre d'indépendance de 1919-1922, le « Mavi Vatan » appui la nécessité pour la Turquie d'employer sa puissance militaire pour assurer la sécurité de ses territoires.

Nous avons précédemment pu observer que le virage « ottomaniste » ou « islamiste » de l'AKP entretenait une méfiance envers l'institution militaire, notamment du fait des coups d'Etat de 1960, 1971, 1980, 1997 et 2016 l'ayant conduite à d'avantage utiliser les partenariats politiques et la négociation pour arriver à ses fins. Aujourd'hui pourtant, la doctrine développée par des militaires nationalistes tranche avec les orientations conduites dans le cadre de la « profondeur stratégique ». Rompant avec une vision « islamiste », ces derniers n'hésitent pas à suggérer la négociation avec des acteurs régionaux comme l'Egypte, hostile aux frères musulmans, ou Israël dont la politique palestinienne est vivement critiquée par la Turquie. Ce glissement progressif et presque naturel de la « profondeur stratégique » au « Mavi vatan » démontre, in fine, le pragmatisme d'une Turquie désireuse d'assurer ses débouchés économiques, quand bien même cela serait fait au détriment d'une cohérence idéologique.

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