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L'activité culinaire des étudiants étrangers

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par Frédérique Giraud
Ens-Lsh - Master 1 de Sociologie 2006
  

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2) La nostalgie et l'attachement aux traditions d'Abdelbaki

Concernant Abdelbaki, nous essaierons d'expliquer son attitude conservatrice par ses origines populaires. Issue d'une famille tunisienne assez pauvre, son père aujourd'hui à la retraite était mineur et sa mère s'occupait de la maison, il a comme ses frères et soeurs très bien réussi scolairement171. Il est normalien de l'école Normale de Tunis, a le capes de Lettres Modernes, mais a raté l'agrégation de Lettres Modernes. Ayant terminé sa scolarité à l'école Normale qui dure trois ans en Tunisie, il a cependant renoncé à enseigner (la fin de la scolarité à l'ENS coïncide avec le « don » du Capes que les étudiants n'ont pas besoin de passer). Il est aujourd'hui en master 2 à l'Ens-lsh pour un an.

En ascension par rapport à son milieu familial, il manifeste un très fort attachement aux traditions tant familiales que tunisiennes. Il tient pour cruciale la différence entre les produits algériens, marocains et tunisiens, marquant un point d'honneur à consommer ce qui est tunisien (notamment les épices) et mieux encore ce qui a été préparé par sa famille.

Les enquêtes sur les familles immigrées marocaines172 montrent que les mères de familles et les jeunes prennent de la distance vis à vis des pratiques dites « marocaines », notamment par rapport à l'utilisation massive de l'huile d'olive et de la harissa en défendant les vertus pour la santé de l'occidentalisation des pratiques. Mais ces pratiques se conjuguent avec l'affirmation (face à l'anthropologue française) d'une continuité évidente avec le Maroc. Finalement et malgré l'influence de la cuisine occidentale (qu'ils ne peuvent nier) les parents estiment que leurs enfants mangent aussi comme eux, « ils mangent comme au Maroc, les repas restent les mêmes» disent les mères.

171 Ses deux frères aînés sont ingénieurs, sa soeur est en licence de géographie.

172 Crenn, Chantal, « Modes de consommation des ouvriers agricoles originaire du Maroc installés dans la région de Sainte Foy-La-Grande en Libournais (Gironde) », Anthropology of food, 2001

Abdelbaki également défend la continuité de ses pratiques alimentaires avec celles de la Tunisie : il a veillé à amener beaucoup de produits avec lui de Tunisie : des épices préparées dans sa famille, des piments, du poivre, de l'huile d'olive faite par sa famille, des boites de tomate, de la harissa, du thon, de la poudre d'amandes...et s'en est fait envoyer au milieu d'année de la viande sacrifiée le jour du Grand Aïd. Il veille à respecter la norme halal et ajoute des épices à tout ce qu'il mange. Il cuisine exclusivement comme sa mère lui a rapidement appris, chaque plat commence par la même préparation d'huile d'olive, d'oignon et de piment, base à laquelle il ajoute la viande ou les légumes. La différence majeure réside dans le fait qu'en Tunisie, il n'a jamais cuisiné. Ainsi lorsqu'il affirme faire comme en Tunisie

« oui, ici c 'est pareil, je mange la même chose. Ouais... c 'est une cuisine d 'étudiants mais je pourrais dire que c 'est la même chose », il se réfère à ce qu'il y mange mais non pas à ce qu'il y prépare. En France il se fait le garant des traditions et des manières de préparer qu'il a observé chez sa soeur et sa mère mais qu'il n'a jamais pratiquées lui-même.

Chez lui, il baigne dans une socialisation familiale où l'alimentation et les manières de faire sont très importantes : elles font partie du patrimoine familial et tunisien. Ainsi il nous explique avec détails la manière de préparer les mélanges d'épices, les bocaux d'olive. On sent que c'est très important pour lui et que les gestes sont garants de la qualité des mets.

Il est très regardant sur la manière de préparer les plats, les kébabs achetés dans des échoppes à Lyon, le couscous réalisé par sa mère. Celui-ci doit être fait à la main dans un grand couscoussier. Avec la main, on sépare les grains de couscous, on détache les morceaux de viande et de légume. Le geste fait beaucoup pour la préparation. Dans le documentaire de Néna Baratier au titre évocateur Les Mains dans le plat173 l'importance des manières de faire, des techniques employées est mise en exergue. Les plats africains se préparent à la main, on trie, on mélange, on rince à la main, puis on mange avec ses mains. Lui-même a reproduit les manière de faire de sa mère en octobre lorsqu'il a préparé un couscous pour ses amis.

Si Abdelbaki manifeste cet attachement à la tradition, c'est certainement en raison de l'importance de la famille chez lui. Pour expliquer pourquoi sa mère lui a fait parvenir dans un colis de la viande sacrifiée lors de la célébration du Grand Aïd chez lui, il nous dit « tu sais ma mère elle m 'aime beaucoup, je suis chouchouté ».

En venant en France il passe de la vie en famille à la vie tout seul, il manque toutes les fêtes tunisiennes qui sont aussi l'occasion de rassemblements familiaux ; par ailleurs il s'est brouillé à Lyon avec le seul tunisien qu'il connaissait à propos de la présidence de l'association des étrangers de l'Ens. Il a beaucoup de connaissances de diverses nationalités, mais rencontre peu de tunisiens. On sent que ce contexte relationnel est pour beaucoup dans son attachement à la cuisine tunisienne.

Si avec Shumeï, nous avons remarqué que la présence d'amis permettait de soutenir des habitudes culinaires chinoises, avec Abdelbaki c'est l'absence d'amis et la nostalgie de la Tunisie qui le conduisent à maintenir les traditions. Les travaux réalisés sur les familles migrantes174 montrent l'importance du groupe lors du processus de migration. Un des faits sociaux les plus observés est le resserrement des liens familiaux dans le processus d'insertion, un repli sur le groupe et ses traditions. La valeur communautaire s'intensifie. C'est bien ce que nous observons avec Abdelbaki, l'ancrage sur les normes du groupe est lié au dépaysement et à l'appauvrissement du contexte relationnel.

173 Baratier, Néna, Les Mains dans le plat, Coll. La cuisine des autres, Ethnologie Europe, MAB Films / France 3, 1995

174 Bahloul, J, « Nourritures Juives », Les Temps modernes, 394 bis, 1979, p386-395

Briand, R et Perez, l, « Changement social et modes alimentaires chez les réfugiés vietnamiens », Toulouse, 1980

Nous avons pu l'observer à de maintes reprises chez nous, lorsqu'il était invité à manger par nos colocataires. Lorsque Shumeï l'invite, il regarde avec circonspection ce que la cuisinière ou le cuisinier prépare, veille à faire ajouter des épices. Par exemple pour la fondue chinoise, qui est par nature épicée, il propose d'en ajouter plus, de peur que ce ne soit pas assez épicé. Il trie les ingrédients, laissant de côté dans la fondue tout ce qui fait la spécificité chinoise à savoir les champignons, le chou chinois. Il n'aime pas la cuisine chinoise, trop distante de ses propres habitudes alimentaires et culinaires. Les saveurs trop éloignées des saveurs tunisiennes lui disconviennent, il laisse ses assiettes à moitié pleines.

Son attitude est différente lorsque c'est Giovanni ou notre autre colocataire français qui prépare à manger, il aime généralement les plats de pâtes au saumon, les pâtes à la carbonara, les tartes à l'oignon, mais il manque toujours selon lui quelque chose.

Lorsque c'est lui qui invite des amis à manger, il leur prépare une soupe à la tomate et à l'oignon qui s'appelle « chorba ». Abdelbaki peut la faire plus ou moins épicée, la préparant pour d'autres, il n'arrive généralement pas à doser convenablement les épices, si bien que dès la seconde invitation, les amis savent qu'il faut lui recommander de ne pas mettre trop d'épices, il en rajoute alors dans sa portion.

L'ensemble de son attitude est cohérente. Interrogé en entretien sur cet usage des épices, il rit admettant « oui c 'est vrai, j 'en mets partout », il nous explique leur fabrication chez lui, les épices achetées au marché puis assemblées par sa mère. Il en a ramené quatre paquets de 50g chacun en septembre, en février, il ne lui en reste plus qu'un, déjà entamé. Il en a demandé à sa mère dans le colis qu'elle lui prépare. Il précise « je préfère que ce soient celles de ma mère, oui tu peux en trouver ici, mais je sais pas, non c'est pas que...mais vraiment je préfère les épices tunisiennes, y 'a pas les mêmes choses non plus. Là c 'est ma mère qui achète sur le marché et qui fait sécher à la maison sur les toits »

Le marché de la Guillotière de Lyon est connu pour être bien achalandé en produits maghrébins, mais Abdelbaki n'y trouve pas son bonheur « j 'sais pas, y 'a pas ce que je veux, c 'est pas des trucs tunisiens en fait, c 'est surtout marocain, algérien. Là bas, j 'achète le piment (dont il fait une très grande utilisation en plus des épices), j 'ai essayé d 'acheter là bas de la harrissa, mais je sais pas, y 'a mettent des trucs dedans des navets et des carottes chez nous y 'en a pas. »

Abdelbaki fait figure de puriste, il n'a pas tellement confiance dans les produits qu'il peut acheter en France dans les épiceries maghrébines ou sur les marchés, il préfère utiliser les produits familiaux. On peut peut-être rapporter cette attitude à ses origines populaires. Il apporte une grande importance à la qualité des produits, à leur origine, est méfiant par rapport à ce qui n'est pas naturel. Par ailleurs il est peu enclin à la découverte de nouveaux produits. Il a confiance en des valeurs sûres qu'il reproduit très souvent. Il mange assez souvent la même chose et lorsqu'il reçoit il sert invariablement « chorba ». On pourrait dire que les épices sont pour lui un marqueur identitaire fort, il est attaché et fier de manger (très !) épicé et pimenté.

Le sentiment de confort et de satisfaction associé à sa nourriture familière est extrêmement important. Il s'illustre dans ce que l'on appelle le conservatisme culinaire. Les groupes d'immigrés, même après de nombreuses générations, tendent à consommer et à préférer encore la cuisine de leur pays d'origine, alors même que la plupart des autres aspects de leur culture se sont estompés. Même lorsque la cuisine de leur pays d'accueil est acceptée dans la vie de tous les jours, dans certains cas, comme cela a été démontré avec des Américains d'origine italienne, la cuisine d'adoption et la cuisine d'origine ne sont pas consommées au

cours d'un même repas, et le repas principal, à savoir le déjeuner du dimanche, est consacré à la cuisine de « là-bas »175.

Les études sur les migrants marocains176 (familles et étudiantes) ont montré que sont généralement abandonnés l'huile d'olive, les plats trop sucrés, tandis que le label halal est conservé. Les plats familiaux sont révisés notamment chez les jeunes femmes en conservant uniquement les épices et les légumes, un grand usage de la cuisson vapeur est fait à la place de la friture des aliments. La relation entretenue avec la Tunisie reste donc forte, et passe en particulier par un lien avec certains plats typiques réservés pour les repas entre amis, mais aussi par les modes de préparation et de cuisson qui leur sont liés. « Les juifs originaires de Tunisie à Belleville »177 cuisinent en France avec beaucoup moins d'huile, de piment et de harissa. Les raisons invoquées pour ces changements sont d'ordre médical (ulcères et troubles digestifs), et climatique. Les jeunes préfèrent aux plats jugés trop gras et pimentés des plats « aseptisés ». La relation avec la Tunisie est largement entretenue et revendiquée pendant les inter-repas, les moments de grignotage.

Dans son attachement à la cuisine maghrébine, Abdelbaki se rapproche des enquêtés de M Padilla178 qui ont un discours et une appréciation bien différente des plats d'ici et de chez nous. Les discours sur cette double cuisine sont intéressants. La cuisine « d'ici » est vue179 comme blanche, fade, légère, simple, rapide mais pas très savoureuse même si elle est plutôt bonne pour la santé. Face à elle, les enquêtés de M Padilla jugent la cuisine du pays épicée, lourde, compliquée, longue. Au contraire de la cuisine française elle rassasie bien, mais n'est pas bonne pour la santé.

Tout plat de riz, de pâtes, de petit pois... devient pour lui tunisien à condition qu'on lui rajoute piments et épices, les deux ingrédients nécessaires et pourrait-on dire suffisant. A ce compte là, il ne semble pas y avoir de grande spécificité de la cuisine tunisienne. Mais l'attitude d'Abdelbaki est intéressante en ce qu'elle témoigne d'un réel souci de préservation des saveurs auxquelles il est habitué. Son goût est véritablement formé comme cela. Les épices sont perçues comme l'élément magique transformant une préparation banale et inconnue en plat mangeable et comestible180. Cette cuisine orientale n'est pas celle que pourraient préparer les femmes en Tunisie, mais elle est constituée d'un orientalisme revisité en France. Abdelbaki, comme les jeunes tunisiens informateurs de C Balland181 sélectionnent quelques produits typiquement orientaux à leurs yeux et les additionnent parfois d'une façon qui peut paraître abusive ou anarchique pour les cuisinières les plus âgées, à tous les plats élaborés selon des recettes partiellement orientales ou françaises.

Certaines pratiques sont par contre abandonnées parce qu'il n'arrive pas à les placer dans son emploi du temps, ou parce qu'en France la pratique ne trouve plus son sens. En Tunisie,

175 Goode, K. Curtis et J. Theophano, « Meal Formats, Meal Cycles and Menu Negociation in the Maintenance of an Italian-American Community », in Food in the Social Order, sous la direction de M. Douglas, New York, Russel Sage, 1984, p 143-2 18

176 Crenn, Chantal, « Le Tajine à la "bouillie bordelaise ». Transmission des manières de cuisiner dans les familles des ouvriers agricoles immigrées dans le vignoble bordelais.

177 Christine Balland, « Enquête alimentaire sur les juifs originaires de Tunisie à Belleville », Ethnologie française, XXVII, 1997

178 M Padilla, « Adaptation à la diversité des cultures et des besoins. A propos de l'alimentation maghrébine », Journées de l'AME « Alimentation et santé des lycéens et collégiens en LanguedocRoussillon », Montpellier, 2001

179 Nous reprenons les termes des enquêtés.

180 On se rappelle le poids de la notion du comestible dans le phénomène de mobilité géographique.

181 Balland, Christine, "Enquête alimentaire sur les juifs originaires de Tunisie à Belleville",Ethnologie française, 27, 1997, 64-71.

Abdelbaki a l'habitude de prendre pour son petit déjeuner une boisson chaude réalisée à partir d'une poudre d'amande que l'on fait chauffer dans du lait. Mais en France, il ne parvient pas à trouver le temps de se préparer cette boisson avant de partir en cours. La seule fois où il l'a préparée, il a été déçu du goût de sa préparation et n'a plus jamais réessayé de la préparer.

D'autres plats, fédérateurs sont conservés et valorisés en raison de leur consonance identitaire. Au tout début de son séjour en France, Abdelbaki a préparé un couscous. Pour les jeunes, souvent nés en France, seul le couscous, plat national marocain, fait l'unanimité, si l'on en croit les analyses faites par Annie Hubert182. Si il a largement envahi les menus des Français par les cantines scolaires, les restaurant des hôpitaux, les boîtes de conserves ou les surgelés...il n'en est pas moins « authentique » pour ces jeunes.

Pour Abdelbaki, le couscous fonctionne à la manière d'un plat totem et sert d'assignation identitaire. Alors qu'il n'a jamais fait la cuisine, il se lance dans la préparation d'un plat traditionnellement familial et long à préparer. Il s'en sort selon lui bien « franchement, c 'était bon, au début je pensais pas, mais en fait tu vois c 'est facile. » Il avait demandé conseil à sa mère et a suivi les instructions à la lettre et au gramme près.

Le couscous reste pour les jeunes générations un marqueur identitaire évident tant il est impensable de consommer un « couscous garbit » au plus proche de celui « de leur mère » qui relève selon eux d'un autre goût, d'un savoir-faire transmis dans la chaleur du foyer et qui est finalement irremplaçable. Chantal Crenn183 note qu'on retrouve dans les cuisines des étudiants d'origine marocaine de Bordeaux (dont les parents sont installés à Sainte-Foy-la-Grande) petits couscoussiers, théières, épices en tout genre. En ce qui concerne notre enquêté, il n'a que les épices. Mais comme il espère rester en France pour son doctorat, il envisage d'investir dans un petit couscoussier.

Nous avons essayé de décrire les comportements de Tsu Tsu Tuï et d'Abdelbaki. Quelles conclusions peut-on essayer de tirer ? Que signifie l'attitude de conservation alimentaire ? Quel est le rôle des plats au plus proches de chez soi ?

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote