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L'activité culinaire des étudiants étrangers

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par Frédérique Giraud
Ens-Lsh - Master 1 de Sociologie 2006
  

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II. Cuisiner comme chez soi ou la tentative d'un conservatisme actif

A l'inverse de Shumeï qui a beaucoup modifié ses pratiques alimentaires et est ouverte aux découvertes culinaires, deux des étudiants interrogés manifestent une réserve par rapport aux aliments et préparations des autres pays. Il s'agit de Tsu Tsu Tuï chinoise et de Abdelbaki, étudiant tunisien. Comment comprendre leur volonté de conserver des pratiques les plus proches possibles de leurs pays ? Comment expliquer l'expression de la continuité alimentaire qu'ils expriment ? Pour eux, leurs pratiques en France sont dans la continuité de leurs pratiques alimentaires dans leurs pays d'origine.

Manuel Calvo162 proposait de réfléchir sur les pratiques alimentaires en situation de migration à partir de l'idée de continuum alimentaire. Il différencie trois styles alimentaires possibles pour les migrants.

Le style dichotomique est celui dans lequel les faits et les pratiques alimentaires continuent à être basés sur la culture d'origine, même si la personne migrante a incorporé plusieurs éléments des techniques appartenant à la société d' insertion. Il correspondrait selon lui à une étape transitoire d'accommodation, et serait caractérisé par un remplacement partiel des techniques, d'une acquisition des pratiques limitée à l'incorporation des techniques et de manières de faire simplifiées, rapides et adaptées au mode de vie urbanisé. Les pratiques culinaires se veulent pragmatiques, instrumentales, et sont faites d'alternances et de superpositions culturelles.

Ce style caractérise Tsu Tsu Tuï et Abdelbaki comme nous allons essayer de le démontrer. Ce qu'il faut voir dès à présent, c'est que derrière l'affirmation de la continuité, percent des modifications liées à la société d'accueil.

Le style duel est caractérisé en priorité par la coexistence des deux cultures. Il s'agit d'une double participation intériorisée, propre à la période d'adaptation, d'un style panaché, formé d'éléments variés avec des substituts culturels solides. Ce style correspond bien à l'atttitude en cuisine de Shumeï.

Le style anomique est quant à lui défini par la perte totale des normes de la culture d'origine sans que cela soit remplacé par une acquisition des normes de la société d'accueil. Il est selon nous beaucoup trop extrême et n'est pas représenté parmi une population d'étudiants163.

162 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p. 77.p 52-89.

163 Nous pensons qu'il ne pourrait exister même chez des populations non étudiantes. Il reste toujours des marques de la culture d'origine de l'individu.

1) La différence structurelle des cuisines française et chinoise explique le maintien des pratiques culinaires d'origine de Tsu Tsu Tuï

Faisant décrire à Tsu Tsu Tuï des repas pris en Chine et des repas pris en France, nous avons constaté une similitude très forte dans la composition de sa semaine alimentaire, mis à part pour le petit déjeuner. Elle prépare en France les mêmes plats qu'elle mange en Chine, mais il s'agit essentiellement de plats simples, parce que les plats plus compliqués aussi plus typiques sont moins facilement réalisables en France en raison du manque d'ingrédients. Elle goûte peu à la cuisine française et manifeste une réserve par rapport à celle-ci. Elle a essayé de manger à la cantine mais elle n'aime pas « la manière française, à la cantine, euh y 'a toutes les choses ensemble, mélangées, je n 'aime pas les plats à manger ensemble ». La structure des repas est différente. Elle veut comme en Chine avoir des plats différents dans des assiettes séparées, le riz doit obligatoirement être à part, « le riz avec les petits plats c 'est typiquement chinois ».

Sa réserve pour la cuisine française peut s'expliquer par la grande distance entre la cuisine française et la cuisine chinoise164. La cuisine des autres pays est une nourriture concoctée et manipulée par d'« autres ». L'appréhension devant la cuisine étrangère peut être comprise comme le résultat à la fois de la crainte devant la composition d'aliments inconnus, de la répulsion (dégoût) envers la nature de ces aliments, et du fait qu'ils ont été préparés par un «autre». Cette analyse vaut spécifiquement pour la cantine.

Plus généralement l'étudiant étranger est confronté à de nouvelles formes alimentaires qui existent à plusieurs niveaux. La temporalité des journées alimentaires n'est pas la même, en Chine le repas du soir se prend habituellement vers 1 7h30 ou 1 8h, puis au cours de la soirée le repas est complété par de petites prises alimentaires qu'on va acheter dehors. L'offre alimentaire n'est pas la même : si Tsu Tsu Tuï n'éprouve pas de difficulté à trouver les ingrédients dont elle a besoin, elle regrette de ne pas trouver en France tous les plats préparés qu'elle utilise habituellement en Chine. Les manières de prendre ses repas ne sont pas les mêmes : en Chine on se sert de peu d'outils, mais ceux-ci sont différents de ceux utilisés en France. On mange, on mélange et on saisit les aliments à l'aide de baguettes.

Une consommation codifiée : le repas chinois165

Trois repas par jour

Quels que soient les milieux, la norme est de trois repas par jour, appelés repas du matin, repas de midi et repas du soir. Le petit déjeuner se prend entre 5h et 7h30, le déjeuner entre 1 1h30 et 12h30, le dîner entre 18h et 18h30, cela variant avec saisons dans les campagnes. A la campagne, on mange chez soi en famille, à la maison ; à Shanghaï, Pékin, Canton, on déjeune sur son lieu de travail, à la cantine.

Un modèle à trois termes

Le repas chinois se fonde sur un équilibre nutritionnel entre un féculent considéré comme l'élément substantiel, et des mets d'accompagnement ayant en principe un rôle de sapidité et non de sustentation. Sont associés à une céréale ou un tubercule cuits à l'eau ou vapeur des

164 Si cette distance existe bien aussi pour Shumeï, nous avons essayé de fournir des éléments d'explication des modifications de ses pratiques.

165 Sabban, Françoise. Une consommation codifiée : le repas chinois. In: Tables d'hier, tables d'ailleurs, Odile Jacob, 1999.

condiments, des sauces, des plats de légume, de viandes, de poissons, d'oeufs, de sous-produits du soja. En Chine, ce modèle commun à de nombreuses sociétés traditionnelles dont le mode de vie est essentiellement rural, se complète d'une soupe légère en goût et fluide en consistance. Ce bouillon n'est pas toujours présent, car sa confection dépend des possibilités et il est parfois remplacé par un verre de thé léger ou plus souvent de l'eau chaude absorbée dès que le repas est terminé.

Quelques exceptions

Le petit déjeuner occupe une place particulière. A la campagne, c'est un repas comme un autre. En ville, il peut ressembler au dîner ou au déjeuner par sa composition, bouillie de riz et navets salés par exemple, mais dans certains milieux, il est d'inspiration occidentale et se compose de thé ou de café avec du lait, des toasts, beurre, confiture. Bien souvent on le prend dehors. Les marchands ambulants du petit matin offrent des étals surchargés parmi lesquels le citadin fait son choix. Il déjeune d'un youtiao, beignet torsadé et bol de lait de soja tiède, de boulettes de riz gluant à la cacahuète...

La réticence de Tsu Tsu Tuï face à la nourriture française est aussi liée au fait que nous l'avons interrogé alors qu'elle n'était pas depuis longtemps en France (trois mois) et on peut faire l'hypothèse qu'elle n'était pas encore habituée aux produits français.

En quoi le temps passé en France par notre enquêtée est-il mobilisable pour l'explication de son non-goût pour l'alimentation française ? Il semble que le temps passé en France permette au goût de se redéfinir comme en témoigne le cas de Shumeï, et au palais de s'habituer à de nouvelles saveurs. Si Tsu Tsu Tuï peut dire « J'ai essayé de manger à la cantine, pour trois ou quatre fois, mais.. je ne peux pas accepter la façon de manger là-bas », on peut penser que cette attitude évoluera au cours du séjour vers plus de tolérance. Les propos de Tsu Tsu Tuï peuvent donc d'un côté s'expliquer par la durée encore relativement courte passée en France. Ainsi l'attitude que nous allons décrire ici de conservatisme actif des pratiques culinaires du pays pour elle et Abdelbaki ne doivent pas être exagérément consolidées. L'analyse pour aider à la compréhension peut réintroduire trop de stabilité ou de pureté là où la réalité présente de la pluralité et de la mouvance.

Il semble qu'il faille un temps d'adaptation aux étudiants étrangers pour commencer à préparer des plats français. Les premiers temps du séjour, surtout les premiers jours sont consacrés à la recherche active d'ingrédients connus et réconfortants. Le premier week-end de son arrivée en France, Christina prépare un tiramisu, qui est un dessert très apprécié dans sa famille. Théodora a le réflexe pendant le premier mois passé en France de regarder dans tous les magasins qu'elle fréquente si elle trouve des produits roumains.

« D 'abord, j 'ai regardé si il y avait des choses que je connaissais. Mais après c 'est en même temps que je me suis habitué à vivre en France, à parler français, je me suis mis à cuisiner, un mois après que je suis arrivée, que j 'ai commencé à manger de plus en plus de la façon française. ». Le changement de manières de cuisiner se fait progressivement en même temps que l'on s'habitue à vivre en France, à fréquenter des français et que l'on apprend à parler français.

Tsu Tsu Tuï parvient-elle à manger chinois en France ? Ses pratiques culinaires sont-elles vraiment différentes de celle de Shumeï ? Grâce aux observations des pratiques de notre colocataire, nous possédons un point de comparaison. Mis à part lors du petit-déjeuner, Tsu Tsu Tuï conserve lors de toute prise alimentaire une portion de riz, servie à part et mangée

avec des baguettes. Comme Shumeï elle fait cuire son riz dans un cuit-vapeur, mais Shumeï elle mange moins de riz166, et jamais avec des baguettes ni dans un plat à part.

On peut rappeler que Shumeï ne mange que son petit déjeuner avec les baguettes, mis à part quelques plats de vermicelle de soja, tandis que tous les autres étudiants chinois conservent l'utilisation des baguettes. Tsu Tsu Tuï prépare les plats de façon chinoise en coupant les légumes de même que la viande en très petits morceaux de façon à ce qu'ils soient préhensibles avec les baguettes. Elle n'achète pas de cuisses de poulet ou alors ne les cuisine pas telles qu'elles : elle coupe la viande en morceaux. Shumeï par contre cuisine souvent des pilons de poulet qu'elle mange à l'aide de la fourchette et d'un couteau. Tsu Tsu Tuï ajoute à ses plats des épices chinoises, du glutamate, du gingembre167.168.

Les différentes prises alimentaires et leur degré d 'acculturation169

Le petit déjeuner perd très rapidement sa spécificité culturelle et est composé généralement d'aliments empruntés à la société d'insertion. La réunion du groupe lors du petit déjeuner est généralement peu ritualisée, il se prend seul rapidement, de sorte que les valeurs qui le structurent sont peu nombreuses. L'acculturation dans cette prise d'aliments ne porterait pas atteinte aux principaux traits culturels de l'alimentation du groupe selon M Calvo.

Le déjeuner est celui qui par ses différences présente le plus de possibilités de contacts, il peut en effet facilement être pris au restaurant universitaire ou à la cantine. Le repas du soir parce que détaché des obligations de travail est celui où les occasions de rencontre du groupe permet le plus la mise en oeuvre des particularismes culturels du système alimentaire.

Parmi les étudiants interrogés, on retrouve de manière identique cette différence dans le degré d'acculturation selon les repas. Le petit déjeuner est bien le repas qui le plus vite change de nature170. Tsu Tsu Tuï dit « Pour le petit-déjeuner, je pense que, j 'ai déjà mangé de la façon française, mais pour les autres, je vais rester la façon chinoise. ». En France elle ne mange plus le même petit-déjeuner qu'en Chine où elle mange du riz, en France elle prend le petitdéjeuner chinois réservé aux enfants. « Je vais prendre des oeufs pochés, je pense que ça c 'est le petit-déjeuner typique, typiquement chinois et je vais manger aussi un morceau de pain avec euh chocolat et je vais prendre, parfois je vais prendre euh..un..un bol..de lait avec les petits morceaux.. de euh, avec les petits morceaux de chocolat dedans. C 'est le petit déjeuner pour les enfants en Chine »

Mais ce n'est pas le petit-déjeuner français, elle n'aime pas la baguette de pain dont la croûte est trop dure, elle trouve la confiture trop sucrée. Shumeï mange également des oeufs le matin avec un bol de lait. Mais elle aime également le pain et le beurre. Le déjeuner et le dîner se font de la manière chinoise, Tsu Tsu Tuï ne voit pas de différence dans sa façon de manger en

166 Il n'est peut-être pas aussi anecdotique de raconter que Shumeï estime que mon conjoint et moi mangeons plus de riz qu'elle. Un jour elle nous a dit « Vous mangez autant de riz que les chinois. Jamais pour moi j 'aurais acheté un sac de riz de cinq kilos en France ».

167 Shumeï a utilisé pour la première fois du gingembre en mars, or il s'agit d'un ingrédient extrêmement utilisé en Chine.

168 Notons que l'ensemble des différences que nous distinguons ici sont peut-être le fait de différences régionales et familiales de préparation plus que des différences liées aux modalités du séjour en France. Cependant nous ne connaissons pas suffisamment la cuisine chinoise pour trancher dans un sens ou dans l'autre.

169 M Calvo établit une différence dans les trois prises alimentaires d'une journée, dans leurs relations avec les pratiques d'origine. Nous retrouvons ces mêmes caractéristiques chez nos enquêtés.

170 Abdelbaki a modifié son registre alimentaire du petit-déjeuner, de même que Théodora, Christina ou encore Giovanni.

Chine et ici. Seulement, elle cuisine ici beaucoup plus qu'en Chine, puisqu'elle trouve moins de plats tout préparés, des nouilles aromatisées au poulet...

Il est difficile pour nous d'évaluer véritablement les différences qui existent dans les plats préparés en Chine et en France, étant donné que nous ne pouvons pas observer les pratiques en Chine. L'entretien ne recèle pas de contradictions. Notre enquêtée cuisine le plus chinois possible : il s'agit d'atteindre des ressemblances placées à des niveaux différents en commençant par les qualités sensorielles : elle reconstitue le plat dans sa forme, son onctuosité, dans ses saveurs, ses qualités gustatives. Cette reconstitution n'est pas une simulation réalisée avec des ingrédients de substitution, puisqu'elle dispose grâce aux magasins asiatiques de toutes le denrées dont elle a besoin. Peut-être faut-il se méfier de l'expression de la continuité par les étrangers. Le plat préparé en France est-il l'exacte reproduction du plat préparé en Chine ? Le résultat n'est-il qu'un ersatz présenté comme la reproduction du plat authentique ? Ou possède-t-il vraiment les qualités du plat authentique ? L'affirmation de la continuité constitue le moyen pour les étudiants de rester proches de leurs pays et de leur famille. Elle vaut peut-être plus par sa défense en paroles que par sa réalisation. Il ne faut pas négliger la reconstruction à laquelle se livrent les personnes en entretien face au sociologue.

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"Tu supportes des injustices; Consoles-toi, le vrai malheur est d'en faire"   Démocrite