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L'activité culinaire des étudiants étrangers

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par Frédérique Giraud
Ens-Lsh - Master 1 de Sociologie 2006
  

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3) « L'Homnivore »16 et ses paradoxes ou l'alimentation comme problème

a) Le paradoxe de l'Homnivore

Il existe un paradoxe fondateur de la condition du mangeur. L'homme est un être omnivore. A partir de cette caractéristique émergent pour Fischler deux caractères contradictoires. Tout d'abord l'homme peut subsister à partir d'une multitude d'aliments et de régimes différents et survit donc à la disparition de certaines espèces, mais il a aussi besoin de variété. Dépendant de la variété, l'omnivore est donc poussé à la variation et à la diversification de ses pratiques mais il est, dans le même temps, contraint à la prudence. L'omnivore est pris entre deux pôles celui de la néophobie et celui de la néophilie, une double contrainte entre le connu et l'inconnu.

Cette situation caractérise notre population. Soumise à un changement de pays, elle est forcément contrainte à l'expérimentation de nouvelles saveurs, de nouveaux aliments. Cette double orientation possible entre acceptation de l'étranger et refus de la nouveauté est particulièrement importante pour nous. Le mangeur étranger actualise au jour le jour sa condition d'homnivore. S'il peut a priori tout manger, il multiplie surtout dans les premiers temps du séjour les découvertes culinaires.

Il n'existe pas d'interdit alimentaire au sens biologique, l'homme est omnivore. Chacun d'entre nous peut avoir une allergie personnelle parce qu'il est un exemplaire unique, mais il n'y a pas collectivement d'interdit biologique pour l'espèce humaine. Il ne faut pas confondre un dégoût individuel avec l'interdit qui est collectif. L'interdit ne relève pas non plus du réglementaire, des juridictions, du droit. Il est une manifestation collective à laquelle une personne adhère pour rendre concrète son appartenance à un groupe.

C'est grâce au principe d'incorporation, que nous avons exposé plus haut, que nous pouvons comprendre l'importance des découvertes culinaires. A chaque nouvel aliment rencontré est en jeu le principe d'intégrité de soi, de mise en danger de soi. En mangeant, les mangeurs incorporent simultanément des aliments et les représentations symboliques projetées sur ces derniers et les valeurs mises en scènes par l'organisation du repas.

16 Fischler, Claude, L'Homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Poches Odiles Jacob, Paris, 2001

b) Rejet et refus de goûter : la néophobie alimentaire

Littéralement, la néophobie alimentaire désigne la réticence d'un individu à goûter un aliment nouveau. Son existence a tout d'abord été attestée sur certaines espèces animales omnivores, notamment le rat et le singe.

En sociologie, Paul Rozin a développé l'idée selon laquelle la néophobie alimentaire est soutendue par une angoisse d'incorporation à la fois rationnelle et magique. En effet, l'homme, lorsqu'il goûte un produit pour la première fois, prend le risque de s'empoisonner (peur rationnelle) et de s'approprier les caractéristiques symboliques du produit (peur magique «on est ce que l'on mange»). Concernant cette croyance magique, Rozin a par exemple montré que des adultes américains croient que consommer des tortues d'eau de mer rend les individus meilleurs nageurs et plus pacifiques, alors que la consommation de sangliers les rend plus belliqueux et rapides à la course.

Paul Rozin dans Des goûts et dégoûts17 catégorise les phénomènes de rejet alimentaire. Il existe selon lui trois types de motifs de rejet de tel ou tel aliment. Le premier est « d'ordre sensoriel-affectif » : l'acceptation ou le rejet est fondé sur les propriétés sensorielles de la nourriture (goût, odeur, consistance et apparence). La seconde porte sur les conséquences anticipées de ce que nous croyons être le résultat de l'ingestion, et s'articule essentiellement sur les effets physiques : nutritifs ou toxiques. Une troisième motivation, propre à l'être humain, est liée à ce que nous connaissons des origines de l'aliment en question.

Ces trois motivations donnent naissance à quatre catégories différentes de rejet de la nourriture. L 'aversion concerne des aliments rejetés avant tout du fait de leurs propriétés sensorielles négatives. On considère généralement que ce sont des aliments inoffensifs ou bénéfiques, acceptables sur le plan de leur nature ou de leur origine. Ainsi beaucoup de gens rejettent les mets trop épicés ou trop amers. La plupart des aliments de cette catégorie sont des aliments acceptables dans une culture donnée, mais que certains individus appartenant à cette culture n'aiment pas. Tous ces aliments sont acceptables, mais certaines personnes n'apprécient pas leurs propriétés organoleptiques. Les aliments dangereux sont rejetés avant tout parce que l'on craint les conséquences de leur ingestion, et en particulier les effets toxiques de telle ou telle substance contenue dans l'aliment incriminé.

Les substances incongrues font, elles, l'objet d'un rejet idéel, c'est-à-dire qu'elles ne sont tout simplement pas considérées comme de la nourriture.

La dernière catégorie de rejet est le dégoût. Les substances dégoûtantes sont rejetées surtout pour des raisons idéelles, du fait de leur nature ou de leur origine. Toutefois, contrairement aux substances incongrues, les substances dégoûtantes sont perçues comme étant mauvaises ou/et souvent dangereuses. On peut définir le dégoût comme Angyal18, comme « la répulsion à l'idée de l'incorporation (buccale) d'un objet agressif. Cet objet a des propriétés contaminantes ; s'il touche un aliment par ailleurs acceptable, il rend ce dernier inacceptable».

La cuisine des autres pays est une nourriture concoctée et manipulée par d'« autres »19. Le rejet de la cuisine étrangère peut être compris comme le résultat à la fois de la crainte devant

17 « Des goûts et dégoûts », Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles, Collection Autrement, Paris, 1995.

18 A. Angyal, « Disgust and Related Aversions », Journal of Abnormal and Social Psychology, 1941, p.393- 412.

19 Notons que cette analyse vaut plus particulièrement pour des pays lointains de la France géographiquement dont les systèmes culinaires sont très différents de celui de la France. Dans le cas de l'Allemagne, de l'Italie... ces analyses laisseraient supposer une exagération de notre part. Gardons en

la composition d'aliments inconnus, de la répulsion (dégoût) envers la nature de ces aliments, et du fait qu'ils ont été préparés par un « autre » pour le moins étrange et inconnu. Souvent, en vertu de cette étrangeté, cet autre, différent de « nous », peut prendre des propriétés négatives et les transmettre à la nourriture.

Le risque alimentaire n'est jamais nul, et il n'est pas aisément quantifiable. Expliquons-nous. Comment apprécie-t-on le risque d'un aliment nouveau ? La réponse n'est simple que dans des situations extrêmes, lorsqu'on absorbe un poison violent à forte dose par exemple.

Dans la même veine, J-P Poulain20 définit un modèle alimentaire comme une série de catégories emboîtées, imbriquées, qui sont quotidiennement utilisées par les membres d'une société. ». Deux grandes familles de catégories doivent être distinguées : le mangeable et le non-mangeable, catégories au sein desquelles on définit des sous-catégories.

Une première distinction doit être faite entre comestible et non-comestible, cette distinction qui réside à l'intérieur d'un espace social alimentaire inclut ou rejette dans le registre du mangeable certains aliments. Il faut définir précisément ce que recouvrent les catégories du comestible et du non comestible.

Du ou des mangeurs...

On peut considérer que ces classifications culinaires ne sont pas valables pour une région, une ville... mais sont définissables à l'échelle d'une famille ou même d'un individu. L'un des points nodaux des études sur la modernité alimentaire notamment chez F Ascher21, la dernière en date étant celle de J-C Kaufmann22 est de mettre en évidence l'individualisme alimentaire. Il se manifeste de façon prépondérante au sein de la famille où traditionnellement les repas sont pris ensemble et ont pour fonction comme le démontre J-C Kaufmann23 de faire famille. Chaque mangeur se définit aujourd'hui au sein de la famille par des goûts individualisés, qui prennent sens en continuité des goûts familiaux ou en opposition avec ces derniers. Plus largement F Ascher narre dans le chapitre deux de son ouvrage24 intitulé « L'individualisation du mangeur » la fabrication d'un mangeur autonome qui sa caractérise par des portions individualisées, des ustensiles individualisés...

 

La classe du non-comestible

La classe des aliments non comestibles s'étend du toxique au produit comestible mais non apprécié. Cinq catégories entrent dans le non-comestible.

Le toxique contient les aliments pouvant être objectivement dangereux pour l'homme. Les produits tabous/interdits sont des produits sur lesquels pèsent des contraintes culturelles qui en interdisent ou restreignent la consommation.

mémoire le temps de ces analyses, leur généralité et leur exemplarité qui pousse à en grossir volontairement les traits de façon à insister sur des points saillants.

20 J-P Poulain, « Libres mangeurs ? », Penser l 'alimentation. Entre imaginaire et rationalité, J-P Corbeau, JP Poulain, Privat, Toulouse, 2002

21 Ascher, François, Le mangeur hypermoderne. Une figure de l'individu éclectique, Odile Jacob, 2005.

22 Kaufmann, Jean-Claude, Casseroles, amours et crises. Ce que cuisiner veut dire, Paris: Hachette Litteratures, 2005.

23 Op cit

24 Op cit

Vient ensuite le non-mangeable dans une culture : ces produits comme les précédents ne sont pas consommés, mais sur eux ne pèsent pas une charge d'interdit. Entrent dans cette catégorie les grenouilles ou les escargots pour les Anglo-saxons.

Les deux dernières catégories font intervenir la décision individuelle d'un mangeur : « le mangeable mais non apprécié » par un mangeur donné, l'aliment comestible qui est l'objet d'un dégoût individuel, pour ce dernier cas, l'aliment est comestible dans tous les espaces mais n'est pas aimé par l'individu.

Nous reproduisons ici par un souci de lisibilité et de compréhension de nos lecteurs, le schéma de J-P Poulain25.

Toxique

Tabou, interdit

Non-
mangeable

Comestible
non

Mangeable
mais

Comestible objet d'un

 

culturel

dans ma culture

consommé

n'apprécie
pas

dégoût
individuel

 

Les catégories du comestible

Quatre catégories organisent le comestible. Certains produits appartiennent au groupe du consommable problématique, ils posent des problèmes de consommation à long terme ou à court terme (indigestion par exemple).

Les produits dits consommables sont des produits alimentaires quotidiens, les produits dits agréables sont chargés d'une force positive, ils sont appréciés, répétés. Enfin les produits délicieux font l'objet d'une forte valorisation gastronomique, et sont consommés plus facilement en groupe que seuls..

Ici encore nous reproduisons le schéma récapitulatif de J-P Poulain. Ces deux schémas permettent de voir que les individus classent les aliments.

Consommable

Consommable

Agréable

Délicieux

problématique

 

quotidien

festif

 

Le (non) -mangeable, le (non)-comestible à l 'étranger

Il faut savoir prendre du recul par rapport à ces catégories pour explorer la réalité sociale. Les distinctions évoquées ne sont pas celles adoptées par les individus eux-mêmes, du moins en ces termes. Mais on peut supposer l'existence d'un raisonnement alimentaire profane, qui pousse chaque mangeur à établir des classements des aliments qu'il connaît et ingère selon qu'il les aime ou non, les trouve bons ou mauvais pour la santé...26 Les hiérarchisations

25 Op cit.

26 Shumeï, d'origine chinoise hiérarchise très explicitement ses consommations alimentaires. Origine d'une province pauvre de la Chine, elle consomme parfois des aliments qu'elle n'aime pas, parce qu'ils sont bons pour la santé. Si elle cuisine du porc, elle conserve l'os pour que pendant la cuisson se diffuse du calcium

auxquelles procèdent les individus sont nécessairement moins développées que celles que nous avons ici présentées, mais de façon sous-jacente aux propos des enquêtés on peut les retrouver.

Si nous avons tenu à présenter ces catégories, c'est que se met en branle dans la situation migratoire tout un ensemble de changements touchant aux catégories de définition du comestible, du non-comestible... entre le pays d'origine du migrant et le pays d'accueil. Il faut donc prendre conscience que les catégories si culturellement ancrées et définies, familialement établies et apprises sont chamboulées. C'est à niveau que se situe le point emblématique de cette recherche : à partir du moment om les classifications sont spécifiques à une aire culturelle donnée, comment un mangeur se comporte-t-il dans une autre aire ? Quelle attitude peut-on le plus probablement attendre de lui, la volonté de goûter ou de découvrir ou bien la réticence face aux nouveautés ?

Martine Courtois27 constate que les récits de voyage déçoivent souvent notre curiosité pour les cuisines du monde, parce qu'ils en parlent peu ou mal. Les évocations des cuisines étrangères y sont quasi-inexistantes, or on aurait pu croire ou espérer que les pratiques alimentaires y occuperaient une place de choix, en effet un voyage à l'étrange est bien souvent l'occasion de la découverte de nouvelles saveurs et pratiques alimentaires.

Ce constant de manque nous informe donc en retour sur la spécificité de l'acte alimentaire, sur le « pari vital » que peut constituer la découverte de nouvelles denrées et donc sur la tendance naturelle de l'homme à chercher ailleurs ce qu'il connaît. Ces récits de voyage nous permettent de montrer sous un autre angle que celui utilisé jusque ici l'existence d'une peur de la nouveauté alimentaire.

Le pain semble être presque une question de vie ou de mort pour Robert de Clari, qui raconte la croisade de 1204, plaint l'armée « si pauvre » qu'elle n'a pas de pain, alors pourtant qu'elle a viande et vin à volonté (8, 112-113). De Quilon, au sud de l'Inde, Marco Polo note qu'on y a « de toutes choses nécessaires à corps d'homme pour vivre [...], fors qu'ils n'ont point de grain, si ce n'est riz seulement ». Le manque de vin semble aussi désastreux. Longtemps après, en 1700, Tournefort subit les difficultés du campement à l'est de la Turquie : « II fallut donc passer la nuit sans feu ni viande chaude ; nous n'avions pas même du vin de reste » (22, II, 241). En juillet 1725, Peyssonnel se trouve en Algérie, où en cette saison on a surtout besoin d'eau, mais se plaint : « Je manquais de vin et d'autres provisions ; les chaleurs me fatiguaient » (18, 210). Les voyageurs emplissent leurs valises de bouteilles de vin, ainsi Lamartine, Nerval.

Ainsi si beaucoup de voyageurs n'ont rien à dire des cuisines locales, c'est parce qu'ils mangent à l'européenne. Ils emportent leurs provisions, mais aussi leurs cuisiniers...Ce qui domine ; c'est donc une peur de la nourriture de l'autre.

Cette première partie a permis de compléter l'introduction et de rendre à l'alimentation la complexité qui la caractérise. On a pu y définir les bases de nos démonstrations ultérieures. Ainsi, il apparaît que l'alimentation est un phénomène culturel, qui est toujours spécifique à une aire culinaire donnée. Cette spécificité se manifeste au niveau de la définition de ce qui est ou non un aliment. Suivant les sociétés, un produit donné sera ou non considéré comme potentiellement mangeable.

situé dans l'os, ajoute à ses préparations quelques feuilles d'herbes chinoises lorsqu'elle se sent fatiguée et veut refaire le plein d'énergie, boit des infusions de plante dont elle n'aime pas le goût lorsqu'elle est fatiguée...

27 M Courtois, « Sans pain, ni vin », Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles, Coll. Autrement, Paris, 1995,.

Jusqu'à présent, nous avons démontré que l'alimentation spécifiait des aires culturelles ou géographiques de façon assez homogène par l'intermédiaire des grandes catégorisations comestible, non comestible, mangeable, non mangeable. Il s'agit maintenant de montrer plus en détail sur quelques exemples choisis que l'alimentation est plurielle en un sens plus important que nous l'avons dit jusque là, en passant d'une vision microsociologique à une vision macrosociologique. Le changement d'échelle permet de mettre en perspective la complexité et la variabilité du phénomène alimentaire.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci