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L'activité culinaire des étudiants étrangers

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par Frédérique Giraud
Ens-Lsh - Master 1 de Sociologie 2006
  

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2) Pourquoi se rendre dans un magasin spécialisé ?

Il existe un processus d'appropriation physique et sentimental de l'aliment, dans lequel entre précisément la modalité de son acquisition et donc le lieu de son achat. La connotation de l'objet n'est pas donnée, mais construite et contextuelle. Ainsi un produit se construit comme typique, exotique dans l'interaction entre le vendeur et l'acheteur. Nous avons fait plus haut l'hypothèse que dans les magasins spécialisés, les relations entre le vendeur et l'acheteur dépendaient de la nationalité supposée de l'acheteur. Par contre, les relations neutres dans un supermarché tels que Atac ou Carrefour sont anonymes et neutre d'un point de vue affectif.

On peut imaginer que le sentiment de cuisiner le plus chinois possible s'actualise plus facilement lorsque l'achat est réalisé dans un magasin spécialisé. L'une des dimensions de la cuisine d'un étudiant étranger est en effet la volonté de cuisiner au plus proche de ses traditions131, or on peut faire l'hypothèse que l'un des éléments rendant possible le sentiment de cuisiner comme chez soi, est le fait d'acheter des produits importés. Ceux-ci sont en effet plus proches de chez soi et de fait seraient les seuls à donner naissance à une cuisine chinoise. Par ailleurs, lorsqu'on achète ses produits dans un magasin spécialisé, l'achat est émotionnellement plus fort et appartient moins à l'ordre des achats ordinaires, qui se ressemblent.

Pour une partie des étudiants que nous avons interrogé, le passage dans les épiceries spécialisées est quotidien, tandis que pour d'autres il est ponctuel. Au début du séjour en France, l'achat est ponctuel dans les épiceries spécialisées, il est une forme de gestion de la pénurie (économie de temps et d'argent), lorsque les autres sources d'approvisionnement ne disposent pas des produits recherchés, ou que l'on maîtrise mal ces sources.

L'approvisionnement préventif au pays et la réception de colis ou l'obtention des aliments par échange dans des réseaux d'interconnaissances permet seul de s'assurer de l'origine exacte des denrées, ce qui est fondamental s'agissant d'aliments dont l'une des fonctions est la valeur remémorative des saveurs du pays. Abdelbaki est très suspicieux quant à l'origine des épices qu'il consomme, son stock initial arrivant à épuisement, il en a demandé à sa mère, parce qu'il suspecte les épices qu'il peut trouver sur Lyon de n'être pas tunisiennes mais algériennes ou

130 Desjeux, Dominique, « Préface », Alimentations contemporaines, sous la dir. de Garabuau-Moussaoui I., D. Desjeux,, L'Harmattan, Paris, 2002

131 Nous analyserons ce phénomène en détail plus avant dans la démonstration.

marocaines. On retrouve la même logique lorsque Tsu Tsu Tuï ou Shumeï discutent la qualité des produits vendus dans les épiceries asiatiques : ce qui est mis en doute c'est l'authenticité de ces produits qui sont moins familiers que ceux que l'on a achetés soi-même. En définitive, l'achat dans une épicerie spécialisée s'intègre dans un ensemble plus vaste qui inclue différentes sources d'approvisionnement.

La qualité des produits du pays à l'étranger

La question qui se pose si le mangeur se rend dans un magasin spécialisé est de savoir si les produits qu'il y trouve sont de qualité identique à ceux qu'il trouverait dans son pays. Nous retrouvons ici le problème de la confiance que nous évoquions plus haut.

« En Chine, beaucoup d'aliments sont nommés « France », « Paris », ou sont décorés avec l'arc de triomphe, la tour Eiffel,... J'ai essayé des « France Bread ». Honnêtement, diffuser ce produit sous le nom de France ça fait mal !!! C'est pas DU TOUT du pain !!! » nous raconte Emeline Dommanget sur son blog Mimine en Chine. Souvent les expatriés ne sont pas satisfaits de leurs achats de produits spécialisés132. Ces produits sont fortement investis, et en réalité ils ne sont pas aussi bons que prévus.

Pour les produits frais, tels que le tofu, les pâtés impériaux, les produits surgelés, les fruits et les légumes, un autre problème s'ajoute. C'est le problème de la confiance, déjà évoqué. Il est particulièrement présent pour les étudiants asiatiques que j 'ai interrogés et se pose pour eux pour les magasins spécialisés chinois. Tous les étudiants asiatiques expriment une certaine méfiance et résistance face aux produits vendus dans les épiceries asiatiques, dont ils regrettent la mauvaise qualité. Voici les propos de Tsu Tsu Tuï qui se rend très régulièrement dans ces magasins et qui juge leur qualité approximative.

« Il y a seulement deux choses je vais acheter au supermarché chinois. Les autres je préfère acheter chez Atac, au supermarché française, parce que avec des produits, j'ai trouvé un problème avec les produits chinois, peut-être c 'est pas euh.. comment dire, c 'est peut-être pas le problème pour tous les supermarchés chinois, mais euh ; il y a quelques, plusieurs supermarchés chinoises euh vend les produits pas très fraîches

C 'est pas très frais. Et parce que un jour je suis allée à la supermarché chinoise, mais je trouvais que beaucoup de choses n 'étaient pas, n 'ont pas marqué de dates. C 'est pas bon, et je préfère...Et pour les choses frais, je n 'aime pas, je n 'ai pas trouvé là-bas »

Les produits importés n'ont pas toute la fraîcheur attendue, les dates de péremption ne sont pas respectées. Nous avons prêté attention à cette question lors de nos observations et nos achats, nous n'avons jamais été confrontés à ce problème là.

Aller au marché pour « faire des retrouvailes ethniques »

Sophie Bouly de Lesdain133 défend l'idée, à partir de l'exemple des migrantes camerounaises en région parisienne, que l'étude des réseaux d'approvisionnement offre une grille de lecture pertinente pour l'étude de l'alimentation et de l'intégration, puisqu'elle conduit, avant la

132 Surtout lorsqu'ils tiennent compte du prix que ces produits leur ont coûté comparativement à leur coût en France.

133Bouly de Lesdain, Sophie, « Alimentation et migration, une définition spatiale », Alimentations contemporaines, sous la dir. de Garabuau-Moussaoui I., D. Desjeux,, L'Harmattan, Chapitre 4, Paris, 2002.

consommation, à s'interroger sur le rôle du mode d'acquisition dans l'identité de l'objet et celle de son acquéreur. La connotation de l'objet n'est donc pas donnée, mais construite. L'identité de l'aliment s'acquiert donc dans un circuit d'achat précis.

De même, Dinh Trong Hieu134 indique combien fréquenter un supermarché chinois, un marché de produits tropicaux sert pour les étrangers asiatiques à se ressourcer. On va dans les supermarchés asiatiques autant pour se ravitailler, ou acheter de quoi subsister que pour y faire des « retrouvailles ethniques ». On y va en compagnie, en petits groupes, ou on y va pour y rencontrer ses amis, ses compatriotes. Lors d'observations dans les magasins asiatiques de la rue Passet, nous avons régulièrement observé des groupes d'étudiants de trois ou quatre personnes qui choisissaient ensemble dans les rayons, commentaient les produits. Au final, leurs paniers étaient remplis de façon identique.

Mais ne généralisons pas trop vite.

Sophie Bouly de Lesdain135 a réalisé une monographie du marché de Château rouge localisé dans le XVIIIe arrondissement à Paris. Ce marché est généralement considéré comme africain. On y retrouve en effet des commerçants du Cameroun, du Zaïre, de la Côte-d'Ivoire, du Congo à la fois dans le secteur de l'alimentaire et dans d'autres secteurs136. Pour un individu la fonction première du passage à Château Rouge est la convivialité, l'approvisionnement n'est pas touj ours utile.

Cependant des clientes tiennent un discours fonctionnel qui fait dominer le rationnel au détriment de l'affectif « je fais mes courses à l'européenne : je prends, je pars ». Le passage à Château-Rouge est appréhendé comme devant être ponctuel et fonctionnel.

Une des enquêtées, une étudiante camerounaise explique « Je n'ai pas le temps de vivre Château-Rouge »137. Nous pouvons extraire deux informations de cet extrait. Tout d'abord, le marché de Château-Rouge « se vit », c'est à dire qu'il est porteur d'une ambiance, d'odeurs. C'est donc le signe que se rendre dans un magasin spécialisé n'est pas neutre d'un point de vue affectif. On y recherche souvent plus que le seul produit acheté. On y va pour se plonger dans une atmosphère d'odeurs138, de contacts, de rencontres. L'odeur précède et participe à l'expérience culinaire ; on apprend à aimer les odeurs que nous reconnaissons dès la toute petite enfance, lors de notre processus de socialisation.

Deuxièmement, une information importante pour nous est ici indiquée : l'étudiant n'a pas le temps de « vivre le marché ». Prendre le temps d'aller à Château Rouge est déjà un investissement en temps suffisamment important, pour ne pas prendre en plus le temps de flâner. L'envie de prendre son temps dans ce marché reflète le sentiment de s'y sentir chez soi. Sophie Bouly de Lesdain indique que le marché de Château rouge rappelle le souk, le marché

134 Dinh Trong Hieu, « Notre quotidien exotique. Les repères culturels dans l'alimentation de l'"Asie en France" », Ethnologie française, 1997.

135 Op cit

136 On y trouve des tailleurs, des coiffeurs... Les entretiens de l'auteure n'ont été réalisés qu'avec les propriétaires de commerces alimentaires.

137 Tsu Tsu Tuï prend le temps de flâner dans les épiceries asiatiques, elle s'y rend très régulièrement, tandis que Shumeï n'aime pas trop y aller, parce qu'elle trouve que ces magasins sont un peu loin. 138 On trouve de nombreuses références dans la littérature consacrée aux magasins asiatiques aux odeurs particulières de ces magasins. Notamment M Chiva, « L'amateur de durian », in La gourmandise. Délices d'un péché, Paris, Coll Mutations/Mangeurs, Autrement, 1993. « Mais on découvre encore autre chose : un univers d'odeurs inconnu, surprenant, qui ne ressemble à rien, mais qui comporte aussi de forts accents de terre et de mer, de viscères et d'humus, de pourriture ou de fermentation, difficiles à identifier, à comprendre et à accepter pour l'Occidental que nous sommes. » p 4

est noir de monde, on se marche sur les pieds dans les boutiques. Les femmes camerounaises achètent la nourriture à Château-Rouge, parce qu'elles sont « missionnées » pour cela par un groupe d'amis, parce qu'on manque de certains ingrédients et que « ce soir c'est africain », par nostalgie, pour retrouver les marques, les emballages de là-bas, glaner des nouvelles du pays dans les boutiques. Des boutiques où l'on peut boire et discuter avec les amis également, puisque de nombreux commerces y vendent des boissons.

La volonté de reconstruction symbolique du territoire quitté, manifeste dans les agencements et l'approvisionnement des boutiques, peut prendre des formes subtiles : Sophie Bouly de Lesdain note que certaines bières, produites par des multinationales, sont jugées meilleures par les Africains lorsqu'elles sont proposées dans le conditionnement usuel en Afrique. Ainsi les épiceries de Château-Rouge vendent-elles le bouillon Kub dans des bocaux de verre et le Nescafé dans des boîtes de métal. Même si la marque et le produit sont internationaux, le pays, lui, est subjectivement associé à l'emballage. Cela permet d'évoluer dans un espace où la communauté est fortement présente.

On apprend l'existence de ces marchés par le groupe : c'est sur le mode oral et par un intermédiaire que l'on apprend l'existence de Château Rouge, ou du quartier de la Guillotière. Une parente, des connaissances retrouvées en France ou des voisins emmènent le nouveau venu dans la rue Passet ou lui indique comment s'y rendre.

A l'instar de C Crenn139 on fait donc l'hypothèse que le lieu où l'on fait ses courses alimentaires, que ce soit le supermarché spécialisé ou la grande surface ne sont pas des lieux neutres, sans enjeu social, où aucune règle n'est imposée. Dans les rayons, les choix effectués sont commandés par la cherté et en partie par les indications des amis, les membres du réseau, amical ou familial. De même et surtout dans les magasins spécialisés, les achats sont codifiés, les produits devant faire sens pour les étrangers. Pour être achetés, les aliments doivent être médiatisés en transitant par des territoires ou réseaux d'individus proches. Le mangeur se fie aux informations que lui donne ses amis sur la qualité des produits ou sur la possibilité de trouver des ingrédients en un lieu donné.

Parmi les moyens à la disposition des migrants pour faire leurs courses alimentaires, les magasins spécialisés occupent une place de choix. Ils ont une place importante dans les stratégies d'approvisionnement ne serait-ce qu'en raison de leur dimension identitaire. Le dernier moyen de se fournir en produits authentiques consiste à mobiliser un réseau d'amis ou de connaissance.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein